Génie du christianisme/Partie 2/Livre 2/Chapitre XI

Garnier Frères (p. 188-190).

Chapitre XI - Le Guerrier. — Définition du beau idéal

Les siècles héroïques sont favorables à la poésie, parce qu’ils ont cette vieillesse et cette incertitude de tradition que demandent les Muses, naturellement un peu menteuses. Nous voyons chaque jour se passer sous nos yeux des choses extraordinaires sans y prendre aucun intérêt ; mais nous aimons à entendre raconter des faits obscurs qui sont déjà loin de nous. C’est qu’au fond les plus grands événements de la terre sont petits en eux-mêmes : notre âme, qui sent ce vice des affaires humaines, et qui tend sans cesse à l’immensité, tâche de ne les voir que dans le vague pour les agrandir.

Or, l’esprit des siècles héroïques se forme du mélange d’un état civil encore grossier et d’un état religieux porté à son plus haut point d’influence. La barbarie et le polythéisme ont produit les héros d’Homère ; la barbarie et le christianisme ont enfanté les chevaliers du Tasse.

Qui des héros ou des chevaliers méritent la préférence, soit en morale, soit en poésie ? C’est ce qu’il convient d’examiner.

En faisant abstraction du génie particulier des deux poètes et ne comparant qu’homme à homme, il nous semble que les personnages de la Jérusalem sont supérieurs à ceux de l’Iliade.

Quelle différence en effet entre les chevaliers si francs, si désintéressés, si humains, et des guerriers perfides, avares, cruels, insultant aux cadavres de leurs ennemis, poétiques enfin par leurs vices, comme les premiers le sont par leurs vertus !

Si par héroïsme on entend un effort contre les passions en faveur de la vertu, c’est sans doute Godefroi, et non pas Agamemnon, qui est le véritable héros. Or, nous demandons pourquoi le Tasse en peignant des chevaliers a tracé le modèle du parfait guerrier, tandis qu’Homère en représentant les hommes des temps héroïques n’a fait que des espèces de monstres ? C’est que le christianisme a fourni dès sa naissance le beau idéal moral ou le beau idéal des caractères, et que le polythéisme n’a pu donner cet avantage au chantre d’Ilion. Nous arrêterons un peu le lecteur sur ce sujet : il importe trop au fond de notre ouvrage pour hésiter à le mettre dans tout son jour.

Il y a deux sortes de beau idéal : le beau idéal moral, et le beau idéal physique : l’un et l’autre sont nés de la société.

L’homme très près de la nature, tel que le sauvage, ne le connaît pas ; il se contente, dans ses chansons, de rendre fidèlement ce qu’il voit. Comme il vit au milieu des déserts, ses tableaux sont nobles et simples ; on n’y trouve point de mauvais goût, mais aussi ils sont monotones, et les actions qu’ils expriment ne vont pas jusqu’à l’héroïsme.

Le siècle d’Homère s’éloignait déjà de ces premiers temps. Qu’un Canadien perce un chevreuil de ses flèches, qu’il le dépouille au milieu des forêts, qu’il étende la victime sur les charbons d’un chêne embrasé : tout est poétique dans ces mœurs. Mais dans la tente d’Achille il y a déjà des bassins, des broches, des vases ; quelques détails de plus, et Homère tombait dans la bassesse des descriptions, ou bien il entrait dans la route du beau idéal en commençant à cacher quelque chose.

Ainsi, à mesure que la société multiplia les besoins de la vie, les poètes apprirent qu’il ne fallait plus, comme par le passé, peindre tout aux yeux, mais voiler certaines parties du tableau.

Ce premier pas fait, ils virent encore qu’il fallait choisir, ensuite que la chose choisie était susceptible d’une forme plus belle, ou d’un plus bel effet dans telle ou telle position.

Toujours cachant et choisissant, retranchant ou ajoutant, ils se trouvèrent peu à peu dans des formes qui n’étaient plus naturelles, mais qui étaient plus parfaites que la nature : les artistes appelèrent ces formes le beau idéal.

On peut donc définir le beau idéal l’art de choisir et de cacher.

Cette définition s’applique également au beau idéal moral et au beau idéal physique. Celui-ci se forme en cachant avec adresse la partie infirme des objets ; l’autre, en dérobant à la vue certains côtés faibles de l’âme : l’âme a ses besoins honteux et ses bassesses comme le corps.

Et nous ne pouvons nous empêcher de remarquer qu’il n’y a que l’homme qui soit susceptible d’être représenté plus parfait que nature et comme approchant de la Divinité. On ne s’avise pas de peindre le beau idéal d’un cheval, d’un aigle, d’un lion Ceci nous fait entrevoir une preuve merveilleuse de la grandeur de nos fins et de l’immortalité de notre âme.

La société où la morale parvint le plus tôt à son développement dut atteindre le plus vite au beau idéal moral, ou, ce qui revient au même, au beau idéal des caractères : or, c’est ce qui distingue éminemment les sociétés formées dans la religion chrétienne. Il est étrange, et cependant rigoureusement vrai, que tandis que nos pères étaient des barbares pour tout le reste, la morale, au moyen de l’Evangile, s’était élevée chez eux à son dernier point de perfection : de sorte que l’on vit des hommes, si nous osons parler ainsi, à la fois sauvages par le corps et civilisés par l’âme.

C’est ce qui fait la beauté des temps chevaleresques, et ce qui leur donne la supériorité tant sur les siècles héroïques que sur les siècles tout à fait modernes.

Car si vous entreprenez de peindre les premiers âges de la Grèce, autant la simplicité des mœurs vous offrira des choses agréables, autant la barbarie des caractères vous choquera ; le polythéisme ne fournit rien pour changer la nature sauvage et l’insuffisance des vertus primitives.

Si au contraire vous chantez l’âge moderne, vous serez obligé de bannir la vérité de votre ouvrage et de vous jeter à la fois dans le beau idéal moral et dans le beau idéal physique. Trop loin de la nature et de la religion sous tous les rapports, on ne peut représenter fidèlement l’intérieur de nos ménages, et moins encore le fond de nos cœurs.

La chevalerie seule offre le beau mélange de la vérité et de la fiction.

D’une part, vous pouvez offrir le tableau des mœurs dans toute sa naïveté : un vieux château, un large foyer, des tournois, des joutes, des chasses, le son du cor, le bruit des armes, n’ont rien qui heurte le goût, rien qu’on doive ou choisir ou cacher.

Et, d’un autre côté, le poète chrétien, plus heureux qu’Homère, n’est point forcé de ternir sa peinture en y plaçant l’homme barbare ou l’homme naturel : le christianisme lui donne le parfait héros.

Ainsi, tandis que le Tasse est dans la nature relativement aux objets physiques, il est au-dessus de cette nature par rapport aux objets moraux.

Or, le vrai et l’idéal sont les deux sources de l’intérêt poétique : le touchant et le merveilleux.