Génie du christianisme/Partie 2/Livre 1/Chapitre IV

Garnier Frères (p. 153-156).

Chapitre IV - De quelques Poèmes français et étrangers

Quand le christianisme n’aurait donné à la poésie que Le Paradis perdu ; quand son génie n’aurait inspiré ni La Jérusalem délivrée, ni Polyeucte, ni Esther, ni Athalie, ni Zaïre, ni Alzire, on pourrait encore soutenir qu’il est favorable aux muses. Nous placerons dans ce chapitre, entre Le Paradis perdu et La Henriade, quelques poèmes français et étrangers dont nous n’avons qu’un mot à dire.

Les morceaux remarquables répandus dans le Saint Louis du Père Lemoine ont été si souvent cités, que nous ne les répéterons point ici. Ce poème informe a pourtant quelques beautés qu’on chercherait en vain dans La Jérusalem. Il y règne une sombre imagination, très propre à la peinture de cette Égypte pleine de souvenirs et de tombeaux, et qui vit passer tour à tour les Pharaons, les Ptolomées, les solitaires de la Thébaïde et les Soudans des barbares.

La Pucelle de Chapelain, le Moïse sauvé de Saint-Amand et le David de Coras, ne sont plus connus que par les vers de Boileau. On peut cependant tirer quelque fruit de la lecture de ces ouvrages : le David surtout mérite d’être parcouru.

Le prophète Samuel raconte à David l’histoire des rois d’lsraël :

Jamais, dit le grand saint, la fière tyrannie

Devant le Roi des rois ne demeure impunie,

Et de nos derniers chefs le juste châtiment

En fournit à toute heure un triste monument.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Contemple donc Héli, le chef du tabernacle,

Que Dieu fit de son peuple et le juge et l’oracle :

Son zèle à sa patrie eût pu servir d’appui,

S’il n’eût deux fils trop peu dignes de lui.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais Dieu fait sur ces fils, dans le vice obstinés,

Tonner l’arrêt des coups qui leur sont destinés,

Et par un saint héros, dont la voix les menace,

Leur annonce leur perte et celle de leur race.

O Ciel ! quand tu lanças ce terrible décret,

Quel ne fut point d’Héli le deuil et le regret !

Mes yeux furent témoins de toutes ses alarmes,

Et mon front bien souvent fut mouillé de ses larmes.

Ces vers sont remarquables, parce qu’ils sont assez beaux comme vers. Le mouvement qui les termine pourrait être avoué d’un grand poète.

L’épisode de Ruth, raconté dans la grotte sépulcrale où sont ensevelis les anciens patriarches, a de la simplicité :

On ne sait qui des deux, ou l’épouse ou l’époux,

Eut l’âme la plus pure et le sort le plus doux.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Enfin Coras réussit quelquefois dans le vers descriptif. Cette image du soleil à son midi est pittoresque :

Cependant le soleil, couronné de splendeur,

Amoindrissant sa forme, augmentait son ardeur.

Saint-Amand, presque vanté par Boileau, qui lui accorde du génie, est néanmoins inférieur à Coras. La composition du Moïse sauvé est languissante, le vers lâche et prosaïque, le style plein d’antithèses et de mauvais goût. Cependant on y remarque quelques morceaux d’un sentiment vrai, et c’est sans doute ce qui avait adouci l’humeur du chantre de l’Art poétique.

Il serait inutile de nous arrêter à l’Araucana, avec ses trois parties et ses trente-cinq chants originaux, sans oublier les chants supplémentaires de Don Diego de Santistevan Ojozio. Il n’y a point de merveilleux chrétien dans cet ouvrage ; c’est une narration historique de quelques faits arrivés dans les montagnes du Chili. La chose la plus intéressante du poème est d’y voir figurer Ercilla lui-même, qui se bat et qui écrit. L’Araucana est mesuré en octaves, comme l’Orlando et la Jérusalem. La littérature italienne donnait alors le ton aux diverses littératures de l’Europe. Ercilla chez les Espagnols et Spencer chez les Anglais ont fait des stances et imité l’Arioste jusque dans son exposition. Ercilla dit :

No las damas, amor, ne gentilezas,

De cavalleros canto enamorados,

Ni las muestras, regalos y ternezas

De amorosos afectos y cuydados :

Mas el valor, los hechos, las proezas

De aquelos Espanoles esforçados

Que a la cerviz de Arauco ne domada

Pusieron duro yugo por la espada.

C’était encore un bien riche sujet d’épopée que celui de La Lusiade. On a de la peine à concevoir comment un homme du génie du Camoëns n’en a pas su tirer un plus grand parti. Mais enfin il faut se rappeler que ce poète fut le premier poète épique moderne, qu’il vivait dans un siècle barbare, qu’il y a des choses touchantes[1] et quelquefois sublimes dans ses vers, et qu’après tout il fut le plus infortuné des mortels. C’est un sophisme digne de la dureté de notre siècle d’avoir avancé que les bons ouvrages se font dans le malheur : il n’est pas vrai qu’on puisse bien écrire quand on souffre. Les hommes qui se consacrent au culte des muses se laissent plus vite submerger à la douleur que les esprits vulgaires : un génie puissant use bientôt le corps qui le renferme : les grandes âmes, comme les grands fleuves, sont sujettes à dévaster leurs rivages.

Le mélange que le Camoëns a fait de la fable et du christianisme nous dispense de parler du merveilleux de son poème.

Klopstock est tombé dans le défaut d’avoir pris le merveilleux du christianisme pour sujet de son poème. Son premier personnage est un Dieu : cela seul suffirait pour détruire l’intérêt tragique. Toutefois il y a de beaux traits dans Le Messie. Les deux amants ressuscités par le Christ offrent un épisode charmant que n’auraient pu fournir les fables mythologiques. Nous ne nous rappelons point de personnages arrachés au tombeau, chez les anciens, si ce n’est Alceste, Hippolyte et Hérès de Pamphylie[2].

L’abondance et la grandeur caractérisent le merveilleux du Messie. Ces globes habités par des êtres différents de l’homme, cette profusion d’anges, d’esprits de ténèbres, d’âmes à naître ou d’âmes qui ont déjà passé sur la terre, jettent l’esprit dans l’immensité. Le caractère d’Abbadona, l’ange repentant, est une conception heureuse. Klopstock a aussi créé une sorte de séraphins mystiques inconnus avant lui.

Gessner nous a laissé dans La Mort d’Abel un ouvrage plein d’une tendre majesté. Malheureusement il est gâté par cette teinte doucereuse de l’idylle, que les Allemands répandent presque toujours sur les sujets tirés de l’Ecriture. Leurs poètes pèchent contre une des plus grandes lois de l’épopée, la vraisemblance des mœurs, et transforment en innocents bergers d’Arcadie les rois pasteurs de l’Orient.

Quant à l’auteur du poème de Noé, il a succombé sous la richesse de son sujet. Pour une imagination vigoureuse, c’était pourtant une belle carrière à parcourir qu’un monde antédiluvien. On n’était pas même obligé de créer toutes les merveilles : en fouillant le Critias, les chronologies d’Eusèbe, quelques traités de Lucien et de Plutarque, on eût trouvé une ample moisson. Scaliger cite un fragment de Polyhistor touchant certaines tables écrites avant le déluge et conservées à Sippary, la même vraisemblablement que la Sipphara de Ptolomée[3]. Les muses parlent et entendent toutes les langues : que de choses ne pouvaient-elles pas lire sur ces tables !

  1. Néanmoins nous différons encore ici des critiques : l’épisode d’Inès nous semble pur, touchant, mais bien loin d’avoir les développements dont il était susceptible. (N.d.A.)
  2. Dans le dixième livre de la République de Platon. Voilà ce que portait la première édition. Depuis ce temps, l’un de nos meilleurs philologues, aussi savant que poli, M. Boissonade, m’a envoyé la note suivante des hommes ressuscités dans l’antiquité païenne par le secours des dieux ou de l’art d’Esculape : " Esculape, qui ressuscita Hippolyte, avait fait d’autres miracles. Apollodore (Bibl. in, 10, 3,) dit, sur le témoignage de différents auteurs, qu’il rendit la vie à Capanée, à Lycurgue, à Tyndare, à Hyménéus, à Glaucus. Télésarque, cité par le Scoliaste d’Euripide (Alc. 2), parle encore de la résurrection d’Orion tentée par Esculape. Voyez les notes de MM. Heyne et Clavier sur le passage d’Apollodore, et celles de M. Walckenaër sur l’Hippolyte d’Euripide, p. 318. " (N.d.A.)
  3. A moins qu’on ne fasse venir Sippary du mot hébreu Sepher, qui signifie bibliothèque. Josèphe, lib. I, ch. II, de Antiq. Jud., parle de deux colonnes, l’une de brique et l’autre de pierre, sur lesquelles les enfants de Seth avaient gravé les sciences humaines, afin qu’elles ne périssent point au déluge qui avait été prédit par Adam. Ces deux colonnes subsistèrent longtemps après Noé. (N.d.A.)