Génie du christianisme/Partie 1/Livre 5/Chapitre XII

Garnier Frères (p. 112-115).


CHAPITRE XII.

Deux perspectives de la Nature.



Ce que nous venons de dire des animaux et des plantes nous mène à considérer les tableaux de la nature sous un rapport plus général. Tâchons de faire parler ensemble ces merveilles, qui prises séparément nous ont déjà dit tant de choses de la Providence.

Nous présenterons aux lecteurs deux perspectives de la nature, l’une marine et l’autre terrestre ; l’une au milieu des mers Atlantiques, l’autre dans les forêts du Nouveau Monde, afin qu’on ne puisse attribuer la majesté de ces scènes aux monuments des hommes.

Le vaisseau sur lequel nous passions en Amérique s’étant élevé au-dessus du gisement des terres, bientôt l’espace ne fut plus tendu que du double azur de la mer et du ciel, comme une toile préparée pour recevoir les futures créations de quelque grand peintre. La couleur des eaux devint semblable à celle du verre liquide. Une grosse houle venoit du couchant, bien que le vent soufflât de l’est ; d’énormes ondulations s’étendoient du nord au midi, et ouvroient dans leurs vallées de longues échappées de vue sur les déserts de l’Océan. Ces mobiles paysages changeoient d’aspect à toute minute : tantôt une multitude de tertres verdoyants représentoient des sillons de tombeaux dans un cimetière immense ; tantôt des lames en faisant moutonner leurs cimes imitoient des troupeaux blancs répandus sur des bruyères ; souvent l’espace sembloit borné, faute de point de comparaison ; mais si une vague venoit à se lever, un flot à se courber comme une côte lointaine, un escadron de chiens de mer à passer à l’horizon, l’espace s’ouvroit subitement devant nous. On avoit surtout l’idée de l’étendue lorsqu’une brume légère rampoit à la surface de la mer et sembloit accroître l’immensité même. Oh ! qu’alors les aspects de l’Océan sont grands et tristes ! Dans quelles rêveries ils vous plongent, soit que l’imagination s’enfonce sur les mers du Nord au milieu des frimas et des tempêtes, soit qu’elle aborde sur les mers du Midi à des îles de repos et de bonheur !

Il nous arrivoit souvent de nous lever au milieu de la nuit et d’aller nous asseoir sur le pont, où nous ne trouvions que l’officier de quart et quelques matelots qui fumoient leur pipe en silence. Pour tout bruit on entendoit le froissement de la proue sur les flots, tandis que des étincelles de feu couroient avec une blanche écume le long des flancs du navire. Dieu des chrétiens ! c’est surtout dans les eaux de l’abîme et dans les profondeurs des cieux que tu as gravé bien fortement les traits de ta toute-puissance : des millions d’étoiles rayonnant dans le sombre azur du dôme céleste, la lune au milieu du firmament, une mer sans rivages, l’infini dans le ciel et sur les flots ! Jamais tu ne m’as plus troublé de ta grandeur que dans ces nuits où, suspendu entre les astres et l’Océan, j’avais l’immensité sur ma tête et l’immensité sous mes pieds !

Je ne suis rien : je ne suis qu’un simple solitaire. J’ai souvent entendu les savants disputer sur le premier Être, et je ne les ai point compris ; mais j’ai toujours remarqué que c’est à la vue des grandes scènes de la nature que cet Être inconnu se manifeste au cœur de l’homme. Un soir (il faisoit un profond calme) nous nous trouvions dans ces belles mers qui baignent les rivages de la Virginie ; toutes les voiles étoient pliées ; j’étais occupé sous le pont, lorsque j’entendis la cloche qui appeloit l’équipage à la prière : je me hâtai d’aller mêler mes vœux à ceux de mes compagnons de voyage. Les officiers étoient sur le château de poupe avec les passagers ; l’aumônier, un livre à la main, se tenoit un peu en avant d’eux ; les matelots étoient répandus pêle-mêle sur le tillac : nous étions tous debout, le visage tourné vers la proue du vaisseau, qui regardoit l’occident.

Le globe du soleil, prêt à se plonger dans les flots, apparaissoit entre les cordages du navire au milieu des espaces sans bornes. On eût dit, par les balancements de la poupe, que l’astre radieux changeoit à chaque instant d’horizon. Quelques nuages étoient jetés sans ordre dans l’orient, où la lune montoit avec lenteur ; le reste du ciel étoit pur : vers le nord, formant un glorieux triangle avec l’astre du jour et celui de la nuit, une trombe, brillante des couleurs du prisme, s’élevoit de la mer comme un pilier de cristal supportant la voûte du ciel.

Il eût été bien à plaindre, celui qui dans ce spectacle n’eût point reconnu la beauté de Dieu. Des larmes coulèrent malgré moi de mes paupières, lorsque mes compagnons, ôtant leur chapeau goudronné, vinrent à entonner d’une voix rauque leur simple cantique à Notre-Dame de Bon-Secours, patronne des mariniers. Qu’elle étoit touchante, la prière de ces hommes qui sur une planche fragile, au milieu de l’Océan, contemploient le soleil couchant sur les flots ! Comme elle alloit à l’âme, cette invocation du pauvre matelot à la Mère de Douleur ! La conscience de notre petitesse à la vue de l’infini, nos chants s’étendant au loin sur les vagues, la nuit s’approchant avec ses embûches, la merveille de notre vaisseau au milieu de tant de merveilles, un équipage religieux saisi d’admiration et de crainte, un prêtre auguste en prière, Dieu penché sur l’abîme, d’une main retenant le soleil aux portes de l’occident, de l’autre élevant la lune dans l’orient, et prêtant, à travers l’immensité, une oreille attentive à la voix de sa créature : voilà ce qu’on ne sauroit peindre, et ce que tout le cœur de l’homme suffit à peine pour sentir.

Passons à la scène terrestre.

Un soir je m’étais égaré dans une forêt, à quelque distance de la cataracte de Niagara ; bientôt je vis le jour s’éteindre autour de moi, et je goûtai, dans toute sa solitude, le beau spectacle d’une nuit dans les déserts du Nouveau Monde.

Une heure après le coucher du soleil la lune se montra au-dessus des arbres, à l’horizon opposé. Une brise embaumée, que cette reine des nuits amenoit de l’orient avec elle, sembloit la précéder dans les forêts, comme sa fraîche haleine. L’astre solitaire monta peu à peu dans le ciel : tantôt il suivoit paisiblement sa course azurée, tantôt il reposoit sur des groupes de nues qui ressembloient à la cime de hautes montagnes couronnées de neige. Ces nues, ployant et déployant leurs voiles, se dérouloient en zones diaphanes de satin blanc, se dispersoient en légers flocons d’écume, ou formoient dans les cieux des bancs d’une ouate éblouissante, si doux à l’œil, qu’on croyoit ressentir leur mollesse et leur élasticité.

La scène sur la terre n’étoit pas moins ravissante : le jour bleuâtre et velouté de la lune descendoit dans les intervalles des arbres, et poussoit des gerbes de lumière jusque dans l’épaisseur des plus profondes ténèbres. La rivière qui couloit à mes pieds tour à tour se perdoit dans le bois, tour à tour reparoissoit brillante des constellations de la nuit, qu’elle répétoit dans son sein. Dans une savane, de l’autre côté de la rivière, la clarté de la lune dormoit sans mouvement sur les gazons ; des bouleaux agités par les brises et dispersés çà et là formoient des îles d’ombres flottantes sur cette mer immobile de lumière. Auprès tout auroit été silence et repos sans la chute de quelques feuilles, le passage d’un vent subit, le gémissement de la hulotte ; au loin, par intervalles, on entendoit les sourds mugissements de la cataracte du Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeoient de désert en désert et expiroient à travers les forêts solitaires.

La grandeur, l’étonnante mélancolie de ce tableau ne sauroient s’exprimer dans les langues humaines ; les plus belles nuits en Europe ne peuvent en donner une idée. En vain dans nos champs cultivés l’imagination cherche à s’étendre ; elle rencontre de toutes parts les habitations des hommes ; mais dans ces régions sauvages l’âme se plaît à s’enfoncer dans un océan de forêts, à planer sur le gouffre des cataractes, à méditer au bord des lacs et des fleuves, et, pour ainsi dire, à se trouver seule devant Dieu.