Funérailles de Frédéric Soulié



J Hetzel (Volume 2p. 187-189).

II

FUNÉRAILLES DE FRÉDÉRIC SOULIÉ

27 septembre 1847.

Les auteurs dramatiques ont bien voulu souhaiter que j’eusse dans ce jour de deuil l’honneur de les représenter et de dire en leur nom l’adieu suprême à ce noble cœur, à cette âme généreuse, à cet esprit grave, à ce beau et loyal talent qui se nommait Frédéric Soulié. Devoir austère qui veut être accompli avec une tristesse virile, digne de l’homme ferme et rare que vous pleurez. Hélas ! la mort est prompte. Elle a ses préférences mystérieuses. Elle n’attend pas qu’une tête soit blanchie pour la choisir. Chose triste et fatale, les ouvriers de l’intelligence sont emportés avant que leur journée soit faite. Il y a quatre ans à peine, tous, presque les mêmes qui sommes ici, nous nous penchions sur la tombe de Casimir Delavigne, aujourd’hui nous nous inclinons devant le cercueil de Frédéric Soulié.

Vous n’attendez pas de moi, messieurs, la longue nomenclature des œuvres, constamment applaudies, de Frédéric Soulié. Permettez seulement que j’essaye de dégager à vos yeux, en peu de paroles, et d’évoquer, pour ainsi dire, de ce cercueil ce qu’on pourrait appeler la figure morale de ce remarquable écrivain.

Dans ses drames, dans ses romans, dans ses poëmes, Frédéric Soulié a toujours été l’esprit sérieux qui tend vers une idée et qui s’est donné une mission. En cette grande époque littéraire où le génie, chose qu’on n’avait point vue encore, disons-le à l’honneur de notre temps, ne se sépare jamais de l’indépendance, Frédéric Soulié était de ceux qui ne se courbent que pour prêter l’oreille à leur conscience et qui honorent le talent par la dignité. Il était de ces hommes qui ne veulent rien devoir qu’à leur travail, qui font de la pensée un instrument d’honnêteté et du théâtre un lieu d’enseignement, qui respectent la poésie et le peuple en même temps, qui pourtant ont de l’audace, mais qui acceptent pleinement la responsabilité de leur audace, car ils n’oublient jamais qu’il y a du magistrat dans l’écrivain et du prêtre dans le poëte.

Voulant travailler beaucoup, il travaillait vite, comme s’il sentait qu’il devait s’en aller de bonne heure. Son talent, c’était son âme, toujours pleine de la meilleure et de la plus saine énergie. De là lui venait cette force qui se résolvait en vigueur pour les penseurs et en puissance pour la foule. Il vivait par le cœur ; c’est par là aussi qu’il est mort. Mais ne le plaignons pas ; il a été récompensé, récompensé par vingt triomphes, récompensé par une grande et aimable renommée qui n’irritait personne et qui plaisait à tous. Cher à ceux qui le voyaient tous les jours et à ceux qui ne l’avaient jamais vu, il était aimé et il était populaire, ce qui est encore une des plus douces manières d’être aimé. Cette popularité il la méritait ; car il avait toujours présent à l’esprit ce double but qui contient tout ce qu’il y a de noble dans l’égoïsme et tout ce qu’il y a de vrai dans le dévouement : être libre et être utile.

Il est mort comme un sage qui croit parce qu’il pense ; il est mort doucement, dignement, avec le candide sourire d’un jeune homme, avec la gravité bienveillante d’un vieillard. Sans doute il a dû regretter d’être contraint de quitter l’œuvre de civilisation que les écrivains de ce siècle font tous ensemble, et de partir avant l’heure solennelle et prochaine peut-être qui appellera toutes les probités et toutes les intelligences au saint travail de l’avenir. Certes, il était propre à ce glorieux travail, lui qui avait dans le cœur tant de compassion et tant d’enthousiasme, et qui se tournait sans cesse vers le peuple, parce que là sont toutes les misères, parce que là aussi sont toutes les grandeurs. Ses amis le savent, ses ouvrages l’attestent, ses succès le prouvent, toute sa vie Frédéric Soulié a eu les yeux fixés dans une étude sévère sur les clartés de l’intelligence, sur les grandes vérités politiques, sur les grands mystères sociaux. Il vient d’interrompre sa contemplation, il est allé la reprendre ailleurs ; il est allé trouver d’autres clartés, d’autres vérités, d’autres mystères, dans l’ombre profonde de la mort.

Un dernier mot, messieurs. Que cette foule qui nous entoure et qui veut bien m’écouter avec tant de religieuse attention ; que ce peuple généreux, laborieux et pensif, qui ne fait défaut à aucune de ces solennités douloureuses et qui suit les funérailles de ses écrivains comme on suit le convoi d’un ami ; que ce peuple si intelligent et si sérieux le sache bien, quand les philosophes, quand les écrivains, quand les poëtes viennent apporter ici, à ce commun abîme de tous les hommes, un des leurs, ils viennent sans trouble, sans ombre, sans inquiétude, pleins d’une foi inexprimable dans cette autre vie sans laquelle celle-ci ne serait digne ni de Dieu qui la donne, ni de l’homme qui la reçoit. Les penseurs ne se défient pas de Dieu ! Ils regardent avec tranquillité, avec sérénité, quelques-uns avec joie, cette fosse qui n’a pas de fond ; ils savent que le corps y trouve une prison, mais que l’âme y trouve des ailes.

Oh ! les nobles âmes de nos morts regrettés, ces âmes qui, comme celle dont nous pleurons en ce moment le départ, n’ont cherché dans ce monde qu’un but, n’ont eu qu’une inspiration, n’ont voulu qu’une récompense à leurs travaux, la lumière et la liberté, non ! elles ne tombent pas ici dans un piège ! Non ! la mort n’est pas un mensonge ! Non ! elles ne rencontrent pas dans ces ténèbres cette captivité effroyable, cette affreuse chaîne qu’on appelle le néant ! Elles y continuent, dans un rayonnement plus magnifique, leur vol sublime et leur destinée immortelle. Elles étaient libres dans la poésie, dans l’art, dans l’intelligence, dans la pensée ; elles sont libres dans le tombeau !