Génie du christianisme/Partie 1/Livre 5/Chapitre XIII

Garnier Frères (p. 115-117).


CHAPITRE XIII.

L’Homme physique.



Pour achever ces vues des causes finales, ou des preuves de l’existence de Dieu tirées des merveilles de la nature, il ne nous reste plus qu’à considérer l’homme physique. Nous laisserons parler les maîtres qui ont approfondi cette matière.

Cicéron décrit ainsi le corps de l’homme :

À l’égard des sens[1], par qui les objets extérieurs viennent à la connaissance de l’âme, leur structure répond merveilleusement à leur destination, et ils ont leur siége dans la tête comme dans un lieu fortifié. Les yeux, ainsi que des sentinelles, occupent la place la plus élevée, d’où ils peuvent, en découvrant les objets, faire leur charge. Un lieu éminent convenoit aux oreilles, parce qu’elles sont destinées à recevoir le son, qui monte naturellement. Les narines devoient être dans la même situation, parce que l’odeur monte aussi ; et il les falloit près de la bouche, parce qu’elles nous aident beaucoup à juger du boire et du manger. Le goût, qui doit nous faire sentir la qualité de ce que nous prenons, réside dans cette partie de la bouche par où la nature donne passage au solide et au liquide. Pour le tact, il est généralement répandu dans tout le corps, afin que nous ne puissions recevoir aucune impression ni être attaqués du froid ou du chaud sans le sentir. Et comme un architecte ne mettra point sous les yeux ni sous le nez du maître les égouts d’une maison, de même la nature a éloigné de nos sens ce qu’il y a de semblable à cela dans le corps humain.

Mais quel autre ouvrier que la nature, dont l’adresse est incomparable, pourroit avoir si artistement formé nos sens ? Elle a entouré les yeux de tuniques fort minces, transparentes en avant, afin que l’on pût voir à travers ; fermes dans leur tissure, afin de tenir les yeux en état. Elle les a fait glissants et mobiles pour leur donner moyen d’éviter ce qui pourroit les offenser et de porter aisément leurs regards où ils veulent. La prunelle, où se réunit ce qui fait la force de la vision, est si petite, qu’elle se dérobe sans peine à ce qui seroit capable de lui faire mal. Les paupières, qui sont les couvertures des yeux, ont une surface polie et douce pour ne point les blesser. Soit que la peur de quelque accident oblige à les fermer, soit qu’on veuille les ouvrir, les paupières sont faites pour s’y prêter, et l’un ou l’autre de ces mouvements ne leur coûte qu’un instant ; elles sont, pour ainsi dire, fortifiées d’une palissade de poils qui leur sert à repousser ce qui viendroit attaquer les yeux quand ils sont ouverts, et à les envelopper, afin qu’ils reposent paisiblement quand le sommeil les ferme et nous les rend inutiles. Nos yeux ont de plus l’avantage d’être cachés et défendus par des éminences ; car, d’un côté, pour arrêter la sueur qui coule de la tête et du front, ils ont le haut des sourcils ; et de l’autre, pour se garantir par le bas, ils ont les joues, qui avancent un peu. Le nez est placé entre les deux comme un mur de séparation.

Quant à l’ouïe, elle demeure toujours ouverte, parce que nous en avons toujours besoin, même en dormant. Si quelque son la frappe alors, nous en sommes réveillés. Elle a des conduits tortueux, de peur que s’ils étoient droits et unis, quelque chose ne s’y glissât…

Mais nos mains, de quelle commodité ne sont-elles pas, et de quelle utilité dans les arts ? Les doigts s’allongent ou se plient sans la moindre difficulté, tant leurs jointures sont flexibles. Avec leurs secours, les mains usent du pinceau et du ciseau ; elles jouent de la lyre, de la flûte : voilà pour l’agréable. Pour le nécessaire, elles cultivent les champs, bâtissent des maisons, font des étoffes, des habits, travaillent en cuivre, en fer. L’esprit invente, les sens examinent, la main exécute ; tellement que si nous sommes logés, si nous sommes vêtus et à couvert, si nous avons des villes, des murs, des habitations, des temples, c’est aux mains que nous les devons, etc.

Il faut convenir que la matière seule n’a pas plus fait le corps de l’homme pour tant de fins admirables, que ce beau discours de l’orateur romain n’a été composé par un écrivain sans éloquence et sans art[2].

Plusieurs auteurs ont prouvé, et en particulier le médecin Nieuwentyt[3], que les bornes dans lesquelles nos sens sont renfermés sont les véritables limites qui leur conviennent, et que nous serions exposés à une foule d’inconvénients et de dangers si ces sens avaient plus ou moins d’étendue [NOTE 10]. Galien, saisi d’admiration au milieu d’une analyse anatomique du corps humain, laisse échapper le scalpel et s’écrie :

Ô toi qui nous a faits ! en composant un discours si saint je crois chanter un véritable hymne à ta gloire ! Je t’honore plus en découvrant la beauté de tes ouvrages qu’en te sacrifiant des hécatombes entières de taureaux ou en faisant fumer tes temples de l’encens le plus précieux. La véritable piété consiste à me connaître moi-même, ensuite à enseigner aux autres quelle est la grandeur de ta bonté, de ton pouvoir, de ta sagesse. Ta bonté se montre dans l’égale distribution de tes présents, ayant réparti à chaque homme les organes qui lui sont nécessaires ; ta sagesse se voit dans l’excellence de tes dons, et ta puissance dans l’exécution de tes desseins[4].

  1. De Nat. Deor., t. II, 56, 57 et 58, trad. de d’Olivet.
  2. Cicéron a pris dans Aristote ce qu’il dit du service de la main. En combattant la philosophie d’Anaxagore, le Stagyrite observe, avec sa sagacité accoutumée, que l’homme n’est pas supérieur aux animaux parce qu’il a une main, mais qu’il a une main parce qu’il est supérieur aux animaux. (De Part. Anim., lib. III, cap. X.) Platon cite aussi la structure du corps humain comme une preuve de l’intelligence divine (In Tim.), et Job a quelques versets sublimes sur le même sujet. (N.d.A.)
  3. Exist. de Dieu, liv. I, ch. XIII, p. 131. (N.d.A.)
  4. Gal, de Usu part., lib. III, cap. X. (N.d.A.)