E. Flammarion (p. 35-43).


LA SENTINELLE


Les événements politiques, la crainte peut-être d’un complot, avaient-ils exigé cette nuit-là, autour du palais à bossages où siège notre Chambre haute, un luxe inaccoutumé de précautions ? S’agissait-il seulement, comme cela parfois arrive, d’une réparation à la grille du Luxembourg ? Le narrateur l’ignore et s’en confesse.

Un fait subsiste cependant.

C’est que, certain soir du mois qui vient de finir, entre onze heures et minuit environ, quatre hommes et un caporal ayant traversé obliquement le grand jardin silencieux, vaste comme un parc, dont le sable craquait sous leurs chaussures d’ordonnance, s’arrêtèrent, groupe au front duquel luisait un falot, pour relever la sentinelle, près de la porte d’angle qui s’ouvre sur les rues Auguste Comte et d’Assas, dans la nouvelle pépinière.

En même temps que le caporal, « un homme » se détacha du groupe ; la sentinelle avança de trois pas suivant les prudentes prescriptions du cérémonial guerrier ; et, après les préliminaires obligés, l’homme et la sentinelle se parlèrent quelques instants à l’oreille, de sorte que, vus au clair de lune, ils avaient l’air de se dire des choses confidentielles et tendres.

Puis la sentinelle enfin relevée fit volte-face, commandée par le caporal ; le groupe et le falot disparurent dans l’ombre ; et l’homme resta seul, devenu sentinelle à son tour, avec tout ce qui caractérise la sentinelle, savoir : outre le fusil, un fourreau de sabre au ceinturon, deux cartouchières sur la poitrine, plus, battant les reins, la giberne, un bidon vide vêtu de drap bleu et, reluisant comme argent fin, le quart de fer blanc destiné à contenir la réconfortante eau-de-vie des jours de manœuvre et de bataille.

L’homme, immatriculé sous le no 1043, s’appelait de son vrai nom Thomas Bernique. Né à La Fère-en-Nivernais, assez agréable village, il était avant son incorporation ouvrier de terre et bûcheron.

Depuis six mois au plus, sans enthousiasme comme sans ennui, Thomas Bernique exerçait l’état militaire. Il regrettait les champs, cependant Paris lui plaisait. Et, sauvageon mal déraciné, sentant encore la glèbe et la luzerne, au travers des rares loisirs que lui laissaient l’exercice et la théorie, il promenait sur un monde nouveau pour lui des regards à la fois étonnés et sympathiques.

Le fusilier Bernique, cherchant à comprendre leur utilité, avait déjà monté bien des gardes : par exemple devant des portes toujours fermées, faites d’un cœur de chêne si dur, et si solidement verrouillées, qu’elles se fussent de reste gardées toutes seules ; devant des monuments de pierre et de bronze que vingt mille hommes, leurs forces unies, auraient au peine à ébranler ; et, dans son raisonnement villageois, Bernique, ne trouvant rien de mieux, en avait conclu que probablement les sentinelles étaient placées où on les plaçait de peur que des voleurs ou des gens mal intentionnés ne subtilisassent les guérites.

N’importe ! l’idée de cette garde extraordinaire, montée la nuit, dans un jardin, impressionnait particulièrement l’âme paysanne de Bernique.

Avant tout, esclave de la discipline et du devoir, il commença, la crosse au pied, par se visser dans la mémoire les mots d’ordre et de ralliement ; puis, remâchant sa théorie, murmurant des « Qui va là ? » des « Halte au falot ! » il s’applaudit de n’avoir rien oublié et de savoir ce qu’il devrait faire en tant que sentinelle, si par hasard dans la nuit sombre, passait une ronde major.

Désormais, libre de ses préoccupations militaires, Thomas Bernique pouvait réfléchir personnellement.

Ayant donc mis son fusil sur l’épaule, il commença, suivant la consigne, à se promener dans la petite allée qu’il avait mission de garder.

Cette allée, bordée d’arbustes en espalier, suit intérieurement la grille qui sépare la nouvelle pépinière de la rue Auguste Comte, ainsi que des terrains jadis vagues, bossués de tertres herbeux, sur lesquels, depuis une dizaine d’années, se sont élevés le petit lycée Louis-le-Grand et les somptueux bâtiments de l’École de Pharmacie.

Peu sensible d’ailleurs aux beautés architecturales, tout en faisant son va-et-vient, le fusilier Bernique regardait plutôt du côté du jardin.

Ce grand jardin qui n’en finissait pas, noyé de lune et d’ombre, avec ses balustres, ses statues, les mystérieuses profondeurs de ses massifs, lui avait d’abord produit, à le traverser, une désagréable impression de cimetière.

Deux vagues formes blanches, là-bas, évoquaient même comme des idées de fantômes. Berniques reconnut pourtant que c’étaient : l’une un abricotier imprudent et trop tôt fleuri, l’autre un arbre à fruits du haut en bas barbouillé de chaux suivant les sages prescriptions de l’horticulture nouvelle.

L’abricotier l’intéressa :

— « Cet abricotier est bien hardi ; vienne seulement une gelée, il se fera moucher, pour sûr ! »

Aguerri déjà, Bernique reprit bien vite le dessus. Maintenant il analysait, se rendant compte, les formes fantastiquement transfigurées par le mirage lunaire.

La nuit était douce. Un peu partout, du gazon, des arbres. Tout en montant sa garde, Bernique songea.

Réveillée à l’odeur de l’herbe nouvelle et de la bonne terre végétale remuée la veille par les jardiniers, ses pensées s’envolaient devers La Fère-en-Nivernais, loin de Paris, lion des casernes.

Il revoyait ses champs, sa forêt.

Sa forêt surtout, si belle en avril quand elle fait son métier de forêt qui est de reverdir aux premiers soleils.

Les chênes attendent encore que la poussée nouvelle fasse tomber leur feuillage d’antan qui a la couleur métallique et le bruissement du vieil or ; mais plus bas, sur les noisetiers, les chatons pendent en pampilles ; dans l’écorce noire des épines éclatent les perlettes blanches qui deviendront des fleurs demain ; le pinson a chanté, devançant et annonçant le rossignol ; et sous les taillis clairs, parmi les genêts et les ronces au travers desquels les lapins détalent avec une allégresse particulière, des tapis semés de violettes simulent de petites mares vaguement bleues.

C’est là que, voici un an, à la même saison, Marguerite venait l’attendre.

Une larme parla dans les yeux de Bernique. Car on ne sait pas ce qu’il germe de larmes qui brillent ainsi, sans tomber, dans les gros yeux candides des sentinelles !

Mais Bernique se secoua. L’air semblait vouloir fraîchir. Bernique recommença sa promenade d’un pas plus rapide.

En somme, tout cela lui avait pris du temps ; et, sur ses deux heures de faction, mentalement il calculait que trois quarts d’heure à peine restaient à faire.

— « Véritablement, se disait Bernique, le soldait ne serait pas à plaindre s’il avait toujours des factions pareilles. Un vrai plaisir que d’aller et venir, par cette nuit claire, dans cette allée bordée d’arbustes ! »

Il se rappelait, au château de La Fère, avoir remarqué une allée comme celle-là où un vieux Monsieur se promenait en douillette puce, regardant les bourgeons, constatant leurs progrès.

Bernique, lui aussi, regardait les bourgeons, Bernique se figurait, pour un moment, être le vieux Monsieur en douillette puce.

Et, distrait parfois par un bruit de cloche, un tintement de jet d’eau, le vol inopiné d’un ramier ou d’un merle, et, bien plus loin que le rûcher, du côté du château, par les cris désespérés des canards qu’au milieu de leur petit étang, dans leur île, des légions de rats assaillent chaque nuit, il admirait la symétrique ordonnance de tous ces poiriers ouverts en éventail, s’arrondissant en forme de coupes et de vases, sur les branches desquels, durs encore, des bourgeons verts pointaient déjà.

— « Avant deux semaines, songeait-il, les poiriers fleuriront comme l’abricotier. »

Là-dessus le cerveau de Bernique travailla. Bernique se demanda ce qu’il faisait, dans un endroit dépourvu de guérite, à garder avec son fusil des poirier en train de fleurir, et quel était, pour lui commander cette faction, le secret dessein de la République.

Puis, vaguement pris de sommeil, comme les deux heures allaient finir, et tandis que se rapprochait, avec la lueur du falot, le bruit des pas du caporal et de ses quatre hommes, Bernique, songeant aux progrès des sciences en général et en particulier de la météorologie appliquée à l’horticulture, en arriva à conclure que si la République lui faisait ainsi monter la garde avec un fusil, dans un endroit dépourvu de guérite, devant des poiriers en train de fleurir, c’était sans doute quelque méthode nouvelle inventée par des malins pour garantir les bourgeons hâtifs et mettre en fuite les nocturnes gelées !