La Légende des siècles/France et âme

France et âme
La Légende des sièclesCalmann-Lévy2 (p. 269-271).

 
Je m'étais figuré que lorsque cet Etna,
La Révolution, prit feu, s'ouvrit, tonna,
Rugit, fendit la terre, et cracha sur le monde
Sa lave alors terrible et maintenant féconde,
Que, lorsque, vierge altière et proclamant nos droits,
L'Idée offrit la guerre au groupe affreux des rois,
Lorsqu'apparut, hautaine, à travers les fumées,
Cette Diane, en laisse ayant quatorze armées,
Que lorsque Danton prit l'Europe corps à corps,
Que lorsqu'on entendit les meutes et les cors,

Quand la forêt laissa voir dans sa transparence
L'âpre chasse donnée aux tyrans par la France,
Moi, pensif, regardant Kléber et Mirabeau,
Jean-Jacques, ce tison, Voltaire, ce flambeau,
Je m'étais, je l'avoue, imaginé qu'en somme
L'écroulement des rois c'est le sacre de l'homme,
Que nous avions vaincu la matière et la mort,
Et que le résultat de cet illustre effort,
Le triomphe, l'orgueil, l'honneur, le phénomène,
C'était d'avoir grandi jusqu'aux cieux l'âme humaine ;
C'était d'avoir montré dans l'aube qui sourit
L'homme beau par le glaive et plus beau par l'esprit ;
C'était d'avoir prouvé que cet être qui change,
Sur son épaule d'homme a des ailes d'archange,
Qu'il peut s'épanouir demi-dieu tout à coup,
Et que, lorsqu'il lui plaît de se dresser debout,
Son immense rayon mystérieux éclaire
Toutes les profondeurs de haine et de colère
Et leur verse l'aurore et les emplit d'amour ;
J'avais pensé que c'est pour accroître le jour,
Pour embraser le cœur, pour incendier l'âme,
Pour tirer de l'esprit humain toute sa flamme,
Que nos pères, Français plus grands que les Romains,
Avaient pris et tordu le passé dans leurs mains,
Et jeté dans le feu de la forge profonde
Ce combustible utile et hideux, le vieux monde ;
Je m'étais dit que l'homme avait soif, avait faim
D'être une âme immortelle, et qu'il avait enfin

Su montrer et prouver sa divinité fière
Par l'agrandissement subit de la lumière
Et par la délivrance auguste des vivants ;
J'ai dit que ni les rois, ni les flots, ni les vents,
Ne pouvaient désormais rien contre un tel prodige ;
Qu'on avait pour cela passé le Rhin, l'Adige,
Le Nil, l'Èbre, et crié sur les monts : Liberté !
Oui, j'avais cru pouvoir dire qu'une clarté
Sortait de ce grand siècle, et que cette étincelle
Rattachait l'âme humaine à l'âme universelle,
Qu'ici-bas, où le sceptre est un triste hochet,
La solidarité des hommes ébauchait
La solidarité des mondes, composée
De toute la bonté, de toute la pensée,
Et de toute la vie éparse dans les cieux ;
Oui, je croyais, les yeux fixés sur nos aïeux,
Que l'homme avait prouvé superbement son âme.
Aussi, lorsqu'à cette heure un Allemand proclame
Zéro, pour but final, et me dit : — Ô néant,
Salut ! — j'en fais ici l'aveu, je suis béant ;
Et quand un grave Anglais, correct, bien mis, beau linge,
Me dit : — Dieu t'a fait homme et moi je te fais singe ;
Rends-toi digne à présent d'une telle faveur ! —
Cette promotion me laisse un peu rêveur.