Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences1 (p. 109-118).
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ENFANCE DE FRESNEL. — SON ENTRÉE À L’ÉCOLE POLYTECHNIQUE ET DANS LE CORPS DES PONTS ET CHAUSSÉES. — SA DESTITUTION POUR AVOIR ÉTÉ REJOINDRE L’ARMÉE ROYALE À LA PALUD.


Augustin-Jean Fresnel naquit le 10 mai 1788, à Broglie, près de Bernay, dans cette partie de l’ancienne province de Normandie qui forme aujourd’hui le département de l’Eure. Son père était architecte, et, en cette qualité, le génie militaire lui avait confié la construction du fort de Querqueville, à l’une des extrémités de la rade de Cherbourg ; mais la tourmente révolutionnaire l’ayant forcé d’abandonner ces travaux, il se retira avec toute sa famille dans une modeste propriété qu’il possédait près de Caen, à Mathieu, petit village qui déjà n’était pas sans quelque illustration, puisque c’est la patrie du poëte Jean Marot, père du célèbre Clément. Madame Fresnel, dont le nom de famille (Mérimée) devait aussi un jour devenir cher aux arts et aux lettres, était douée des plus heureuses qualités du cœur et de l’esprit ; l’instruction solide et variée qu’elle avait reçue dans sa jeunesse, lui permit de s’associer activement pendant huit années consécutives aux efforts que faisait son mari pour l’éducation de leurs quatre enfants. Les progrès du fils aîné furent brillants et rapides. Augustin, au contraire, avançait dans ses études avec une extrême lenteur : à huit ans il savait à peine lire. On pourrait attribuer ce manque de succès à la complexion très-délicate du jeune écolier et aux ménagements qu’elle prescrivait ; mais on le comprendra mieux encore, quand on saura que Fresnel n’eut jamais aucun goût pour l’étude des langues, qu’il fit toujours très-peu de cas des exercices qui s’adressent seulement à la mémoire ; que la sienne, d’ailleurs assez rebelle en général, se refusait presque absolument à retenir des mots, dès qu’ils ne se rattachaient pas à une argumentation claire et ourdie fortement. Aussi, je dois l’avouer sans détour, ceux dont toutes les prévisions concernant l’avenir d’un enfant, se fondent sur le recensement complet des premières places qu’il a obtenues au collège, en thème ou en version, n’auraient jamais imaginé qu’Augustin Fresnel deviendrait un des savants les plus distingués de notre époque. Quant à ses jeunes camarades, ils l’avaient au contraire jugé avec cette sagacité qui les trompe rarement : ils l’appelaient l’homme de génie. Ce titre pompeux lui fut unanimement décerné à l’occasion de recherches expérimentales (on me passera cette expression, elle n’est que juste) auxquelles il se livra à l’âge de neuf ans, soit pour fixer les rapports de longueur et de calibre qui donnent la plus forte portée aux petites canonnières de sureau dont les enfants se servent dans leurs jeux, soit pour déterminer quels sont les bois verts ou secs qu’il convient d’employer dans la fabrication des arcs, sous le double rapport de l’élasticité et de la durée. Le physicien de neuf ans avait exécuté en effet ce petit travail avec tant de succès, que des hochets, jusque là fort inoffensifs, étaient devenus des armes dangereuses, qu’il eut l’honneur de voir proscrire par une délibération expresse des parents assemblés de tous les combattants.

En 1801, Fresnel, âgé de treize ans, quitta le foyer paternel, et se rendit à Caen avec son frère aîné. L’école centrale de cette ville, où l’instruction a toujours été en honneur, présentait alors une réunion de professeurs du plus rare mérite. Les excellentes leçons de mathématiques de M. Quenot, le cours de grammaire générale et de logique de l’abbé de la Rivière, contribuèrent éminemment à développer chez le jeune élève cette sagacité, cette rectitude d’esprit, qui plus tard l’ont guidé avec tant de bonheur dans le dédale en apparence inextricable des phénomènes naturels qu’il est parvenu à débrouiller. La communication du savoir est de tous les bienfaits que nous recevons dans notre jeunesse, celui dont un cœur bien né conserve le plus profond souvenir. Aussi la reconnaissance qu’avait vouée Fresnel à ses dignes professeurs de Caen, fut-elle constamment vive et respectueuse. Les écoles centrales elles-mêmes eurent toujours une large part dans son souvenir, et j’ai quelques raisons de croire qu’on aurait trouvé diverses réminiscences de ces anciennes institutions dans un plan d’études qu’il voulait publier.

Fresnel entra à seize ans et demi à l’École polytechnique, où son frère aîné l’avait précédé d’une année. Sa santé était alors extrêmement faible, et faisait craindre qu’il ne pût pas supporter les fatigues d’un aussi rude noviciat ; mais ce corps débile renfermait l’âme la plus vigoureuse, et, en toutes choses, la ferme volonté de réussir est déjà la moitié du succès ; d’ailleurs la dextérité de Fresnel pour les arts graphiques était presque sans égale, et, sous ce rapport, il pouvait marcher de pair avec les plus habiles de ses camarades, tout en s’imposant un travail journalier beaucoup moins long. Lorsque Fresnel suivait les cours de l’École polytechnique, un savant, dont l’âge n’a pas refroidi le zèle, que l’Académie des Sciences a le bonheur de compter parmi ses membres les plus actifs, les plus assidus, et qu’il me faudra désigner, puisqu’il m’entend, par le seul titre de doyen des géomètres vivants, remplissait les fonctions d’examinateur. Dans le courant de l’année 1804 il proposa aux élèves, comme sujet de concours, une question de géométrie. Plusieurs la résolurent ; mais la solution de Fresnel fixa particulièrement l’attention de notre confrère, car les hommes supérieurs jouissent de l’heureux privilége de découvrir, même sur de légers indices, les talents qui doivent jeter un grand éclat. M. Legendre, son nom m’échappe, complimenta publiquement le jeune lauréat. Des témoignages d’encouragement partant de si haut mirent Fresnel, peut-être pour la première fois, dans le secret de son propre mérite, et vainquirent une défiance outrée qui, chez lui, produisait les plus fâcheux résultats, puisqu’elle l’empêchait de tenter des routes nouvelles.

En sortant de l’École polytechnique, Fresnel passa dans celle des ponts et chaussées. Lorsqu’il eut obtenu le titre d’ingénieur ordinaire, il fut envoyé dans le département de la Vendée, où le gouvernement cherchait à effacer les traces de nos déplorables discordes civiles, relevait tout ce que la guerre avait renversé, ouvrait des communications destinées à vivifier le pays, et posait les fondements d’une ville nouvelle. Tout élève, quelque carrière qu’il veuille embrasser, attend avec la plus vive impatience l’instant où il pourra déposer ce titre. Pour lui, en vingt-quatre heures, le monde alors change complétement d’aspect : il recevait des leçons, il va créer. Son avenir semble d’ailleurs lui promettre tout ce qu’un siècle a offert d’événements brillants à quelques rares individus favorisés du sort.

Peu d’ingénieurs, par exemple, reçoivent leurs diplômes sans se croire, dès ce moment, appelés soit (nouveaux Ricquet) à joindre l’Océan à la Méditerranée par un grand canal qui conduira les navires du commerce jusqu’au centre du royaume, soit à tracer sur la croupe des Alpes la route sinueuse et hardie dont la sommité se perd dans la région des frimas éternels, et que le voyageur cependant peut affronter sans crainte, même au cœur de l’hiver. Celui-ci a conçu l’espoir d’orner la capitale d’un de ces ponts légers et toutefois inébranlables, où le hardi ciseau d’un David viendra quelque jour animer le marbre ; l’autre, renouvelant les gigantesques travaux de Cherbourg, arrête les tempêtes à l’entrée de certaines rades, prépare d’utiles refuges aux navires de commerce, s’associe enfin à la gloire des escadres nationales, en leur fournissant de nouveaux moyens d’attaque et de défense. Les moins ambitieux ont songé à redresser le cours des principaux fleuves, à rendre, par des barrages, leurs eaux moins rapides et plus profondes ; à arrêter ces montagnes mouvantes qui, sous le nom de dunes, envahissent graduellement de riches contrées, et les transforment en de stériles déserts.

Je n’oserais pas affirmer que malgré l’extrême modération de ses désirs, Fresnel échappa tout à fait à ces heureux rêves du jeune âge. En tout cas le réveil ne se fit pas attendre : niveler de petites portions de route ; chercher, dans la contrée placée dans sa circonscription, des bancs de cailloux ; présider à l’extraction de ces matériaux ; veiller à leur placement sur la chaussée ou dans les ornières ; exécuter, çà et là, un ponceau sur des canaux d’irrigation ; rétablir quelques mètres de digue que le torrent a emportés dans sa crue ; exercer principalement sur les entrepreneurs une surveillance active ; vérifier leurs états de compte, toiser scrupuleusement leurs ouvrages, telles étaient les fonctions fort utiles, mais très-peu relevées, très-peu scientifiques, que Fresnel eut à remplir pendant huit à neuf années dans la Vendée, dans la Drôme, dans l’Ille-et-Vilaine. Combien un esprit de cette portée ne devait-il pas être péniblement affecté, quand il comparait l’usage qu’il aurait pu faire de ces heures qui passent si vite, avec la manière dont il les dépensait ! Mais chez Fresnel, l’homme consciencieux marchait toujours en première ligne ; aussi s’acquitta-t-il constamment de ses devoirs d’ingénieur avec le plus rigoureux scrupule. La mission de défendre les deniers de l’État, d’en obtenir le meilleur emploi possible, se présentait à ses yeux comme une question d’honneur. Le fonctionnaire, quel que fût son rang, qui lui soumettait un compte louche, devenait à l’instant l’objet de son profond mépris. Fresnel ne comprenait pas les ménagements auxquels des personnes, d’ailleurs très-estimables, se croient quelquefois tenues par esprit de corps. Toute confraternité cessait pour lui, malgré les similitudes de titres et d’uniformes, dès qu’on n’avait pas une probité à l’abri du soupçon. Dans ces circonstances, la douceur habituelle de ses manières disparaissait, pour faire place à une raideur, je dirai même à une âpreté qui, dans ce siècle de concessions, lui attira de nombreux désagréments.

Les opinions purement spéculatives d’un homme de cabinet, concernant l’organisation politique de la société, doivent en général trop peu intéresser le public, pour qu’il soit nécessaire d’en faire mention ; mais l’influence qu’elles ont exercée sur la carrière de Fresnel ne me permet pas de les taire.

Fresnel, comme tant de bons esprits, s’associa vivement en 1814 aux espérances que le retour de la famille des Bourbons faisait naître. La Charte de 1814, exécutée sans arrière-pensée, lui paraissait renfermer tous les germes d’une sage liberté. Il y voyait l’aurore d’une régénération politique qui devait, sans secousses, s’étendre de la France à toute l’Europe. Son cœur de citoyen s’émouvait en songeant que notre beau pays allait exercer cette pacifique influence sur le bonheur des peuples. Si, pendant le régime impérial, les grandes journées d’Austerlitz, d’Iéna, de Friedland, n’avaient pas fortement excité son imagination, c’est seulement parce qu’elles lui semblaient destinées à perpétuer le despotisme sous lequel la France se trouvait alors courbée. Le débarquement de Cannes, en 1815, lui parut une attaque contre la civilisation ; aussi, sans être arrêté par le délabrement de sa santé, s’empressa-t-il d’aller rejoindre l’un des détachements de l’armée royale du Midi. Fresnel s’était flatté de n’y trouver que des hommes de sa trempe, si j’en juge par l’impression pénible qu’il éprouva dès sa première entrevue avec le général sous les ordres duquel il allait se placer. Touché de l’air maladif de son nouveau soldat, le chef lui témoigne combien il est surpris qu’il veuille, dans un tel état, s’exposer aux fatigues et aux dangers d’une guerre civile. « Vos supérieurs, Monsieur, lui dit-il, vous ont peut-être commandé cette démarche. — Non, général, je n’ai pris conseil que de moi. — Je vous en prie, parlez-moi sans détour ; vous a-t-on menacé de ne pas payer vos appointements ? — Aucune menace semblable ne m’a été faite ; mes appointements étaient régulièrement payés. — Fort bien ; mais je dois, entre nous, vous prévenir qu’il ne faut guère compter ici que sur le casuel. — J’ai compté sur mes seules ressources ; je n’espère et ne désire aucune récompense ; je me présente à vous pour remplir un devoir. — À merveille, Monsieur ; c’est ainsi que tout bon serviteur de la cause royale doit penser et agir ; je partage vos honorables sentiments ; comptez sur ma bienveillance. » Cette bienveillance, en effet, ne se démentit point, et les questions qui d’abord avaient blessé Fresnel, montraient seulement que son interlocuteur, moins novice dans les affaires de ce bas monde, savait, par expérience, qu’un rassemblement populaire, de quelque couleur qu’il se pare, renferme plus d’un individu dont le dévouement, sous des apparences trompeuses, cache des intérêts personnels.

Fresnel rentra à Nyons, sa résidence habituelle, presque mourant. La nouvelle des événements de la Palud l’y avait précédé ; la populace, on sait ce que signifie ce terme dans les départements du Midi, lui prodigua mille outrages. Peu de jours après, un commissaire impérial vint prononcer sa destitution et le placer sous la surveillance de la haute police. Loin de moi la pensée d’atténuer ce qu’une semblable mesure avait d’odieux. Je dois dire cependant qu’elle fut exécutée sans trop de rigueur, que Fresnel obtint la permission de passer par Paris ; qu’il y séjourna sans être inquiété ; qu’il y put renouer connaissance avec d’anciens condisciples et se préparer ainsi aux recherches scientifiques dont il comptait s’occuper dans la retraite où ses jeunes années s’étaient écoulées. À cette époque Fresnel avait à peine une idée confuse des brillantes découvertes qui, dans les premières années de ce siècle, changèrent totalement la face de l’optique.