Génie du christianisme/Partie 2/Livre 2/Chapitre IV

Garnier Frères (p. 170-172).

Chapitre IV — Le Père. — Priam

Du caractère de l’époux passons à celui de père ; considérons la paternité dans les deux positions les plus sublimes et les plus touchantes de la vie, la vieillesse et le malheur. Priam, ce monarque tombé du sommet de la gloire, et dont les grands de la terre avaient recherché les faveurs dum fortuna fuit ; Priam, les cheveux souillés de cendres, le visage baigné de pleurs, seul au milieu de la nuit, a pénétré dans le camps des Grecs. Humilié aux genoux de l’impitoyable Achille, baisant les mains terribles, les mains dévorantes (ἀνδροφόνους, qui dévorent les hommes) qui fumèrent tant de fois du sang de ses fils, il redemande le corps de son Hector:


Μνῆσαι πατρὸς σοῖο,…
……
…… ποτὶ στὸμα χεῖρ’ὀρέγεσθαι.


« Souvenez-vous de votre père, ô Achille, semblable aux dieux ! il est courbé, comme moi, sous le poids des années, et comme moi il touche au dernier terme de la vieillesse. Peut-être en ce moment même est-il accablé par de puissants voisins, sans avoir auprès de lui personne pour le défendre. Et cependant, lorsqu’il apprend que vous vivez, il se réjouit dans son cœur ; chaque jour il espère revoir son fils de retour de Troie. Mais moi, le plus infortuné des pères, de tant de fils que je comptais dans la grande Ilion, je ne crois pas qu’un seul me soit resté. J’en avais cinquante quand les Grecs descendirent sur ces rivages. Dix-neuf étaient sortis des mêmes entrailles, différentes captives m’avaient donné les autres ; la plupart ont fléchi sous le cruel Mars. Il y en avait un qui, seul, défendait ses frères et Troie. Vous venez de le tuer, combattant pour sa patrie… Hector, c’est pour lui que je viens à la flotte des Grecs ; je viens racheter son corps, et je vous apporte une immense rançon. Respectez les dieux, O Achille ! Ayez pitié de moi; souvenez-vous de votre père. Oh ! combien je suis malheureux ! nul infortuné n’a jamais été réduit à cet excès de misère:je baise les mains qui ont tué mes fils ! »

Que de beautés dans cette prière ! quelle scène étalée aux yeux du lecteur ! la nuit, la tente d’Achille, ce héros pleurant Patrocle auprès du fidèle Automédon, Priam apparaissant au milieu des ombres, et se précipitant aux pieds du fils de Pélée ! Là sont arrêtés, dans les ténèbres, les chars qui apportent les présents du souverain de Troie; et à quelque distance les restes défigurés du généreux Hector sont abandonnés, sans honneur, sur le rivage de l’Hellespont.

Etudiez le discours de Priam:vous verrez que le second mot prononcé par l’infortuné monarque est celui de père, πατρός ; la seconde pensée, dans le même vers, est un éloge pour l’orgueilleux Achille, θεοῖς ἐπιείκελ’ Ἀχιλλεῦ, Achille semblable aux dieux. Priam doit se faire une grande violence pour parler ainsi au meurtrier d’Hector : il y a une profonde connaissance du cœur humain dans tout cela.

Le souvenir le plus tendre que l’on pût offrir au fils de Pélée, après lui avoir rappelé son père, était sans doute l’âge de ce même père. Jusque là Priam n’a pas encore osé dire un mot de lui-même ; mais soudain se présente un rapport qu’il saisit avec une simplicité touchante : Comme moi, dit-il, il touche au dernier terme de la vieillesse. Ainsi Priam ne parle encore de lui qu’en se confondant avec Pélée ; il force Achille à ne voir que son propre père dans un roi suppliant et malheureux. L’image du délaissement du vieux monarque peut-être accablé par de puissants voisins pendant l’absence de son fils, la peinture de ses chagrins soudainement oubliés lorsqu’il apprend que ce fils est plein de vie, enfin, cette comparaison des peines passagères de Pelée avec les maux irréparables de Priam, offrent un mélange admirable de douleur, d’adresse, de bienséance et de dignité.

Avec quelle respectable et sainte habileté le vieillard d’Ilion n’amène-t-il pas ensuite le superbe Achille jusqu’à écouter paisiblement l’éloge même d’Hector ! D’abord il se garde bien de nommer le héros troyen ; il dit seulement : il y en avait un ; et il ne nomme Hector à son vainqueur qu’après lui avoir dit qu’il l’a tué combattant pour la patrie :


Τὸν σὺ πρώην κτεῖνας ἀμυνόμενον περὶ πάτρης :


il ajoute alors le simple mot Hector, Ἕκτορα. Il est remarquable que ce nom isolé n’est pas même compris dans la période poétique ; il est rejeté au commencement d’un vers, où il coupe la mesure, suspend l’esprit et l’oreille, forme un sens complet ; il ne tient en rien à ce qui suit :


Τὸν σὺ πρώην κτεῖνας ἀμυνόμενον περὶ πάτρης
Ἕκτορα.


Ainsi le fils de Pélée se souvient de sa vengeance avant de se rappeler son ennemi. Si Priam eût d’abord nommé Hector, Achille eût songé à Patrocle ; mais ce n’est plus Hector qu’on lui présente, c’est un cadavre déchiré, ce sont de misérables restes livrés aux chiens et aux vautours ; encore ne les lui montre-t-on qu’avec une excuse : Il combattait pour la patrie, ἀμυνόμενον περὶ πάτρης. L’orgueil d’Achille est satisfait d’avoir triomphé d’un héros qui seul défendait ses frères et les murs de Troie.

Enfin Priam, après avoir parlé des hommes au fils de Thétis, lui rappelle les justes dieux, et il le ramène une dernière fois au souvenir de Pélée. Le trait qui termine la prière du monarque d’Ilion est du plus haut sublime dans le genre pathétique.