Génie du christianisme/Partie 1/Livre 1/Chapitre VIII

CHAPITRE VIII.

La Confirmation, l’Ordre et le Mariage.
Examen du vœu de célibat sous ses rapports moraux.



On ne cesse de s’étonner lorsqu’on remarque à quelle époque de la vie la religion a fixé le grand hyménée de l’homme et du Créateur. C’est le moment où le cœur va s’enflammer du feu des passions, le moment où il peut concevoir l’Être suprême : Dieu devient l’immense génie qui tourmente tout à coup l’adolescent, et qui remplit les facultés de son âme inquiète et agrandie. Mais le danger augmente ; il faut de nouveaux secours à cet étranger sans expérience, exposé sur le chemin du monde. La religion ne l’oubliera point ; elle tient en réserve un appui. La Confirmation vient soutenir ses pas tremblants comme le bâton dans la main du voyageur, ou comme ces sceptres qui passoient de race en race chez les rois antiques, et sur lesquels Évandre et Nestor, pasteurs des hommes, s’appuyoient en jugeant les peuples. Observons que la morale entière de la vie est renfermée dans le sacrement de Confirmation : quiconque a la force de confesser Dieu pratiquera nécessairement la vertu, puisque commettre le crime, c’est renier le Créateur.

Le même esprit de sagesse a placé l’Ordre et le Mariage immédiatement après la Confirmation.

L’enfant est maintenant devenu homme, et la religion, qui l’a suivi des yeux avec une tendre sollicitude dans l’état de nature, ne l’abandonnera pas dans l’état de société. Admirez ici la profondeur des vues du législateur des chrétiens ! Il n’a établi que deux sacrements sociaux, si nous osons nous exprimer ainsi : car, en effet, il n’y a que deux états dans la vie, le célibat et le mariage. Ainsi, sans s’embarrasser des distinctions civiles, inventées par notre étroite raison, Jésus-Christ divise la société en deux classes. À ces classes il ne donne point de lois politiques, mais des lois morales, et par là il se trouve d’accord avec toute l’antiquité. Les anciens sages de l’Orient, qui ont laissé une si merveilleuse renommée, n’assembloient pas des hommes pris au hasard pour méditer d’impraticables constitutions. Ces sages étoient de vénérables solitaires qui avaient voyagé longtemps, et qui chantoient les dieux sur la lyre. Chargés de richesses puisées chez les nations étrangères, plus riches encore des dons d’une vie sainte, le luth à la main, une couronne d’or dans leurs cheveux blancs, ces hommes divins, assis sous quelque platane, dictoient leurs leçons à tout un peuple ravi. Et quelles étoient ces institutions des Amphion, des Cadmus, des Orphée ? Une belle musique appelée Loi, des danses, des cantiques, quelques arbres consacrés, des vieillards conduisant des enfants, un hymen formé auprès d’un tombeau, la religion et Dieu partout. C’est aussi ce que le christianisme a fait, mais d’une manière encore plus admirable.

Cependant les hommes ne s’accordent jamais sur les principes, et les institutions les plus sages ont trouvé des détracteurs. On s’est élevé dans ces derniers temps contre le vœu de célibat, attaché au sacrement d’Ordre. Les uns, cherchant partout des armes contre la religion, en ont cru trouver dans la religion même : ils ont fait valoir l’ancienne discipline de l’Église, qui, selon eux, permettoit le mariage du prêtre ; les autres se sont contentés de faire de la chasteté chrétienne l’objet de leurs railleries. Répondons d’abord aux esprits sérieux et aux objections morales.

Il est certain d’abord que le septième canon du second concile de Latran, l’an 1139, fixe sans retour le célibat du clergé catholique à une époque plus reculée : on peut citer quelques dispositions du concile de Latran[1], en 1123 ; de Tibur[2], en 895 ; de Troli[3], en 909 ; de Tolède[4], en 633, et de Calcédoine[5], en 451. Baronius prouve que le vœu de célibat étoit général parmi le clergé dès le VIe siècle[6]. Un canon du premier concile de Tours excommunie tout prêtre, diacre ou sous-diacre, qui auroit conservé sa femme après avoir reçu les ordres. Si inventus fuerit presbyter cum sua presbytera, aut diaconus cum sua diaconissa, aut subdiaconus cum sua subdiaconissa, annum integrum excommunicatus habeatur[7]. Dès le temps de saint Paul, la virginité étoit regardée comme l’état le plus parfait pour un chrétien.

Mais en admettant un moment que le mariage des prêtres eût été toléré dans la primitive Église, ce qui ne peut se soutenir ni historiquement ni canoniquement, il ne s’ensuivroit pas qu’il dût être permis à présent aux ecclésiastiques. Les mœurs modernes s’opposent à cette innovation, qui détruiroit d’ailleurs de fond en comble la discipline de l’Église.

Dans les anciens jours de la religion, jours de combats et de triomphes, les chrétiens, peu nombreux et remplis de vertu, vivoient fraternellement ensemble, goûtoient les mêmes joies, partageoient les mêmes tribulations à la table du Seigneur. Le pasteur aurait donc pu, à la rigueur, avoir une famille au milieu de cette société sainte, qui était déjà sa famille ; il n’aurait point été détourné par ses propres enfants du soin de ses autres brebis, puisqu’ils auroient fait partie du troupeau ; il n’auroit pu trahir pour eux les secrets du pécheur, puisqu’on n’avoit point de crimes à cacher, et que les confessions se faisoient à haute voix dans ces basiliques de la mort&nbsp,[8] où les fidèles s’assembloient pour prier sur les cendres des martyrs. Ces chrétiens avoient reçu du Ciel un sacerdoce que nous avons perdu. C’était moins une assemblée du peuple qu’une communauté de lévites et de religieuses : le baptême les avoit tous créés prêtres et confesseurs de Jésus-Christ.

Saint Justin le Philosophe, dans sa première Apologie, fait une admirable description de la vie des fidèles de ce temps-là : « On nous accuse, dit-il, de troubler la tranquillité de l’État, et cependant un des principaux dogmes de notre foi est que rien n’est caché aux yeux de Dieu et qu’il nous jugera sévèrement un jour sur nos bonnes et nos mauvaises actions ; mais, ô puissant empereur ! les peines mêmes que vous avez décernées contre nous ne font que nous affermir dans notre culte, puisque toutes ces persécutions nous ont été prédites par notre maître, fils du souverain Dieu, père et seigneur de l’univers.

« Le jour du soleil (le dimanche), tous ceux qui demeurent à la ville et à la campagne s’assemblent en un lieu commun. On lit les saintes Écritures ; un ancien[9] exhorte ensuite le peuple à imiter de si beaux exemples. On s’élève, on prie de nouveau ; on présente l’eau, le pain et le vin ; le prélat fait l’action de grâces, l’assistance répond Amen. On distribue une partie des choses consacrées, et les diacres portent le reste aux absents. On fait une quête ; les riches donnent ce qu’ils veulent. Le prélat garde ces aumônes pour en assister les veuves, les orphelins, les malades, les prisonniers, les pauvres, les étrangers, en un mot, tous ceux qui sont dans le besoin, et dont le prélat est spécialement chargé. Si nous nous réunissons le jour du soleil, c’est que Dieu fit le monde ce jour-là, et que son Fils ressuscita à pareil jour, pour confirmer à ses disciples la doctrine que nous vous avons exposée.

« Si vous la trouvez bonne, respectez-la ; rejetez-la, si elle vous semble méprisable : mais ne livrez pas pour cela aux bourreaux des gens qui n’ont fait aucun mal : car nous osons vous annoncer que vous n’éviterez pas le jugement de Dieu, si vous demeurez dans l’injustice. Au reste, quel que soit notre sort, que la volonté de Dieu soit faite. Nous aurions pu réclamer votre équité en vertu de la lettre de votre père, César Adrien, d’illustre et glorieuse mémoire ; mais nous avons préféré nous confier en la justice de notre cause[10]. »

L’Apologie de Justin était bien faite pour surprendre la terre. Il venoit de révéler un âge d’or au milieu de la corruption, de découvrir un peuple nouveau dans les souterrains d’un antique empire. Ces mœurs durent paroître d’autant plus belles, qu’elles n’étoient pas connues aux premiers jours du monde, en harmonie avec la nature et les lois, et qu’elles formaient au contraire un contraste frappant avec le reste de la société. Ce qui rend surtout la vie de ces fidèles plus intéressante que la vie de ces hommes parfois chantés par la fable, c’est que ceux-ci sont représentés heureux, et que les autres se montrent à nous à travers les charmes du malheur. Ce n’est pas sous les feuillages des bois et au bord des fontaines que la vertu paroît avec le plus de puissance : il faut la voir à l’ombre des murs des prisons et parmi les flots de sang et de larmes. Combien la religion est divine, lorsqu’au fond d’un souterrain, dans le silence et la nuit des tombeaux, un pasteur que le péril environne célèbre, à la lueur d’une lampe, devant un petit troupeau de fidèles, les mystères d’un Dieu persécuté !

Il étoit nécessaire d’établir solidement cette innocence des chrétiens primitifs, pour montrer que si, malgré tant de pureté, on trouva des inconvénients au mariage des prêtres, il serait tout à fait impossible de l’admettre aujourd’hui.

En effet, quand les chrétiens se multiplièrent, quand la corruption se répandit avec les hommes, comment le prêtre auroit-il pu vaquer en même temps aux soins de sa famille et de son église ? Comment fût-il demeuré chaste avec une épouse qui eût cessé de l’être ? Que si l’on objecte les pays protestants, nous dirons que dans ces pays on a été obligé d’abolir une grande partie du culte extérieur ; qu’un ministre paroît à peine dans un temple deux ou trois fois par semaine ; que presque toutes relations ont cessé entre le pasteur et le troupeau, et que le premier est trop souvent un homme du monde, qui donne des bals et des festins pour amuser ses enfants. Quant à quelques sectes moroses, qui affectent la simplicité évangélique, et qui veulent une religion sans culte, nous espérons qu’on ne nous les opposera pas. Enfin, dans les pays où le mariage des prêtres est établi, la confession, la plus belle des institutions morales, a cessé et a dû cesser à l’instant. Il est naturel qu’on n’ose plus rendre maître de ses secrets l’homme qui a rendu une femme maîtresse des siens ; on craint avec raison de se confier au prêtre qui a rompu son contrat de fidélité avec Dieu, et répudié le Créateur pour épouser la créature.

Il ne reste plus qu’à répondre à l’objection que l’on tire de la loi générale de la population.

Or, il nous paroît qu’une des premières lois naturelles qui dut s’abolir à la nouvelle alliance fut celle qui favorisoit la population au delà de certaines bornes. Autre fut Jésus-Christ, autre Abraham : celui-ci parut dans un temps d’innocence, dans un temps où la terre manquoit d’habitants ; Jésus-Christ vint, au contraire, au milieu de la corruption des hommes, et lorsque le monde avoit perdu sa solitude. La pudeur peut donc fermer aujourd’hui le sein des femmes ; la seconde Ève, en guérissant les maux dont la première avait été frappée, a fait descendre la virginité du ciel pour nous donner une idée de cet état de pureté et de joie qui précéda les antiques douleurs de la mère.

Le législateur des chrétiens naquit d’une vierge, et mourut vierge. N’a-t-il pas voulu nous enseigner par là, sous les rapports politiques et naturels, que la terre étoit arrivée à son complément d’habitants, et que, loin de multiplier les générations, il faudrait désormais les restreindre ? À l’appui de cette opinion, on remarque que les États ne périssent jamais par le défaut, mais par le trop grand nombre d’hommes. Une population excessive est le fléau des empires. Les barbares du Nord ont dévasté le globe quand leurs forêts ont été remplies ; la Suisse était obligée de verser ses industrieux habitants aux royaumes étrangers, comme elle leur verse ses rivières fécondes ; et sous nos propres yeux, au moment même où la France a perdu tant de laboureurs, la culture n’en paroît que plus florissante. Hélas ! misérables insectes que nous sommes ! bourdonnant autour d’une coupe d’absinthe, où par hasard sont tombées quelques gouttes de miel, nous nous dévorons les uns les autres lorsque l’espace vient à manquer à notre multitude. Par un malheur plus grand encore, plus nous nous multiplions, plus il faut de champ à nos désirs. De ce terrain qui diminue toujours, et de ces passions qui augmentent sans cesse, doivent résulter tôt ou tard d’effroyables révolutions[11].

Au reste, les systèmes s’évanouissent devant des faits. L’Europe est-elle déserte parce qu’on y voit un clergé catholique qui a fait vœu de célibat ? Les monastères mêmes sont favorables à la société, parce que les religieux, en consommant leurs denrées sur les lieux, répandent l’abondance dans la cabane du pauvre. Où voyoit-on en France des paysans bien vêtus et des laboureurs dont le visage annonçoit l’abondance et la joie, si ce n’étoit dans la dépendance de quelque riche abbaye ? Les grandes propriétés n’ont-elles pas toujours cet effet ; et les abbayes étoient-elles autre chose que des domaines où les propriétaires résidoient ? Mais ceci nous mèneroit trop loin, et nous y reviendrons lorsque nous traiterons des ordres monastiques. Disons pourtant encore que le clergé favorisoit la population, en prêchant la concorde et l’union entre les époux, en arrêtant les progrès du libertinage, et en dirigeant les foudres de l’Église contre le système du petit nombre d’enfants, adopté par le peuple des villes.

Enfin, il semble à peu près démontré qu’il faut dans un grand État des hommes qui, séparés du reste du monde et revêtus d’un caractère auguste, puissent, sans enfants, sans épouse, sans les embarras du siècle, travailler aux progrès des lumières, à la perfection de la morale et au soulagement du malheur. Quels miracles nos prêtres et nos religieux n’ont-ils point opérés sous ces trois rapports dans la société ! Qu’on leur donne une famille, et ces études et cette charité qu’ils consacroient à leur patrie, ils les détourneront au profit de leurs parents ; heureux même, si, de vertus qu’elles sont, ils ne les transforment en vices !

Voilà ce que nous avions à répondre aux moralistes sur le célibat des prêtres. Voyons si nous trouverons quelque chose pour les poëtes : ici il nous faut d’autres raisons, d’autres autorités et un autre style.

  1. Can. XXI.
  2. Cap. XXVIII.
  3. Cap. VIII.
  4. Can. LII.
  5. Can. XVI.
  6. Baron., An. LXXXIII, n°18.
  7. Can. XX.
  8. S. Hieron.
  9. Un prêtre.
  10. Just. Apol., édit. Marc., fol. 1942. Voir la note II, à la fin du volume.
  11. Voyez la note III, à la fin du volume.