Fusains et eaux-fortes/De l’originalité en France

G. Charpentier (p. 9-16).


DE L’ORIGINALITÉ EN FRANCE


Maître Yorick, le descendant du bouffon d’Hamlet, a dit (et il y a déjà quelque temps de cela), que les Français étaient comme ces vieilles pièces de monnaie qui, à force de passer de main en main, ont perdu leur empreinte et leur millésime.

À mon avis, c’est ce qu’on a trouvé de plus juste et de plus fin sur notre caractère national, qui, malheureusement, est de n’en point avoir.

Le Français, n’étant pas d’une complexion d’âme assez robuste pour se supporter lui-même dans la solitude, éparpille son existence autant qu’il le peut. — Dans ce frottis continuel avec le monde, tout ce qui aurait pu faire type disparaît. En effet, de la manière dont notre vie est posée, rien n’est plus incommode qu’un type ; toujours en contact les uns avec les autres, nous sommes tentés à chaque insttant de dire comme l’homme dans Cromwell : « Voisin, votre coude est pointu. »

Votre angle saillant peut très bien ne pas s’adapter à mon angle rentrant, le mien au vôtre ; cependant le sort, ou plutôt l’arrangement social me place auprès de vous ; nous sommes forcés de marcher côte à côte dans cet étroit sentier de la vie. Eh bien abattez cette arête, déprimez cette saillie où je me heurte et qui me blesse. — J’en ferai autant sur moi pour vous.

Plusieurs boules sans se briser peuvent rouler ensemble sur le même tapis, deux surfaces planes se frôler sans qu’il y ait dommage exposez deux ciselures de haut relief à une action réciproque ; l’une usera l’autre, ou même elles s’useront toutes deux.

Je crois que tout est là ; de là ce qu’on appelle politesse, de là le manque d’originalité.

Pour les raisons que j’ai dites, et cela avec quelques apparences de logique, on évite le type aussi soigneusement que la peste ou le choléra-morbus. Ce mot seul, « c’est un original, » équivaut à une réprobation et établit comme un cordon sanitaire entre vous et ces Dreux-Brezé de l’étiquette bourgeoise barricadés derrière le banal, embastionnés dans le convenu dont la grande maxime, l’apophtegme sacramentel est : Il faut être comme tout le monde. Aussi, dès que le hasard fait tomber dans une société un jeune homme d’une individualité franche, une figure aux contours nets et tranchés, de deux choses il arrive l’une : ou on l’élimine s’il paraît trop fauve pour être apprivoisé, ou quelqu’un de la société (et c’est presque toujours une femme) se charge de le former, c’est le mot ; il est rare qu’elle n’y réussisse pas. D’ailleurs, l’originalité ne se développe que dans la retraite, et le Français n’a pas de chez lui ; il ne comprend pas la poésie du foyer, le bonheur du dedans ; il n’y a pas dans sa maison de recoin interdit où recueillir ses jours dans le calme et l’ombre ; sa vie est toute transparente et percée à jour ; le premier visiteur entre de plain-pied dans son existence domestique et en surprend le secret.

Cela est cause que dans son intérieur même, à peine il ose se laisser aller à sa nature. S’il ôtait le masque d’uniforme, s’il délaçait un peu ce corset de grande représentation, il courrait risque d’être surpris en flagrant délit d’individualité, ce qu’il ne voudrait pas pour un monde : il aurait peur qu’on ne se moquât de lui. — Pour l’éviter, ne pouvant se supprimer ni se rendre invisible, il se lime et se passe à la pierre ponce, enlevant tous les signes caractéristiques qui trahiraient son incognito, à peu près comme au bal de l’Opéra, où tout le monde, par une convention tacite, prend des dominos de même couleur afin de n’être pas reconnu.

Et si un événement inattendu le force, par surprise, à se manifester d’une manière quelconque avant que l’idée qu’il doit avoir lui ait été envoyée toute faite et sous bande dans son journal, je suis sûr qu’il se dit en lui-même cette phrase d’Alfred de Musset, qui résume si admirablement notre époque :  « Dieu !  vais-je me rendre ridicule ! »

Vous croirez peut-être, d’après cela, que le Français a une grande estime pour ses compatriotes, puisqu’il s’inquiète tant d’eux, qu’il se retranche à cause d’eux jusqu’au plus léger caprice, jusqu’à la plus minime excentricité ? Point : il les méprise, et il a raison mais il les craint, et il a tort. Dans cette perplexité, il se cravate, se culotte, se gante exactement comme vous et moi il va chez votre chapelier prendre la mesure de votre chapeau, la forme et les bords seront juste de la même grandeur ; il se permettrait plus volontiers un vice ou deux qu’un pouce de plus ou de moins ; il copie votre port de tête, votre tic, votre démarche ; il imite votre inflexion de voix, se sert des mots dont vous vous servez il se fait votre singe, votre écho ; il se lève, s’asseoit, salue, sourit (car on ne rit plus) ; il aime, il hait, il mange, il boit, le tout à votre manière à vous, et non à la sienne à lui ; il se donnerait bien garde d’en avoir. Il espère ainsi se mettre à couvert de vous par vous car, malgré le chauvinisme de l’Empire, le Français est naturellement poltron, douteur, irrésolu ; il n’a de courage que l’eau-de-vie et le tambour aidant ; je connais nombre d’honnêtes gens qui ne salueraient pas un boulet de canon, qui monteraient à une redoute, front haut, poitrine effacée, pour deux lignes dans un bulletin, deux rimes dans un vaudeville, qui n’oseraient jamais faire un pas dans une rue avec un habit écarlate. Chez nous on craint plus un coup de lancette du Figaro qu’un coup d’épée. Il y a tel homme qui s’est laissé tuer par un article de journal, tel autre qui est mort d’un calembour.

Une pointe, une épigramme suffisent pour arrêter le type qui ne demande qu’à se développer, comme une gelée blanche d’avril qui fait périr le fruit dans la fleur.

Et puis la civilisation est là réglant tout, prévoyant tout, qui rend l’aventure impossible et ne laisse presque pas prise au hasard sur notre vie. Or, comment voulez-vous qu’on soit poète dans la prose, neuf à propos de vieux, étrange dans une situation banale ? On n’est pas type sans y être amené par le train des choses ; il faut un coin à la médaille : l’événement c’est le coin. Il n’y a point d’événement chez nous. Le gouvernement constitutionnel, le progrès des lumières, comme on dit, l’ordre public et les sergents de ville vous font aujourd’hui votre existence de demain pareille à celle d’hier. Plus de ces fortunes inouïes, de ces catastrophes toutes faites pour un cinquième acte de drame, de ces romans plus compliqués que Cleveland, plus merveilleux qu’un conte arabe, comme on en trouve à chaque page dans nos vieilles chroniques. Notre biographie n’est pas bien longue à écrire… Un tel… Le nom n’y fait rien, le prénom pas grand’chose : nous n’en avons qu’une douzaine pour trente millions d’hommes, tant nous haïssons nous distinguer les uns des autres ; né en 17…, mort en 18…, c’est tout. Nous laissons pour trace de notre passage au monde deux actes : un acte de naissance, un acte de décès. Entre ceux-là quelques-uns (ont-ils raison ?) en signent un troisième, le contrat de mariage. Nos annales sont les registres de l’état civil ; voilà pourtant où la civilisation nous a menés. Je ne doute pas que d’ici à quelque cent ans on n’en vienne à arranger la vie de façon telle qu’un automate puisse en remplir les fonctions. Nous aurons des hommes d’État à ressort, des armées sur roulettes, des commis à rouages et contrepoids, établis dans le système des tournebroches, etc.

Les enfants et les livres se feront à la vapeur. Peut-être notre vieux monde n’en irait-il pas plus mal ! Oh ! malheureux peintres, malheureux poètes que nous sommes d’être nés dans ce temps où il n’y a plus ni poésie ni peinture ! Nous avons beau nous frapper le front, nous pressurer l’âme, nous tordre le cœur pour en faire jaillir quelque chose, que voulez-vous que nous fassions ? qui posera pour notre drame ou notre tableau ? où sont les modèles, les types à produire ? Mais où sont les neiges d’antan ? c’était le souci de Villon.

Falstaff est mort, Panurge est mort, M.  de Pourceaugnac aussi ; le grotesque est enterré, le grandiose avec ses héros dorment en long, leurs bouffons à leurs pieds ; des lévriers de pierre, des anges de marbre gardent leur sommeil sous les ogives moisies de quelque pauvre basilique abandonnée ; le battement des nobles cœurs s’est arrêté comme une pendule qui ne se remonte pas. Où trouver un Dowglas, un Bayard, un Hotspur ? Le temps des royales amours et des actions chevaleresque est passé ; plus de dévouement, plus de foi !

Notre sainte mère l’Église est regardée comme une vieille en enfance et qui radote. Le maillot même n’est plus crédule : à cinq ans une petite fille n’a plus peur du diable ; à six, un petit garçon est athée. Aussi un grand homme a-t-il été forcé de clouer au front de son œuvre cette épigraphe amère et désespérée : « Nos canimus surdis. »

Ces têtes fières et terribles, aux méplats accusés, à la barbe large et caractéristique, aux tons riches et chauds, hélas ! elles sont perdues à tout jamais.

Il n’y a plus d’hommes, n’est-ce pas, mesdames ? Et ces visages de femme, ovales et parfaits, au sourire intime et reposé, aux paupières pleines d’ombre et de recueillement, au front limpide et clair où l’espérance d’un monde meilleur transparaît à travers le contentement d’avoir fait son devoir en celui-ci ? Vous en trouverez beaucoup dans les vieux maîtres.

Soyez sûrs que ce sont des portraits : cela ne s’invente pas ! vous n’en trouverez plus sur la terre ; elles s’en sont allées là d’où elles étaient venues !

Le manque de pensées hautes, de convictions intimes donne à notre physionomie je ne sais quoi de flasque et de flottant dans le contour, de mat dans la couleur, qui fait peine à voir. Nos figures sont laides, parce que nos pensées le sont ; rien ne rend beau comme de penser toujours à de belles choses ! Un marchand ne pourrait pas poser un Père Éternel pour Michel-Ange, une fille de l’Opéra une Madone pour Masaccio. La physionomie de tout s’est graduellement effacée. Nous en sommes tombés à ce degré d’affadissement que nous n’avons pas même assez de puissance pour être des scélérats. Notre monde décrépit agonise : De profundis sur lui !


(Le Cabinet de lecture, 14 juin 1832.)