Génie du christianisme/Partie 1/Livre 6/Chapitre VIII

Garnier Frères (p. 142-143).

Chapitre VIII - Bonheur des Justes

On demande quelle est cette plénitude de bonheur céleste promise à la vertu par le christianisme ; on se plaint de sa trop grande mysticité : " Du moins dans le système mythologique, dit-on, on pouvait se former une image des plaisirs des ombres heureuses : mais comment comprendre la félicité des élus ? "

Fénelon l’a cependant devinée, cette félicité, lorsqu’il fait descendre Télémaque au séjour des mânes : son Elysée est visiblement un paradis chrétien. Comparez sa description à l’Elysée de l’Enéide, et vous verrez quels progrès le christianisme a fait faire à la raison et au cœur de l’homme.

" Une lumière pure et douce se répand autour du corps de ces hommes justes et les environne de ses rayons comme d’un vêtement : cette lumière n’est point semblable à la lumière sombre qui éclaire les yeux des misérables mortels, et qui n’est que ténèbres ; c’est plutôt une gloire céleste qu’une lumière : elle pénètre plus subtilement les corps les plus épais que les rayons du soleil ne pénètrent le plus pur cristal ; elle n’éblouit jamais : au contraire, elle fortifie les yeux et porte dans le fond de l’âme je ne sais quelle sérénité : c’est d’elle seule que les hommes bienheureux sont nourris ; elle sort d’eux, et elle y entre : elle les pénètre et s’incorpore à eux comme les aliments s’incorporent à nous. Ils la voient, ils la sentent, ils la respirent ; elle fait naître en eux une source intarissable de paix et de joie. Ils sont plongés dans cet abîme de délices comme les poissons dans la mer ; ils ne veulent plus rien ; ils ont tout sans rien avoir, car le goût de lumière pure apaise la faim de leur cœur. (…)

Une jeunesse éternelle, une félicité sans fin, une gloire toute divine est peinte sur leur visage, mais leur joie n’a rien de folâtre ni d’indécent : c’est une joie douce, noble, pleine de majesté ; c’est un goût sublime de la vérité et de la vertu qui les transporte : ils sont sans interruption, à chaque moment, dans le même saisissement de cœur où est une mère qui revoit son cher fils qu’elle avait cru mort ; et cette joie, qui échappe bientôt à la mère, ne s’enfuit jamais du cœur de ces hommes[1]. "

Les plus belles pages du Phédon sont moins divines que cette peinture ; et cependant Fénelon, resserré dans les bornes de sa fiction, n’a pu attribuer aux ombres tout le bonheur qu’il eût retracé dans les véritables élus[2].

Le plus pur de nos sentiments dans ce monde, c’est l’admiration ; mais cette admiration terrestre est toujours mêlée de faiblesse, soit dans l’objet qui admire, soit dans l’objet admiré. Qu’on imagine donc un être parfait, source de tous les êtres, en qui se voit clairement et saintement tout ce qui fut, est et sera ; que l’on suppose en même temps une âme exempte d’envie et de besoins, incorruptible, inaltérable, infatigable, capable d’une attention sans fin ; qu’on se la figure contemplant le Tout-Puissant, découvrant sans cesse en lui de nouvelles connaissances et de nouvelles perfections, passant d’admiration en admiration, et ne s’apercevant de son existence que par le sentiment prolongé de cette admiration même ; concevez de plus Dieu comme souveraine beauté, comme principe universel d’amour ; représentez-vous toutes les amitiés de la terre venant se perdre ou se réunir dans cet abîme de sentiments, ainsi que des gouttes d’eau dans la mer, de sorte que l’âme fortunée aime Dieu uniquement, sans pourtant cesser d’aimer les amis qu’elle eut ici-bas ; persuadez-vous, enfin, que le prédestiné a la conviction intime que son bonheur ne finira point[3] : alors vous aurez une idée, à la vérité très imparfaite, de la félicité des justes ; alors vous comprendrez que tout ce que le chœur des bienheureux peut faire entendre, c’est ce cri : Saint ! Saint ! Saint ! qui meurt et renaît éternellement dans l’extase éternelle des cieux.

  1. Lib. XIX. (N.d.A.)
  2. Voyez aussi le Sermon sur le ciel, par l’abbé Poulle. (N.d.A.)
  3. Saint Augustin. (N.d.A.)