E. Richardin, Per Lamm et Cie (Collection "La Voie Merveilleuse"p. 9-160).


I


C’était, autant qu’il m’en souvienne, en décembre, un après-midi de dimanche ; car du fond de notre salle à manger, j’entendais les sonneries des vêpres tinter à l’église voisine. On m’avait laissé à la maison sous la garde de Céline, ma bonne. Depuis que j’avais perdu ma mère, trois ans auparavant, mon père s’absentait fréquemment. Il aimait le monde et s’ennuyait chez lui.

Cette fois, son absence devait durer huit jours ; il avait pris un congé pour aller à Paris — à « l’Administration » comme on disait couramment chez nous. — Il était fonctionnaire et sollicitait son avancement. Nous restions donc, Céline et moi, les maîtres du logis et nous occupions nos loisirs du mieux que nous pouvions. J’avais installé sur la table, non loin du poêle, un petit théâtre en cartonnage et, prenant, l’une après l’autre, les marionnettes accrochées à un fil de fer, je me jouais à moi-même de très émouvantes comédies. Quant à ma bonne, bien que ce fût jour férié, sans souci des défenses de l’Église, elle avait posé sur deux dossiers de chaises une planche capitonnée de flanelle et, très affairée, elle repassait des chemises et des collerettes.

Céline devait avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Elle était bien prise dans sa petite taille, très vive, le nez au vent, la bouche rieuse, les yeux très caressants, d’un bleu de pervenche. Je la trouvais fort jolie avec ses cheveux châtains aux bandeaux bouffants et son bonnet de linge posé très en arrière sur un épais chignon. Encore qu’elle eût la main leste et qu’elle me bourrât parfois, je l’avais en affection parce que sa mémoire était abondamment approvisionnée d’histoires de fées et de fantômes, et parce qu’elle m’amusait le soir, avec les contes et les chansons de son village.

J’étais alors un bambin à l’imagination précocement éveillée et à l’âme crédule. Bien que je touchasse à ma neuvième année, on ne m’avait pas envoyé au collège. Un professeur, nommé M. Berloquin, homme grave et pieux, à la tournure de sacristain, à la face de bouledogue, venait chaque jour pendant deux heures m’enseigner le français, les déclinaisons et conjugaisons latines, l’histoire sainte et les quatre règles. Peu surveillé, quand j’avais griffonné mes devoirs, j’étais absolument maître de mon temps et je l’employais à dévorer les livres laissés à ma disposition : le Magasin des Fées, les Mille et une Nuits, et des romans de chevalerie. N’ayant pas de camarades de mon âge, je vivais le plus souvent face à face avec moi-même, mais je peuplais ma solitude avec les aventures chimériques que me suggéraient mes lectures. Deux ou trois fois on m’avait conduit au théâtre de ma petite ville, les jours où on y représentait des féeries ; le jeu merveilleux des acteurs m’avait enthousiasmé et j’en étais revenu avec un goût très vif pour l’art dramatique. Mon théâtre de carton, avec ses modestes décors, ses marionnettes, vêtues de paillon, tenait une large place dans ma vie. J’y mettais en action les romanesques histoires de mes livres et aussi les contes paysans que me débitait Céline.

C’était cette occupation absorbante qui me faisait trouver trop courtes les heures oisives du dimanche. Le poêle ronronnait discrètement dans un angle de la salle lambrissée de panneaux peints en gris ; en face, sur une vieille bergère, notre chatte nommée Zinga (on n’a jamais su pourquoi) dormait pelotonnée en rond. Tout en maniant les fils de mes personnages, j’entendais comme en rêve le glissement du fer sur la planche à repasser, tandis qu’une vague odeur de roussi s’exhalait dans la salle attiédie. Au dehors, des pas de gens pressés résonnaient de loin en loin sur le pavé de notre rue peu fréquentée. La brève journée de décembre s’achevait déjà dans une brume crépusculaire, quand soudain un de ces passants hâtifs s’arrêta devant notre fenêtre, que Céline s’était obstinée à laisser entre-bâillée, sous le prétexte de cette odeur de roussi dont j’ai parlé plus haut. Et comme je n’y voyais plus assez pour manœuvrer mes marionnettes, je relevai la tête. Quelle ne fut pas ma surprise, en m’apercevant que ma bonne avait quitté son repassage et, accoudée à l’appui de la croisée, maintenant grande ouverte, s’entretenait à voix basse avec un inconnu dont je ne distinguais que la vague silhouette barbue, se détachant en noir dans la clarté très atténuée du jour finissant ?

Je n’entendais pas un seul mot de ce qu’ils se disaient, mais ce mystérieux colloque entre chien et loup, avec un étranger, me jetait dans l’esprit une sourde inquiétude. Je n’étais pas très brave et l’obscurité qui peu à peu emplissait notre salle à manger n’aidait pas à me rassurer. Mon imagination travaillait. L’apparition insolite de cet homme barbu me suggérait des idées de voleurs s’introduisant par ruse dans un logis dont le maître est absent. Je me remémorais de semblables histoires lues dans un volume intitulé : les Brigands célèbres, et une chair de poule me courait subitement le long du dos. La conversation entre Céline et l’étranger semblait fort animée. Il pressait ma bonne de questions auxquelles celle-ci ne répondait que par de faibles hochements de tête et des exclamations étouffées. Sans doute il insistait pour pénétrer chez nous. Je grillais de savoir ce qu’ils pouvaient bien se dire et cependant je n’osais bouger. Je retenais ma respiration, je me faisais tout petit pour me dissimuler derrière mon théâtre de carton. Brusquement, la fenêtre se referma et je hasardai un regard. Céline était revenue près de la table ronde et s’occupait à allumer la lampe. La blonde et calme lumière répandue dans la salle dissipa mes craintes. Je repris un peu d’aplomb et demandai d’un ton soupçonneux :

— Avec qui causais-tu donc à la croisée ?

— Ah ! murmura Céline d’un ton indifférent, c’était le garçon charbonnier…

Elle rangeait ses fers en chantonnant une des nombreuses romances de son répertoire, enlevait la planchette et les chemisettes repassées, remettait les chaises en place. Quand tout fut en ordre, elle se rapprocha de la table, s’assit près de moi, les coudes appuyés sur la toile cirée, et commença de sa voix la plus aimable :

— Tu sais, petiot, que c’est demain la Saint-Nicolas ?

— Oui, répondis-je en soupirant, mais ça m’est égal. Il n’y aura pas de Saint-Nicolas pour moi… Papa est parti, et je ne trouverai rien dans mes souliers.

— Ça t’ennuie, hein ! d’être toujours seul à la maison, même les jours de fête ?…

— Dame ! fis-je, ça n’est pas drôle… Heureusement tu es là, toi, Céline, et nous nous tiendrons compagnie.

Elle m’appliqua deux baisers sur les joues et ajouta, très insinuante :

— N’aie pas le cœur gros, va… Puisqu’on t’a laissé, nous nous amuserons nous deux et, si tu es gentil, je te ménagerai une surprise pour ta Saint-Nicolas.

— Une surprise ! m’écriai-je avec l’eau à la bouche, laquelle ? Dis vite !…

— Écoute… D’abord, tu vas me promettre de n’en point parler à ton père quand il reviendra de Paris…

— C’est promis… Voyons la surprise, Céline !

— Eh bien ! je t’emmènerai souper et coucher ce soir dans un château…

— Un château ! me récriai-je, incrédule, tu connais des gens qui ont un château ?

— Pourquoi donc pas ? répliqua ma bonne en se redressant, oui, j’ai des amis chez lesquels je te conduirai et où nous serons bien reçus… Dépêche !… Mets ton manteau et tes moufles, je vais quérir ton paquet de nuit et barricader tout… Nous nous en irons par la porte du jardin… Mais surtout, pas un mot à ton père !…

Quand je fus prêt, elle reparut, encapuchonnée dans un gros châle, verrouilla portes et fenêtres, puis tous deux, sans bruit, nous nous glissâmes dans le jardin et en un clin d’œil nous fûmes dehors.


II


Il faisait tout à fait nuit ; les rues obscures, où montait un léger brouillard, étaient quasi désertes. De rares réverbères clignotants les éclairaient à peine. N’ayant pas l’habitude de sortir si tard, cette marche à travers l’obscurité me plaisait médiocrement. Je serrais en frissonnant la main de ma bonne et lui demandais d’une voix peu assurée :

— Chez qui allons-nous, Céline ?

— Je te l’ai déjà dit : chez des amis qui demeurent dans un château.

La perspective de ce château flattait ma vanité, car j’étais un petit snob sans le savoir, et agréait à mon amour pour les choses étranges ou merveilleuses. Il se passait en moi un double phénomène : ce qu’il y avait d’aventureux dans notre expédition piquait ma curiosité, mais en même temps la marche dans le noir et le mystère des réponses de Céline inquiétaient mon âme peureuse. Je m’aperçus bientôt que nous gravissions une rampe assez raide et je compris que nous nous acheminions vers la ville haute. Or, dans mon idée, ce quartier solitaire où l’herbe poussait entre les pavés et où de vieilles gens habitaient d’antiques maisons maussades m’avait toujours semblé hanté par d’équivoques personnages sentant un peu le fagot. Ces particularités faisaient fermenter mon imagination. Les contes de sorciers et de revenants que me débitait Céline me trottaient dans la tête.

J’étais pris d’une crainte vague, en longeant les logis hermétiquement clos et en voyant au-dessus des toits monter la silhouette renfrognée de l’église Saint-Étienne. Ce fut bien pis quand nous nous engageâmes dans une ruelle uniquement bordée par des murs de jardin, d’où surgissaient des branches, pareilles à des bras tendus pour nous agripper au passage. La ruelle était tortueuse, pleine d’alarmantes encoignures où je croyais voir des spectres remuer dans l’ombre.

— Céline, murmurais-je épeuré, n’arriverons-nous pas bientôt ?

— Patience donc, petit, répliquait-elle, agacée, nous serons rendus dans un quart d’heure.

Elle m’entraînait d’une main plus nerveuse et je finissais par me méfier de Céline elle-même. Je me pensais tout bas qu’elle parlait trop bien des fées et des nécromanciens pour n’avoir pas eu de secrètes accointances avec eux et qu’elle m’emmenait peut-être dans un de ces châteaux enchantés dont elle m’avait tant de fois décrit les fantastiques avenues, gardées par des géants et des dragons. Je n’osais plus l’interroger, tant la peur me coupait la respiration. J’avais beau me répéter avec mon professeur, M. Berloquin, que toutes ces choses n’existaient pas en réalité, que les sorciers étaient des farceurs et les récits de châteaux enchantés, des contes à dormir debout. Cela ne me tranquillisait pas. Je regardais M. Berloquin comme un cerveau borné et, au fond, je lui en voulais de chercher à détruire mes chimères.

Nous quittâmes enfin l’interminable ruelle. Nous nous remîmes à gravir une côte que le voisinage de grands arbres plongeait dans une obscurité formidable, puis nous nous trouvâmes en pleins champs. Un plateau onduleux de friches vaporeuses et de vignes dont les sarments noueux rampaient tout noirs sur la terre gelée, s’étendait autour de nous, borné seulement par de lointaines lisières de bois. Et je ne sais si, à l’aspect de cet espace dépeuplé, absolument désert, je ne regrettai pas les murs protecteurs de la ruelle tortueuse, pleine de nuit, mais où au moins le voisinage des maisons me donnait un reste de sécurité. Sous l’indécise clarté des étoiles, les moindres objets prenaient des attitudes tragiques. Sur les murgers, les ronces agitées par la bise semblaient grouiller comme d’énormes hérissons ; les buissons d’aubépine épars çà et là avaient l’air d’être des personnes et de s’avancer sur nous comme des voleurs prêts à nous demander « La bourse ou la vie. » Instinctivement, je me serrais contre les jupes de Céline qui hâtait le pas et n’était peut-être guère plus tranquille que moi.

Enfin nous atteignîmes un grand mur blanchâtre, dans lequel s’ouvrait une rébarbative grille de fer, et ma bonne s’arrêta :

— C’est ici, dit-elle essoufflée, en tirant un bouton de sonnette dissimulé dans la muraille.

Le tintement d’une cloche grêle, retentissant au loin, me fit tressaillir. Soudain la grille s’ouvrit comme par enchantement.

— Entre, petit, reprit Céline en me poussant dans une allée tournante, tandis que la porte de fer se refermait lourdement.

Nous marchions parmi des massifs d’arbres verts, dont les impénétrables fourrés ne permettaient pas de voir à une toise en avant. Le gravier gelé craquait funèbrement sous nos pieds. Puis il y eut une éclaircie et, au même moment, la pleine lune, émergeant au-dessus des lisières de bois qui bordaient la plaine, répandit sur tout le jardin une bleuâtre et amicale lueur, grâce à laquelle je distinguai des centaines d’arbres couverts d’un givre qui scintillait dans l’atmosphère vaporeuse. Autour de nous, les objets étaient entièrement revêtus d’une blancheur argentée : — les pelouses, les bassins, les grands sapins pointus… La maison d’habitation elle-même, aperçue dans l’éloignement, avait un aspect neigeux. La lune, se reflétant dans les vitres, les irisait comme des blocs de glace. Le toit était blanc, blanches aussi les moulures des corniches et les marches du perron. On eût dit un château de givre.

Les yeux écarquillés, je restais ébahi. Je me croyais transporté dans un pays de féerie. Je songeais en mon par-dedans : « Hein ! est-il assez bête, M. Berloquin, de ne pas croire aux palais enchantés ! » J’y croyais, moi, et ferme, je vous en réponds ! Je m’attendais à voir apparaître sur le seuil de la porte la Belle aux cheveux d’Or ou Peau d’Âne, drapée en sa robe couleur de lune. Je me la figurais d’avance me prenant gentiment par la main et m’invitant d’une voix de sirène à passer dans la salle, où le souper était servi au milieu d’un éblouissement de glaces miroitantes et de girandoles allumées. Mais la porte ne s’ouvrit pas ; aucune princesse ne se montra au seuil de la maison de givre. Pourtant, je ne doutais pas un moment que c’était dans ce château que nous devions souper, et, à travers la pelouse poudrée à frimas, je me dirigeais déjà vers le perron, quand Céline courut après moi et, me saisissant le bras :

— Où vas-tu ? murmura-t-elle un peu effarée, ce n’est pas de ce côté-là qu’on nous attend…

Elle me fit obliquer à droite, vers un bâtiment beaucoup plus humble, à la toiture basse et dont les vitres rougeoyaient parmi les massifs. Au même instant, au bout du sentier, une voix cria dans l’ombre :

— C’est-y vous, la Céline ?

Sur la réponse affirmative de ma bonne, la voix reprit :

— Eh ben ! vous n’êtes pas en avance et nos gens sont déjà à table jusqu’au menton… Entrez vite, ma mie, le froid pique et on est mieux dedans que dehors…

Ma bonne me tira par la main et je la suivis en rechignant jusqu’à l’entrée d’une modeste bâtisse qui me parut être un logis de jardinier. En effet, à ma grande déception, nous pénétrâmes tout de go dans une sorte de cuisine enfumée, basse de plafond, éclairée par des chandelles. Une demi-douzaine d’hommes et de femmes, vêtus comme des campagnards, étaient assis autour d’une longue table sur laquelle fumait dans un large plat un ragoût noirâtre, qui me sembla un brouet de sorcières…

Décidément, ce n’était pas avec la princesse que l’on m’avait convié à souper, mais tout bonnement avec ses domestiques. En ma petite cervelle mon snobisme enfantin se réveilla. Cela m’humiliait grièvement de ne point être jugé digne de manger avec les maîtres. Je me sentis d’autant plus vexé qu’on me sépara de Céline. On m’installa près d’une vieille édentée, à la tête branlante, aux cheveux gris s’échappant en mèches désordonnées d’une calipette d’un blanc douteux, et rien qu’à l’aspect de ce visage ridé, aux yeux clignotants sous des paupières rougies, je songeai à la méchante fée de la Belle au bois dormant. Ma bonne était allée s’asseoir à côté d’un robuste garçon dont la barbe noire et touffue me rappela la silhouette entrevue, ce tantôt, à la fenêtre de notre salle à manger. Il avait une large bouche s’ouvrant sur deux rangées de dents de loup. Avec sa chevelure en désordre, sa barbe abondante et ses sourcils épais, il me fit l’effet d’un ogre et mon malaise s’en accrut. La vieille au chef branlant ne me rassurait pas davantage. Elle m’avait servi une assiettée de son ragoût et grognait parce que je n’y touchais pas.

— Mange donc, drôle ! grommelait-elle, c’est bon, le civet de lièvre !

Mais rien que la vue de son nez recourbé et de ses lèvres rentrées me coupait l’appétit. J’avais lu des histoires de gens métamorphosés en bêtes pour avoir goûté d’un plat cuisiné par une sorcière, et cela ne me donnait pas confiance. De temps à autre, je jetais un regard éperdu à Céline, mais elle ne s’occupait guère de moi. Elle réservait toute son attention pour l’ogre, dont elle ne paraissait nullement effrayée. Au contraire, ils riaient ensemble, buvaient dans le même verre, et je crus m’apercevoir que le géant barbu lui passait parfois le bras autour de la taille. À mesure que le souper se prolongeait, mes paupières s’alourdissaient. J’avais bonne envie de dormir, mais je luttais héroïquement, dans la crainte que la vieille ne profitât de mon sommeil pour me jeter un sort et me jouer quelque diabolique tour de sa façon. À ma grande satisfaction, le repas touchait à sa fin, quand soudain la porte s’ouvrit et une blanche apparition me causa un éblouissement tel que je fus brusquement tiré de mon invincible somnolence :

— Eh ! dit une fille qui avait la mine d’une femme de chambre, c’est mademoiselle…

— Oui, c’est moi, répondit une voix argentine, bonsoir tourtous, je vous apporte du dessert…


III


La nouvelle arrivante qui m’avait si agréablement réveillé était une fillette de neuf à dix ans, toute de blanc vêtue. Elle était engoncée jusqu’au menton dans une courte fourrure de chèvre du Thibet, d’où surgissait, pareille à une rose de Noël, une blanche figure aux épais cheveux blonds frisés, bouclés, saupoudrés d’une fine tombée de givre. Mince, mignonne, avec des yeux brillants couleur noisette et une bouche dédaigneuse, elle me faisait l’effet d’une petite reine de féerie. Elle tenait à la main une corbeille pleine de raisins de serre, de poires et de gâteaux, qu’elle posa gravement sur la table. Derrière elle, une sorte de gouvernante, maigre et rousse, portait deux bouteilles de vin mousseux « pour boire à la santé de mademoiselle ».

— C’est la petite-nièce de nos « dames », chuchota la vieille édentée en se levant…

— Voyons, faites-moi une place, dit de sa voix limpide la blanche apparition en parcourant du regard le cercle des soupeurs, où vais-je me mettre ?

Elle fixa curieusement sur moi ses yeux clairs et ajouta en se faufilant derrière les chaises :

— Là, à côté de ce petit garçon qui est venu avec vous fêter la Saint-Nicolas !

Bien que cette épithète de « petit garçon » mortifiât mon amour-propre, attendu que j’étais au moins aussi grand que celle qui me l’adressait, je me sentis tout joyeux en voyant la vieille déménager son couvert et installer la mignonne princesse à côté de moi.

Elle s’assit délibérément à ma gauche, déposa sa palatine sur le dossier de sa chaise, attira vers elle une assiette blanche et ordonna à sa gouvernante de faire circuler le dessert.

— Vous n’êtes pas d’ici, me demanda-t-elle, qui vous a amené ?

Je désignai d’un geste Céline, placée en face de nous.

— Céline ? la bonne amie du charbonnier Justin… Est-ce que vous êtes de ses parents ?

— Non, dis-je vexé, en me redressant, Céline est notre bonne… Mon père est inspecteur des forêts.

Cette déclaration ne parut pas produire l’impression que j’espérais.

— Ah ! reprit-elle, et comment vous appelez-vous ?

— Raoul… Raoul Laignier… Et vous, demandai-je en m’enhardissant.

— Moi… Frida.

— Un joli nom.

— Vous trouvez ?… C’est celui de ma mère qui était allemande… Elle est morte.

— La mienne aussi, avouai-je, comptant que cette similitude dans nos situations la toucherait.

Mais elle garda le silence, et au bout d’un instant je continuai :

— C’est à vous le château ?

— Quel château ?

— Celui que j’ai vu en venant ici.

— Ah ! répondit-elle en riant, Salvanches ?… Non, c’est la maison de mes grand’tantes, Mlles  du Kœler… Je demeure avec elles pendant un voyage que mon père fait en Alsace… Mais d’où vient que vous appelez Salvanches un château ?

— Parce que vous avez l’air d’une princesse, répliquai-je en la regardant avec admiration.

— Vraiment ! s’écria-t-elle, flattée… Et comme la gouvernante avait versé dans nos verres deux doigts de vin mousseux :

— Eh bien ! repartit-elle en levant le sien, la princesse vous commande de boire à sa santé.

Nous trinquâmes et nous vidâmes nos verres en riant. Ce vin pétillant, auquel je n’étais pas habitué, me donna vite une pointe de gaieté et me rendit expansif. Je recommençai plus hardiment mes interrogations :

— Où sommes-nous ici ?

— Chez nos jardiniers.

— Ah !… Et cette vieille femme sans dents, assise à côté de moi tout à l’heure, ne pensez-vous pas qu’elle est une sorcière ?

— Qui ça ? la mère Chiffaudel ?… Par exemple !… C’est la grand’mère du jardinier… Ah çà ! s’exclama-t-elle avec un sourire qui m’enchanta, qu’avez-vous donc à prendre les maisons pour des châteaux, les filles pour des princesses et les jardinières pour des magiciennes ?… Vous êtes drôle tout plein et vous parlez comme dans les contes de fées !

— Vous n’y croyez pas, vous, aux fées ?

Elle secoua sa tête blonde, où le givre fondu avait semé des gouttelettes, et ébaucha une moue pensive :

— J’y crois et je n’y crois pas Un soir, après avoir lu l’Oiseau bleu, je suis allée au bout de notre jardin et j’ai crié : « S’il y a une fée, qu’elle se montre… Une fois, deux fois, trois fois !… » Rien n’est venu. Il est vrai que j’avais tout de même un peu peur et, comme la nuit arrivait, je me suis sauvée sans attendre la réponse… Alors, vous savez, la fée s’est peut-être montrée… après !…

Tandis que nous bavardions tous deux, les autres s’étaient levés de table, et maintenant on se demandait comment on nous logerait, ma bonne et moi.

— Bah ! s’exclama le jardinier, Céline couchera avec ma belle-sœur, et on fera un lit pour le petit monsieur dans la chambre de la grand’mère.

En entendant cette proposition, j’eus une mine si effarouchée que Frida devina ma répugnance :

— Non, déclara-t-elle impérieusement, Raoul logera chez nous cette nuit… N’est-ce pas, Fräulein ? continua-t-elle en s’adressant à son institutrice, je vais le conduire chez mes tantes, c’est convenu !

L’offre m’agréait trop pour que je fisse des cérémonies. Céline elle-même ne formula aucune objection. Elle donna mon paquet de nuit à la gouvernante, m’enveloppa dans mon manteau, m’embrassa en me recommandant d’être sage et me laissa partir en compagnie de la Fräulein et de Frida.

Nous fûmes vite dehors et je revis se dessinant, toute blanche sur les arbres et le ciel, la maison carrée au toit d’ardoises, que je m’obstinais à appeler « le château ».

— Vous comprenez, me chuchotait Frida d’un ton protecteur, tandis que nous cheminions sur le gravier craquant, j’ai deviné que ça ne vous allait pas de coucher dans la chambre de « la sorcière » et j’ai eu pitié de vous… Vous aurez certainement un meilleur lit chez mes tantes…

Quant à moi, j’étais ravi de marcher à côté de la mignonne princesse emmitouflée dans sa palatine de chèvre, et je ne me sentais pas d’aise de coucher dans son château… Toutefois j’abordai le perron avec une vague inquiétude, n’étant pas très rassuré sur l’accueil que me réserveraient les tantes.

Fräulein poussa la porte du vestibule spacieux et glacial où grésillait un lumignon, jetant sa clarté vacillante à travers un halo d’humidité, puis elle nous introduisit dans une grande salle lambrissée de boiseries brunes et insuffisamment éclairée aussi par une lampe au globe dépoli, posée dans le fond, sur un haut guéridon en forme de trépied.

Un détail me frappa tout d’abord : indépendamment de la large cheminée où flambait un feu de souches, la salle était encore chauffée par un massif poêle de faïence qu’on entendait ronfler doucement dans une encoignure. Ce luxe de chauffage, très insolite chez nous, me donna l’idée que j’étais transporté dans un pays étranger et, ce qui compléta cette illusion, ce fut d’entendre la langue gutturale et inconnue dont se servaient pour converser entre elles, les trois personnes qui se mouvaient autour de la lampe.

La plus âgée, assise dans un fauteuil de tapisserie, devant une table à ouvrage où elle était occupée à dévider de gros pelotons de laine bise, avait un embonpoint florissant, un menton massif, des joues couleur de pomme d’api, un front carré sous un bonnet de linge à grands tuyaux d’où sortaient deux étroits bandeaux de cheveux gris. La seconde, lui faisant face, haute, élancée, les yeux voilés par des lunettes aux branches d’argent, tête nue et coiffée d’une barbe de dentelle noire enroulée sur ses cheveux blanchissants, offrait, en maigre, les mêmes traits anguleux et la même lourde carrure du visage. Elle lisait, légèrement penchée, et la lueur de la lampe éclairait nettement son long profil chevalin. Autour d’elles allait et venait une servante déjà mûre, portant sur sa tête le bonnet rond et matelassé des Lorraines allemandes, qui ressemble, vu de derrière, à une galette.

Traîné par Frida, je m’avançais timidement vers ce trio de femmes étranges, et je regardais, effaré, les sombres boiseries où des portraits de famille, solidement accrochés, s’alignaient confusément dans la pénombre, tandis qu’en face, dans une cage en fil de fer, un perroquet assoupi sur une patte se réveillait soudain et nous saluait au passage d’un gloussement pareil au bruit d’une serrure détraquée.

Un tapis tendu sur le carrelage assourdissait nos pas et dans l’air surchauffé flottait une odeur de bière, mêlée à des exhalaisons de pommes cuites au four. — Quand nous émergeâmes de l’obscurité, la grosse dame suspendit le dévidage de son peloton, la liseuse releva la tête et la servante grommela en son patois :

Jésus-Maria-Joseph, was ist es ?

— Friedele, ma mie, dit à son tour la dévideuse avec un fort accent alsacien, qui nous amènes-tu là ?

— Grand’tante Odile, répondit la petite princesse, c’est un garçon qui a soupé avec sa bonne chez les Chiffaudel… Il s’appelle Raoul Laignier.

— Laignier ! murmura la dame aux lunettes, son père n’est-il pas forestier ?

— Oui, madame, répliquai-je à mon tour, papa est inspecteur des forêts.

— Ho ! reprit la grosse dame, et à propos de quoi cette bonne était-elle là ?

— Elle est venue souper avec son schatz, le charbonnier Justin, et comme le papa de Raoul est en voyage, elle a emmené le petit avec elle.

— Hum ! grogna la grand’tante Odile, confiez donc des enfants aux domestiques… Ils sont bien gardés !… Eh ! ajouta-t-elle en s’adressant à sa nièce, que veux-tu que nous fassions avec ce garçon ?

— Il faudrait lui donner un lit chez nous… On voulait le faire coucher dans la chambre de la mère Chiffaudel, ça ne lui allait guère…

— Je comprends, interrompit la liseuse avec un sourire, et alors toi, Frida, tu lui as offert l’hospitalité chez nous ?

— Oui, grand-tante Gertrude.

Les deux tantes se remirent à converser entre elles dans cette langue rauque qui ressemblait à un grimoire, et que je sus plus tard être de l’allemand. Puis elles donnèrent des ordres à la servante, qui alluma un bougeoir et disparut.

Ce dialecte sauvage, la singulière tournure des deux maîtresses du château, l’aspect même de cette grande salle mal éclairée où les portraits avaient l’air de me regarder de travers et où le perroquet, tout à fait réveillé, se dandinait sur ses pattes, en criant lugubrement dans le même patois : « guten Abend ! (Bonsoir), » tout cela me semblait tenir du sortilège. Je comprenais maintenant que Frida, vivant dans l’entourage de ces hétéroclites demoiselles, ne fût pas éloignée de croire, elle aussi, à l’existence des fées. Mais elle était elle-même, à mes yeux, la plus adorable et la plus gentille fée qu’on pût rêver. Dans le sombre et singulier décor de cette haute salle à peine éclairée, sa blanche petite personne apparaissait argentée et vaporeuse comme un rayon de lune. On eût dit que ses pieds chaussés de brodequins bordés de cygne touchaient à peine le sol, et je m’étonnais de ne pas lui voir des ailes aux épaules. Ses fins cheveux d’or pâle, moutonnant et crépelant sur son cou, mettaient une auréole blonde autour de son clair visage, où deux grands yeux luisaient sous un front volontaire, où un sourire à la fois indulgent et dédaigneux retroussait les coins de ses lèvres rouges. Elle se tenait près de moi comme pour me protéger et paraissait amusée et touchée de mon timide embarras.

— Avance un peu ici qu’on te voie, me dit la cadette des demoiselles du Kœler, en rajustant ses bésicles.

Je m’approchai craintivement, et la vieille demoiselle, m’agrippant le bras, me fit tourner sous la lumière de la lampe, en m’examinant des pieds à la tête.

— Il a bonne mine, murmura-t-elle, et promet de ressembler à son père, qui est, ma foi, un fort bel homme… C’eût été dommage de le laisser se morfondre dans le galetas du jardinier. Il a des yeux intelligents… Aimes-tu la lecture, petit ?

— Oui, madame.

— Et que lis-tu chez toi ?

Les Mille et une Nuits, le Cabinet des fées, Huon de Bordeaux…

— Ah ! très bien, continua-t-elle, satisfaite sans doute de mes réponses, demain matin, tu viendras chez moi et, tandis que Frida prendra sa leçon de solfège, je te prêterai un beau livre à images.

Sur ces entrefaites, la servante était rentrée apportant des bougeoirs, et jargonnait en allemand avec l’aînée des tantes.

— Çà, s’écria cette dernière, il est temps de se coucher… Ce garçon a-t-il tout ce qu’il faut pour la nuit ?

— Oui, mademoiselle, répondit l’institutrice, j’ai son paquet…

— En ce cas, au lit et vivement… Quand il sera couché, tu lui donneras un lait de poule !

Frida alla embrasser les deux tantes. Mlle  Gertrude du Kœler, qui décidément semblait me prendre en affection, me dit, après avoir reçu les baisers de sa petite-nièce :

— Allons, petiot, embrasse-moi aussi !…

Je m’exécutai, mais la demoiselle aux lunettes avait un menton légèrement barbu dont les poils me piquèrent les joues, et je ne trouvai, je le confesse, aucun charme à cette accolade. Mlle  Odile se borna à marmonner : « Bonne nuit, mon garçon, dors bien… » Et, sans demander mon reste, je me hâtai de suivre Kathe, la servante, qui avait allumé les bougeoirs. Elle nous précéda dans un large escalier qui montait au premier étage. Quand nous fûmes sur le palier, Frida et sa gouvernante tournèrent à droite et Kathe m’introduisit dans une petite chambre aux rideaux bien clos. Elle me montra le lit dont les couvertures étaient déjà entr’ouvertes et d’où elle retira un moine, au réchaud encore tout brasillant.

— Le lit est bien chaud ; saurez-vous vous déshabiller tout seul, petit monsir ? interrogea-t-elle en son patois.

Sur ma réponse affirmative, elle disparut, puis revint un quart d’heure après avec le lait de poule fumant, et me trouva enfoncé jusqu’au menton dans les draps.

— Maintenant vous devez boire ça, chuchota-t-elle en me tendant la tasse.

J’obéis, j’avalai le lait de poule que je trouvai délicieux, et Kathe emporta mon bougeoir en jargonnant : Gute nacht.

Le lit était imprégné d’une douce chaleur, les draps sentaient la racine d’iris. Je ne tardai pas à m’endormir, mais mon sommeil fut agité par de fantastiques rêves. — Je voyais se mouvoir autour de moi la grand’tante Odile, la mère Chiffaudel et le perroquet échappé de sa cage. La grosse dame au bonnet à tuyaux me criait en me jetant un écheveau de laine entre les mains : « Tu vas m’aider à dévider cette laine… Tâche de t’y prendre adroitement, sinon à chaque fil que tu lâcheras, le perroquet t’appliquera un coup de bec sur les doigts !… » L’écheveau n’en finissait pas et j’avais d’horribles transes de laisser échapper un fil. Pendant ce temps, la mère Chiffaudel me regardait de travers, sa bouche édentée grimaçait un mauvais sourire et le perroquet ricanait du fond de son gosier : « Il va lâcher le fil… Ha ! ha ! ha !… » Tout à coup, Frida descendait de la fenêtre, pareille à un blanc rayon de lune ; elle soufflait sur la laine embrouillée qui se changeait en un écheveau de soie couleur d’or pâle et, tandis que les deux vieilles, avec le perroquet, s’évanouissaient en fumée, j’entendais l’argentine voix de Frida qui murmurait :

« L’écheveau de soie est fait avec mes boucles, et quand il sera entièrement dévidé, nous nous marierons tous les deux… »


IV


Le lendemain, je fus réveillé par le bruit sec d’une clenche de porte discrètement soulevée et, comme à travers les volets percés de trous en forme de cœurs, un jour déjà rose filtrait dans ma chambre, je reconnus Kathe portant sur un plateau les éléments du premier déjeuner. En même temps une appétissante odeur de café au lait et de pain grillé acheva de me rappeler à la réalité.

— Ponchour, dit Kathe, en posant son plateau sur la table de nuit, afez fus pien tormi, petit monsir ?

Elle tira les rideaux, ouvrit la fenêtre, poussa les volets, et je vis que la matinée était déjà avancée. Dans le ciel clair, un pâle soleil commençait à se montrer. Tandis que je savourais le café à la crème et les rôties beurrées, la servante avait été quérir de l’eau chaude et m’indiquait dans son baragouin mi-allemand et mi-français qu’il était temps de me lever. Je ne me fis pas prier ; dès que le plateau fut enlevé, je me jetai à bas du lit et je procédai du mieux que je pus à ma toilette. Cela ne traîna pas ; j’étais habitué à m’habiller seul et j’avais hâte de revoir Frida.

Sitôt vêtu, je me hasardai dehors. Un grêle son d’épinette s’échappait d’une des pièces situées à l’extrémité du couloir. L’émission des notes cristallines était accompagnée par les modulations d’une voix limpide qui solfiait. Je me souvins de l’invitation de Mlle  Gertrude et j’allai heurter à la porte de la chambre d’où s’envolait cette musique matinale.

Herein ! répondit une voix féminine.

Je supposai que cela signifiait : « Entrez ! » Sans plus de cérémonie, je soulevai la clenche et pénétrai dans la pièce.

Un joli feu de bûches de hêtres clairait dans la cheminée. Non loin de la fenêtre et me tournant le dos, Mlle  Gertrude du Kœler, en déshabillé de mérinos bleu ciel, avec sa barbe de dentelles nouée en fanchon, plaquait des accords, tandis que Frida, déjà vêtue de sa robe de flanelle blanche, les cheveux épars sur ses frêles épaules, se tenait debout, en face d’un cahier de musique supporté par un pupitre, et chantait les notes.

Au grincement de la porte sur ses gonds, elles se retournèrent toutes deux, et Frida souriante m’adressa un amical signe de tête.

— C’est toi, petit ! s’écria Mlle  Gertrude, j’espère que tu as bien dormi dans ton grand lit… Maintenant je vais te prêter le livre dont je t’ai parlé.

Elle alla ouvrir une bibliothèque vitrée, y prit un volume in-8o, relié en veau fauve et me le confia. C’était Estelle et Némorin, de M. de Florian, avec de nombreuses estampes hors texte.

— Là poursuivit-elle, assieds-toi sagement sur ce tabouret, près du feu, amuse-toi à lire et ne bouge pas jusqu’à la fin de la leçon…

J’obéis, mais avant d’entamer ma lecture, je regardai curieusement l’intérieur de la chambre. — Elle était gaie, située au midi, tapissée d’un papier grisaille dont les dessins représentaient les fables de La Fontaine. Les rideaux du lit et de la fenêtre, l’étoffe des fauteuils Louis XVI, en toile de Jouy camaïeu, reproduisaient les mêmes sujets que le papier de tenture. La bibliothèque de palissandre, ornée de cuivres, était garnie de livres et de cahiers de musique aux antiques reliures. Sur la tablette de la cheminée, deux vases de fleurs artificielles flanquaient un groupe de faïence peinte, figurant une allégorie des Quatre éléments. La glace encadrée de bois sculpté se terminait par un trumeau où l’on voyait une bergère rose gardant ses moutons, pendant qu’un berger flûtait à côté d’elle, à l’ombre d’un bouquet de saules bleuâtres. Ce décor du temps passé s’harmonisait à merveille avec la musique grêle de l’épinette.

Je m’amusai alors à examiner les estampes d’Estelle et Némorin et à parcourir le texte. En tout autre moment, cette histoire de bergeries sentimentales m’eût certainement charmé ; mais, pour le quart d’heure, j’étais trop préoccupé et je n’apportais à ma lecture qu’une médiocre attention.

J’admirais la grâce de Frida, l’expression sérieuse de son délicat visage ; je me délectais à écouter les notes qui s’envolaient de ses pures lèvres entr’ouvertes, et cela suffisait à me faire oublier l’heure…

Soudain, avec un élan joyeux, la petite princesse vint se poser sur un tabouret voisin du mien. La leçon était finie.

Tout en réchauffant ses doigts à la flamme claire, Frida se retourna vers Mlle  Gertrude encore assise devant le clavier, et lui dit câlinement :

— À présent, grand’tante, toi aussi, chante-nous quelque chose !

La vieille demoiselle, visiblement flattée, prit un cahier de musique, le feuilleta, puis ses doigts agiles, courant sur les touches, modulèrent une naïve ritournelle, et elle soupira d’une voix un peu chevrotante, mais très agréable et très juste :

Cher Valoé, de la plus tendre amante
Viens accomplir, viens couronner les vœux ;
Tu trouveras ma tendresse constante
Et tu liras ton bonheur dans mes yeux,
Et… et tu liras ton bonheur dans mes yeux.

La voix avait des tremblements, des roucoulements de tourterelle. Les sons d’harmonica de l’épinette s’égrenaient légèrement, ajoutant je ne sais quoi d’attendri et de suave à cette poésie fanée du vieux temps. J’éprouvais une secrète langueur à écouter les paroles que je ne comprenais qu’à demi, mais qui me chatouillaient le cœur comme une caresse. Je fermais mes paupières et je m’imaginais que c’était Frida elle-même qui me parlait de sa tendresse, et m’invitait à lire mon bonheur dans ses yeux couleur noisette. Brusquement je rouvrais les miens et je la voyais avec délices sourire, battre des mains et crier :

— Encore, tante, encore !

La vieille demoiselle ne demandait pas mieux. Cette musique d’autrefois lui rappelait sans doute le temps de sa jeunesse ; les saisons où, comme Frida, elle avait eu des cheveux blonds et porté des robes blanches. Elle défilait pour nous, ainsi qu’un précieux chapelet de souvenirs, les romances sentimentales, les airs d’opéra qui avaient été en vogue quarante années auparavant :

Puis il me prend la main, il me la presse
Avec tant et tant de tendresse…

Ou bien :

Dans un amoureux délire
Un berger tendre et discret
Chantait ainsi son martyre
Aux échos de la forêt…

Chacun de ces airs était résonnant de mots d’amour. La musique me montait à la tête, elle me grisait. Dans mon imagination surexcitée, je voyais le décor suranné de la chambre rajeunir, refleurir ; je croyais entendre soupirer la flûte du galant berger assis sous les saules bleuâtres du trumeau ; il me semblait que la bergère avait les mêmes regards printaniers que Frida et se confondait avec elle…

Je serais longtemps resté sous le charme de ce rêve, si Kathe, entrant tout à coup, n’avait annoncé que le dîner était sur la table. — Les heures matinales avaient passé comme un vol d’hirondelle, et quand nous nous levâmes tous trois pour descendre à la salle à manger, nous nous aperçûmes seulement de la fuite du temps, en entendant au loin le beffroi de la Grosse Horloge sonner midi.

La nappe était mise dans la salle aux boiseries brunes où j’avais été introduit la veille, et qui servait de réfectoire et de parloir. Le soleil de décembre, filtrant à travers les vitres engivrées, changeait l’aspect de cette pièce qui, le soir, m’avait paru si rébarbative. Sous la lumière de midi, le perroquet, épluchant des graines de chènevis dans sa cage ronde, me sembla presque aimable et bon enfant. Mlle  Odile du Kœler elle-même avait une mine moins autoritaire, plus épanouie. Quand nous fûmes attablés, elle se tint un moment debout et récita en français une sorte de bénédicité, puis, soulevant le couvercle de la soupière fumante, distribua à la ronde des assiettées d’un potage qui exhalait une forte odeur de cannelle.

Le menu était copieux, mais les plats qui le composaient avaient tous un caractère d’étrangeté qui déroutait mon appétit. La choucroute garnie de petites saucisses très aromatisées, les Knœpfle nageant dans une sauce blanche, le jambon aux confitures, étaient pour moi des mets quasi inconnus et auxquels je ne touchais qu’avec une craintive prévention. J’étais, du reste, seul de mon avis, car Frida et les deux maîtresses du logis dégustaient de bon cœur cette cuisine alsacienne qui leur paraissait très savoureuse.

Ces demoiselles du Kœler étaient, en effet, originaires de la Basse-Alsace. Leur frère, le grand-père de Frida, avait jadis occupé dans notre ville une haute position administrative et elles étaient venues se fixer près de lui. Après sa mort, elles avaient continué d’habiter avec leur neveu la maison de Salvanches, où elles avaient importé les habitudes et les façons de vivre de leur province. Frida, élevée par elles, partageait naturellement leurs goûts et s’étonnait de me voir si médiocrement alléché par la cuisine de ses tantes.

— Vous n’avez donc pas faim ? me disait-elle ; ne faites pas la petite bouche… C’est très bon, ce qu’on nous sert !

Alors, pour ne pas lui déplaire et ne pas déchoir dans son estime, je m’efforçais d’avaler ce qu’on mettait dans mon assiette, mais je mangeais sans enthousiasme. Au dessert, heureusement, une tarte à la confiture de couetsche me réconcilia avec le menu. Un vin blanc dont on l’arrosait et qui sentait la pierre à fusil remplaça avantageusement la bière et me délia la langue.

Néanmoins, ma satisfaction ne fut complète que lorsqu’on se leva de table et quand la grand’tante Odile nous dit de sa grosse voix gutturale :

— Maintenant, enfants, je vous donne campos… Couvrez-vous chaudement et allez vous promener au jardin…

J’endossai mon manteau, Frida s’emmitoufla dans sa palatine de chèvre mouflue, et nous voilà partis.

Au dehors, le soleil luisait clair, mais n’avait pas assez de chaleur pour fondre le givre des pelouses. La terre résonnait sous nos pieds et, à l’exception de quelques touffes de roses de Noël, les plates-bandes gelées étaient absolument nues. Parmi les parterres, on ne voyait que des rosiers engainés dans de la paille, et des squelettes d’arbustes poudrés à blanc. Nous n’en flânions pas moins gaiement au long des allées bordées de buis. Nous poussâmes ainsi jusqu’à un espace complètement boisé, où des arbres de haute futaie dressaient haut dans l’air leurs troncs sveltes et leurs branches moussues. Ce bois, au sol tapissé de lierre et de pervenche, se prolongeait jusqu’aux limites de la propriété, qu’enceignait un vieux mur ventru et menaçant ruine. Même un pan de cette enceinte s’était depuis peu éboulé ; par-dessus les pierres croulantes on distinguait un sentier qui longeait la muraille à l’extérieur et dévalait parmi des vignes.

— Vous n’avez pas peur que des brigands entrent chez vous par cette trouée ? dis-je à Frida.

— D’abord, répliqua-t-elle d’un petit air brave, il n’y a plus de brigands, et puis nous avons des chiens qui font bonne garde la nuit.

Cette réponse et cette mine décidée la grandirent encore à mes yeux, et je la contemplai avec admiration, tandis que, me précédant, elle continuait à s’enfoncer sous bois. Nous arrivâmes à un rond-point formé par un cordon de robustes platanes, dont l’écorce lisse, s’enlevant par plaques, apparaissait tantôt grise et tantôt verdâtre, comme une peau de serpent. Au centre, s’élevait la vasque d’une fontaine tarie avec, au milieu, une statue de pierre représentant une nymphe en train de répandre l’eau de son urne. Cette eau ne coulait plus, mais de minces stalactites de glace brillaient, suspendues aux lèvres du vase et aux doigts de la naïade.

— Ce rond-point, reprit Frida, est ma promenade favorite… C’est ici que j’ai appelé par trois fois la fée et qu’elle ne m’a point répondu… Essayez à votre tour, vous aurez peut-être plus de chance…

Elle s’était appuyée au bord de la vasque et sa gracile forme blanche se détachait finement sur la maçonnerie verdie de la fontaine. Les branches entre-croisées des platanes secouaient de neigeuses poussières de givre sur ses cheveux moutonnants et jusque sur ses longs cils, entre lesquels luisaient étrangement ses yeux noisette. Elle était si jolie ainsi et si attirante que je fus complètement fasciné et que je m’écriai en m’approchant d’elle :

— C’est vous qui êtes la fée, et je n’ai pas besoin d’en appeler une autre !…

Je lui pris la main et je la pressai, comme dans la romance de Mlle  Gertrude du Kœler, « avec tant et tant de tendresse » que la chaleur de mon étreinte devint communicative. Transies tout à l’heure par la bise, nos deux mains brûlaient. Nous demeurâmes un bon moment en face l’un de l’autre, silencieux et souriants. Puis les doigts de Frida serrèrent plus étroitement les miens :

— Vite, dit-elle en m’entraînant, sauvons-nous !…

Et sans savoir pourquoi, sans nous expliquer notre trouble, nous nous enfuîmes tous deux par une allée droite qui nous conduisit hors du bois.

Frida ne s’arrêta que lorsque nous eûmes atteint une autre partie du jardin, où scintillait au soleil une vaste serre vitrée. Elle entre-bailla la porte :

— Venez, murmura-t-elle, je vais vous montrer nos fleurs.

Dès que j’eus pénétré sous le spacieux vitrage d’où tombait un jour blanc, je fus enveloppé par une moite touffeur. De chaque côté, sur des gradins, s’étageaient des quantités de plantes qui m’étaient presque toutes inconnues. Des palmiers nains y étalaient leurs tiges en éventail ; des orangers y portaient à la fois des fleurs et des fruits verts. Des héliotropes au parfum de vanille et des roses jaunes s’y épanouissaient, sans paraître se douter qu’au dehors il gelait à pierre fendre. Frida me guidait à travers l’étroit sentier ménagé entre les gradins verdoyants. Toute fière de sa science, elle me nommait les plantes que je ne connaissais pas :

— Celle-ci, avec ses longs cornets blancs, s’appelle le datura… N’y touchez pas, c’est du poison !… Là-bas, celle qui fleurit toute rose parmi des épines est un cactus… Voici du myrte et voici la sensitive… Regardez !

Elle toucha du bout des doigts les nœuds de la plante, et lentement les feuilles ailées s’abaissèrent, puis se collèrent le long de la tige. J’ouvrais de grands yeux et plus que jamais je recommençais à croire à son pouvoir féerique.

À l’extrémité de la serre, des arbustes et des lianes grimpantes formaient une sorte de niche entièrement garnie à l’intérieur d’un gazon de capillaires et de saxifrages, au-dessus, de nombreux pots de cyclamens laissaient pendre leurs fleurs roses ou carminées, pareilles à des capuces retroussées.

D’un bond, Frida se blottit dans cette niche capitonnée de verdure, d’où sa neigeuse blancheur apparaissait plus éclatante encore. Entre ses cils, elle me coula un ensorcelant regard, puis, avec un sourire de reine et un impératif geste du doigt, elle murmura en me montrant le sable fin qui s’étendait à ses pieds :

— Mettez-vous là !

Docile je m’y agenouillai, tourné vers elle comme vers une idole qu’on adore. Je perdais peu à peu la notion de la réalité. Les odeurs suaves ou capiteuses dont l’air chaud de la serre était imprégné me montaient au cerveau et me grisaient. Sous cette influence, l’amoureuse musique et les douces paroles que j’avais entendues le matin me revenaient en mémoire et se confondaient avec l’haleine des fleurs que je respirais. Mes yeux se fixaient sur la délicate figure de Frida et ne pouvaient s’en détacher. Un mélange d’adoration et de tendresse inclina ma tête alourdie et je la posai dévotement sur les genoux de la mignonne princesse, en bégayant :

— Frida, je vous aime… Je vous aimerai toujours !… Voulez-vous ?

Sa main effleura mes cheveux, et elle répondit gravement :

— Je veux bien… Vous serez mon bon ami, comme Justin est le Schatz de votre Céline…

J’éprouvais une ineffable joie à sentir ses doigts caressants sur mes cheveux, et je ne bougeais plus… Mon extase durait depuis une minute, lorsque j’en fus brutalement tiré par les sons gutturaux d’une voix revêche qui partait de l’autre bout de la serre, et, en me retournant, j’aperçus dans la pénombre la forme anguleuse de Fraulein :

— Frida, criait-elle, voilà un quart d’heure que je vous cherche !… Que faites-vous ici ?… Vous savez bien que c’est défendu… D’ailleurs, ce petit garçon n’est pas une société pour vous, et vous avez encore toutes vos leçons à apprendre !

Elle s’était rapprochée, et Frida, tout en rechignant, était sortie de sa niche. Fraulein la fit passer devant, sortit de la serre, et je les suivis piteusement. Dans le trajet, je fus fort étonné de voir que le jour baissait déjà. Comme le temps avait rapidement marché !… Dans le vestibule, je trouvai sur une banquette Céline qui m’attendait. Je voulais m’élancer vers Frida pour lui dire adieu, mais l’intraitable gouvernante la poussait déjà vers une pièce qui servait de salle d’étude et, pendant que la porte s’ouvrait et se refermait impitoyablement, j’eus à peine le temps d’entrevoir la blanche forme et les boucles blondes de ma mignonne amie.

Comme compensation, Céline m’emmena dans la salle à manger, où je devais remercier les demoiselles du Kœler de leur hospitalité. Les deux vieilles filles, assises à leur place préférée, vaquaient aux mêmes occupations que la veille : Mlle  Odile dévidait ses éternels pelotons et Mlle  Gertrude lisait près de la lampe déjà allumée.

— Allons, dit l’aînée, bonsoir, mon garçon, sois sage…

— Au revoir, petit, ajouta Gertrude en me donnant une tape sur la joue, continue de bien lire et fais nos compliments à ton père…

Kathe remit à Céline mon paquet de nuit. Du fond de sa cage, le perroquet me salua de son rauque guten Abend, puis, après une dernière révérence, nous quittâmes la salle à manger. En traversant le vestibule, je jetai un regard contristé vers la porte de l’étude, de l’autre côté de laquelle j’entendais Fraulein baragouiner une leçon d’allemand… Et ce fut fini. — Quelques minutes après, nous cheminions vers la grille, et je me retournais une dernière fois pour contempler le château poudré de givre où demeurait Frida.

Cette fois, nous ne redescendîmes pas seuls. Justin, l’ogre aux dents blanches, nous escortait. Il donnait le bras à ma bonne, et je remarquai que lorsque nous passions par des endroits plus enveloppés d’obscurité, il appliquait de furtifs baisers sur les joues de Céline, qui ne semblait nullement s’en formaliser. Moi non plus, du reste. Ma tendresse pour Frida me rendait indulgent, et même, en entendant susurrer les baisers du charbonnier, le regret me prenait, de n’avoir pas profité de la solitude de la serre pour embrasser la petite princesse.

Justin nous quitta seulement près de notre maison, que nous retrouvâmes aussi tranquille et bien close que lors de notre départ.

— Tu sais, me recommanda encore Céline en allumant son bougeoir, pas un mot à ton père !… Nous serions grondés tous deux et je risquerais d’être mise à la porte…


V


À mesure que nous avançons en âge, nous désapprenons à lire dans l’âme des enfants. C’est pourquoi les parents, pour la plupart, ne semblent nullement se douter que leurs garçonnets ou leurs fillettes éprouvent à l’état rudimentaire les désirs et les sentiments amoureux qui agitent les grandes personnes. Ils n’auraient cependant, pour se rendre compte de l’état psychologique de leur progéniture, qu’à se rappeler ce qu’ils sentaient eux-mêmes dès leur dixième année. Mais voilà… Nous sommes tous enclins à penser que nous étions des créatures d’exception et que ce qui nous arrivait ne peut arriver à d’autres. Tout au plus, si parfois les papas et les mamans, s’apercevant de quelque passionnette éclose dans le cœur du petit monde, ils se bornent à en rire et à traiter la chose d’enfantillage. — Pour les enfants, il n’y a point d’enfantillage. — Leurs rêves, leurs tentations, leurs peines ou leurs plaisirs sont aussi sérieux que les nôtres et prennent, à leurs yeux, une importance aussi capitale que nos propres émotions.

J’étais rentré chez nous très amoureux de Frida. La mignonne nièce des demoiselles du Kœler occupait despotiquement ma pensée. Sa blanche image me hantait du matin au soir. Mon amour, à la vérité, s’alimentait pour une bonne part des ressouvenirs de mes lectures, et l’imagination y jouait son rôle. Mais ce n’était point uniquement un amour de tête ; il y entrait d’autres éléments. Frida m’avait séduit non seulement par la façon toute romanesque dont j’avais fait sa connaissance, mais aussi par la joliesse de son visage, la grâce de ses manières, l’éclat souriant de ses yeux. Tout en restant très chaste, ma tendresse n’était pas exempte d’une inconsciente sensualité. J’étais hanté par un confus désir de la serrer dans mes bras et de poser mes lèvres sur ses joues d’un rose pâle, pareilles à des fleurs d’églantier.

Troublé comme je l’étais par ces émotions toutes neuves, on se figure aisément que je n’apportai le lendemain qu’une attention médiocre à la leçon de M. Berloquin.

Cet homme pieux et rogue, aux mâchoires massives, aux yeux ronds et durs comme des billes, arriva ponctuellement à une heure de relevée, engainé dans une longue lévite râpée, et boutonné jusqu’au menton dans un gilet noir saupoudré de tabac à priser. Il s’assit carrément dans un fauteuil de paille, après avoir soigneusement écarté ses pans et remonté son pantalon à l’endroit des genoux ; puis, prenant un des livres déposés sur la table, il m’annonça que nous commencerions par une dictée et se mit à psalmodier d’un ton de prédicateur :

« Calypso ne pouvait se consoler du départ d’Ulysse. Dans sa douleur elle se trouvait malheureuse d’être immortelle… Elle se promenait souvent seule sur les gazons fleuris dont un printemps éternel bordait son île ; mais ces beaux lieux, loin de modérer sa douleur, ne faisaient que lui rappeler le triste souvenir d’Ulysse, qu’elle y avait vu tant de fois auprès d’elle, etc. »

Immédiatement, le début de ce morceau me frappa par son analogie avec ma situation. Moi aussi, comme Calypso, je ne pouvais me consoler d’avoir perdu Frida et, insensiblement, tandis que M. Berloquin continuait d’un ton pompeux sa dictée, je revoyais en imagination « les beaux lieux » que j’avais parcourus avec ma petite amie : — le château constellé de givre, le rond-point des platanes avec la statue de la nymphe, la serre où fleurissaient des orangers et des héliotropes… Je m’inquiétais beaucoup moins du texte de Télémaque que du charme à la fois doux et amer de mes souvenirs, et lorsque M. Berloquin proclama de sa voix de chantre : « Un point c’est tout, » j’en étais encore pour mon compte à me remémorer la niche où Frida, blottie dans la verdure, avait écouté ma déclaration d’amour.

— Donnez-moi votre page, continua mon sévère Mentor, je la corrigerai tout à l’heure… Passons à la grammaire latine et déclinez-moi musca, la mouche.

Je m’exécutai, et étant arrivé sans trop broncher à l’ablatif pluriel : « muscis, de ou par les mouches », je demandai tout à coup :

— Monsieur Berloquin, est-ce qu’en latin les noms propres aussi se déclinent ?

— Certainement… On dit : Roma, Romæ, Romam. À propos de quoi cette question ?

— Est-ce que, par exemple, je pourrais décliner Frida ?

Frida !… Connais pas, ce n’est point un nom chrétien… Où prenez-vous Frida ?

— C’est le nom d’une fée, répliquai-je.

— Taisez-vous, vous êtes un sot !

M. Berloquin prononçait « sott »… Me voyant ainsi rabroué, j’allais protester avec indignation, quand mon professeur reprit, en jetant un coup d’œil sur ma page :

— Corrigeons la dictée… Elle est bien mal écrite… Voyons, voyons… hein ! qu’est-ce que cela signifie ? « Elle se promenait souvent seule sous les platanes et au fond de la serre ; mais ces beaux lieux ne faisaient que lui rappeler le souvenir de Frida… » Encore cette Frida !… Rêvez-vous ou vous moquez-vous de moi ?…

J’étais devenu rouge comme une pivoine et je courbais la tête. En effet, ma plume avait fourché et, au lieu d’écouter M. Berloquin, j’avais transcrit sur le papier mes propres impressions. Le colérique professeur asséna un coup de poing sur la table :

— Et par-dessus le marché, ça fourmille de fautes… Platanes avec deux n, serre avec un seul r… C’est le comble de l’abomination !… Pour votre punition, vous me conjuguerez le verbe : « Je n’écoute pas avec une attention suffisante la dictée de mon professeur… » Assez pour aujourd’hui… Je m’en vais fort mécontent…

Et comme Céline entrait, il ajouta :

— M. Raoul est puni ; sa dictée est infecte… Qu’est-ce que cette Frida dont il me rebat les oreilles ?

— Frida ! répondit innocemment Céline, c’est la petite-nièce des demoiselles du Kœler.

Le pudibond M. Berloquin me lança un regard scandalisé :

— Une jeune fille ?… Il ne manquait plus que ça !… Quand M. Laignier sera de retour, je l’édifierai sur la conduite de son fils…

Là-dessus il empoigna ses livres, enfonça jusque sur ses oreilles son chapeau haute forme, et sortit en claquant la porte.

— Mon Dieu, Seigneur ! s’écria Céline, ce vilain soupe-tout-seul de Berloquin est capable de tout raconter à ton père !… Nous voilà propres !…

— Bah ! répliquai-je, papa ne reviendra pas avant samedi, et d’ici là le vieux Berloquin aura tout oublié… Est-ce que nous ne pourrions pas retourner jeudi au château des demoiselles du Kœler, dis, Céline ?…

— Nenni, petiot… C’est assez d’une fois, et je ne veux pas me faire sabouler… D’ailleurs, on ne nous a pas invités…

C’était vrai ; ni la grand’tante Odile, ni même Mlle  Gertrude ne m’avaient engagé à revenir. D’après ce qu’il me semblait, la Fraulein se méfiant de moi, il y avait des chances pour qu’on ne me permît pas de revoir Frida, et cette idée-là me désolait.

Devenu très mélancolique, j’allai méditer sur mon triste sort dans un galetas de notre grenier, que Céline avait baptisé du nom de « capharnaüm » parce qu’il servait à recueillir tous les débarras de la maison. On y reléguait les malles vides, les meubles éclopés ou hors d’usage. Il y avait de tout dans ce capharnaüm : — portraits d’ancêtres aux toiles crevées, fauteuils à l’étoffe éraillée, bouquins dépareillés, et jusqu’à une guitare sans cordes, ayant appartenu à ma grand’mère.

C’était là que je me réfugiais aux heures de loisir et que je lisais les romans de chevalerie dénichés au fond d’une poudreuse armoire. Je m’y étais ménagé près de la croisée une sorte de retrait masqué par un pan de vieille tapisserie. J’y avais installé un tabouret, une table boiteuse, et je l’avais décoré à ma façon avec des images d’Épinal, des nids d’oiseaux trouvés dans le jardin, un carquois et des flèches de sauvages rapportés jadis par un oncle qui avait été « aux Îles ». Je me plaisais fort en ce recoin ignoré où personne ne venait me déranger. Par les vitres irisées de la fenêtre, on apercevait un coteau de vignes et les maisons en amphithéâtre de la ville haute. Les cris de la rue n’y montaient que comme des voix de rêve ; mais on y entendait nettement les musicales sonneries des cloches et, pendant la belle saison, le gazouillis des hirondelles. On y percevait aussi d’autres bruits mystérieux — craquements de boiseries, tactac d’insectes dans les meubles vermoulus, — qui me donnaient une légère chair de poule, tout en satisfaisant mon goût pour le merveilleux et l’inexpliqué.

Là, je me forgeais des romans où je jouais le principal rôle, et qui, pour moi, prenaient le relief et la couleur de la réalité ; là, je célébrais en l’honneur des fées et des divinités inconnues des cérémonies religieuses de mon invention. Je recueillais dans une soucoupe les larmes de résine qui s’agglutinaient à l’écorce des sapins, je les faisais brûler en guise d’encens et, tandis que la fumée aromatique montait en bleues spirales dans le capharnaüm, je psalmodiais gravement de cabalistiques formules d’évocation.

Désormais Frida devint l’unique fée honorée dans mon sanctuaire, et l’encens ramassé sur les épicéas du jardin ne brûla plus que pour elle. Par les vitres brouillées, je contemplais les profils aigus des maisons de la ville haute ; je me disais que, par delà ces toitures, tout là-bas, près de la lisière des bois, s’élevait la demeure de Frida, et des soupirs gonflaient ma poitrine à la crainte de ne plus la revoir. Je me la représentais comme une princesse enchantée en son château et je ne pouvais me résigner à languir loin de la dame de mes pensées.

Quel biais trouver pour entrer de nouveau en communication avec elle ? Sonner à la grille de Salvanches, me faufiler dans le vestibule et pénétrer dans le parloir des grand’tantes ?… C’était risquer de me faire mettre honteusement à la porte… Peu à peu, à force de ruminer, je songeai à la brèche existant dans le mur éboulé du parc. N’y avait-il pas moyen d’escalader les pierres croulantes, de pousser jusqu’au rond-point et d’y guetter la venue de Frida ? Oui, mais il pouvait arriver que, précisément ce jour-là, elle ne vînt pas s’y promener ?… En ce cas, ne serait-il pas préférable de l’informer de ma tentative, par une lettre que je déposerais aux pieds de la statue et qui lui sauterait aux yeux lors de sa première sortie ?…

Cet expédient me sembla admirable et je résolus sur-le-champ de mettre mon projet à exécution.

Je courus quérir une plume et de l’encre. En passant, je chipai dans le cabinet de mon père un élégant cahier de papier à lettre et je remontai, plein de feu, dans le capharnaüm. Je ne cherchai pas longtemps ce que je dirais à ma petite amie. Je me laissai aller à mon inspiration et j’écrivis ingénument ce que me dictait mon cœur. — Bien des saisons se sont succédé depuis ce jour d’hiver, et pourtant je me rappelle presque mot pour mot le contenu de ma lettre. J’en retrouve le texte au fond de ma mémoire, comme on retrouve après de longues années, dans les pages d’un dictionnaire, une fleur amincie et frêle, mais gardant encore sa grâce et ses couleurs primitives. Voici à peu près ce que j’écrivais :

Je relus ma lettre avec une certaine satisfaction. En ce temps-là, on ne se servait pas encore d’enveloppes ; je la pliai donc du mieux que je pus, je la fermai d’un joli pain à cacheter gommé et j’écrivis la suscription :

Le lendemain était un jeudi, jour où Berloquin ne venait pas à la maison. Après déjeuner, comme je ne me gênais pas avec Céline, je profitai de ce qu’elle était affairée à un savonnage pour exécuter la fugue que j’avais méditée. Ayant ma lettre en poche, je m’esquivai par le jardin et je pris lestement la direction de la ville haute.

Le temps froid continuait, le ciel était voilé et la terre gelée sonnait sous le pied. Je me souvenais parfaitement du chemin. Je gravis la côte des Prêtres, qu’un ancien mur à hauteur d’appui séparait des faubourgs et où le grincement des métiers à tisser stridait dans les caves des logis attenant au collège, puis j’enfilai la venelle bordée de jardins, où j’avais eu si peur ; j’atteignis bientôt la montée du Jard et le plateau où j’aperçus, toute blanche de frimas sur le fond violacé des arbres, la toiture aiguë de Salvanches. Là, au lieu de m’arrêter à la grille, je longeai vivement le mur de clôture.

Mon cœur commençait à battre la chamade, car je craignais de ne plus retrouver l’endroit où un éboulement permettait de pénétrer dans le parc, et puis je me demandais si, une fois entré, je ne me heurterais pas à quelque fâcheux. Néanmoins, tout alla bien. Au bout d’une centaine de pas je découvris l’ouverture de la brèche. Étant agile comme un chat, j’eus vite escaladé les pierres croulantes et je m’enfonçai, très ému, dans le fourré. Tout était silencieux et je gagnai sans encombre l’éclaircie formée par les platanes du rond-point.

La clairière jonchée de feuilles givreuses était absolument déserte. Sur les fonds plus sombres du taillis, les platanes détachaient nettement la colonnade circulaire de leurs fûts d’un gris verdâtre. Au milieu, la vasque arrondissait ses bords moussus et, sur son socle, la statue semblait grelotter sous les glaçons en stalactites qui pendaient le long de ses bras.

Caché derrière un arbre et tout frissonnant, j’attendis un bon quart d’heure, espérant toujours que Frida se montrerait à l’extrémité de l’allée. Mais rien ne bougeait. Tout au loin, par une échappée, je voyais un bout de la toiture du château, où une cheminée laissait échapper une fumée bleue que le vent chassait follement. Je réfléchis que c’était l’heure où la petite princesse répétait ses leçons avec Fraulein, et, craignant quelque surprise, je me décidai à tirer la lettre de ma poche et à m’approcher de la fontaine. Je déposai mon épître, bien en vue, aux pieds de la nymphe. Puis, ayant tout-à-coup conscience de l’audace de mon expédition, et pris d’une panique, je me sauvai à toutes jambes et je franchis de nouveau la brèche. Mais, cette fois, je n’osai pas m’aventurer du côté de la grille, et je redescendis par un étroit sentier qui zigzaguait entre les vignes.


VI


Tandis que je regagnais la ville basse par ce capricieux sentier qui dévalait à travers les vignes de Polval, le ciel s’était, petit à petit, plafonné de nuées grises. Un vent de bise s’élevait du côté des Vaux de Naives ; de légers duvets de neige commencèrent à tournoyer dans l’air glacé. Ce fut d’abord comme un timide vol de mouches, puis les flocons devinrent plus drus, plus épais, et, en quelques instants, la terre rouge des vignobles fut saupoudrée d’une fine poussière de sucre. Moi-même, je me vis en un clin d’œil tout moucheté de blanc, et ce brusque trouble atmosphérique commença de me tourmenter.

Par ce mauvais temps, il était peu probable que Frida songeât à se promener dans le jardin, et alors qu’allait-il advenir de ma pauvre lettre ?… Si la neige tombait longtemps avec la même violence, mon billet doux risquait fort d’être enseveli sous une couche glacée, et, si le dégel survenait, l’eau n’en ferait qu’une lamentable bouillie. Ces craintes me tracassaient cruellement, elles m’empêchaient de m’émouvoir du piteux état de ma veste, blanche de frimas, et de m’apercevoir de la longueur du chemin. Je pus néanmoins rentrer chez nous avant la nuit. Je me faufilai en tapinois, par le jardin, jusque dans le vestibule, où je constatai que Céline, toujours affairée au fond de sa cuisine, continuait de frotter son linge, en accompagnant chaque coup de savon d’un refrain de son village qu’elle chantait à gorge déployée :

Le mariage est doux comme une fleur nouvelle,
Le mariage est doux,
Filles, mariez-vous…

Je profitai du bruit de la chanson pour monter sans être entendu dans ma chambre, y changer de chaussures, éponger ma veste avec une serviette, et je redescendis d’un air innocent achever de me sécher à la chaleur du poêle. Mais en dépit de ma mine tranquille et reposée, je ne laissais pas d’être fort inquiet en dedans.

Plus je méditais sur mon audacieuse expédition, plus j’en appréhendais les suites. Le soir, après avoir avalé silencieusement mon souper, je ne prêtai qu’une oreille distraite aux propos de ma bonne et j’écoutai impatiemment les contes dont elle avait coutume de charmer ma veillée. J’avais hâte de me coucher, et, dès que je fus au lit, impossible de m’endormir.

Je ne pensais qu’à ma lettre exposée aux intempéries de la saison. Même, après m’être retourné en tous sens dans mes draps, je me levai ; j’allai, pieds nus, soulever le rideau de ma fenêtre et regarder le temps qu’il faisait. Je vis avec joie que la neige avait cessé de tomber.

Le ciel s’était éclairci, la lune semblait courir à travers les nuages pommelés. Ce rassérénement nocturne calma la fièvre qui m’énervait. Je me dis que le vent avait dû émietter la neige, et que d’ailleurs mon épître, posée sur le socle de la statue, était bienveillamment protégée par la nymphe elle-même, dont l’urne en surplomb formait un abri suffisant. Rassuré sur ce point, je retournai dans mon lit, et, réchauffant mes pieds à la boule, je finis par me plonger dans un bon bain de sommeil.


Le lendemain était le jour de la leçon de M. Berloquin. Il arriva tout hérissé de chiffres ; pendant deux heures fastidieuses nous étudiâmes à fond la règle de trois simple et composée. Comme mon escapade de la veille me laissait au fond de la conscience un vague remords, je résolus par manière de compensation de me montrer fort appliqué, et j’y réussis. Même, je vins à bout d’un problème dont le seul énoncé m’avait d’abord rempli de terreur : « Trois ouvriers creusent ensemble un puits ; le premier enlève deux mètres cubes de terre par jour ; le second, trois ; le troisième, quatre ; déterminer en combien de jours ils auront fini leur besogne, sachant que le puits doit avoir quarante-quatre mètres cubes de profondeur. » M. Berloquin en fut si satisfait qu’il oublia de me reparler de mes distractions du mardi, et me gratifia d’un bon point.

Le samedi, mon père revint de Paris. Il paraissait content de son voyage et m’embrassa tendrement. Je lui exhibai mon bon point, et comme Céline, d’autre part, jurait ses grands dieux qu’en son absence je m’étais comporté fort sagement, il tira de sa valise la Jérusalem délivrée, qu’il m’avait rapportée en guise de cadeau, connaissant mon goût pour les livres de chevalerie. En d’autres circonstances, le don de ce volume, depuis longtemps convoité, m’eût comblé de joie ; mais j’avais la tête trop occupée de Frida et de l’accueil que recevrait ma lettre, pour penser à la lecture. J’eus beau feindre de feuilleter avec enthousiasme l’ouvrage illustré de curieuses gravures sur bois, le cœur n’y était plus. Entre chaque feuillet, le mignon visage de la petite « princesse » de Salvanches s’interposait et sa séduisante image éclipsait toutes celles des héros et des héroïnes du Tasse. Les journées qui me séparaient de la date assignée pour mon rendez-vous se traînaient péniblement. J’aurais voulu les supprimer, les voir tomber l’une sur l’autre en un moment comme des capucins de cartes, et toucher sans transition à la matinée de jeudi.

Ce matin tant désiré arriva enfin. Dans l’intervalle, le temps s’était radouci, et un lent dégel avait ramolli la terre. Il faisait un temps gris, doucement voilé, et l’air moite avait des tiédeurs de printemps. Après la hâte avec laquelle j’avais appelé l’apparition de ce jeudi, j’aurais dû me sentir le cœur plein d’allégresse. Il n’en fut rien. J’étais agité au contraire d’un renouveau d’inquiétude. D’abord je ne savais trop comment je pourrais échapper à la double surveillance de mon père et de Céline ; la crainte d’être retenu au logis me causait des picotements aux tempes et dans la poitrine. Puis je me demandais avec une pénible incertitude si, là-bas, à Salvanches, les choses avaient marché au gré de mon imagination ; si Frida était venue au rond-point des platanes, si elle y avait trouvé ma lettre, et ce qui s’ensuivrait. Cette façon de correspondre avec elle, qui m’avait premièrement paru si ingénieuse, me semblait, maintenant, aussi périlleuse que chimérique. Après avoir souhaité que les heures eussent la fugace brièveté des étincelles qui pétillaient dans la cheminée, j’aurais voulu démesurément allonger celles qui me séparaient de l’après-midi.

Heureusement, le destin se montra clément en aplanissant la principale difficulté. Mon père, séduit probablement par la douceur insolite de cette journée de décembre, annonça, dès le premier déjeuner, qu’il partirait en forêt et s’arrangerait pour dîner dans une auberge située à proximité des bois de Savonnières. Je mangeai donc seul à midi, et ma dernière bouchée avalée, tandis que Céline rangeait la vaisselle, je pus m’esquiver sans être aperçu.

L’après-dîner était à souhait. De plus en plus, les nuées s’entr’ouvraient, montrant des coins de bleu ; par les interstices des nuages, de brèves et pâles soleillées faisaient miroiter les ornières des chemins boueux ; les vignes, où des ceps noueux et noirs se tordaient ; les vergers déserts, où les arbres fruitiers emmêlaient leurs branches fines et nues ; les friches lointaines, que les bois couronnaient de massifs violets. Comme j’avais une bonne heure devant moi, je ne me pressais point, et j’avais pris le chemin le plus long, afin de déboucher tout droit sur la brèche pratiquée dans le mur de Salvanches.

J’escaladais les pentes raides des vignes de Polval, je m’attardais au bord des lisières où les ellébores étalaient déjà leurs inflorescences jaunâtres.

De loin en loin, des saulaies et des bouquets de bouleaux rompaient l’onduleuse monotonie de la friche. D’un vol agile, des pies aux longues queues blanches et noires passaient au-dessus de ces îlots d’arbres et filaient silencieusement dans la direction du bois. L’air était si tiède que la vapeur se condensait en gouttelettes le long de l’écorce des saules. Cette douceur fondante donnait l’illusion du mois d’avril, et, involontairement, je cherchais au pied des buissons si des violettes n’y poussaient pas déjà. Cette fausse apparence printanière exerçait son influence sur ma propre personne. Je sentais comme une sève plus chaude circuler dans mes veines, et l’espérance de revoir bientôt Frida germait plus vertement dans mon cœur. Par ce temps clair et souriant, elle n’hésiterait pas à sortir et à se rendre au rond-point des platanes. L’espoir qui, le matin encore, m’avait paru chimérique prenait maintenant la solidité d’une certitude, et je marchais d’un pas plus ferme vers le sentier des vignes.

Brusquement, à un détour du chemin, je vis s’ouvrir devant moi la brèche pratiquée dans le mur et à demi dissimulée par des buissons de coudriers. Mon cœur se mit à battre ; je franchis avec précaution les pierres éboulées, et je pénétrai hardiment dans le parc assoupi.

Du fourré où je me trouvais, je ne pouvais encore distinguer ni les platanes ni la statue qui en décorait le centre, mais je savais qu’une cinquantaine de mètres m’en séparaient à peine. Je cheminais lentement, contournant les broussailles, épiant les entours et l’oreille aux aguets. Par instants, je m’arrêtais pour mieux écouter…

D’abord, un silence profond, à peine troublé par la fuite effarée d’un mulot parmi les feuilles sèches, puis, peu à peu, la vague perception d’un léger bruit de pas dans une allée… Je redoublai d’attention ; cette fois, ce n’était pas une illusion. Quelqu’un cheminait dans la direction du rond-point !… Les pas glissaient sur le sable et semblaient se rapprocher de la statue. Subitement, ils cessèrent. J’en conclus que Frida — car ce ne pouvait être qu’elle — était arrivée près de la vasque moussue et m’y attendait.

Alors je n’eus plus d’hésitation, un sursaut de joie me secoua ; je me précipitai à travers le fourré et, emporté par mon élan, je débouchai au milieu des platanes… Hélas ! quelqu’un m’y attendait, en effet, mais ce n’était pas Frida.

Mes yeux, arrondis par la stupeur, aperçurent, debout près de la fontaine, un homme déjà mûr, coiffé d’un feutre mou, vêtu d’une veste de chasse à boutons de métal, et tenant à la main une canne de jonc.

Dans mon effroi, j’esquissai un mouvement de recul, qui fut immédiatement réprimé par une sévère injonction : « Halte ! »

Complètement médusé par l’expression impérieuse des yeux bleus et durs de ce personnage, je restai immobile, une sueur froide aux tempes, et contemplai stupidement mon interlocuteur. Il était de taille moyenne, robuste, la bouche enfouie sous une rude moustache blonde et le menton orné d’une barbiche de même ton. Son front carré, ses mâchoires massives et son teint rose offraient quelque analogie avec la physionomie de la grand’tante Odile. Son allure décidée, son ton de commandement, lui donnaient la mine d’un ancien militaire. Il s’avança, saisit mon bras comme dans une pince, et, braquant sur moi son regard glacial, il me demanda avec un accent alsacien :

— C’est toi qui t’appelles Raoul ?…

Je bredouillai un « oui » à peine distinct, et il continua :

— Que viens-tu chercher ici ?

En même temps, il agitait sa canne de jonc d’une façon peu rassurante. Ce geste acheva de me démonter. Éperdu, frissonnant, je baissai la tête et murmurai :

— Je ne sais pas.

— Ah ! tu ne sais pas ! attends, je vais t’éclaircir les idées… Il tira de sa poche un pli que je reconnus avec terreur :

— Tu as écrit cette lettre à ma fille Frida, hein ?…

Je n’avais plus de voix, et je me bornai à répondre par un signe affirmatif.

— Drôle !… Elle ne fait honneur ni à tes sentiments ni à ton orthographe… Et alors tu t’imaginais qu’en déposant aux pieds de la statue cette lettre inconvenante, elle arriverait à destination ? Tu n’es décidément pas fort… C’est la gouvernante qui l’a trouvée et qui s’est empressée de me l’apporter… Je l’ai lue, et je suis venu t’attendre ici, parce que nous avons un compte à régler ensemble…

Il reprit sa canne de jonc, et je tremblai des pieds à la tête ; mais, au lieu d’en faire un usage que je redoutais, il la mit tranquillement sous son bras, et sans me lâcher :

— En route ! ordonna-t-il, nous nous expliquerons là-bas, à la maison…

J’essayai par un brusque mouvement d’échapper à son étreinte, et d’une voix suppliante je lui criai :

— Pardon !… Je ne recommencerai plus… Laissez-moi m’en aller, monsieur !…

— Que non pas, répliqua-t-il ironiquement, je serais fâché de perdre cette occasion de causer avec un gamin aussi précoce !… Suis-moi, et ne regimbe pas, ce serait peine inutile.

Il était le plus fort. Je me résignai à obéir, mais je n’en menais pas large.

Tout en allongeant mon pas pour le modeler sur ses enjambées, je me demandais avec de mortelles transes quel châtiment cet homme impitoyable me réservait. — Allait-il me bâtonner à huis clos ou m’enfermer au fond de quelque cachot obscur, dans les oubliettes du château ?…

Nous gagnâmes rapidement le perron, puis le vestibule de la maison, et je ne pus m’empêcher de pousser un gros soupir en songeant que la pauvre petite princesse subissait tristement le contre-coup de mon méfait.

M. du Kœler père, ouvrant brusquement une des portes intérieures, me poussa par les épaules, et je pénétrai plus mort que vif dans la grande salle aux boiseries brunes qui servait de parloir et de réfectoire aux demoiselles du Kœler.

Dans le faux jour qui tombait des fenêtres, je distinguai le perroquet épluchant des graines de chènevis dans sa cage, et plus loin Mlle  Odile tricotant sa laine, à côté de Mlle  Gertrude, plongée en son absorbante lecture. Je constatai avec un certain soulagement que ni Frida ni Fraulein n’étaient présentes. Sachant le rôle piteux que j’allais probablement jouer, j’étais content qu’elles ne fussent pas témoins de mon humiliation.

— Voici le sujet ! dit froidement M. du Kœler en me poussant toujours, jusqu’à ce que je fusse en présence des deux vieilles filles.

La grand’tante Odile enfonça une aiguille sous les tuyaux de son bonnet et me scruta d’un œil soupçonneux :

— Écoute, garnement, gronda-t-elle… Nous t’avons hébergé et logé ici, et pour nous récompenser de notre hospitalité, tu as écrit à ma petite-nièce une impertinente lettre… qu’elle n’a pas lue, du reste… — Ce n’est pas de cette façon que se conduisent les garçons bien élevés !… Où avais-tu pêché de pareilles idées ?… Et d’abord que s’est-il passé entre toi et Frida ?

— Rien, madame, balbutiai-je…

— Rien… tu mens, ton nez tourne… Tu vas nous expliquer ce que vous avez fait durant toute la journée que tu as passée ici.

— Le matin, je suis allé dans la chambre où Mlle  Frida prenait sa leçon de solfège, et j’ai écouté, en lisant Estelle et Némorin ; puis, Mlle  Gertrude nous a chanté des chansons. Elles étaient si plaisantes, et en les entendant je trouvais Frida si jolie, que j’aurais voulu moi-même être un berger, comme dans les romances, et lui répéter que je l’aimais toujours.

Mlle  Odile jeta un regard de reproche à sa sœur, tandis que celle-ci rougissait et baissait le nez sur son livre.

— Voilà, s’écria Mlle  du Kœler aînée en haussant les épaules, voilà, Gertrude, le résultat de tes lubies romanesques !… Puis elle se tourna vers moi et continua de son ton méfiant :

— Ensuite !

— Ensuite, nous sommes allés dans le parc jusqu’à la fontaine, nous avons parlé des fées, j’ai dit à Frida qu’elle était plus gentille que toutes les fées… Alors, nous sommes entrés dans la serre…

— Ha ! ha !… Après ?

— Après… poursuivis-je en rougissant, Frida s’est assise dans une niche de fleurs… Elle était encore plus jolie, elle avait l’air d’une sainte. Je me suis rappelé les romances de Mlle  Gertrude, et j’ai dit à Frida que moi aussi, je l’aimais tout plein… Alors la Fraulein est arrivée et nous a emmenés…

— C’est bien tout ?… Frida ne t’a pas encouragé à lui écrire ?…

— Jamais, madame !

Et pris d’un bel accès de générosité, je m’exclamai en joignant les mains :

— Frida n’a rien à se reprocher… Ne la punissez pas !… L’idée de lui écrire n’est venue que de moi… Je l’aimais tant, j’étais si désolé de ne plus la revoir, que, comme dans les livres, j’ai pensé à lui demander un rendez-vous… Je me sentais si malheureux d’être loin d’elle !

Un sanglot se noua dans mon gosier, et je me mis brusquement à pleurer.

Du armes Kind ! soupira Mlle  Gertrude, qui parut très touchée de mon chagrin… Vous voyez, reprit-elle en s’adressant à son aînée et à M. du Kœler, qui était resté impassible près de moi… Vous voyez, il n’y a pas de quoi fouetter un chat !

So !… répliqua Mlle  Odile songeuse… Eh bien ! Wilhelm, demanda-t-elle au père de Frida, que comptes-tu faire avec ce garçon ?

À ces mots, une chair de poule me courut par tout le corps et je pensai que l’heure du châtiment approchait…

Tous trois se mirent à converser en allemand ; ils avaient l’air de discuter ma sentence et il me semblait que Mlle  Gertrude seule plaidait en ma faveur. Quelle ne fut pas ma surprise quand j’entendis Mlle  Odile dire en français en manière de conclusion :

— En ce cas, il faut d’abord lui donner à goûter…

Elle sonna Kathe, lui baragouina quelques mots, et peu après, la servante rentra avec un pot de marmelade et des tartines de pain qu’elle posa sur un guéridon :

— Assieds-toi, garnement, reprit l’aînée de ces demoiselles, en étendant la confiture de prunes sur les tranches de pain, et mange ça… Tu as besoin de prendre des forces…

J’obéis tristement et commençai à grignoter mon pain en songeant au dernier repas des condamnés ! Mais, à neuf ans, on a l’appétit éveillé ; en dépit de mon chagrin et de mes transes, j’expédiai deux tartines coup sur coup.

— Allons, grommela sarcastiquement Mlle  Odile, le coffre est bon !

Pendant ce temps, le terrible M. du Kœler avait décroché un long pardessus fourré et l’avait endossé par-dessus sa veste.

— Petit Laignier, interrogea-t-il en empoignant sa canne, ton père demeure à la ville basse ?

— Ou… oui, bégayai-je en pâlissant.

— Bon ! Tu vas me conduire chez lui… Dépêchons… afin que nous soyons rendus avant la nuit.

J’étais atterré. Mes oreilles tintaient. Je regardais les trois du Kœler avec ahurissement, comme pour leur demander si j’avais bien entendu. De tous les supplices que j’avais redoutés, celui-ci était le plus terrifiant et le seul auquel je n’eusse pas pensé. Mon père était fort rageur et s’emportait aisément. Que dirait-il quand il apprendrait l’équipée de ma lettre et la façon dont j’avais reconnu l’hospitalité des vieilles demoiselles ? Il se montrerait inexorable. Non seulement je serais châtié, mais la découverte de ma faute déterminerait peut-être le renvoi de Céline. J’étais désespéré en songeant que ma pauvre bonne pâtirait ainsi de mes sottises. Je feignis d’avoir mal compris et m’adressant au père de Frida, je murmurai hypocritement :

— Ne prenez pas la peine de me reconduire, monsieur… Je retrouverai bien mon chemin tout seul…

— Non, repartit-il en ricanant, cela ne va pas… Je serai ravi de causer en route avec un garçon qui tourne si bien les lettres, et plus enchanté encore d’en faire mon compliment à M. Laignier… Salue ces demoiselles et partons !

Je me tournai d’un air contrit vers les deux tantes. J’espérais encore qu’elles seraient touchées de ma confusion et imploreraient ma grâce… Mais Mlle  Gertrude seule, posant son livre sur ses genoux, me coula un regard de compassion. Quant à Mlle  Odile, elle se borna à marmonner :

— Adieu, vaurien… Tâche désormais de te conduire plus décemment. Bonsoir, bonsoir !…

Je sortis honteusement, sous l’escorte de l’inflexible M. du Kœler, tandis que, du haut de sa cage, le maudit perroquet, comme pour me narguer, me criait de sa voix fausse : Guten Abend ! Guten Abend !… Bonsoir, bonsoir !


VII


Quand nous fûmes dans le jardin, le soleil couchant commençait à dorer la façade de Salvanches. Je me retournai furtivement pour contempler une dernière fois cette maison d’où j’étais banni à jamais. Et tout d’un coup, à l’une des croisées du rez-de-chaussée, un rideau se souleva, et je crus entrevoir la fine silhouette de Frida. À peine avais-je eu le temps de l’apercevoir, que le rideau fut rabaissé violemment par une main sèche, qui devait être celle de Fraulein, et la croisée voilée ne refléta plus que les rougeurs du couchant. Je ne sais si M. du Kœler se douta de quelque chose, mais il me ressaisit la main et m’entraîna vivement vers la grille.

— Tu as bien vu cette allée et cette porte ? dit-il avec sa froideur narquoise.

— Oui… monsieur.

— Eh bien ! tâche de les oublier, car tu n’y passeras plus… Quant à la brèche du mur, les maçons la boucheront dès demain.

Il me poussa dehors, referma la grille, et me serrant toujours la main dans ses gros doigts noueux :

— Jamais ! tu entends, jamais !

J’essayai de nouveau de le fléchir :

— Monsieur du Kœler, m’écriai-je, je vous promets de ne plus chercher à revoir Mlle  Frida. Mais, je vous en prie, laissez-moi m’en aller tout seul !

— Désolé !… Je n’en ferai rien.

— C’est que, repris-je, je me rappelle maintenant que papa est parti ce matin en forêt, et il ne sera sans doute pas rentré à cette heure…

— Bah ! nous l’attendrons… Descendons toujours !

L’absence de mon père était le seul brin d’espoir qui me restât. Il lui arrivait parfois de rentrer fort tard et même, lorsque ses tournées d’inspection l’entraînaient loin, de coucher à l’auberge du plus prochain village. Tout bas, je formais des vœux ardents pour que cette dernière éventualité se produisît. Si enragé que fût M. du Kœler, il perdrait sans doute patience.

En attendant, il dégringolait la côte au pas accéléré et j’avais peine à le suivre. Ce diable d’homme connaissait les raccourcis et ne se privait pas de les prendre. Aussi la distance qui nous séparait de la maison diminuait à vue d’œil et mes affres croissaient en raison inverse. Comme nous descendions la côte des Prêtres, quatre heures sonnèrent à l’horloge du collège.

— Est-ce que tu fais tes classes au collège ? me demanda tout à coup M. du Kœler.

— Non, je prends des leçons avec M. Berloquin… Papa préfère que je travaille à la maison.

— Il a tort… quand les jeunes chiens commencent à vagabonder, il faut les museler et les tenir à l’attache.

Il disait cela de son air de pince-sans-rire et ses paroles sonnaient comme un fâcheux présage, il exigerait certainement une punition exemplaire et le châtiment était sûr. « Soit ! pensais-je en m’efforçant de me résigner, je souffrirai pour l’amour de Frida… » Je songeais au coin du rideau soulevé, et cette marque de tendresse donnée par ma petite amie me remettait du courage au cœur. Je me persuadais qu’il était chevaleresque de se trouver persécuté pour une si belle cause, et je me promettais de subir héroïquement ma punition. Néanmoins, tout en me préparant au martyre, je conservais au fond de moi l’espoir que mon père ne serait pas rentré et que M. du Kœler s’en retournerait bredouille.

Nous avions traversé la place de la Couronne, déjà assombrie par le hâtif crépuscule de décembre. Notre maison étant située au commencement de la rue du Coq, il ne nous restait plus qu’à franchir le pont du canal pour arriver à destination.

« Ah ! pensais-je en écoutant l’eau clapoter mélancoliquement à la base des maisons, si seulement une fée charitable pouvait avoir égaré papa en forêt ! »

Hélas ! souhait stérile !… La première chose qui me frappa, en examinant de loin notre maison, fut la fenêtre éclairée du cabinet paternel… M. du Kœler sonna vivement et Céline vint ouvrir…

À l’aspect du maître de Salvanches me tenant par la main, elle eut le pressentiment de quelque mésaventure et perdit contenance.

— M. Laignier est-il chez lui ? interrogea d’un ton bref le père de Frida.

— Je… je crois que oui, balbutia ma bonne, effarée.

— Veuillez lui annoncer ma visite et prenez avec vous ce garçon…

Une fois M. du Kœler introduit dans le bureau de mon père, Céline effarée m’emmena dans la salle à manger :

— Seigneur Jésus, qu’est-il arrivé, petiot ?

— Ah ! Céline, nous sommes perdus !

— Mais enfin, quoi ?… Qu’as-tu fait ?

— Ce serait trop long à te raconter… Sauve-toi, on va sans doute m’appeler…

Je restai seul dans notre salle, éclairée uniquement par la lueur que jetait le poêle. Ce ne fut pas moi qu’on appela, mais Céline. Je n’étais séparé du cabinet de travail que par une simple porte de communication ; mais j’avais beau tendre l’oreille, les voix des interlocuteurs ne m’arrivaient qu’à l’état de bourdonnements confus. L’anxiété me rongeait et je me sentais affreusement mal à l’aise. Je demeurais les yeux fixés sur la porte, m’attendant à chaque minute à être confronté avec Céline. Rien ne bougeait. Au bout d’un cruel quart d’heure, ma bonne sortit du bureau. « Voici mon tour ! » pensais-je. — Mais non : Céline rentra peu après et j’entendis tout à coup le bruit d’un bouchon qui sautait et des verres qu’on emplissait. Mon père et celui de Frida buvaient tout bonnement de la bière et paraissaient d’humeur hilare, car leurs rires tintaient à travers la cloison. Cette gaieté inattendue me rassérénait et me mortifiait à la fois ; j’avais appréhendé un dénouement dramatique, et cela finissait par une prosaïque buverie. Il était clair qu’on ne me prenait pas au sérieux et qu’on se gaussait de mon aventure.

Une demi-heure s’écoula. M. du Kœler sortit enfin et son pas solide sonna sur les pavés de la rue.

Céline, rouge et les yeux gonflés, rentra avec la lampe.

Au même moment, la porte de communication s’ouvrit et mon père parut. Il tenait ma lettre à la main :

— J’en apprends de belles ! s’exclama-t-il. — Il s’efforçait de grossir sa voix, mais je vis bien vite qu’au fond il n’était pas sérieusement en colère.

— Petit drôle, poursuivit-il, tu te mêles d’écrire des déclarations aux demoiselles !… C’est commencer un peu tôt !… Attends au moins de savoir l’orthographe… C’est toi qui as rédigé tout seul ce billet doux ?

— Oui, papa, répondis-je, très penaud.

— Je ne t’en fais pas mon compliment… C’est plein de fautes !

Je baissais le nez, mais je devinais tout de même que mon père inclinait à l’indulgence. — Très galant avec les dames et se plaisant en leur compagnie, il était, je crois, secrètement flatté en constatant que son fils subissait, comme lui, l’attrait de la beauté féminine, et il ne jugeait pas mon cas pendable… Cela me remit un peu d’aplomb.

— Ce qui est plus grave, ajouta-t-il, en jetant un regard sévère sur la pauvre Céline, c’est qu’on a profité de mon absence pour laisser la maison à l’abandon et découcher pendant vingt-quatre heures… Que cela ne se renouvelle plus, vous entendez, Céline !… Sans quoi je vous congédierais impitoyablement. Du reste, puisque je ne puis compter sur votre surveillance, je vais prendre une mesure radicale… À partir du mois de janvier, Raoul entrera comme pensionnaire au collège…

Et, en effet, mon père tint parole.

Le 2 janvier, Céline, toute en larmes, prépara mon petit bagage, et je fus interné le lendemain dans le vieux collège de Gille-de-Trèves. Je me disais que les chevaliers, mes héros, avaient été soumis à de plus cruelles épreuves pour l’amour de leurs dames, et cela me consolait un peu. Mais je n’avais plus aucune nouvelle de Frida.

Quand, parfois, le collège allait en promenade du côté de Salvanches, ma poitrine se gonflait de soupirs dès que nous approchions des murs du parc. En passant devant la grille, je plongeais mes yeux dans la profondeur des allées, espérant toujours apercevoir la fine silhouette de ma princesse… Hélas ! les allées étaient désertes ; les feuilles maintenant verdoyantes des massifs ne laissaient même pas entrevoir la façade du château.

Un jour, j’appris que ma mignonne amie avait eu le même sort que moi. M. du Kœler l’avait emmenée en Alsace, au Sacré-Cœur de Kientzheim.

Au bout d’un an, mon père fut nommé dans une province de l’ouest et tout fut fini…


Je n’ai plus jamais entendu parler de Frida… Bien des hivers ont passé depuis lors. Voilà longtemps que les vieilles demoiselles du Kœler dorment sous une pierre moussue, dans le cimetière de leur petite ville. Qui sait même si Frida est encore sur cette terre ? De tout ce monde d’autrefois, le perroquet seul a peut-être survécu. — On dit que ces bêtes-là deviennent facilement centenaires.

Mais, chaque année, le spectacle des tombées de neige et des arbres poudrés à frimas évoque en mon cœur la mignonne princesse de Salvanches. Ainsi que les fleurs familières à notre petite enfance repoussent aux mêmes places, à la même heure du printemps ou de l’été ; ainsi je vois Frida refleurir toute blanche au fond de ma mémoire — blanche comme les muguets et les jasmins.

J’entends de nouveau sa voix musicale solfier, aux sons grêles de l’épinette, dans l’antique chambre où Mlle  Gertrude soupirait ses romances démodées.

À chaque retour de décembre, cet enfantin souvenir ressuscite, étincelant, virginal et pur, comme un fragile château de givre.