Franz Coppola
Revue des Deux Mondes, période initialetome 13 (p. 84-102).
FRANZ COPPOLA.




L’Italie est un cygne, elle meurt en chantant.



Musique italienne et musique allemande,
C’est une question qui ne finit jamais ;
L’un proclame l’orchestre et l’autre le gourmande ;
Celui-ci n’a de goût que pour les grands effets,
Les modulations, les clairons et leur bande ;
Celui-là veut un air sentimental et frais.

Vous aimez Bellini, je suppose, madame ?
Et certes, volontiers, je conviens avec vous
Que c’est un enchanteur dont la voix porte à l’ame,
Un maestro divin, et que, si j’étais femme,
Ce cygne élégiaque, harmonieux et doux,
Je le préférerais à Mozart comme à tous.

Il avait des accens de tendresse divine,
De suaves langueurs d’un délire infini ;
C’était le chant d’Orphée au fond de sa poitrine,
Une amoureuse voix soupirant son ennui.
Un poète a parlé des larmes de Racine ;
Ne chantera-t-on pas les pleurs de Bellini ?


Lui, de même, il savait pencher l’urne sonore
Et pleurer ; il savait éclater en sanglots,
Et, pareille au ruisseau qui coule et qui s’ignore,
Son ame féminine, où vibraient les échos
De ces mille tourmens dont l’amour nous dévore,
Versait la mélodie et les larmes à flots.

Il pleurait pour Arthur, il pleurait pour Elvire,
La belle délaissée au suave délire ;
Et, s’il voulait chanter l’héroïque Norma,
Une larme glissait furtive sur sa lyre,
Et la corde d’airain, qui frémissait déjà,
Sur un mode plus doux prenait Casta diva.

Mais ne trouvez-vous pas que cette mélodie
Tourne bien, par instans, à la monotonie,
Et qu’en cette chanson, qui s’oublie aux hélas !
Un peu de Rossini parfois ne nuirait pas ?
J’aime le clair de lune et sa mélancolie,
Mais du soleil, pourtant, il faut bien faire cas.

Beethoven est immense, et son esprit sublime,
Emporté dans les airs par la nuée en feu,
Du monde instrumental a fécondé l’abîme ;
L’orchestre, dont la vague à son souffle s’anime,
Ou mollement s’endort sous un ciel calme et bleu,
Avec toutes ses voix le proclame son dieu.

Weber est romantique. — Au fond de cette grotte
Si Miranda soupire, ou fredonne Ariel,
Si le cristal filtré par le roc éternel,
En creusant le granit, goutte à goutte clapote,
Si le cor égaré pousse un douteux appel,
Quel que soit le mystère, il en saura la note.

D’un côté Samiel et de l’autre Oberon,
Ces esprits familiers, bizarres camarades,
Lui révèlent les bruits de la création ;
Il entend les lutins mener leurs sérénades,
Il sait le frais motif que chantent les cascades
Au croissant de la lune ouvert à l’horizon.


Notes d’or et d’airain ! l’une vibrante et claire
Comme un grelot d’argent que secoue un lutin,
L’autre portant en soi la flamme et le tonnerre,
Et les mornes rumeurs de l’orage lointain.
J’ai pourtant ouï dire, un jour, à mon voisin,
Que Weber s’est servi de la gamme ordinaire.

Ne penserez-vous pas, madame, comme moi
(Ceci pour revenir à notre causerie)
Que souvent, au milieu de cette symphonie
Où trône Beethoven en légitime roi,
De tant de bruits pompeux l’oreille est éblouie,
Et d’admirer si fort déplore un peu la loi ?

Oui, c’est une forêt auguste, immense, altière,
Que cette symphonie avec sa profondeur,
Ses grottes, ses torrens, ses échos, son mystère ;
Mais j’y voudrais parfois rencontrer la clairière,
Et dans la solennelle et mystique épaisseur,
Profane, j’ai souvent regretté l’émondeur.

Weber ! à celui-là je ne sais quel reproche
Adresser. Fantastique, impétueux, ardent,
Les mondes souterrains grondent à son approche ;
D’originalité, nul n’en eut jamais tant.
Quel poème, Freyschütz ! On l’avouera, pourtant,
Ce n’est pas toujours clair comme de l’eau de roche.

— Ainsi, rien de parfait sous ce beau ciel de l’art ;
Triste abus de toucher à l’essence des choses,
Et de porter trop loin le feu de son regard !
Le chant de Bellini, l’orchestre de Mozart !
Plus d’un peintre a rêvé de ces métamorphoses :
Que les cactus aussi n’ont-ils l’odeur des roses ?

Dessin de Raphaël, et couleur de Titien !
La question, mon cher, vous voyez, n’est pas neuve :
Symphonie allemande et chant italien ?
Prenez à chaque source, épuisez chaque fleuve,
De quarante élémens composez votre bien,
Et nous verrons ensuite à juger de l’épreuve.


L’issue est glorieuse, et certes vaut son prix :
Satisfaire à la fois chaque dilettantisme !
Recueillir les bravos des différens partis,
Prêcher pour tous les saints ! eh ! mais, à mon avis,
C’est le comble de l’art et du charlatanisme :
Vous appelez cela, j’imagine, éclectisme ?

— En effet, c’est le mot, l’éclectisme est partout,
Dans la philosophie et dans la politique ;
Pourquoi donc, s’il vous plaît, à son tour la musique
N’en aurait-elle pas senti le contre-coup ?
Un dogme, quel qu’il soit, répugne à notre goût ;
Quand le diable fut vieux, il devint éclectique.

Je connais à Florence un maître sans pareil,
Dont, si vous permettez, je vous dirai l’histoire ;
L’univers, avant peu, parlera de sa gloire,
Car de l’esprit du siècle il sait prendre conseil ;
Tous les styles vivans sont dans son écritoire :
Il mettrait en duo la lune et le soleil !

Tantôt c’est Beethoven et tantôt Cimarose,
Et, si la cavatine un instant se repose,
L’orchestre en mal d’enfant travaille un contre-point.
D’imagination, on dit qu’il n’en a point,
Mais c’est prodigieux comme en lui toute chose
S’adapte, s’enchevêtre, et se lie et se joint.

J’assistai l’an dernier à la plus belle fête
Qu’on eût jamais encor vue à la Pergola ;
Pour la première fois on donnait ce soir-là
Une partition de l’illustre poète
(Ses amis le nommaient ainsi dans leur gazette) ;
Florence et son grand-duc étaient à l’opéra.

Le sujet, emprunté de l’histoire biblique
( La reine de Saba chez le roi Salomon),
Avait du grandiose et l’ampleur magnifique
Qu’on est en droit d’attendre avec un pareil nom ;
Tous vantaient les décors, et, quant à la musique,
Le maestro s’était surpassé, disait-on.


Certes, on disait vrai ; pour ma part, je défie
Qu’on ait jamais produit rien de si colossal.
J’aperçois Babylone en cette mélodie ;
Et ne voyez-vous point dans l’andante final
Que de métaphysique et de philosophie ?
Mais c’est fait, tout cela, pour confondre Pascal !

Un air de Salomon, maestoso, sublime,
Dans le style pompeux de Bach et de Handel,
Obtint de l’assemblée un succès unanime ;
Puis, l’auteur à Mozart ayant fait un appel,
Les harpes de Sion frémirent sur l’abîme,
Et ce fut un concert à vous ravir au ciel.

Beethoven se montra durant un intermède,
Chantant le clair de lune et la sérénité
D’une nuit d’Orient voluptueuse et tiède ;
Mais quand le sorcier-roi de son sceptre enchanté
Conjura la nature, appelant à son aide
Ses légions d’Esprits dans un air agité ;

De qui ce fut le tour, faut-il qu’on vous le dise ?
Vous l’aviez deviné ; — le chantre d’Oberon
S’empara du théâtre, et soudain, ô surprise !
On vit le roi des rois causer avec la brise
Qui, messagère active aux ailes de héron,
Transmettait aux lutins la voix de Salomon. -

De cette symphonie étrange, orientale,
Effet prodigieux ! j’assistais de ma stalle
Aux évocations du sublime devin :
Les siècles à mes yeux disparaissaient soudain,
Et je voyais surgir cette ombre colossale,
D’un signe de son doigt enchaînant le destin !

Jardins de Salomon, labyrinthe féerique !
J’entendais vos concerts, vos murmures, vos bruits ;
La salamandre en feu rampait au bord des puits,
Et, sous les bois profonds dont l’opale des nuits
De son fleuve laiteux baignait la cime antique,
Les oiseaux éveillés changeaient l’air en musique.


Sous les cèdres touffus, les palmiers odorans,
Sous les pins suant l’ambre et la térébenthine,
Rôdaient, en secouant leur clochette argentine,
Des couleuvres d’azur, hiéroglyphes vivans,
Mises là pour montrer aux regards clairvoyans
Les secrets imprimés sur leur peau serpentine. -

C’est là, loin du divan et loin de son vizir,
Qu’à l’heure où le harem s’endort dans le silence,
Le sultan exaucé dans son moindre désir,
Rassasié d’amour, de gloire et de science,
Se retire la nuit pour donner audience
Aux démons familiers qu’il lui plaît d’asservir.

Romantique à l’excès, fantasque, aérienne,
La musique à mon sens rendait on ne peut mieux
Tous les enchantemens d’une pareille scène,
Et certain tremolo sourd et mystérieux,
Imitant l’eau qui tombe au creux d’une fontaine,
Produisait un effet des plus délicieux.

Mais, pour la passion, la rêverie et l’ame,
Tout ce que j’ai cité n’était rien, sur ma foi,
Près d’un vaste duo que, vers la fin du drame,
La reine de Saba chantait avec le roi ;
Morceau tel qu’on n’en a jamais écrit, je croi,
Et dont ici je veux esquisser le programme.

Dans un adagio pittoresque, avec chœur
D’étoiles et d’oiseaux, de plus en ut mineur,
Et qui de Spinoza démontrait le système,
Salomon, sceptre en main, au front son diadème,
A sa royale hôtesse, en un discours suprême,
Exposait le néant de l’humaine grandeur.

Après un début ample et tout cosmogonique,
Dont le ton rappelait cet air monumental
Du pontife d’Isis dans la Flûte magique,
Un chant de violoncelle avec cor principal
Du solo de la reine amenait la réplique
Avec un mysticisme assez oriental.


— « Le clairon des remparts frappe l’écho sonore,
« Les coursiers du désert commencent à hennir ;
« En vain, ô majesté, je veux rester encore,
« Nul pouvoir plus long-temps ne doit me retenir.
« Et je m’éloigne ; adieu, toi dont le souvenir
« Immortel va me suivre au pays de l’aurore ! »

— « Fantôme éblouissant, pourquoi m’être apparu
« Si tu devais t’enfuir dès le matin venu ?
« Pourquoi t’être levée, étoile de lumière,
« Si tu devais ainsi, dans ma nuit solitaire,
« Après tant de bonheur et d’espoir entrevu,
« Me laisser morne et triste à ma douleur première ?

« De grace, un jour encor. — Les destins ont parlé,
« Et nous, humbles mortels, nous devons nous soumettre ;
— « Loi terrible ! Adieu donc, ô ma reine.- Adieu, maître ! » -
Agitato brûlant, cinq bémols à la clé…
Puis, à peine le calme achevait de renaître,
Que les cuivres sonnaient l’appel du défilé.

Salomon, tout entier en proie à sa tristesse,
Et son front douloureux vers la terre penché,
Menait à ses coursiers l’adorable princesse
Dont l’œil noir rayonnait, sous ses voiles caché,
D’une larme limpide et plus enchanteresse
Que le diamant rare à son col attaché.

Elle fuit au désert, la pudique sultane,
Elle fuit, la prêtresse aux lèvres de corail ;
Autour du palanquin, où la tristesse plane,
L’esclave nubien agite l’éventail.
Passez et défilez, splendide caravane,
Dromadaires chargés des trésors du sérail !

Pour les dilettanti du style pittoresque
L’énumération, certes, aurait beau jeu,
Et j’entrevois d’ici l’incomparable fresque :
Peindre la caravane et le désert de feu,
Les housses, les caftans, tout ce rouge et ce bleu,
Qu’elle tentation ! J’y succomberais presque.


J’aime mieux cependant parler de l’opéra,
De la marche s’entend, pompeuse et triomphale
Que l’orchestre entonnait à grand train de cymbale.
Vous n’imaginez point ce qu’on découvrait là ;
C’était une merveille, un vrai panorama,
Que cette symphonie à jamais sans égale ;

Mais un panorama fantastique à mes yeux,
Où passaient devant nous, légions imprévues,
Au lieu de princes noirs et de pachas hideux
Et d’esclaves chassant les almés demi-nues,
Cimarosa, Mozart, Gluck, Weber, tous les dieux
Dont l’orchestre évoquait les figures connues.

Je les vis défiler guidant les escadrons,
Qui sur un éléphant, qui sur un dromadaire :
Celui-là, devant qui s’inclinent tous les fronts,
N’est point, comme on le dit, quelque sultan vulgaire,
Mais le grand maestro, l’Amphion janissaire,
Rossini ! Sonnez tous, fanfares et clairons.

Et cet autre sublime, au regard de pontife,
Qui, dans son palanquin par six nègres porté,
S’avance sur un air plein de solennité
Qu’a marqué le lion de sa puissante griffe,
Dites, est-ce un émir ? un devin ? un calife ?
Un mage par l’Esprit en ses nuits visité ?

Un roi mage, oui, plutôt, que l’étoile dirige,
Le mage Beethoven, immortel pèlerin,
Roi-pasteur que l’étoile au ciel guide sans fin,
Et qui, par les rochers où plane le vertige,
Va poursuivant toujours le mystique prodige,
Sûr qu’un divin messie est au bout du chemin !

A chaque mouvement comme à chaque formule
Que l’orchestre prenait, allègre ou solennel,
Le fantôme évoqué glissait au crépuscule
Pour s’effacer bientôt dans le groupe réel.
Tel qu’un blond cardinal du temps de Raphaël,
Je vis ainsi passer Bellini sur sa mule,


Puis tous les grands vizirs, les sultans et les rois :
Meyerbeer, Spohr, Auber, Spontini, Mercadante,
Celui-ci modérant une cavale ardente,
Celui-là fredonnant sous un chapeau chinois
Dont tous les clochetons babillaient à la fois ;
Cet autre sur un bœuf à la masse imposante.

Je vis plus d’un lourdaud et plus d’un charlatan,
Comme bien vous pensez, en cette caravane ;
Un surtout me ravit : à son air de sultan,
Pour Beethoven lui-même on l’eût pris, Dieu me damne !
Mais sous le harnais d’or perçait l’oreille d’âne,
Et l’habit d’Arlequin sous le riche caftan…

L’auditoire enchanté porta ce beau finale
Aux astres, comme on dit en style d’opéra ;
On admira surtout la marche triomphale,
D’un motif héroïque et plein de bravura ;
Et, du haut jusqu’en bas, ce ne fut dans la salle,
Au tomber du rideau, qu’un immense hurra.

Bizarre fanatisme impossible à décrire !
Couronnes et bouquets, madrigaux, vers d’album,
Se mirent à pleuvoir sur le proscénium.
C’est un poison des cieux que distille la lyre !
Hommes, femmes, enfans, s’agitaient en délire ;
On eût dit à les voir des buveurs d’opium.

Aux acclamations d’un public idolâtre,
Neuf fois le maestro parut sur le théâtre,
Ramenant d’une main la reine de Saba,
De l’autre Salomon tout décoiffé déjà ;
Puis, lorsque tant de mains furent lasses de battre,
La rampe s’éteignit et le rideau tomba.

Beaucoup de bruit, puis rien ! des fleurs ! des fleurs encore !
Puis un quart d’heure après cette salle sonore
Demeure froide et vide, et tout s’est effacé.
Oh ! notre gloire humaine, étrange météore
Dont la trace s’éteint sitôt qu’il a passé !
Qui sait ? Le mieux peut-être est d’imiter Rancé.


Quant à moi, j’ai toujours estimé que deux choses
Se ressemblaient au monde épouvantablement :
Je parle d’un succès et d’un enterrement.
Partout même public en train d’apothéoses
Et passant au hasard, sans trop chercher les causes,
De l’acclamation à l’attendrissement.

Puis, quand tout est fini, quand la farce est jouée,
Quand à crier bravo la voix s’est enrouée,
Le silence et la nuit rentrent dans leur palais.
Ces pompes, ces clameurs, vaine et folle nuée,
Chef-d’œuvre et trépassé, munis de leurs brevets,
Vers l’immortalité s’en vont seuls désormais !

Or, tout en agitant quelque immense problème,
Je m’en revenais seul par les quais de l’Arno,
Quand j’aperçus de loin un petit homme blême
Qui machinalement regardait couler l’eau.
Je m’approchai : c’était l’illustre maestro,
L’auteur de Salomon, Franz Coppola lui-même.

Par la porte secrète il s’était esquivé,
Et, n’étant orateur ni profond politique
(Comme nous avons vu maint pianiste achevé
Nous en donner depuis l’exemple magnifique),
Il avait prudemment décliné la réplique
Du discours solennel à ces cas réservé.

— « Pardon, lui dis-je alors, si je vous importune ;
Mais je sors du théâtre, et puisque je vous tien,
Puisqu’un heureux hasard et ma bonne fortune
Me font vous rencontrer, je vous dirai combien
J’admire votre ouvrage, ô grand musicien !
Dussé-je vous tenir une heure au clair de lune

« Non, jamais on ne vit pareil enchantement,
Et vous avez d’un coup tourné toutes les têtes.
Que sont Bach et Mozart près de ce que vous êtes ! »
Le petit maestro sourit modestement,
Et, sans trop me paraître ému du compliment,
Du bout de son mouchoir essuya ses lunettes.


— « Oh ! mon Dieu, vous voyez un homme bien chétif,
Reprit-il ; mon génie, en somme, est peu de chose,
Et, si vous en pouviez connaître ici la dose,
Vous parleriez de moi moins au superlatif.
Je prends à l’un l’orchestre, à l’autre le motif,
Et, pour mieux composer, d’abord je décompose.

« Par un art merveilleux que je tiens d’un sorcier,
Brave homme qui sans moi serait mort sur la paille,
J’extrais en un moment tout l’esprit d’un cahier,
Tout le suc d’un chef-d’œuvre, et, lorsque je travaille,
Du flacon de cristal où je tiens ma trouvaille,
Je répands une goutte ou deux dans l’encrier.

« Poète, dites-vous ? musicien, artiste ?
Oh ! que non pas, monsieur ! moi, je suis alchimiste !
Quatre grains de cela, trois drachmes de ceci :
Je combine, j’assemble, et je parviens ainsi
À ces effets puissans auxquels rien ne résiste ;
Quant à créer, vraiment, je n’en ai nul souci.

« D’ailleurs, c’est caresser une étrange chimère,
Que prétendre créer, au temps où nous vivons ;
Beethoven et Mozart, comme le vieil Homère,
Pour la postérité disaient : Nous travaillons.
Pour la postérité ? Je suis fils de ma mère :
Ils ont eu du génie, et nous en profitons !

« Bien fou qui se consume en de stériles veilles,
Qui se rompt la cervelle à chercher le vrai beau ;
La nature épuisée est à bout de merveilles,
Elle a donné le son, il nous reste l’écho ;
Faisons des bracelets et des pendans d’oreilles :
Dieu seul a le secret de l’or et du nouveau !

« Quoi ! d’une idée ici je me ferais l’apôtre,
Et j’irais en son nom chercher mon Golgotha !
Ces efforts ne sont plus d’un temps comme le nôtre,
La Muse d’aujourd’hui s’appelle Industria !
Mozart dans une fiole, et Rossini dans l’autre,
Que pensez-vous, monsieur, de ce système-là ?


— « Mais je pense, mon cher, que vous êtes un maître,
Et que ce siècle-ci vous doit un monument.
Par la mort-dieu, qu’au fond vous semblez le connaître !
Comme musicien, je vous trouvais bien grand,
Illustre Coppola, tout à l’heure, et peut-être
Le philosophe en vous est-il plus surprenant.

« Et dire, ô maladroit, que pour un lunatique
Je vous prenais d’abord, quand vous m’avez parlé
De sorcier, d’alchimie et d’eau cabalistique,
De Mozart dans votre encre à Bellini mêlé ;
Mais ce n’était, je vois, que simple rhétorique,
Et de l’allégorie à présent j’ai la clé !

— « Rhétorique, monsieur ! je parle sans figure ;
Avouez-le tout net, vous ne me croyez pas.
N’importe ! vous serez convaincu, je le jure ;
Venez jusque chez moi, je demeure à deux pas.
D’ailleurs, la nuit est belle à courir l’aventure. »
Et, parlant de la sorte, il me prit par le bras.

Nous cheminâmes donc par l’ombre et le silence
Cinq minutes au plus, et bientôt au détour
Des jardins de l’hôtel du résident de France,
Dont les tilleuls en fleur embaumaient le faubourg,
Mon homme fit un signe, et s’arrêta tout court
Devant une maison de modeste apparence.

Au palais enchanté nous touchions, grace au ciel ;
Il sonna, nul ne vint d’abord à son appel,
Et lui, de résonner alors de main de maître.
Déjà son large front devenait solennel,
Quand nous vimes enfin s’éclairer la fenêtre,
Et sur les blancs rideaux une ombre disparaître.

On ouvrit, et soudain, non, jamais œil plus bleu,
Jamais lèvre plus pâle et plus décolorée,
Ne frappa mes regards ! Sur le pas de l’entrée,
Une enfant nous reçut, une vierge éthérée ;
Seize ans ! une ame prête à s’envoler vers Dieu !
La bougie en ses mains semblait un lys de feu.


— « Tudieu ! dit Coppola, c’est bien se faire attendre,
Et nous avons l’oreille un peu dure ce soir.
— « Pardon, maître, pardon ; n’allez pas m’en vouloir :
Je chantais dans ma chambre, et n’ai pu vous entendre. »
Et sa peau délicate, aisée à s’émouvoir,
S’éclaira d’un reflet du rose le plus tendre.

Puis le musicien d’un ton plus radouci :
— « C’est ma nièce, monsieur, oui-dà : miss Sensitive !
(A cause de ses nerfs je l’ai nommée ainsi.)
Elle est presque toujours souffrante et maladive ;
Mais quelle intelligence ! et quelle voix aussi !
Près de mon oiseau bleu, Sontag n’est qu’une grive.

« Ah ! si l’enfant voulait débuter, quel succès !
Avant un an, monsieur, vous la verriez princesse ;
Mais nous sommes farouche et timide à l’excès ;
Pour le plus petit mot, nous tombons en faiblesse.
Je tremble que ce soir elle n’ait un accès.
Tenez, la voyez-vous qui s’éloigne et nous laisse ? »

Telle en effet qu’une ombre, et sans que de ses pas
On entendit le bruit, la douce jeune fille
Se dérobait à nous. — « Ne regrettez-vous pas
De voir si lestement retourner vers sa grille
La nonnette aux abois ? » — « Pauvre petite, hélas !
Reprit le maestro, comme son regard brille !

« C’est de l’accès qui vient le signe régulier.
— Que parlez-vous d’accès ? — Sur son front magnétique
Ne lisez-vous donc pas le secret tout entier ?
Elle va s’endormir d’un sommeil fantastique,
Puis courir au jardin, puis s’asseoir au clavier,
Et chanter jusqu’au jour une folle musique ;

« Des airs qu’elle improvise, étranges, inouis,
Qu’on essaierait en vain de transcrire à la plume,
Des hymnes pour les fleurs et pour l’astre des nuits.
Après avoir erré les pieds nus dans la brume,
Hier elle s’éveilla sur la marge d’un puits ;
Comprenez-vous enfin le mal qui la consume ?


« Oh ! c’est un mal cruel, déplorable à jamais,
Pour moi surtout, monsieur ! Non, vous ne pouvez croire
A combien d’embarras m’exposent ses accès ?
Des tours qu’elle me joue on ferait une histoire.
Je l’aime cependant ; si je vous racontais…
Mais visitons d’abord notre laboratoire. »

Au seuil du tabernacle, en effet, nous touchions ;
Nous entrâmes : ici grande fut ma surprise,
Quand je vis s’étager du sol jusqu’aux plafonds,
Au lieu de manuscrits et de partitions,
Des fioles dont une eau de couleur jaune ou grise,
Rose ou bleue, éclairait le cristal de Venise.

D’un côté le piano fracassé, vermoulu ;
De l’autre un alambic de forme singulière,
Puis des partitions, des manuscrits à terre,
Le tout horriblement mélangé, confondu ;
De pièces, de morceaux, mirifique inventaire !
Des œuvres de la veille étrange résidu !

Sur ces divers fragmens d’écriture effacée,
A peine pouvait-on des primitifs auteurs,
A force de travail, lire encor la pensée,
Et je me rappelai, chez les distillateurs,
Ces informes amas de feuilles et de fleurs
Dont la divine essence en un vase est passée.

— « Donc ceci, mon cher maître, est votre cabinet ?
M’écriai-je. — Oui, sans doute. — Eh ! mais, sans vous déplaire,
On se croirait plutôt chez un apothicaire.
— Apothicaire ! Eh ! eh ! pour vous parler tout net,
Nous le sommes un peu ; qui plus ou moins ne l’est ?
Je vous ai dit d’ailleurs ma formule ordinaire.

« Trois drachmes de Weber, cent de Donizetti !
Je combine, j’extrais et je volatilise.
Pensez-vous que l’on puisse être mieux assorti ?
S’il me manque un seul nom, j’entends qu’on me le dise. »
Et tandis qu’il parlait, je lus cette devise
Sur le plus gros flacon : Spiritus Mozarti.


— « Prenez sur l’étagère à votre fantaisie,
Me dit le maestro ; de notre pharmacie
Débouchez, sans scrupule, une fiole au hasard,
Quelqu’un de ces flacons merveilleux où mon art
Goutte à goutte concentre, ainsi qu’un divin nard,
L’esprit de la musique et de la poésie. »

Je pris sur la tablette un petit flacon vert
Dont l’éclat d’émeraude attirait ma paupière ;
Et, voyez le prodige ! à peine l’eus-je ouvert,
Qu’un sauvage parfum se répandit dans l’air,
Je ne sais quelle odeur de chêne et de bruyère,
Quelle étrange senteur vivace et forestière !

Effet surnaturel ! je crus voir dans les bois
La lune se lever, et flotter la bruine
De la source qui tombe au creux de la ravine ;
— « Écoutez, écoutez ! m’écriai-je ; trois fois
A retenti le cor, et la chasse est voisine ;
La meute fantastique emplit l’air de sa voix.

« Les hiboux effrayés hurlent dans leur simarre,
Et sous le noir taillis où s’engouffre le vent
S’élève d’un réchaud une flamme bizarre ;
La cascade en rumeur s’enfle et devient torrent.
Hurra ! j’ai vu la biche, au son de la fanfare,
Traverser le chemin, une balle à son flanc.

— « Tout beau ! s’écria Franz ; arrêtez, camarade ;
Vous avez respiré le flacon de Weber,
Et je vois qu’il est temps, comme dans la ballade,
Que le maître-sorcier lève sa main dans l’air !
Voyez, il n’est ici ni torrent ni cascade,
Et jamais à Florence on n’eut un ciel plus clair !

« Ah ! diable, la liqueur est tout évaporée ;
Ne pouviez-vous donc pas remettre le bouchon ?
Il va m’en coûter cher pour votre illusion.
N’importe. Seulement assez pour la soirée.
Je craindrais de vous voir la cervelle enivrée,
Si vous recommenciez sur un autre flacon.


« Certes, vous en usez d’ailleurs fort à votre aise ;
Je vous dis : Respirez, et vous absorbez tout.
Si je vous laissais seul ici, qu’à Dieu ne plaise !
De mes trésors bientôt on vous verrait à bout.
Mozart, Cimarosa, Beethoven, Pergolèse,
Ce serait à mourir asphyxié du coup !

« Il faut, à ce propos, que de miss Sensitive
Je vous conte, mon cher, un acte fabuleux :
Figurez-vous qu’un soir, la nonnette aux yeux bleus,
Comme j’étais absent, dans cette chambre arrive,
Vide en son arrosoir mes philtres merveilleux,
Et court en inonder les fleurs qu’elle cultive.

« O douleur ! voyez-vous Mozart et Beethoven,
Ce collyre enchanté, cette ame souveraine,
Que mon art des chefs-d’œuvre extrait à si grand’peine
Pour l’employer ensuite à quelque but divin,
Servir, ni plus ni moins que l’eau de la fontaine,
Pour rafraîchir le pied des lys de mon jardin ? »

— « Voilà bien, en effet, qui n’est pas ordinaire,
Repris-je en souriant ; j’aime l’invention.
Mais qui sait, après tout, si la visionnaire
N’expérimentait point en cette occasion ?
Sans doute, à votre exemple elle aura voulu faire,
Et trouver à son tour quelque combinaison.

« Plus d’un secret échappe à nos regards myopes
Que l’œil du somnambule aussitôt va saisir.
Si les fleurs qu’elle arrose avec votre élixir
Miraculeusement éclataient en syncopes,
Dites, si, grace à vous, le monde allait ouïr
Chanter les dahlias et les héliotropes !

« Oh ! le charmant concert ! L’entendez-vous d’ici ?
Le lys enamouré, frais ténor, beau Léandre,
Phrase languissamment son : Pria che spunti.
La rose lui répond par un chant doux et tendre,
Et le vieux tournesol, jaune comme Cassandre,
Chevrote dans son coin un motif de Grétry.


« Eh ! mais, écoutez donc cette musique étrange ;
Qui chante ainsi ? les fleurs, dites, ou bien un ange ?
Non, jamais on n’ouït telle vibration !
Est-ce une harpe d’or du temple de Sion
Qui soutient cette voix ? Et maintenant, qu’entends-je ?
Le chant s’éteint et meurt, ô désolation !

— « Vous ne devinez pas ? Cette voix métallique,
Ce timbre incomparable et si mélodieux,
C’est ma nièce qui chante, et quant à la musique,
À ce maestoso puissant et glorieux,
Le tout s’est exhalé d’un orgue sympathique
Dont ses doigts délicats ont fait mouvoir les jeux.

« Sans doute elle essayait au clavier, j’imagine,
Quelque nouveau prélude à me chanter demain,
Et le sommeil aura paralysé sa main. » -
À ces mots, d’un ressort il poussa la machine,
Une lucarne au mur s’entr’ouvrit, et soudain
Notre regard plongea dans la pièce voisine.

Figure-toi, lecteur, ô suave tableau !
Une étroite cellule en forme d’oratoire,
Que la lune en tombant, de ses reflets de moire,
Éclairait, et pareille au marbre d’un tombeau,
La main pendante encor sur les touches d’ivoire,
L’ange mélancolique à voix de soprano.

Belle ame d’harmonie et d’extase échauffée !
Le sommeil l’avait prise en son ravissement,
Et son pied, plus mignon que le pied d’une fée,
Sur la pédale encor pesant légèrement,
Il s’exhalait de l’orgue une vague bouffée,
Un bruit plein de mystère et de recueillement !

Le cahier de musique avait glissé par terre
Et gisait à côté d’un grand fauteuil sculpté
Où dormait étendue, et la tête en arrière,
La belle jeune fille au regard velouté,
Dont les yeux assoupis s’ouvraient à la lumière
Comme ces pâles fleurs des tièdes nuits d’été.


Et pour accroître encor l’effet de cette scène,
Un crucifix d’ivoire, ouvrage merveilleux,
Dont la lune argentait la sombre croix d’ébène,
Penchait le long du mur son front silencieux,
Vers qui montait toujours, de l’orgue éteint à peine,
Comme un dernier soupir d’encens mélodieux.

Non, jamais à mes yeux plus étrange spectacle
Ne s’offrit ; — je croyais d’un coin du paradis
Entrevoir le tableau ; fantaisie ou miracle,
Songe, que sais-je, moi ? mes sens étaient ravis,
Et les brises du ciel, qui du frais tabernacle
S’exhalaient, de bien-être inondaient mes esprits…



Huit mois s’étaient passés depuis cette aventure,
Lorsqu’aux Italiens, traversant un couloir,
Je m’entends tout à coup appeler l’autre soir :
Je m’arrête, et de Franz j’aperçois la figure.
— « Vous ici, mon cher maître ? enchanté de vous voir !
Et c’est pour notre hiver un excellent augure.

« A quand le Salomon ? car je ne pense pas
Que vous nous visitiez en oisif dilettante ;
Les lauriers parisiens vous ont tenté là-bas,
Fort bien ! Si le succès répond à mon attente,
Nous allons écraser de manière éclatante
Ce Giuseppe Verdi dont on fait trop de cas.

« Quant aux autres, vraiment, vous n’aurez pas grand’peine ;
Rossini nous déplaît, Mozart n’a plus d’écho,
Et Bellini déjà nous paraît rococo !
La Grisi, savez-vous ? sera bien dans la reine ;
Et comment Ronconi dira la grande scène,
Vous vous l’imaginez en voyant Nabucco.

— « Vous avez en effet une troupe divine,
Et, si monsieur Vatel donne mon opéra,
Je prétends renforcer de quelque cavatine
Le rôle du vizir, qu’à Mario je destine…

Mais rien ne presse encore, et nous verrons cela. » —
Et notre homme, à ces mots, tristement soupira.

— « Qu’avez-vous donc ce soir, et quel ennui vous gagne ?
Je vous trouve, en effet, pensif et mécontent.
— Oui, le mal du pays peut-être… La Romagne,
Monsieur de Metternich… Quelle triste campagne !
Maître, à tes violons reviens tambour battant ;
L’Italie est un cygne, elle meurt en chantant… » -

Tout ceci me semblait d’une entente ambiguë,
Et j’allais supplier mon brave Italien
De parler un peu moins en Phébus pythien,
Lorsqu’un coup de sonnette arrêta l’entrevue…
— « Au revoir donc. Ah çà ! vous ne me dites rien
De votre nièce ? Eh bien ! qu’est-elle devenue ?

— « Miss Sensitive ? Oh ! oh ! vous ne me croirez pas ;
Un mariage d’or ! princesse ! ambassadrice !
L’ange cataleptique a maintenant des bras
Comme une Clytemnestre et fait quatre repas.
Puis, nous représentons la cour de Vienne en Suisse ;
Il faut, vous l’avouerez, que l’air nous réussisse !

« Sa santé, chose étrange ! a tué son talent ;
Plus un brin de gosier ! plus une mélodie !
Et le prince, monsieur, l’épousa pour son chant !
J’ai toujours, quant à moi, pensé que le génie,
De même que la perle, est une maladie :
On en meurt quelquefois, on en guérit souvent ! » -

L’acte était commencé ; déjà, par la portière,
On entendait les chœurs et Brambilla chanter ;
Je rentrai dans la loge. Avant de le quitter,
Je lui promis pourtant mon amitié sincère,
Et, si vous permettez, un de ces soirs, j’espère,
Madame, avoir l’honneur de vous le présenter.


HANS WERNER.