France (annuaire 52-53)

Annuaire des deux mondes1852-1853 (p. 35-123).
Monarchie représentative – Napoléon III, empereur des Français

I – La session législative modifier

Premier essai de la constitution nouvelle.— Votes de lois diverses et du budget. — Distribution des aigles à l’armée.

Depuis le 2 décembre 1851 jusqu’au 28 mars 1852, le prince qui gouvernait la France, investi d’un pouvoir discrétionnaire par sept millions et demi de suffrages, avait usé de cette autorité exceptionnelle pour remanier, conformément à l’esprit qui triomphait avec lui, la législation politique et administrative du pays. Le 14 janvier, il avait proclamé une constitution d’après les principes soumis à la sanction populaire en même temps que la confirmation du nouvel ordre de choses. Ces principes étaient empruntés aux institutions du consulat et de l’empire, dans lesquelles le prince reconnaissait un cachet de nationalité qui manquait, selon lui, aux institutions parlementaires de 1814, de 1830 et de 1848, imitations plus ou moins fidèles de la charte anglaise ou de la législation des États-Unis. En vertu de ce profond changement introduit dans la loi fondamentale de la France, le système représentatif se substituait au régime parlementaire, et le chef de l’état reprenait le pouvoir que les partis n’avaient pas su défendre, dont la nation se proclamait incapable d’user par elle-même. Certes, il était difficile de rien concevoir qui formât un contraste plus marqué avec la situation d’où le pays sortait, avec les idées universellement reçues, avec les prévisions des partis. En réfléchissant à la marche ascendante que les idées parlementaires avaient suivie depuis 1815, aux explosions qu’elles avaient occasionnées depuis lors a deux reprises pour avoir été contrariées dans ce croissant essor, on était naturellement induit à penser qu’elles étaient douées d’une vitalité toute-puissante, qu’il était périlleux de gêner leurs évolutions, qu’il était impossible de mettre un ternie à leur règne victorieux. Ce qui avait été jugé périlleux et impossible était accompli. Quelques protestations des corps politiques dissous le 2 décembre, des insurrections dans lesquelles la démagogie daignait à peine se couvrir du prétexte de la légalité, voilà les seuls appuis que le système parlementaire avait trouvés le jour où le prince Louis-Napoléon était venu l’abroger. Le pays, appelé à se prononcer sur le coup d’état, y avait donné son approbation sans songer même à faire de réserves.

Pour amener une évolution si complète dans les idées de la France, il fallait un concours de circonstances qui eût puissamment agi sur l’opinion. En effet, de redoutables épreuves avaient été imposées aux partis, et le pays, à la fois juge de leurs débats et objet de leurs ambitions, n’avait vu dans leurs luttes qu’un signe de leur impuissance. Ceux qui pouvaient le perdre étaient unis par la solidarité des théories et des actes, ceux qui paraissaient les plus propres à le sauver étaient divisés. Le triomphe des uns eût jeté la société dans des perturbations sans fin ; celui des autres l’eût laissée dans l’incertitude, incapable de se prononcer entre les dynasties qui pouvaient aspirer au pouvoir monarchique. Alors s’est présenté un homme d’abord sans parti dans les corps constitués, qui, par la prévoyance de ses calculs, a su profiter de toutes les chances que lui offraient les fautes répétées des républicains et des monarchistes, et qui, par la hardiesse de ses résolutions, a su saisir le pouvoir qu’ils se disputaient entre eux dans de vaines querelles. Il était aidé dans cette tâche par les craintes d’une société qui se croyait sur le point de périr et par les souvenirs toujours présens, toujours amers, des grandes catastrophes de 1815, restées jusqu’alors sans représailles militaires ou diplomatiques. Tandis que la crainte des périls courus par la propriété et la religion l’assurait du concours ou de la soumission de la bourgeoisie et du clergé, les sentimens patriotiques que flattait son nom lui garantissaient l’assentiment des masses et de l’armée. Cependant il n’aurait pas réussi, même à l’aide de ces puissans moyens, à fixer de son côté la fortune, s’il n’avait su joindre une prudence consommée à une volonté inflexible. La personnalité du prince qui allait bientôt devenir l’empereur des Français n’avait pas cessé un instant, au milieu des circonstances qui préparaient le triomphe de sa cause, de dominer la situation. De quelque façon que l’on juge le coup d’état du 2 décembre 1851, c’est son œuvre ; il porte l’empreinte de sa pensée et de sa main, et le pouvoir qui en est sorti est réellement sa création.

Si l’on cherche la raison philosophique de ce retour à la monarchie pure après trente-cinq années de gouvernement parlementaire, on la trouve dans le fait même qui semblait la base et la consécration de la république, le suffrage universel, l’avènement des masses sur la scène politique. Le régime parlementaire repose sur un mécanisme savant ; il ne fonctionne qu’à l’aide de combinaisons ingénieuses, de fictions et de transactions qui ne sont point à la portée de l’intelligence simple des multitudes. Hélas ! à peine était-il compris des classes plus éclairées à qui revenait de droit la mission de l’appliquer. Pour les masses, la liberté politique n’est qu’un stérile bienfait. N’ayant point de chances de participer directement à la confection des lois ou au débat des actes du gouvernement, peu leur importe d’avoir le droit d’y prétendre. L’égalité seule leur est chère ; elle règle leurs rapports civils selon leurs intérêts ; elle flatte leur amour-propre ; elle suffit à leur activité, à leur ambition. Il semble que cette égalité soit plus complète encore, lorsqu’il n’y a plus entre elles et le pouvoir une classe savante pour s’attribuer les avantages du gouvernement ou exercer le privilège de le contrôler et de le combattre. Les masses préféreront toujours l’autorité d’un seul aux oligarchies, aux aristocraties et à la démocratie représentative elle-même. Il en sera ainsi du moins aussi longtemps qu’elles ne seront pas arrivées à un développement intellectuel suffisant pour aspirer à gouverner en commun avec la bourgeoisie. Jusque-là elles n’useront du droit de suffrage que pour appuyer le pouvoir qui leur assurera la plus grande somme d’égalité, et qui exercera le plus vigoureusement l’autorité la plus étendue. Ainsi, indépendamment même de la popularité d’un nom puissant et des fautes répétées de tous les partis, le suffrage universel contenait le germe de l’empire.

Au commencement de 1852, l’empire n’était point encore un fait accompli. En déposant sa dictature temporaire aux mains des grands corps constitués, le prince président disait encore : » Conservons la république. » Il parlait ouvertement de l’éventualité de l’empire ; mais il en subordonnait l’avènement aux nécessités de l’ordre, à la conduite des partis. Il ne voulait d’un nouveau titre et d’un pouvoir irrévocablement fixé sur sa tête que si l’intérêt de la société l’exigeait. Les choses ne devaient pas suivre exactement la route ainsi tracée. L’empire allait se former peu à peu par la force même des choses, pacifiquement. Les partis qui, durant les premiers mois de l’année 1825, conservaient encore, à défaut d’espérances, une vive irritation, devaient s’affaisser peu à peu dans une prostration complète, et se montrer de jour en jour plus résignés à leur sort. L’opinion dès lors, livrée tout entière aux influences nouvelles, allait prendre elle-même l’initiative de la dernière évolution qui restait à accomplir pour donner au pouvoir une forme monarchique. L’empire devait donc se fonder en quelque sorte de lui-même, sans luttes, sans contestations, au sein d’un calme profond. La logique y conduisait irrésistiblement et le pouvoir et le pays.

On le pressentait, sans toutefois avoir une vue nette et précise de l’avenir, au moment où s’ouvrait la session du sénat et du corps législatif. Une autre préoccupation se mêlait encore à ce pressentiment : on était curieux de voir comment fonctionneraient les institutions nouvelles, comment elles seraient comprises par le chef de l’état, par les hommes qu’il avait désignés pour former le sénat et par ceux que le pays avait envoyés au corps législatif sur les recommandations fournies par l’administration. Le sénat, investi du privilège de veiller au maintien ainsi qu’à l’amélioration des institutions nouvelles, et chargé par conséquent de la fonction la plus haute, sinon la plus active, dans la confection des lois, était prêt à seconder de toute son action et sans réserves les vues du gouvernement. Les membres de ce corps étaient connus pour avoir figuré précédemment, les uns dans les assemblées délibérantes de la monarchie et de la république ; les autres dans les grandes administrations civiles ou militaires. Quoique la plupart eussent appartenu aux anciens partis ; leur dévouement au nouvel ordre de choses ne pouvait être douteux. Un certain nombre d’ailleurs, par leur âge même, avaient connu et servi l’empire, et se reportaient volontiers aux sentimens de leur jeunesse. Tout contribuait donc à rendre certain l’appui que le pouvoir demandait au sénat. Le concours du corps législatif n’était pas moins assuré. Quoique désignés par l’intervention des préfets au choix des populations et engagés envers le gouvernement par les obligations prises pour obtenir sa recommandation, obligations confirmées par le serment exigé de toutes les fonctions publiques, les députés, tenant leur mandat du pays, conservaient ainsi une liberté plus grande que celle du sénat dans la limite de leurs attributions ; mais la presque totalité des membres du corps législatif voulaient sincèrement la consolidation du nouvel ordre de choses. Trois républicains seulement, un nombre presque imperceptible de légitimistes avaient été élus en opposition à des candidats du gouvernement Sans doute, à côté d’une majorité d’hommes nouveaux, qui n’avaient point pratiqué le gouvernement parlementaire ou qui le connaissaient peu, quelques-uns en avaient goûté ; ceux-ci avaient peine à se figurer qu’ils ne resteraient point pleinement libres de leurs mouvemens et en position de dire franchement leur avis sur toutes les questions qui leur seraient soumises ; mais il était bien clair que tout essai d’opposition se briserait contre une majorité immense, toujours prête à faire cause commune avec le pouvoir.

Quant au conseil d’état, rouage primordial de la nouvelle constitution, on lui connaissait l’intention bien formelle de défendre avec vigueur toutes les lois et toutes les résolutions que le gouvernement soumettrait, à son appréciation ou à ses décisions. Moins fortement constitué dans son personnel que l’ancien conseil d’étal de l’empire, il pouvait l’égaler par le zèle. Les diverses sections étaient présidées par des hommes qui avaient pris une part active, les uns dans les événemens du 2 décembre, les autres dans les travaux de la commission consultative dont le prince-président s’était entouré le lendemain du coup d’état. Le conseil lui-même, dans son ensemble, n’était composé, comme le sénat, que d’hommes dévoués, et si quelques-uns, dans une circonstance exceptionnelle, devaient se ressouvenir d’anciens engagemens, sauf ce cas extraordinaire, le pouvoir n’avait à redouter de leur part aucune pensée d’opposition. Ainsi les trois corps politiques qui formaient au-dessous du pouvoir exécutif l’ensemble de l’administration supérieure apportaient au prince-président de la république un concours sans arrière-pensée. Après avoir souverainement reformé tout le mécanisme gouvernemental, ce pouvoir allait donc librement, gouverner selon ses vues. Ce fait, si singulier au lendemain du règne d’une liberté bruyante, était toutefois un phénomène intéressant pour la curiosité publique, et les partis consacraient toute l’attention dont ils restaient capables à suivre le jeu de cette constitution si habilement combinée pour concentrer toutes les forces du pays dans les mains de l’autorité suprême.

Le prince-président avait ouvert la session le 29 mars 1852 au palais des Tuileries. Le discours qu’il prononça à cette occasion mettait fin au régime dictatorial qui régnait depuis le 2 décembre. C’est de ce jour que commence réellement pour nous la série des faits qui forment le tissu de l’année 1852 et qui nous conduiront, en traversant la grande évolution qui amène l’empire avec sa constitution réformée, jusqu’au cœur de 1853, à la veille de la session où les institutions impériales vont subir à leur tour leur première épreuve.

Le sénat et le corps législatif entrèrent en séance l’un et l’autre le même jour (30 mars 1852). Le président du sénat, le prince Jérôme Bonaparte, l’ancien roi de Westphalie et le dernier survivant des frères de l’empereur, prononça devant les sénateurs un discours approprié à la circonstance, et dans lequel les idées de république et d’empire, associées par la force même des choses, reproduisaient assez fidèlement la double influence qui dominait la situation. Le prince Jérôme commençait par proclamer la toute-puissance du suffrage universel. « Le suffrage universel, disait-il, a inauguré une ère nouvelle. En dehors du suffrage universel, rien de stable n’a pu être fondé. La base du pouvoir du premier consul et de l’empereur était si solide que pour l’ébranler il a fallu la coalition des souverains de toute l’Europe puissamment aidés par la trahison, et encore malgré cela, codes, systèmes administratifs et financiers, institutions judiciaires et religieuses, sont restées debout. L’unité nationale a été maintenue malgré l’étranger, malgré l’action dissolvante des vieux partis. En 1848, la nation, rentrée dans l’exercice de sa souveraineté, a proclamé la république ; mais, quand il a fallu l’organiser, le nom de Napoléon s’est offert à la pensée de l’immense majorité. Avec son instinct merveilleux, le peuple a compris que ce nom était la puissante personnification de ce qu’il a toujours recherché, l’ordre et la liberté (1) ; au dedans l’indépendance, et la grandeur nationale au dehors. Il a compris qu’en acclamant ce nom pour la quatrième fois, il se grandissait lui-même et se vengeait des malheurs et des trahisons de notre dernier champ de bataille. La politique du prince qui porte si dignement ce nom ne pouvait convenir aux vues étroites et passionnées de tous les partis exclusifs. Aussi les coalitions les plus monstrueuses se sont formées contre lui. Elles ont voulu s’opposer à la libre manifestation du vœu national. C’est alors que, fort de sa conscience, de ses patriotiques intentions, l’œil fixé sur son immortel modèle, l’élu de six millions de suffrages s’est résolument dévoué pour faire respecter le vrai, le seul souverain que nous reconnaissons tous, le peuple. » Telle était, selon le prince Jérôme, la raison de l’appel que le prince Louis-Napoléon avait adressé au peuple le 2 décembre. La France avait répondu une seconde fois d’une manière plus imposante encore que la première. Elle avait senti que le neveu de l’empereur devait avoir une bien vive appréhension sur notre avenir pour prendre une si audacieuse initiative. Aussi, non-seulement le peuple l’avait absous, mais il lui avait abandonné jusqu’au pouvoir constituant. « Louis-Napoléon, continuait le président du sénat, n’a pas voulu improviser une constitution ; il a voulu qu’elle fût la conséquence de l’état de notre société, et non le résultat de combinaisons idéales. Il a pensé qu’étant une œuvre perfectible, il suffisait qu’elle contînt un petit nombre de principes dégagés de nos diverses institutions. » Enfin, après avoir rappelé les sources où les institutions nouvelles étaient puisées, le prince Jérôme traçait les devoirs du sénat en remémorant les dispositions constitutionnelles qui le concernent.

Le sénat inaugura ses travaux en s’occupant de la mission qui lui était confiée par l’article 15 de la constitution, qui déterminait qu’un sénatus-consulte fixerait la somme allouée annuellement au président de la république pour toute la durée de ses fonctions. Cette somme fut portée à l’unanimité à 12 millions de francs. Les palais nationaux, le mobilier, les jardins et les parcs qui en dépendent étaient, aux termes du sénatus-consulte, affectés à l’habitation et à l’usage du prince-président. Le prince devait jouir exclusivement du droit de chasse dans les bois de Versailles, dans les forêts de Fontainebleau, de Compiègne, de Marly et de Saint-Germain. En vertu d’une dernière disposition, l’état, continuant de percevoir les revenus et produits utiles des forêts, restait chargé de leur administration ainsi que de l’entretien des palais nationaux et de tout ce qui en dépend. Ce sénatus-consulte, voté le 1er avril, selon les formes déterminées par le décret réglementaire du 22 mars 1852, fut présenté au prince-président par le bureau du sénat. C’est le seul acte que ce corps ait eu à accomplir durant cette session, en dehors des fonctions qui lui sont dévolues, de vérifier si les lois votées par le corps législatif sont ou non d’accord avec la loi fondamentale, et de le constater. En définitive, dans l’ordre des lois secondaires, le rôle le plus important restait aux députés, et jusqu’à la fin de la session nous ne voyons plus le sénat fonctionner que pour donner son visa aux résolutions de l’assemblée élective chargée de voter les lois.

En ouvrant la séance du corps législatif, le 30 mars, le président, M. Billaut, adressa quelques paroles à ses collègues dans l’esprit des institutions nouvelles : « Notre présence dans cette enceinte, leur dit-il, marque pour nous, comme pour le pays, une ère nouvelle. Soustraite à de redoutables éventualités par une volonté dont la calme énergie sait méditer lentement et rapidement agir, la France a mis dans son élu une confiance sans précédent dans l’histoire. Par un vote dont le chiffre éclatant n’a jamais été égalé, elle lui a demandé des institutions fortes et protectrices qui lui rendissent sa sécurité et sa grandeur. Placées sous l’invocation des immortels principes de 1789, fortifiées par cet esprit gouvernemental qu’animait l’époque consulaire, ces institutions ont trouvé dans le scrutin qui vient de nous élire une évidente consécration. Il s’agit aujourd’hui de les mettre en pratique : là commence notre mission, et cette mission, quoi qu’on vous en dise, ne sera aussi, elle, dépourvue ni de grandeur ni d’autorité. Nous n’aurons plus, il est vrai, autour de l’urne législative, toutes les évolutions des partis tenant sans cesse le ministère en échec, le forçant de s’absorber en un soin unique, celui de sa défense, et n’aboutissant trop souvent qu’à énerver le pouvoir. Tout le temps que, ministres ou députés, nous donnions à cette stratégie parlementaire, c’est aux affairés maintenant qu’il faudra le consacrer : les affaires sérieuses, pratiques, voilà notre but dans la constitution. Ce qu’elle nous donne, c’est le vote de l’impôt, la discussion du budget, celle de toutes les lois. Ce n’est pas seulement le droit de délibérer librement, publiquement, d’adopter ou de rejeter, c’est aussi celui d’amender, non plus sans doute avec cette facilité d’improvisation contre laquelle les assemblées antérieures cherchaient vainement à se défendre, mais avec cette maturité qui n’est funeste qu’aux utopies. » Dans de telles attributions, M ; Billault voyait encore une grande et véritable puissance. Il conseillait à ses collègues d’en user sensément, sans arrière-pensée, avec une loyale fidélité au sentiment électoral qui les avait choisis, « Unis dans le saint amour du pays, ajoutait-il en terminant, donnons au monde le spectacle, non plus d’une réunion d’hommes passionnés qui s’agitent, mais d’une véritable assemblée de législateurs, statuant, calmes et graves comme la loi elle-même, sur les grands intérêts qui leur sont soumis. «

Ce discours fut suivi de la lecture d’une lettre collective du général Cavaignac et de MM. Carnot et Hénon, députés républicains, élus, les deux premiers à Paris, le troisième à Lyon. « Les électeurs de Paris et de Lyon étaient venus, disaient les trois signataires de cette lettre, les chercher dans la retraite ou dans l’exil. Ils les remerciaient d’avoir pensé que leurs noms protestaient d’eux-mêmes contre la destruction des libertés publiques et les rigueurs de l’arbitraire ; mais ils n’admettaient pas qu’on eut voulu les envoyer siéger dans un corps législatif dont les pouvoirs ne s’étendaient point jusqu’à réparer les violations du droit. Ils repoussaient la théorie immorale des réticences et des arrière-pensées, et refusaient le serment exigé à l’entrée du corps législatif. » Par le fait de ce refus de serment, MM. Cavaignac, Carnot et Hénon étaient déclarés démissionnaires.

Le corps législatif ne pouvait donner le spectacle de ces débats animés qui naguère intéressaient si vivement l’opinion. Plus de questions politiques livrées à l’appréciation animée des partis, plus d’interpellations brûlantes adressées aux dépositaires des portefeuilles ministériels. Entre le corps législatif et le pouvoir, un rouage intermédiaire avait été institué pour prévenir les frottemens, autrefois si vifs, des deux pouvoirs, — le nouveau conseil d’état, organe irresponsable du président de la république, — et les questions de finances et d’ordre civil, naturellement peu émouvantes, étaient les seules qui dussent être soumises à l’examen des députés. Le budget lui-même ne pouvait plus être, comme autrefois, l’occasion de digressions en tous sens dans le domaine politique. Le terrain était circonscrit dans des limites étroites, qui ne se prêtaient que difficilement au jeu des opinions.

Le premier projet qui devait occuper le corps législatif avait pour objet la refonte des monnaies de cuivre. Élaboré par le conseil d’état et par une commission législative qui choisit M. Devinck pour rapporteur, le projet fut voté en une seule séance, le 19 avril. Cette loi, qui obtint l’approbation du sénat, portail que les pièces d’un liard, de deux liards, celles d’un ou de deux sous, d’un, de cinq et de dix centimes, seraient retirées de la circulation et démonétisées. Des décrets devaient fixer les époques auxquelles ces monnaies cesseraient d’avoir cours légal et forcé, et ne seraient plus admises dans les caisses de l’état. Une nouvelle monnaie de bronze viendrait remplacer l’ancienne, et les pièces nouvelles seraient d’un, de deux, de cinq et de dix centimes. Le poids et le module de ces pièces devaient être modifiés de la manière suivante :


centime Poids Diamètre
1 1 gramme 15 millimètres
2 2 20
5 5 25
10 10 30


Il devait entrer dans la composition de ces pièces 95 centièmes de cuivre, 4 d’étain et 1 de zinc. La tolérance du poids, en fort et en faible, serait de 1 pour 100 pour les pièces de 5 et de 10 centimes, et de 1 et demi pour 100 pour les pièces de 1 et de 2 centimes. La tolérance du titre, en dessus et en dessous, serait d’un centième pour le cuivre, et d’un demi-centième pour chacun des deux autres métaux. La nouvelle monnaie porterait sur la face l’effigie du chef de l’état. L’émission ne pourrait dépasser la valeur nominale des anciennes monnaies de cuivre destinées à la démonétisation. L’article 2 du décret du 18 août 1810, stipulant que la monnaie de cuivre doit être reçue comme appoint de la pièce de 5 francs jusqu’à concurrence de 4 fr. 99 cent, fut déclaré applicable à la nouvelle monnaie. Une somme de 7,560,000 fr. fut affectée aux dépenses de diverses natures exigées par le retrait de l’ancienne monnaie et la fabrication de la nouvelle, et sur cette somme un crédit d’un million fut immédiatement ouvert sur l’exercice de 1852, Les produits résultant de la vente des matières non employées devaient être portés en recettes au budget de chaque année et y former un chapitre spécial. Il serait rendu compte chaque année, par le ministre des finances, de l’emploi des matières provenant du retrait des anciennes monnaies de cuivre.

Bien que le projet de loi ait été adopté à la presque unanimité (210 voix contre 5), il ne passa point cependant sans avoir subi quelques critiques. Un député des départemens, M. Millet, en contesta l’urgence et en combattit l’esprit. Il pensait que les quarante ou cinquante millions de monnaie de cuivre en circulation suffisaient à toutes les transactions usuelles du pays, et que d’ailleurs le poids de cette monnaie n’était point d’une incommodité assez notoire pour nécessiter une opération aussi coûteuse que celle d’une refonte. Sans doute les frais de cette opération se trouveraient couverts par l’abaissement de la valeur intrinsèque de la nouvelle monnaie ; mais M. Millet puisait dans cette considération un argument, à ses yeux, plus fort que tous les autres : il voyait un danger, en cas de crise, dans la diminution de la valeur intrinsèque de la monnaie de cuivre, déjà très inférieure à sa valeur nominale dans l’ancien système ; il pensait d’ailleurs que la contrefaçon y trouverait un puissant encouragement. Cet argument fut toutefois combattu, notamment par un député de Paris, M. Guyard-Delalain. Il essaya de prouver l’urgence en rappelant le souvenir des études dont la question avait été déjà plusieurs fois l’objet en 1828, en 1838, en 1843, enfin en 1848. Quant à la valeur intrinsèque c’était, selon M. Delalain, un point tout à fait secondaire. La monnaie de cuivre actuellement en cours ne possédait réellement que le tiers de sa valeur nominale ; on pouvait sans danger opérer une nouvelle réduction. La monnaie de cuivre étant une monnaie de pure convention participant de la nature du billet de banque, une seule chose importait : c’est que cette monnaie fût facilement échangeable comme le billet de banque. Quant à la contrefaçon, le défenseur du projet de loi pensait qu’elle était favorisée surtout par l’existence actuelle d’une monnaie composée de pièces non homogènes et grossières. Enfin on ne pouvait conserver aux pièces de cuivre leur valeur intrinsèque sans une dépense d’environ 8 millions, dont les contribuables auraient à supporter la charge. Ces considérations générales sont les seules qui méritent d’être signalées parmi celles qui furent développées dans le cours du débat. Les conseillers d’état, MM. de Parieu, Vuitry et Tourangin, chargés de soutenir la discussion n’eurent donc que peu d’efforts à faire pour assurer l’adoption de la loi qu’ils avaient mission de défendre. Cette loi obtint l’approbation du sénat le 3 mai, et fut sanctionnée par le président de la république le 6.

Le corps législatif eut encore à s’occuper d’une question de jurisprudence souvent débattue et résolue en divers sens, selon les influences politiques qui dominaient dans le moment. La révolution de 1848, qui arrivait naturellement avec des idées favorables à la plupart des catégories de condamnés, avait donné lieu à un décret du 10 avril, qui dénaturait le caractère de la réhabilitation en aspirant à la rendre trop facile. D’autre part, les articles du code criminel relatifs à ce grand intérêt social ne pouvaient satisfaire entièrement la raison et laissaient à désirer. Le projet présenté par le gouvernement et adopté par le corps législatif après quelques modifications introduites d’accord avec le conseil d’état, abroge à la fois le décret du 18 avril 1848 et le chapitre 4 du titre VII du livre II du code d’instruction criminelle. Les anciennes dispositions du code sont remplacées parles dispositions suivantes : « Tout condamné à une peine afflictive ou infamante, ou à une peine correctionnelle, qui a subi sa peine ou qui a obtenu des lettres de grâce, peut être réhabilité. La demande en réhabilitation pour les condamnes à une peine afflictive ou infamante ne peut être formée que cinq ans après le jour de leur libération. Néanmoins ce délai court, au profit des condamnés à la dégradation civique, du jour où la condamnation est devenue irrévocable ou de celui de l’expiration de la peine de l’emprisonnement, si elle a été prononcée ; il court, au profit du condamné à la surveillance de la haute police prononcée comme peine principale, du jour où la condamnation est devenue irrévocable. Le délai est réduit à trois ans pour les condamnés à une peine correctionnelle. Le condamné à une peine afflictive ou infamante ne peut être admis à demander sa réhabilitation, s’il n’a résidé dans le même arrondissement depuis cinq années, et pendant les deux dernières dans la même commune. Le condamné à une peine correctionnelle ne peut être admis à demander sa réhabilitation s’il n’a résidé dans le même arrondissement depuis trois années, et pendant les deux dernières dans la même commune. Le condamné adresse la demande en réhabilitation au procureur de l’arrondissement en faisant connaître la date de sa condamnation et les lieux où il a résidé depuis sa libération, s’il s’est écoulé après cette époque un temps plus long que celui qui est exigé. Il doit justifier du paiement des frais de justice, de l’amende et des dommages-intérêts auxquels il a pu être condamné, ou de la remise qui lui en a été faite. A défaut de cette justification, il doit établir qu’il a subi le temps de contrainte par corps déterminé par la loi, ou que la partie lésée a renoncé à ce moyen d’exécution. S’il est condamné pour banqueroute frauduleuse, il doit justifier du paiement du passif de la faillite, en capital, intérêts et frais, ou de la remise qui lui en a été faite. Le procureur provoque, par l’intermédiaire du sous-préfet, des attestations délibérées par les conseils municipaux des communes où le condamné a résidé, faisant connaître la durée de sa résidence dans chaque commune, avec l’indication du jour où elle a commencé et de celui auquel elle a fini, sa conduite et ses moyens d’existence pendant la durée de son séjour. Ces attestations doivent contenir la mention expresse qu’elles ont été rédigées pour servir à l’appréciation de la demande en réhabilitation. Le procureur prend en outre l’avis des maires des communes et du juge de paix des cantons où le condamné a résidé, ainsi que celui du sous-préfet de l’arrondissement. Il se fait délivrer une expédition de l’arrêt de condamnation, un extrait des registres des lieux de détention où la peine a été subie, constatant qu’elle a été la conduite du condamné ; il transmet les pièces avec son avis au procureur général. La cour dans le ressort de laquelle réside le condamné est saisie de la demande ; les pièces sont déposées au greffe de cette cour par les soins du procureur général. Dans les deux mois du dépôt, l’affaire est rapportée à la chambre d’accusation ; le procureur général donne ses conclusions motivées et par écrit ; il peut requérir en tout état de cause, et la cour peut ordonner, même d’office, de nouvelles informations sans qu’il puisse en résulter un retard de plus de six mois. La cour, le procureur général entendu, donne son avis motivé. Si l’avis de la cour n’est pas favorable à la réhabilitation, une nouvelle demande ne peut être formée avant l’expiration d’un délai de deux ans. Si l’avis est favorable, il est, avec les pièces produites, transmis par le procureur général, et dans le plus bref délai possible, au ministre de la justice, qui peut consulter la cour ou le tribunal qui a prononcé la condamnation. Le chef de l’état statue sur le rapport du ministre de la justice. Des lettres de réhabilitation sont expédiées en cas d’admission de la demande ; elles sont adressées à la cour qui a délibéré l’avis ; une copie authentique est envoyée au tribunal qui a prononcé la condamnation. Ces lettres sont transcrites en marge de la minute de l’arrêt ou du jugement de condamnation. La réhabilitation fait cesser pour l’avenir, dans la personne du condamné, toutes les incapacités qui résultaient de la condamnation. Les interdictions prononcées par l’article 612 du code de commerce sont maintenues, nonobstant la réhabilitation obtenue en vertu des dispositions qui précèdent. Aucun individu condamné pour crime, qui aura commis un second crime et subi une nouvelle condamnation à une peine afflictive ou infamante, ne sera admis à la réhabilitation. Le condamné qui, après avoir obtenu sa réhabilitation aura encouru une nouvelle condamnation, ne sera plus admis au bénéfice des dispositions qui précèdent. »

Cette loi, votée le 18 mai par le corps législatif, visée par le sénat le 24 juin, fut sanctionnée par le président de la république le 3 juillet. Les débats n’avaient point été sans intérêt. A la vérité, si le rapporteur de la commission, M. Langlais, avait montré une certaine connaissance des matières juridiques, si parmi les commissaires du gouvernement, M. Rouher avait défendu avec talent les vrais principes de la jurisprudence, la discussion avait commencé par une lutte d’opinion entre deux orateurs dont les noms, quoique bien connus, étaient tout à fait nouveaux dans l’histoire parlementaire. Plus jaloux des prérogatives du pouvoir que le pouvoir lui-même, l’un (M. Granier de Cassagnac) voulait assimiler le droit de réhabilitation au droit de grâce et le confier au chef de l’état ; l’autre (M. le docteur Véron) combattait fièrement et solennellement cette doctrine, indigné à la seule pensée que l’on accorderait au pouvoir plus qu’il ne demandait. A part cet incident qui enlevait au débat quelque chose de sa gravité, la question avait été sérieusement approfondie.

La loi sur la refonte des monnaies et celle qui concerne la réhabilitation des condamnés sont les seules importantes qui aient été soumises au corps législatif dans cette première session. Beaucoup d’autres cependant ont été livrées à ses délibérations, et quelques-unes méritent d’être signalées : telles sont, dans l’ordre moral et politique, les lois sur le renouvellement intégral des conseils généraux, des conseils d’arrondissement et de ceux des communes, l’interdiction à certains individus de séjourner dans le département de la Seine et dans l’agglomération lyonnaise, la modification de trois articles du code d’instruction criminelle relatifs aux crimes commis en pays étranger. Telles encore, dans l’ordre des intérêts matériels, la loi pour la prorogation du monopole des tabacs, la concession des chemins de fer de Paris à Cherbourg et de Bordeaux à Cette, le premier rattachant Paris au principal port français de l’Océan, le second reliant l’Océan à la Méditerranée ; l’autorisation de la fusion des compagnies des chemins de fer du midi qui doivent conduire de Paris à Toulon par Lyon et Marseille. A ces lois, on doit joindre encore le règlement des comptes des années 1848 et 1849, le vote du contingent annuel de 80,000 hommes, enfin environ cinquante lois d’intérêt local, autorisant soit des surimpositions, soit des emprunts, ou établissant quelque changement dans les délimitations ou la position administrative de certaines communes.

C’est surtout dans la discussion du budget que devait se concentrer toute l’activité du corps législatif ; c’est laque les partis l’attendaient pour juger de sa capacité, de sa hardiesse, de la liberté qui lui serait laissée. Le budget de l’année courante, qui n’avait pu être voté en entier par la dernière assemblée législative, avait été réglé, le 17 mars 1852, par un décret. En effet, le corps législatif, ne devant s’assembler que le 29 mars, ayant d’ailleurs à étudier le budget de 1853, et beaucoup d’autres intérêts, dans une session de trois mois, n’aurait pu s’occuper avec fruit d’un budget dont les divers services étaient déjà engagés. C’est donc sur le budget de 1853 seulement que la nouvelle assemblée était appelée à se prononcer. M. de Chasseloup-Laubat, ancien ministre de la marine, fut chargé du rapport de la commission législative nommée pour l’examen du budget des dépenses. Le projet du gouvernement demandait pour le service ordinaire 1,409,603,024 francs, et 79,738,334 francs pour les travaux publics, en tout 1,489,341,358 francs. Il évaluait les recettes à 1,446,129,431 francs. Le rapporteur exposa, suivant l’usage, les opinions diverses qui s’étaient produites au sein de la commission, et le fit, non sans laisser voir quelques intentions d’opposition ; il montrait quelque inquiétude à la vue du déficit de 40 millions qu’annonçait le projet du gouvernement, malgré la diminution de dépenses résultant de la conversion du 5 pour 100 (environ 18 millions). Cette situation, suivant M. de Chasseloup-Laubat, méritait d’autant plus de fixer l’attention du corps législatif et celle du gouvernement, que l’on faisait figurer dans les recettes pour 1853 40,872,635 francs, provenant de remboursemens des compagnies de chemins de fer, — ressources extraordinaires, — et que d’un autre côté 78 millions, montant du fonds d’amortissement, restaient, selon les pratiques adoptées en 1848, détournés de leur destination primitive. Le gouvernement comptait, comme chaque année, sur de nombreuses annulations de crédits qui devaient, de son point de vue, contrebalancer à peu près le déficit ; mais la commission ne partageait pas cette confiance, et elle n’évaluait pas à plus de 20 millions les annulations que l’on pouvait légitimement espérer. Enfin la commission montrait quelque inquiétude en présence d’une dette flottante qui ne cesse pas de s’accroître depuis longtemps déjà. Au 1er avril 1852, elle s’élevait à 630 millions, auxquels allaient venir s’ajouter 74,705,600 francs pour les remboursemens demandés par suite de la conversion, et 65,985,000 francs, montant des découverts de 1852. M. de Chasseloup-Laubat portait à 770 millions le chiffre auquel atteindrait, au 31 décembre 1852, la dette flottante, si rien ne venait d’ici là en diminuer le poids. Le rapporteur de la commission se hâtait d’ajouter qu’avec ses admirables ressources, la France pouvait envisager sans crainte cette situation. « Il ne faut pas oublier, disait-il, que si depuis 1848 elle a augmenté quelques impôts, elle a vu aussi diminuer de 27 millions l’impôt foncier ; qu’elle a abandonné les deux tiers de l’impôt du sel, enfin qu’elle saurait, en cas de besoin, se créer de nouveaux revenus. » Cependant cette situation devait être pour le corps législatif un sujet de méditations sérieuses ; ce devait être pour le gouvernement un motif d’apporter, autant que possible, de sages économies dans les dépenses, et pour le pays d’accepter avec résignation les sacrifices qu’il pourrait devenir nécessaire de lui demander pour combler les déficits ouverts par nos bouleversemens politiques.


La commission avait toutefois proposé quelques réductions. Frappée de l’augmentation des traitemens, elle avait songé à demander qu’ils fussent rétablis dans l’état où ils étaient en 1847. Néanmoins, en considération du fait accompli, elle n’avait pas donné suite à cette pensée. C’est sur les services généraux que portaient principalement ses observations. Elle aurait désiré, sur le budget de l’armée, une réduction de 10 millions, que d’ailleurs elle ne voulait solliciter qu’en se mettant préalablement d’accord avec le gouvernement, et que celui-ci repoussait comme imprudente dans les circonstances où se trouvait encore le pays. En définitive, la commission s’arrêta, dans les réductions qu’elle proposait d’autre part, au chiffre de 18 millions. Le conseil d’état, auquel ces amendemens au projet du gouvernement devaient être renvoyés avant d’être soumis à l’appréciation du corps législatif, avait refusé de les admettre tous. Néanmoins il avait consenti à une réduction de 9,233,133 francs, dans laquelle étaient compris 7 millions demandés pour les chemins de fer de Cherbourg et de Cette, et 598,133 francs relatifs à une diminution d’intérêts à payer sur les rentes inscrites. Les 1,635,000 fr. qui complétaient la réduction consentie portaient sur les services généraux. Le rapporteur au corps législatif terminait sur ce chapitre par quelques considérations qui révélaient toute la difficulté de la situation. « Pour votre commission, disait-il, qui avait la conscience d’être restée au-dessous des réductions de dépenses qu’elle aurait pu demander, qui avait chargé son rapporteur de vous déclarer que ce travail si rapide que nous vous présentons aujourd’hui était loin de faire ressortir toutes les économies qu’on eût pu désirer, elle a profondément regretté la réponse qui a été faite à ses propositions. A une époque si avancée de votre session, elle ne se dissimule pas combien il est difficile qu’une discussion approfondie vous permette d’entrer dans les détails du budget, combien il vous est difficile aussi, avec ce peu de temps qui vous reste, de vous servir du moyen que la constitution elle-même vous a donné, de faire connaître votre opinion : nous voulons parler de ce renvoi au conseil d’état des articles que vous n’adoptez point, afin qu’ils puissent être modifiés d’un commun accord. » Le rapporteur annonçait néanmoins que, si la commission n’avait pas cru devoir insister sur toutes ses propositions d’amendement, elle n’avait pas consenti à les abandonner toutes.

Cette résolution de la commission provoqua une lettre du ministre d’état adressée au président du corps législatif et destinée à établir le vrai sens de la constitution du 14 janvier relativement aux amendemens proposés par les membres du corps législatif et repoussés par le conseil d’état. M. Billault donna lecture de cette lettre à la suite de la discussion générale du budget. « Monsieur le président, écrivait le ministre d’état, divers passages du rapport fait au nom de la commission du budget sur le projet des dépenses de l’exercice de 1853 ont attiré l’attention du prince président de la république. La commission y déclare persister, malgré l’avis défavorable du conseil d’état, dans plusieurs des amendemens qu’elle avait proposés. C’est méconnaître les dispositions formelles de l’art. 40 de la constitution et de l’art. 51 du décret du 22 mars dernier. Aux termes de ces articles, les amendemens présentés par les membres du corps législatif doivent être considérés comme non avenus, lorsque le conseil d’état s’est prononcé contre l’adoption. Il n’est, donc, point permis de les reproduire, et le corps législatif n’a plus que le droit de rejeter le chapitre tout entier auquel ces amendemens se rapportent, s’il pense que ce rejet puisse avoir lieu sans entraver les services publics. Le président de la république est convaincu que le corps législatif, qui a déjà donné tant de preuves de son dévouement au pays, ne s’engagera pas dans une voie qui le conduirait à la violation de notre pacte constitutionnel. Il importe à l’affermissement de nos institutions nouvelles, surtout la première fois où elles fonctionnent, que les grands pouvoirs de l’état se renferment religieusement dans les limites qu’elles ont posées. C’est ainsi qu’ils se conformeront au mandat que la France leur a confié. »

Le rapporteur de la commission s’efforça de repousser la pensée que cette lettre lui attribuait, ajoutant, sur les observations du président du corps législatif, qu’en persistant dans quelques-unes des réductions qu’elle avait proposées, la commission n’avait pu vouloir autre chose que proposer le rejet des chapitres, intention parfaitement constitutionnelle. La discussion générale, qui d’ailleurs ne dura qu’une séance (22 juin), avait été signalée par deux discours où l’esprit d’opposition se déguisait bien moins encore que dans le rapport de M. de Cbasseloup-Laubat. M. Audren de Kerdrel, député légitimiste, et M. de Montalembert essayèrent une critique assez hardie de la constitution et des rouages politiques qu’elle avait créés. M. de Montalembert, qui avait d’abord applaudi au coup d’état au point de se compromettre au plus haut degré avec ses anciens amis, s’était séparé du pouvoir nouveau à la suite des décrets relatifs aux biens de la famille d’Orléans. Il s’exprima, dans la discussion du budget, avec plus de vivacité que l’on n’en attendait peut-être sous le régime nouveau, ne craignant point de parler d’institutions fausses, de prétentions abusives, et déclarant qu’il s’abstiendrait de voter le budget des dépenses (2). M. de Parieu, président de la section des finances au conseil d’étal et commissaire du gouvernement, aidé de son collègue M. Stourm, de MM. Devinck, Monier da la Sizerane et de quelques autres députés, répliqua en défendant à la fois l’esprit de la constitution et le budget.

Les objections que M. de Chasseloup-Laubat avait indiquées dans son rapport, et dont quelques membres s’étaient faits aussi les organes dans la discussion générale, se reproduisirent à l’occasion du débat des articles. Elles portaient principalement sur l’inscription des dotations sénatoriales au chapitre de la dette viagère, ce qui, suivant quelques orateurs, leur enlevait le caractère de dotations pour leur donner celui de pensions, — sur les dépenses secrètes qui figuraient à la fois au ministère de l’intérieur et à celui de la police, et que l’on eût voulu attribuer au ministère de la police seulement, — sur la création de ce ministère lui-même, dont plusieurs membres contestaient l’utilité, — sur les dépenses de l’état-major de la garde nationale, qui, plus élevées qu’autrefois, bien que l’importance de la garde nationale eût diminué, paraissaient à quelques-uns superflues, — sur l’effectif de l’armée, dont on croyait pouvoir demander la réduction en présence de la situation paisible dans laquelle la société était rentrée. Les objections ainsi soulevées furent combattues avec beaucoup de résolution par les conseillers d’état organes du gouvernement, et abandonnées en général par la commission elle-même dans un esprit de conciliation.

La majorité vota, en toute occasion, conformément aux vœux du pouvoir, et les craintes que l’esprit du rapport de M. de Chasseloup-Laubat aurait pu faire concevoir en d’autres temps se trouvèrent ainsi écartées par la seule puissance de la situation politique, plus forte que toutes les considérations d’économie.

Le budget des recettes, dont M. Gouin avait été nommé rapporteur, fut voté sans difficultés. Un projet de loi destiné à demander la création de nouveaux impôts sur divers objets de luxe ainsi que sur le papier, enveloppé dans la défaveur de la liberté de la presse, fut accueilli avec quelque défiance par l’opinion et retiré par le gouvernement. Tels sont les principaux incidens de la première session du corps législatif, session essentiellement pacifique, et qui ne pouvait donner aucune impulsion aux opinions du dehors, ni subir l’influence des partis. Le pays sentait d’ailleurs très justement que la solution des grands intérêts dont il était préoccupé se débattait dans de plus hautes régions : dégoûté de toutes les solutions qui lui avaient été successivement ou simultanément proposées depuis quelques années, il attendait de confiance celles que le développement logique des événemens lui préparait.

Le 28 juin, un message du prince-président de la république était venu clore cette session de trois mois, premier essai du régime représentatif renouvelé de l’empire. Le prince félicitait les députés d’avoir « su résister à ce qu’il y a de plus dangereux parmi les hommes réunis, l’entraînement de l’esprit de corps, d’avoir écarté toute susceptibilité, et de s’être occupés des grands intérêts du pays, comprenant que le temps des discours passionnés et stériles était passé, que celui des affaires était venu. » L’application d’un nouveau système rencontrait toujours des difficultés : le président constatait que le corps législatif en avait fait la part. Si le travail avait semblé manquer à ses premières séances, il avait compris que le désir du prince d’abréger sa dictature et son empressement à les appeler autour de lui en avaient été la cause, en privant le gouvernement du temps nécessaire à la préparation des lois qui devaient être soumises au corps législatif. La conséquence naturelle de cet état de choses exceptionnel avait été l’accumulation des travaux à la fin de la session :

« Néanmoins, ajoutait le prince, la première épreuve de la constitution, d’origine toute française, a dû vous convaincre que nous possédions les conditions d’un gouvernement fort et libre. Le pouvoir n’est plus ce but immobile contre lequel les diverses oppositions dirigeaient impunément leurs traits : il peut résister à leurs attaques et désormais suivre un système sans avoir recours à l’arbitraire ou à la ruse. D’un autre coté, le contrôle des assemblées est sérieux, car la discussion est libre et le vote de l’impôt décisif. Quant aux imperfections que l’expérience aura fait connaître, notre amour commun du bien public tendra sans cesse à en affaiblir les inconvéniens jusqu’à ce que le sénat ait prononcé.

« Dans l’intervalle de la session, j’appliquerai tous mes soins à rechercher les besoins du pays et à préparer des projets qui permettent de diminuer les charges de l’état sans rien compromettre des services publics. A votre rentrée, je vous ferai connaître le résultat de nos travaux et l’état général des affaires par le message que la constitution m’oblige à vous adresser tous les ans. En retournant dans vos départemens, soyez les échos fidèles du sentiment qui règne ici : la confiance dans la conciliation et la paix. Dites à vos commettans qu’à Paris, ce cœur de la France, ce centre révolutionnaire qui répand tour à tour sur le monde la lumière ou l’incendie, vous avez vu un peuple immense s’appliquant à faire disparaître les traces des révolutions et se livrant avec joie au travail, avec sécurité à l’avenir. Lui qui naguère dans son délire était impatient de tout frein, vous l’avez vu saluer avec acclamations le retour de nos aigles, symbole d’autorité et de gloire. A ce spectacle imposant où la religion consacrait par ses bénédictions une grande fête nationale, vous avez remarqué son attitude respectueuse ; vous avez vu cette armée si fière, qui a sauvé le pays, se relever encore dans l’estime des hommes en s’agenouillant avec recueillement devant l’image de Dieu présente au haut de l’autel. Cela veut dire qu’il y a en France un gouvernement animé de la foi et de l’amour du bien, qui repose sur le peuple, source de tout pouvoir ; sur l’année, source de toute force ; sur la religion, source de toute justice. »

Dans ce message, accueilli très favorablement par le corps législatif et fort applaudi pour les sentimens de conciliation et les promesses qu’il exprimait, le prince Louis-Napoléon avait fait allusion à une grande fête militaire qui commençait la série de ces manifestations au milieu desquelles peu à peu L’empire allait se former comme la conséquence naturelle du nouvel état de choses. Le 10 mai, les aigles avaient été distribuées à l’armée. D’immenses préparatifs avaient été faits pour cette solennité. Au Champ-de-Mars, on avait construit une chapelle ouverte de dix-huit mètres de largeur sur vingt-cinq de haut, soutenue par huit colonnes cannelées avec chapiteaux corinthiens, dominée par un dôme doré, et au milieu de laquelle s’élevait un autel d’une grande magnificence. Autour de ce monument improvisé, sur toute la surface de ce vaste champ de manœuvres, témoin aussi de toutes les grandes fêtes militaires de notre histoire, l’armée de Paris tout entière déployait ses bataillons et ses escadrons, au milieu desquels les régimens absens étaient représentés par des colonels ou des chefs de bataillon. Dans des tribunes décorées avec élégance, les grands dignitaires de l’état, le corps diplomatique et la société privilégiée assistaient à ce curieux et rare spectacle d’une réunion de près de soixante mille hommes, et la foule qui se pressait sur les talus et aux abords du Champ-de-Mars pour saisir un coin du tableau ajoutait encore à ce qu’il avait par lui-même d’imposant. L’archevêque de Paris avait été invité à bénir les drapeaux qui allaient être distribués ; mais ce qui avait pardessus tout attiré en cette circonstance l’attention des spectateurs, c’étaient les délégués, des troupes indigènes de l’Algérie, les chefs arabes qui, rassemblés en escadron, fermaient le cortège du président de la république lorsqu’il entra au Champ-de-Mars, et venaient attester, par leur présence à cette solennité, la puissance des armes françaises. La curiosité publique devait toutefois se concentrer principalement sur celui qui était le promoteur de cette grande manifestation et qui lui imprimait le cachet de sa pensée, sur le prince Louis-Napoléon. Des bruits répandus et accueillis par la crédulité tendaient à faire croire que la distribution des aigles serait l’occasion de quelque démonstration prétorienne qui précipiterait l’avènement de l’empire. Le journal officiel avait cru devoir réfuter ces propos, ajoutant que si l’empire devait être rétabli, la démonstration dont on parlait ne le hâterait pas d’une heure. Les gens sensés connaissaient trop la prudence patiente du prince-président pour croire qu’il voulût tenir la couronne d’une sorte de tumulte militaire, quand il pouvait en toute sécurité l’attendre d’un vote du pays ; mais on était curieux de savoir quel serait le résultat moral de cette journée, quel langage le prince parlerait à l’armée, et comment ce langage serait accueilli. Le discours du président de la république était habilement calculé pour entretenir les sentimens militaires sans les exalter de manière à faire craindre quelques-unes de ces arrière-pensées belliqueuses que les partis se plaisaient à rechercher au fond de toutes ses paroles. « Soldats, dit-il, l’histoire des peuples est en grande partie l’histoire des armées. De leurs succès ou de leurs revers dépend le sort de la civilisation et de la patrie. Vaincues, c’est l’invasion ou l’anarchie : victorieuses, c’est la gloire ou l’ordre. Aussi les nations comme les armées portent-elles une vénération religieuse à ces emblèmes de l’honneur militaire qui résument en eux tout un passé de luttes et de triomphes. L’aigle romaine adoptée par l’empereur Napoléon au commencement de ce siècle fut la signification la plus éclatante de la régénération et de la grandeur de la France. Elle disparut dans nos malheurs ; elle devait revenir lorsque la France, relevée de ses défaites, maîtresse d’elle-même, ne semblerait plus répudier sa propre gloire. Soldats, reprenez donc ces aigles non comme une menace contre les étrangers, mais comme le symbole de notre indépendance, comme le souvenir d’une époque héroïque, comme le signe de noblesse de chaque régiment. Reprenez ces aigles qui ont si souvent conduit nos pères à la victoire, et jurez de mourir s’il le faut pour les défendre. »

Après ce discours, qui inaugurait la journée, la cérémonie religieuse commença. Avant de la clore par la bénédiction des drapeaux, l’archevêque de Paris prononça, de son côté, une allocution appropriée à la circonstance, adressée au prince et aux soldats. Le prélat s’attachait surtout à faire ressortir, pour l’expliquer, le contraste que forment les dispositions essentiellement pacifiques de l’église avec les bénédictions abondantes qu’elle a toujours eues pour le soldat, pour ses armes et pour ses drapeaux. Il en voyait la raison dans le but auquel visent les armées par l’emploi même de la force, c’est-à-dire la paix. Il signalait aussi les lois austères de la discipline, cet esprit de dévouement exclusif au devoir, qui sont comme les traits distinctifs, particuliers à la fois au prêtre et au soldat, et qui font travailler l’un et l’autre par des moyens différons à l’apaisement des passions, au triomphe de la justice humaine. La pensée politique de l’archevêque ne pouvait être, on le conçoit, que pacifique ; mais s’il profitait de son caractère sacerdotal pour faire appel à la sagesse du prince contre les éblouissemens de la gloire que devaient rappeler à son cœur ces signes héroïques, la plus belle part de son héritage domestique, on ne pouvait s’étonner davantage de trouver au milieu des vœux que le prélat formait pour la pacification de la société le mot de clémence. Il ne contestait toutefois ni le rôle social que l’armée conservait au dedans, ni la mission patriotique qu’elle pouvait encore ambitionner au dehors, et appelant la bénédiction de Dieu sur ces étendards, « qu’ils renferment, disait-il, dans leurs plis glorieux la paix et la guerre pour la sécurité des bons et la terreur des méchans, et qu’à leur ombre la France respire et soit pour le bonheur du monde la plus grande et la plus heureuse des nations ! » Cette journée se passa en définitive avec autant de calme que d’ordres. Les cris de vive Napoléon furent nombreux, ceux de vive l’empereur furent aussi très fréquemment entendus dans l’armée et dans la foule. Toutefois le moment n’était point encore venu où ils devaient dominer et exclure tous les autres. L’armée était prête à saluer dans le prince-président le nouvel empereur ; mais il importait trop que le mouvement partit du sein de la société civile pour que l’on voulût s’abandonner à l’impulsion de l’armée et travailler à l’empire autrement que par les moyens légaux définis dans la constitution du 14 janvier 1852.

Ainsi s’était accomplie la solennité à laquelle le prince-président faisait allusion en fermant la première session du corps législatif. Tel est le spectacle instructif dont il recommandait aux députés d’emporter le souvenir et de propager l’impression parmi les populations. L’opinion des départemens n’avait pas besoin d’être excitée. Bientôt on allait voir ceux de l’est et du midi prendre l’initiative du mouvement qui devait plus lard décider l’avènement de l’empire.


xxxxxxxxxx
(1) Ces deux mots sont en italiques dans le journal officiel.
(2) Dans la discussion du budget des recettes (séance du 26 juin), M. de Montalembert formula une protestation catégorique contre les décrets du 22 janvier 1852. Nous devons d’autant moins omettre cette protestation, qu’elle est conçue dans les termes les plus vifs, et que M. de Montalembert a cru apercevoir un parti pris d’injustice dans le silence de l’Annuaire de 1851 sur les sentimens qu’il avait montrés dès le 23 janvier en se retirant de la commission consultative instituée le 3 décembre. Nous verrons en 1853î M. de Montalembert poursuivre la même pensée d’une protestation dans le débat du budget de 1854.


II – Les départemens et le prince-président modifier

Inauguration du chemin de fer de Strasbourg. — Voyage du président dans le midi. — Mise en liberté d’Abd-el-Kaker.

C’est un fait désormais acquis à l’histoire, que le gouvernement 18su du 2 décembre 1851 s’est établi avec plus de facilité dans les départemens que dans la ville centrale où toutes les opinions politiques ont leur foyer, et où la dialectique des chefs de parti exerce le plus sûrement son empire. Là, point de théories, peu de raisonnemens : le meilleur gouvernement est celui qui parle le mieux aux imaginations, si d’ailleurs il n’est point contraire au libre essor des intérêts matériels. C’est donc dans les départemens, fermés même à l’opposition sourde, aux bruits défavorables, qui, par une conséquence naturelle, se réfugient dans les réunions privées de Paris quand la presse leur est interdite, c’est dans les départemens que le prince Louis-Napoléon était assuré de rencontrer le plus de sympathies, et c’est en voyant éclater les témoignages de ces sympathies qu’il devait s’affermir dans la pensée de faire un nouveau pas dans la voie où il était entré le 2 décembre, de couronner cet acte par le rétablissement de l’empire.

L’inauguration de la ligne de fer de Paris à Strasbourg offrait au prince-président une occasion d’aller interroger les sentimens des populations de l’Alsace, où, dans un premier voyage, en 1850, il avait rencontré un favorable accueil, mêlé pourtant de quelques démonstrations moins amicales. On ne pouvait souhaiter une circonstance plus heureuse et plus solennelle. Toutes les considérations se trouvaient réunies pour donner de l’importance à la grande ligne qui allait être livrée à la circulation. Par son étendue, elle dépassait toutes celles qui avaient encore été construites en France. Par sa direction topographique, son point de départ, son point d’arrivée et ses embranchemens déjà établis ou projetés, elle reliait Paris à l’Allemagne et l’Allemagne à l’Océan. L’achèvement de cette voie, décidée par une loi du 21 juin 1842 et si lentement exécutée, pouvait donc être considéré comme un véritable événement national. L’Allemagne elle-même devait s’associer à la satisfaction que cet événement occasionnait. Si, du point de vue de la stratégie et de la défense militaire, elle apercevait quelques inconvéniens dans l’existence d’une voie qui mettait le Rhin à douze heures de Paris, ces inconvéniens, qui, après tout, ne sont à considérer que dans les temps de guerre, temps heureusement exceptionnels, disparaissaient devant l’idée de la paix, devenue l’état normal des peuples. Le commerce allemand y trouvait des facilités nouvelles, le moyen le plus direct et le plus rapide d’atteindre à cet Océan, qui est le grand théâtre de l’activité mercantile des peuples modernes. Enfin les liens plus étroits que la confédération germanique contractait par là avec la France devenaient eux-mêmes une garantie de l’amitié des deux nations, et éloignaient ces cas d’hostilité où le chemin de Strasbourg pourrait servir la stratégie des troupes françaises. L’inauguration de cette grande voie de communication était donc plus qu’un événement national, et à côté du juste orgueil que déployait la France à cette occasion, il y avait place aussi pour ces sentimens pacifiques qui rapprochent les nations et font entrer la fraternité dans les rapports des peuples.

C’est le 17 juillet que le prince-président quitta Paris pour se rendre à Strasbourg ; un grand nombre de hauts fonctionnaires devaient l’accompagner. Ceux qui n’y étaient point appelés voulurent du moins ajouter par leur présence à la solennité du départ. La curiosité des populations avait été vivement excitée à l’avance par l’annonce de cette cérémonie. Sur tout le parcours de la ligne, elles étaient accourues pour contempler le spectacle qui s’offrait pour la première fois à leurs yeux, témoignant par des acclamations répétées des sentimens qui les animaient à la seule vue de ce convoi, qui aussi lot aperçu échappait à leurs regards. Le prince-président s’arrêta successivement à Meaux, à Château-Thierry, Dormans, Epernay, Châlons-sur-Marne, Vitry-le-François, Bar-le-Duc, Commercy, Foug, Toul et Nancy. Toutes ces stations furent parcourues en une journée : celle de Nancy était la plus importante qu’on dût rencontrer avant d’atteindre à Strasbourg. Le prince-président reçut, dans la capitale de l’ancienne Lorraine, des hommages empressés et des marques non équivoques de sympathie. La fête magnifique qui lui avait été préparée empruntait un nouvel éclat à la présence du lieutenant-général Hirschfeld, commandant en chef les forces prussiennes dans les provinces rhénanes, et des aides de camp investis par le roi de Prusse de la mission de venir féliciter le prince-président de la république.

Le 18 au matin, le prince quitta Nancy pour se rendre à Strasbourg. A Lunéville, à Sarrebourg, à Lützelbourg, à Saverne et à toutes les stations qui séparent cette localité de l’ancienne capitale de l’Alsace, malgré les intempéries de l’air, l’empressement des populations ne se ralentit point. C’est à Strasbourg surtout que se déploya la faveur populaire. Les autorités civiles et militaires et l’administration du chemin de fer n’avaient rien négligé pour donner tout l’éclat possible à cette fête à la fois industrielle et politique. Sur une estrade qui s’offrait d’abord aux regards entre des mâts où flottaient des bannières, on lisait ces inscriptions : A Louis-Napoléon l’Alsace reconnaissante ; — Tous les peuples se donnent la main ; — Route des Alpes à la Mer du Nord ; — Route des Alpes à la mer Baltique. Le maire et l’évêque de Strasbourg se chargèrent de complimenter le prince dans des discours qui respiraient un entier dévouement, un enthousiasme absolu. L’incident le plus remarquable que présenta cette journée fut toutefois la manifestation populaire que les paysans de l’Alsace avaient ménagée au neveu de l’empereur. Cent vingt voitures attelées de quatre, six ou huit chevaux, venues de tous les points du département, portant des jeunes filles sous des berceaux de fleurs et escortées par un certain nombre de cavaliers revêtus des costumes les plus variés, défilèrent devant le prince-président. Le cri de la foule était presque exclusivement celui de vive Napoléon ! L’on n’entendait plus celui de vive la république ! devenu factieux sous la république même ; mais celui de vive l’empereur ! qui allait bientôt accompagner le prince-président durant tout son voyage du midi, n’était encore qu’exceptionnel. Les envoyés des princes allemands voisins de la frontière française et les envoyés français auprès de ces princes étaient venus rejoindre à Strasbourg ceux du roi de Prusse, et la vieille et sombre ville, illuminée le soir, présentait une animation inaccoutumée.

En France toutefois, il n’est point de fête complète, si elle n’est relevée par quelque spectacle militaire. Aussi le lendemain les Strasbourgeois eurent-ils une revue de toute la garnison et le simulacre d’un passage forcé sur le petit Rhin, suivi, à une autre heure de la journée, d’une joute nautique. Les réjouissances se prolongèrent jusque dans la nuit du 19 au 20, et se terminèrent par un bal brillant où le prince-président fut constamment l’objet du zèle le plus empressé. Le 20, il allait faire une courte excursion à Bade, en compagnie de la grande-duchesse Stéphanie, et il revenait quelques jours plus tard à Paris, où l’attendait une réception officielle, moins éclatante toutefois que celle qui plus tard devait célébrer le retour du voyage du midi.

Dans l’intervalle de ces deux grandes expériences, le prince avait distribué les aigles à la garde nationale de Paris, assemblée pour la première fois en corps depuis sa réorganisation, et, sans rencontrer d’enthousiasme, il avait trouvé partout des sentimens qui excluaient toute pensée d’opposition.

Le voyage du midi devait avoir un caractère exclusivement politique. Aucun autre intérêt ne couvrait la pensée réelle du président de la république, qui était d’interroger les populations et de connaître le jugement qu’elles portaient sur l’origine et sur l’avenir de son pouvoir. Se proposant ce but, il y avait incontestablement de la hardiesse à s’adresser de préférence aux populations du midi, très impressionnables à la vérité, mais fort engagées naguère dans les fantaisies démagogiques ou dans les ressouvenirs légitimistes, et en somme moins favorablement disposées peut-être pour le rétablissement de l’empire que pouvaient l’être celles de l’est ou du nord. Cette hardiesse fut toutefois couronnée d’un plein succès. Ce sont les populations du midi, naguère encore, incertaines dans leurs opinions, qui accueillirent les premières avec ardeur l’idée de l’empire et qui en précipitèrent l’avènement.

Le prince-président quitta Paris le 14 septembre, escorté de Saint-Cloud jusqu’à l’embarcadère du chemin de fer d’Orléans par les officiers de la division de cavalerie. Le prince arriva le soir même à six heures à Bourges, où était accourue une partie des populations du Berri. Cette première réception n’eut point encore tout l’entrain de celles qui devaient suivre. La vieille capitale de la France du centre avec ses souvenirs monarchiques gardait en présence du gouvernement nouveau qui se préparait une réserve que ne faisait point oublier l’empressement des populations des campagnes. Déjà cependant le cri de vive l’empereur ! se mêlait au cri de vive Napoléon ! C’est à Nevers que furent pour la première fois remarquées les inscriptions portant le titre, devenu plus tard officiel, de Napoléon III. Des communes entières défilèrent devant le président de la république avec les mots de vive l’empereur ! attachés sur les chapeaux. Le prince-président aimait d’ailleurs à déclarer qu’il réglerait sa conduite sur les vœux du pays. M. Charles Dupin, sénateur et président du conseil général de la Nièvre, ayant rappelé au prince les vœux que ce corps avait exprimés dans sa dernière session en faveur de la stabilité du gouvernement, vœux, disait-il, sanctionnés par la population entière, le prince répondit en termes significatifs : « Lorsqu’il s’agit de l’intérêt général, je m’efforce toujours de devancer l’opinion publique ; mais je la suis lorsqu’il s’agit d’un intérêt qui peut sembler personnel. »

Le prince président se rendit par Moulins et Roanne à Saint-Etienne. A Roanne, on lisait sur trois arcs de triomphe les trois inscriptions suivantes : La ville de Roanne se donne à Louis-Napoléon, 17 septembre 1852 ; — A Louis-Napoléon le cœur de la ville de Roanne ; — Prince, nos vœux et nos cœurs vous accompagnent. Saint-Etienne montra encore plus de précision dans ses vœux : Ave, Cœsar, imperator, telle est la devise que l’on remarquait à la porte de la ville.

A Lyon, une cérémonie nationale, l’inauguration d’une statue équestre de l’empereur, avait été réservée pour le passage du prince. Cette circonstance ajouta peut-être encore à la curiosité des populations qui encombraient la ville. C’était la première fois depuis son départ de Paris que Louis-Napoléon se trouvait au milieu d’un grand centre manufacturier, parmi des masses industrielles, et ces masses, on ne le sait que trop, avaient été profondément travaillées naguère par le socialisme. Les ouvriers du quartier d’ordinaire le plus turbulent de la seconde ville de France, celui de la Croix-Rousse, envoyèrent au président une députation chargée de lui porter des vœux pour le rétablissement de l’empire. L’événement le plus grave auquel donna lieu le passage du prince-président à Lyon, ce fut toutefois le discours qu’il prononça à l’occasion de l’inauguration de la statue équestre de l’empereur, et dans lequel il laissait voir, sous une forme habile et réservée, quelle était la pensée du neveu de Napoléon, avec quels sentimens il recevait les cris qui le saluaient césar. Ce discours, surtout si on le rapproche de celui que le prince devait prononcer plus tard dans une autre grande ville du midi, est un des actes qui ont le plus Influé sur le mouvement d’opinion d’où est sorti l’empire. C’est une nécessité historique d’en recueillir le texte même :

« Lyonnais, dit le prince-président, votre ville s’est toujours associée par des incidens remarquables aux pbases différentes de la vie de l’empereur : vous l’avez salué consul, lorsqu’il allait par-delà les monts cueillir de nouveaux lauriers ; vous l’avez salué empereur tout-puissant ; et lorsque l’Europe l’avait relégué dans une île, vous l’avez encore des premiers, en 1815, salué empereur.

« De même aujourd’hui votre ville est la première qui lui élève une statue. Ce fait a une signification. On n’élève des statues équestres qu’aux souverains qui ont régné ; aussi les gouvernemens qui m’ont précédé ont-ils toujours refusé cet hommage à un pouvoir dont ils ne vendaient pas admettre la légitimité.

« Et cependant qui fut plus légitime que l’empereur, élu trois fois par le peuple, sacré par le chef de la religion, reconnu par toutes les puissances continentales de l’Europe qui s’unirent à lui et par les liens de la politique et par les liens du sang ?

« L’empereur fut le médiateur entre deux siècles ennemis ; il tua l’ancien régime en rétablissant tout ce que ce régime avait de bon ; il tua l’esprit révolutionnaire en faisant triompher partout les bienfaits de la révolution : voilà pourquoi ceux qui l’ont renversé eurent bientôt à déplorer leur triomphe. Quant à ceux qui l’ont défendu, ai-je besoin de rappeler combien ils ont pleuré sa chute ?

« Aussi, dès que le peuple s’est vu libre de son choix, il a jeté les yeux sur l’héritier de Napoléon, et par la même raison, depuis Paris jusqu’à Lyon, sur tous les points de mon passage s’est élevé le cri unanime de vive l’empereur ! Maïs ce cri est bien plus à mes yeux un souvenir qui touche mon cœur qu’un espoir qui flatte mon orgueil.

« Fidèle serviteur du pays, je n’aurai jamais qu’un but : c’est de reconstituer dans ce grand pays, si bouleversé par tant de commotions et par tant d’utopies, une paix basée sur la conciliation pour les hommes, sur l’inflexibilité des principes d’autorité, de morale, d’amour pour les classes laborieuses et souffrantes, de dignité nationale.

« Nous sortons à peine de ces momens de crise où, les notions du bien et du mal étant confondues, les meilleurs esprits sont pervertis. La prudence et le patriotisme exigent que, dans de semblables momens, la nation se recueille avant de fixer ses destinées, et il est encore pour moi difficile de savoir sous quel nom je puis rendre les plus grands services.

« Si le titre modeste de président pouvait faciliter la mission qui m’était confiée et devant laquelle je n’ai pas reculé, ce n’est pas moi qui, par intérêt personnel, désirerais changer ce titre contre celui d’empereur.

« Déposons donc sur cette pierre notre hommage à un grand homme : c’est honorer à la fois la gloire de la France et la généreuse reconnaissance du peuple ; c’est constater aussi la fidélité des Lyonnais à d’immortels souvenirs. »

Ce discours fut compris dans toute la France, et le mouvement impérialiste, qui avait pris depuis Nevers un développement si rapide, ne se contint plus. A Grenoble, où le prince-président rencontra le général La Marmora et plusieurs personnages éminens de Sardaigne, qui venaient le saluer de la part du roi de Piémont, les souvenirs de l’empire, encore présens, se réveillaient naturellement avec vivacité. A Valence, Avignon, Marseille, Toulon, Aix, Nîmes, Montpellier, Narbonne, Toulouse, dans toutes ces grandes cités du midi, les masses montrèrent un zèle qui ne laissait aucun doute sur leurs sentimens. Ce zèle se prononça avec d’autant plus d’énergie, qu’un complot formé contre la vie du prince et qui devait éclater à Marseille, avait été découvert et était venu provoquer la juste flétrissure des hommes même les moins disposés à approuver la politique et les vues du gouvernement. Une machine infernale, plus savamment combinée encore que celle qui avait été autrefois dirigée contre le roi Louis-Philippe et avait fait tant de victimes autour de lui, devait frapper le prince et son escorte à l’entrée de la ville. La police avait su prévenir ce danger ; mais l’impression, qui arriva un peu amoindrie à Paris et dans le reste de la France, eut parmi les populations du midi un retentissement qui ne fit qu’ajouter à leur sympathie. Un spectacle rare, celui de la flotte tout entière assemblée à Toulon pour célébrer le passage du chef de l’état, devait d’ailleurs intéresser la curiosité publique, et attirer dans ce grand port militaire de la Méditerranée un concours immense qui ne pouvait point nuire à l’éclat du voyage princier. Ce n’est pas que le prince-président rencontrât partout des dispositions également dévouées et respectueuses. Ainsi à Montpellier les cris de vive l’amnistie ! se firent entendre dans les masses parmi ceux de vive Napoléon ! Au reste, le sang-froid ne fit point défaut au président de la république en présence de ces demandes d’amnistie qui lui étaient adressées à brûle-pourpoint et sous une forme un peu brusque. « J’entends des cris de vive l’amnistie ! répliqua le prince ; l’amnistie est plus dans mon cœur que dans votre bouche. Si vous la désirez, rendez-vous-en dignes par votre sagesse et votre patriotisme. »

Mais le résultat vraiment important de ce voyage, ce fut le discours que le président de la république devait prononcer à bordeaux, en résumant toutes les impressions qu’il avait recueillies dans cette longue excursion, si heureusement accomplie, et en faisant connaître au pays qu’il était prêt à se rendre, s’il le fallait, aux vœux exprimés pour le rétablissement de l’empire. Le discours de Lyon avait été, en quelque sorte, la préface du voyage dans les départemens du midi ; le discours de bordeaux en était comme la conclusion. Le prince y parlait d’ailleurs sans réticence, avec une satisfaction qu’il ne cherchait pas à dissimuler, du mouvement qui poussait le pays vers l’empire, et il traçait, en termes de nature à frapper l’imagination, le programme du gouvernement qu’il se déclarait prêt à inaugurer. A ce titre, le discours de Bordeaux n’a pas moins d’importance historique que le discours de Lyon.

« Messieurs, dit le président de la république, l’invitation de la chambre et du tribunal de commerce de Bordeaux, que j’ai acceptée avec empressement, me fournit l’occasion de remercier votre grande cité de son accueil si cordial, de son hospitalité si pleine de magnificence, et je suis bien aise aussi, vers la fin de mon voyage, de vous faire pari des impressions qu’il m’a laissées. Le but de ce voyage, voua le savez, était de connaître par moi-même nos belles provinces du midi, d’approfondir leurs besoins. Il a toutefois donné lieu à un résultat beaucoup plus important.

« En effet, je le dis avec une franchise aussi éloignée de l’orgueil que d’une fausse modestie, jamais peuple n’a témoigné d’une manière plus directe, plus spontanée, plus unanime, la volonté de s’affranchir des préoccupations de l’avenir, en consolidant dans la même main un pouvoir qui lui est sympathique ; c’est qu’il connaît à cette heure et les trompeuses espérances dont on le berçait et les dangers dont il était menacé. Il sait qu’en 1852 la société courait à sa perte, parce que chaque parti se consolait d’avance du naufrage général par l’espoir de planter son drapeau sur les débris qui pourraient surnager. Il me sait gré d’avoir sauvé le vaisseau en arborant seulement le drapeau de la France.

« Désabusé d’absurdes théories, le peuple a acquis la conviction que les réformateurs prétendus n’étaient que des rêveurs, car il y avait toujours inconséquence, disproportion entre leurs moyens et les résultats promis.

« Aujourd’hui la France m’entoure de ses sympathies, parce que je ne suis pas de la famille des idéologues. Pour faire le bien du pays, il n’est pas besoin d’appliquer de nouveaux systèmes, mais de donner, avant tout, confiance dans le présent, sécurité dans l’avenir. Voilà pourquoi la France semble vouloir revenir à l’empire.

« Il est néanmoins une crainte à laquelle je dois répondre. Par esprit de défiance, certaines personnes disent : L’empire, c’est la guerre. Moi, je dis : L’empire, c’est la paix.

« C’est la paix, car la France le désire, et lorsque la France est satisfaite, le monde est tranquille. La gloire se lègue bien à titre d’héritage, mais non la guerre. Est-ce que les princes qui s’honoraient justement d’être les petits-fils de Louis XIV ont recommencé ses luttes ? La guerre ne se fait pas par plaisir, elle se fait par nécessité, et à ces époques de transition où partout, à côté de tant d’élémens de prospérité, germent tant de causes de mort, on peut dire avec vérité : Malheur à celui qui le premier donnerait en Europe le signal d’une collision dont les conséquences seraient incalculables !

« J’en conviens cependant, j’ai, comme l’empereur, bien des conquêtes à faire. Je veux, comme lui, conquérir à la conciliation les partis dissidens, et ramener dans le courant du grand fleuve populaire les dérivations hostiles qui vont se perdre sans profit pour personne.

« Je veux conquérir à la religion, à la morale, à l’aisance, cette partie encore si nombreuse de la population qui, au milieu d’un pays de foi et de croyance, connaît à peine les préceptes du Christ, qui, au sein de la terre la plus fertile du monde, peut à peine jouir de ses produits de première nécessité.

« Nous avons d’immenses territoires incultes à défricher, des routes à ouvrir, des ports à creuser, des rivières à rendre navigables, des canaux à terminer, notre réseau de chemins de fer à compléter. Nous avons, en face de Marseille, un vaste royaume à assimiler à la France. Nous avons tous nos grands ports de l’ouest à rapprocher du continent américain par la rapidité de ces communications qui nous manquent encore ; nous avons partout enfin des ruines à relever, de faux dieux à abattre, des vérités à faire triompher.

« Voilà comment je comprendrais l’empire, si l’empire doit se rétablir. Telles sont les conquêtes que je médite, et vous tous qui m’entourez, qui voulez comme moi le bien de votre patrie, vous êtes mes soldats. »

L’effet produit par ce discours fut de décider définitivement l’opinion en faveur de l’empire. Déjà depuis un mois les adresses affluaient de toutes les communes de France pour demander la consolidation ou plutôt la transformation de l’autorité présidentielle. Paris, qui cette fois n’avait point eu le privilège de donner l’impulsion à la France, ne songea pas du moins à y faire obstacle. Voulant au contraire montrer, par des témoignages suffîsans, qu’il acceptait un gouvernement préparé cette fois bons de son sein, il résolut d’accueillir le futur empereur avec une magnificence en rapport avec les ovations qui lui avaient été décernées par les départemens du midi. L’armée de Paris tout entière, la garde nationale, furent appelées à donner à cette fête son principal éclat. Des arcs de triomphe élevés les uns par l’administration municipale, les autres par la direction des théâtres de Paris, d’autres enfin par des dévouemens privés, se dressaient sur le chemin que le prince devait parcourir, depuis l’entrée du pont d’Austerlitz jusqu’à la grille des Tuileries, en suivant la ligne des boulevards. Des députations de toutes les industries de Paris, les enfans des écoles gratuites et municipales, ceux des collèges avec leurs professeurs, la magistrature, le clergé, assistaient en corps, à côté de la garde nationale et de l’armée, à cette solennité qui avait tout le caractère d’un grave événement. Le soir, les édifices publics furent illuminés, et dans les divers quartiers, surtout dans ceux du commerce, un certain nombre de magasins ou d’établissemens particuliers s’associèrent à cette manifestation.

A la fin de cette journée, on aurait pu dire avec raison que l’empire était fait ; ce n’était plus du moins un problème. Sans doute la constitution exigeait que le sénat fût consulté, aucun changement essentiel ne pouvait être admis dans la loi fondamentale sans que ce corps eût prononcé sur l’équité et la convenance d’une pareille innovation ; mais il n’y avait pas à douter que le sénat n’accueillit avec le plus grand empressement un principe qui avait pour objet de consolider le gouvernement sur lequel reposait l’existence du sénat lui-même. Il était néanmoins curieux de voir dans quelle forme l’événement prévu allait s’accomplir, quel sens particulier le sénat donnerait à cette nouvelle et radicale transformation de la république ; les considérations générales et philosophiques sur lesquelles il étaierait ce retour à une forme de gouvernement glorieuse, mais qui, par son nom seul, semble exclure l’idée de la liberté politique. Ces souvenirs glorieux, qui étaient le côté par lequel le rétablissement de l’empire plaisait à la France, avaient aux yeux de l’Europe des inconvéniens. Quel langage le sénat allait-il tenir pour satisfaire au légitime orgueil du pays sans blesser les susceptibilités des cabinets ? Tel est l’intérêt qui, en l’absence de toute incertitude sur la question spéciale de l’empire, s’attachait encore aux délibérations du sénat. Si les masses auxquelles, en politique comme en toute chose, les nuances échappent, et dont le rôle était fini dans la nouvelle évolution qu’accomplissait la France, restaient indifférentes au langage que le sénat pouvait tenir, les esprits plus cultivés suivaient avec la plus vive curiosité cette dernière phase de la république expirante, devenue pour la seconde fois la préface de l’empire.

Un incident qui se rattachait au voyage du prince-président, mais qui ne rentrait point dans le même ordre d’idées, était venu un moment faire diversion aux grandes préoccupations politiques qui absorbaient la pensée du pays. En passant à Amboise, avant de rentrer à Paris, le prince avait annoncé à Abd-el-Kader que sa libellé lui était rendue, qu’il allait être conduit à Brousse, dans les états du sultan, dès que les préparatifs nécessaires seraient faits, et qu’il y recevrait du gouvernement français un traitement digne de son ancien rang. Plusieurs fois déjà, le prince avait laissé voir qu’il désirait changer la position de ce prisonnier de la France. Un Anglais, lord Londonderry, qui s’était trouvé à portée de connaître à cet égard les dispositions du président de la république, le poursuivait de ses suppliques avec l’opiniâtreté que mettent nos voisins d’outre-Manche dans toutes les questions qu’ils prennent à cœur, et surtout dans les questions de sentiment, qu’il s’agisse d’empêcher les mauvais traitemens envers les animaux ou d’émanciper les noirs. Ces sollicitations répétées avaient fini par fatiguer le président, et le malheureux lord désespérait depuis longtemps déjà du succès de sa chevaleresque intervention en faveur drAbd-el-Kader, lorsque le prince Louis-Napoléon prit spontanément la résolution de couronner son voyage dans le midi par cet acte d’une générosité que plusieurs admirèrent, tandis que d’autres la taxaient d’imprudence.

Dans le discours qu’il adressa à cette occasion au prisonnier d’Amboise, Louis-Napoléon se chargea lui-même d’exposer les motifs qui lui avaient inspiré cette résolution. « Depuis longtemps, lui dit-il, vous le savez, votre captivité me causait une peine véritable, car elle me rappelait sans cesse que le gouvernement qui m’a précédé n’avait pas tenu les engagemens pris envers un ennemi malheureux, et rien à mes yeux de plus humiliant pour le gouvernement d’une grande nation que de méconnaître sa force au point de manquer à sa promesse. La générosité est toujours la meilleure conseillère, et je suis convaincu que votre séjour en Turquie ne nuira pas à la tranquillité de notre possession d’Afrique : votre religion, comme la notre, apprend à se soumettre aux décrets de la Providence. Or, si la France est maîtresse de l’Algérie, c’est que Dieu l’a voulu, et la nation ne renoncera jamais à cette conquête. Vous avez été l’ennemi de la France, mais je n’en rends pas moins justice à votre courage, à votre caractère, à votre résignation dans le malheur ; c’est pourquoi je tiens à honneur de faîte cesser votre captivité, ayant pleine foi dans votre parole. »

Le premier usage qu’Abd-el-Kader fit de sa liberté fut de venir à Paris, avec sa famille, remercier avec solennité le prince-président ; puis, quelques jours plus tard, quand le pays allait être appelé à voter sur la question de l’empire, Abd-el-Kader sollicitait publiquement la faveur de déposer son vote dans l’urne où se décidait la nouvelle forme du gouvernement de la France.


III – Le rétablissement de l’empire modifier

Session extraordinaire du sénat et du corps législatif. — Senatus-cousulte et plébiscite rétablissant l’empire. — Journée du 2 décembre. — Reconnaissance de l’empire par les cabinets. — Modifications à la constitution. — Mariage de l’empereur.

Le 19 octobre, le journal officiel publia un décret, daté de Saint-Cloud, qui convoquait le sénat pour le 4 novembre suivant ; ce décret était précédé de quelques considérations sur la manifestation qui venait de se produire dans toute la France en faveur du rétablissement de l’empire, et qui imposait au prince président de la république le devoir de consulter le corps chargé du maintien et du développement de la constitution. Si la conséquence de ses délibérations était un changement dans la forme du gouvernement, le sénatus-consulte qu’il aurait adopté serait soumis à la ratification du peuple français. Pour donner à cet acte toute l’autorité qu’il devait avoir, le corps législatif serait appelé à constater la régularité des votes, à en faire le recensement et à en déclarer le résultat.

La première séance du sénat s’ouvrit pas un discours du prince Jérôme Bonaparte, suivi d’une communication du gouvernement. Le ministre d’état lut un message du prince-président. Le message déclarait que la nation venait de manifester hautement sa volonté de rétablir l’empire. Si le sénat adoptait ce changement, il penserait sans doute, ainsi que le prince, que la constitution de 1852 devrait être maintenue, et alors les modifications reconnues indispensables ne toucheraient en rien aux bases fondamentales. « Le changement qui se prépare, ajoutait le message, portera principalement sur la forme, et cependant reprendra le symbole impérial est pour la France d’une immense signification. En effet, dans le rétablissement de l’empire, le peuple trouve une garantie à ses intérêts et une satisfaction à son juste orgueil : ce rétablissement garantit ses intérêts en assurant l’avenir, en fermant l’ère des révolutions, en consacrant encore les conquêtes de 89. Il satisfait son juste orgueil, parce que, relevant avec liberté et avec réflexion ce qu’il y a trente-sept ans l’Europe entière avait renversé pat la force des armes au milieu des désastres de la patrie, le peuple venge noblement ses revers sans faire de victimes, sans menacer aucune indépendance, sans troubler la paix du monde. Je ne me dissimule pas néanmoins tout ce qu’il y a de redoutable à accepter aujourd’hui et à mettre sur sa tête la couronne de Napoléon ; mais mes appréhensions diminuent par la pensée que, représentant à tant de titres la cause du peuple et la volonté nationale, ce sera la nation qui, en m’élevant au trône, se couronnera elle-même. »

Ce message ne manquait ni d’habileté vis-à-vis de la nation, ni de fierté vis-à-vis de l’Europe. La pensée qui l’avait dicté servit à diriger le rapporteur de la commission sénatoriale, M. Troplong, dans le travail développé à l’aide duquel il expliqua et commenta les changemens constitutionnels proposés au sénat, avant d’exposer ces changemens, M. Troplong voulut justifier par des considérations de métaphysique politique la curieuse transformation qui s’accomplissait. Après les grands ébranlemens sociaux, il arrivait toujours, selon le rapporteur de la commission, que les peuples se jetaient avec joie dans les bras de l’homme fort que leur envoyait la Providence. C’est la fatigue des guerres civiles qui avait fait la monarchie du vainqueur d’Actium ; c’était l’horreur des excès révolutionnaires autant que la gloire de Marengo qui avait élevé le trône impérial. » Au milieu des récens dangers de la patrie, ajoutait M. Troplong, cet homme fort s’était montré au 10 décembre 1848, au 2 décembre 1851, et la France lui avait confié son drapeau près de périr. Au reste, après L’amer sarcasme qui avait mis l’héritier d’une couronne à la tête de la république, il était évident que la France, toujours démocratique par ses mœurs, ne cessait pas d’être monarchique par ses habitudes et ses instincts, et qu’elle voulait le maintien de la monarchie dans la personne du prince qui se révélait à elle comme le conciliateur de deux siècles et de deux esprits, le trait d’union du pouvoir et du peuple, le symbole monarchique de la démocratie organisée. » Cette idée de démocratie couronnée était comme le pivot sur lequel tournaient tous les développemens du rapport. Selon M. Troplong, la monarchie impériale avait tous les avantages de la république sans en avoir les dangers. Les autres régimes monarchiques, dont le rapporteur du sénat se défendait toutefois de vouloir affaiblir les services illustres, « avaient été accusés d’avoir placé le trône trop loin du peuple, et la république, vantant son origine populaire, s’était habilement retranchée contre eux dans les masses qui se croyaient oubliées et méconnues ; mais l’empire, plus fort que la république sur le terrain démocratique, lui enlevait cette objection. Il avait été le gouvernement le plus énergiquement soutenu et le plus vivement regretté par le peuple Depuis que le régime impérial avait disparu en 1814, le peuple n’avait pas cessé de voir dans l’empire son émanation et son œuvre ; et il le plaçait dans son affection bien au-dessus de la république, gouvernement anonyme et tumultueux dont il se souvient bien plus par les violences de ses proconsuls que par des victoires qui furent le prix de la valeur française. — Voilà pourquoi, continuait le rapporteur de la commission sénatoriale, la monarchie napoléonienne a absorbé une première fois et devait absorber une seconde fois la république. La république est virtuellement dans l’empire, à cause du caractère contractuel de l’institution, et de la communication et de la délégation expresse du pouvoir par le peuple ; mais l’empire l’emporte sur la république, parce, qu’il est aussi la monarchie, c’est-à-dire le gouvernement, de tous confié à l’action modératrice d’un seul, avec l’hérédité pour condition et la stabilité pour conséquence. » Après avoir essayé de mettre en relief par des considérations tirées de l’histoire la tradition monarchique de la France, et la difficulté ou plutôt l’impossibilité d’appliquer le régime ; républicain à un pays aussi vaste, le rapporteur entrait dans les détails du projet de sénatus-consulte.

Le nouvel empereur devait prendre le nom de Napoléon III ; c’était le nom qui avait retenti dans les acclamations populaires durant le voyage du président de la république dans les provinces du midi. « Ce titre, disait M. Troplong, avait d’ailleurs le mérite de rattacher directement le règne, qui allait commencer à celui de Napoléon le Grand et de son fils. quin sans avoir occupé le trône, avait cependant été constitutionnellement proclamé empereur des français. » Cette pensée ne laissait pas toutefois d’être hardie et d’avoir quelques inconvénient vis-à-vis de l’Europe, car le jeune Napoléon II n’avait jamais été reconnu par les grandes puissances. La dynastie tout entière de l’empereur avait même été frappée de déchéance à perpétuité par les cabinets victorieux, et en invoquant ainsi en faveur du prince Louis-Napoléon le principe d’hérédité, on risquait de blesser ou d’inquiéter la susceptibilité des souverains ; à la vérité, ce n’était point à la France de s’en plaindre. Les articles suivans du sénatus-consulte établissaient l’hérédité, d’après la loi salique, et à défaut d’enfant mâle, le droit d’adoption dans la descendance légitime et masculine des frères de l’empereur Napoléon Ier, droit interdit toutefois aux successeurs de Louis-Napoléon, et qui ne pouvait préjudicier aux enfans mâles de ce prince nés après l’adoption. Dans le cas où l’empereur ne laisserait aucun héritier direct, légitime ou adoptif, il devrait régler, par un décret organique adressé au sénat et déposé dans les archives, l’ordre de succession au trône dans la famille Bonaparte. Enfin, à défaut de tout héritier légitime de Louis-Napoléon et de ses successeurs en ligne collatérale qui prendraient leur droit dans le décret organique susmentionné, un sénatus-consulte proposé au sénat par les ministres formés en conseil de gouvernement, avec l’adjonction des présidens en exercice du sénat, du corps législatif et du conseil d’état, et soumis à l’acceptation du peuple, nommerait l’empereur et réglerait dans sa famille l’ordre héréditaire de nulle en mâle, à l’exclusion des femmes et de leur descendance.

Les membres de la famille de Louis-Napoléon Bonaparte appelés éventuellement à l’hérédité et leur descendance des deux sexes font partie de la famille impériale ; un sénatus-consulte règle leur position : ils ne peuvent se marier sans l’autorisation de l’empereur, sous peine de perdre, ainsi que leur descendance, tout droit à l’hérédité. Si toutefois il n’existait point d’enfans d’un tel mariage, en cas de dissolution pour cause de décès, le prince qui l’aurait contracté retrouverait ses droits à l’hérédité. Le sénatus-consulte confirmait toutes les dispositions de la constitution qu’il n’abrogeait pas, et déclarait qu’il n’y pourrait être apporté de changement que dans les formes voulues par cette constitution même. Il se terminait par la formule sous laquelle l’empire était proposé à l’acceptation du peuple et qui était ainsi conçue : « Le peuple veut le rétablissement de la dignité impériale dans la personne de Louis-Napoléon Bonaparte avec hérédité dans sa descendance directe, légitime ou adoptive, et lui donne le droit de régler l’ordre de succession au trône dans la famille Bonaparte, ainsi qu’il est prévu par le sénatus-consulte du 7 novembre 1852. » Tout en stipulant avec soin les conditions de l’hérédité dans le cas où l’empereur n’aurait pas d’enfans, le rapporteur avait exprimé un vœu au nom de la commission, c’était que « dans un avenir non éloigné une épouse vint s’asseoir sur le trône qui allait s’élever, et qu’elle donnât à l’empereur des rejetons dignes de son grand nom et de ce grand pays ; car, ajoutait M. Troplong, puisque l’empire est fait en vue de l’avenir, il doit porter avec, lui toutes les conséquences légitimes qui préservent cet avenir des incertitudes et des secousses. »

Le sénatus-consulte fut adopté à l’unanimité moins une voix (1) dans la séance du 7 novembre, et immédiatement après ce vote tous les sénateurs en grand costume et les cardinaux en robe rouge, procédés par une escorte de cavalerie, se rendirent a Saint-Cloud pour remettre au prince le sénatus-consulte qu’ils venaient d’adopter.

Le prince Jérôme, président du sénat, ayant, dans la journée même, résigné cette haute dignité, le sénat fut présenté à Saint-Cloud par M. Mesnard, vice-président. Le discours de ce fonctionnaire n’avait point la pompe de style du rapport de M. Troplong. Le prince Louis-Napoléon répondit à l’orateur par quelques paroles où l’on retrouvait la loi avec laquelle il acceptait ses nouvelles destinées. Après avoir remercié le sénat de l’empressement avec lequel il avait répondu aux vœux du pays en délibérant sur le rétablissement de l’empire, le prince ajouta : « Lorsqu’il y a quarante-huit ans, dans ce même palais, dans cette même salle et dans des circonstances analogues, le sénat vint offrir la couronne au chef de ma famille, l’empereur répondit par ces paroles : Mon esprit ne serait plus avec ma postérité du jour où elle cesserait de mériter l’amour et la confiance de la grande nation. Eh bien ! aujourd’hui, ce qui touche le plus mon cœur, c’est de penser que l’esprit de l’empereur est avec moi, que sa pensée me guide, que son ombre me protège, puisque, par une démarche solennelle, vous venez au nom du peuple français me prouver que j’ai mérité la confiance du pays. Je n’ai pas besoin de vous dire que ma préoccupation constante sera de travailler avec vous à la grandeur et à la prospérité de la France. » Ces paroles furent accueillies par les cris de vive l’empereur !

Le même jour furent signés deux décrets, l’un pour appeler le peuple à voter les 21 et 22 novembre sur le rétablissement de l’empire, le second pour convoquer le corps législatif à la date du 25 novembre, à l’effet de constater la régularité des votes, d’en faire le recensement et d’en déclarer le résultat.

Les comices populaires se tinrent le 21 et le 22 novembre. Quoique contrariés sur tous les points de la France par des pluies torrentielles, ils donnèrent un chiffre supérieur à celui auquel avait atteint le vote du 20 décembre 1851. Le corps législatif, que le prince-président avait voulu associer à cet acte important, ainsi qu’il le déclara dans son message d’ouverture le 25 novembre, fut chargé du dépouillement général des votes. D’après ce dépouillement, sur 8,140,660 votans, 7,824,189 s’étaient prononcés en faveur du rétablissement de l’empire ; 253,145 l’avaient repoussé, et 63,326 bulletins étaient nuls (2). Le 1er décembre, à huit heures du soir, par un brouillard épais qui enveloppait toute la ville, les trois grands corps de l’état se rendirent, escortés et à la lueur des torches, au palais de Saint-Cloud pour faire connaître officiellement au prince Louis-Napoléon le résultat du vote et pour être les premiers à le saluer du nom d’empereur. Le cérémonial monarchique présida à cette solennité. Un trône avait été dressé sur une estrade au fond de la grande galerie. A neuf heures moins un quart, le nouvel empereur s’y rendit accompagné du prince Jérôme et du prince Napoléon, précédé de ses maîtres des cérémonies, de ses aides de camp, de ses officiers d’ordonnance, et suivi de ses ministres ainsi que de M. Baroche, vice-président du conseil d’état et membre du conseil des ministres. Les conseillers d’état étaient rangés derrière le trône ; la maison militaire de l’empereur avait pris place un peu en avant. L’empereur, ayant à sa droite le prince Jérôme, à sa gauche le prince Napoléon et derrière lui tous ses ministres, se plaça en avant du trône. Alors M. Billault s’avança pour déposer dans les mains de l’empereur, après un discours où respirait le plus vif dévouement, la déclaration du corps législatif constatant le recensement général des votes et l’adoption du plébiscite soumis à l’acceptation du peuple. Le premier vice-président du sénat, M. Mesnard, par la ensuite au nom du sénat en termes non moins chaleureux. Ce que les grands corps de l’état, ce que le pays attendait avec curiosité, c’étaient beaucoup moins les expressions d’un empressement qui n’était pas douteux que les sentimens avec lesquels l’empereur allait accepter la couronne, le langage qu’il allait adresser à la France et à l’Europe attentives.

« Le nouveau règne que vous inaugurez aujourd’hui, dit Napoléon III, n’a pas pour origine, comme tant d’autres dans l’histoire, la violence, la conquête ou la ruse. Il est, vous venez de le déclarer, le résultat légal de la volonté de tout un peuple, qui consolide au milieu du calme ce qu’il avait fondé au sein des agitations. Je suis pénétré de reconnaissance envers la nation, qui trois fois en quatre années m’a soutenu de ses suffrages, et chaque fois n’a augmenté sa majorité que pour accroître mon pouvoir.

« Mais plus le pouvoir gagne en étendue et en force vitale, plus il a besoin d’hommes éclairés comme ceux qui m’entourent chaque jour, d’hommes indépendant comme ceux auxquels je m’adresse, pour m’aider de leurs conseils, pour ramener mon autorité dans de justes limites, si elle pouvait s’en écarter jamais.

« Je prends dès aujourd’hui, avec la couronne, le nom de Napoléon III, parce que la logique du peuple me l’a déjà donné dans ses acclamations, parce que le sénat l’a proposé légalement, et parce que la nation entière l’a ratifié.

« Est-ce à dire cependant qu’en acceptant ce titre, je tombe dans l’erreur reprochée au prince qui, revenant de l’exil, déclara nul et non avenu tout ce qui s’était fait en son absence ? Loin de moi un semblable égarement. Non-seulement je reconnais les gouvernemens qui m’ont précédé, mais j’hérite en quelque sorte de ce qu’ils ont fait de bien ou de mal, car les gouvernemens qui se succèdent sont, malgré leurs origines différentes, solidaires de leurs devanciers. Mais plus j’accepte tout ce que depuis cinquante ans l’histoire nous transmet avec son inflexible autorité, moins il m’était permis de passer sous silence le règne glorieux du chef de ma famille, et le titre régulier, quoique éphémère, de son fils, que les chambres proclamèrent dans le dernier élan du patriotisme vaincu. Ainsi donc, le titre de Napoléon III n’est pas une de ces prétentions dynastiques et surannées qui semblent une insulte au bon sens et à la vérité ; c’est l’hommage rendu à un gouvernement qui fut légitime et auquel nous devons les plus belles pages de notre histoire moderne. Mon règne ne date pas de 1815, il date de ce moment même où vous venez me faire connaître les suffrages de la nation.

« Recevez donc mes remerciemens, messieurs les députés, pour l’éclat que vous avez donné à la manifestation de la volonté nationale, en la rendant plus évidente par votre contrôle, plus imposante par votre déclaration. Je vous remercie aussi, messieurs les sénateurs, d’avoir voulu être les premiers à m’adresser vos félicitations, comme vous avez été les premiers à formuler le vœu populaire.

« Aidez-moi tous à asseoir sur cette terre bouleversée par tant de révolutions un gouvernement stable qui ait pour bases la religion, la justice, la probité, l’amour des classes souffrantes. Recevez ici le serment que rien ne me coûtera pour assurer la prospérité de la patrie, et que, tout en maintenant la paix, je ne céderai rien de tout ce qui touche à l’honneur et à la dignité de la France. »

C’est le lendemain, 2 décembre, que l’empire devait être officiellement proclamé devant la garde nationale et devant l’année, et que Napoléon III devait faire son entrée solennelle dans les Tuileries, à titre d’empereur. Le matin, le journal officiel publia le décret impérial qui promulguait le plébiscite des 21 et 22 novembre. Ce décret était précédé de la formule qui devait à l’avenir accompagner tous les actes de la volonté suprême : Napoléon, par la grâce de Dieu et la volonté nationale, empereur des Français. Un second décret élevait à la dignité de maréchaux de France les généraux de Saint-Arnaud, Magnan, de Castellane, comme ayant acquis des titres exceptionnels à la reconnaissance publique pour les services rendus en décembre 1851. D’autres décrets avaient pour objet de spécifier les grâces accordées par l’empereur à l’occasion de son avènement. Ces grâces concernaient les délits et contraventions en matière de presse périodique et les délits et contraventions relatifs à la police de l’imprimerie. Les peines d’emprisonnement et d’amende prononcées à cet égard étaient remises, sous la réserve des droits des parties civiles. Les avertissemens donnés jusqu’à ce jour aux feuilles périodiques de Paris et des départemens, en vertu de la loi sur la presse, étaient considérés comme nuls et non avenus. Il était fait remise de toutes les peines prononcées par les conseils de discipline des gardes nationales, et aucune poursuite ne pouvait être exercée pour les faits non encore jugés qui étaient du ressort des conseils de discipline. Les faveurs impériales s’étendirent aussi à divers délits prévus par le code militaire et le code maritime, tels que la désertion et l’insoumission, et enfin à quelques-uns des délits politiques commis en décembre 1851. Par une circulaire du 13 novembre précédent, le ministre de la justice avait fait connaître au gouverneur général de l’Algérie et aux préfets des départemens que l’intention du chef de l’état était d’étendre dans une très large proportion le système des grâces, soit aux condamnés par commissions mixtes, soit aux exilés en vertu de décrets. Cette circulaire indiquait toutefois qu’il convenait de réclamer des condamnés qui désiraient leur grâce une adhésion formelle au gouvernement, légalisée par un fonctionnaire de l’ordre administratif. A la date du 2 décembre 1852, deux cent quatre-vingt-dix individus avaient obtenu ainsi soit une grâce complète, soit une commutation de peine. Le 8 décembre, le journal officiel revint sur cette grave question, déclarant « qu’à l’exception des hommes qui s’étaient rendus coupables des crimes que toute morale réprouve, tous ceux qui souffraient des suites de nos malheureuses discordes civiles seraient rendus à la liberté sans autre condition que de se soumettre à la volonté nationale, si clairement manifestée dans le dernier scrutin, et de prendre l’engagement de ne rien faire désormais contre le gouvernement de l’élu du pays. » Le Moniteurr ajoutait que l’empereur, en considération des nécessités sociales, ne pouvant demander moins, ne voulait rien exiger de plus, et que son vœu le plus cher était de voir effacées jusqu’aux traces de nos anciennes divisions. A la date du 10 décembre, le nombre des grâces était de 702.

La journée du 2 décembre, dans sa physionomie extérieure, ressembla beaucoup à celle du 16 octobre, lors du retour du prince-président dans Paris à la suite de son voyage du midi. Seulement l’empereur n’avait point à parcourir l’immense ligne des boulevards. C’est par les avenues du bois de Boulogne et les Champs-Elysées qu’il devait entrer dans Paris. Une nombreuse escorte de généraux l’attendait au pied de l’arc de triomphe de l’Étoile, et c’est précédé et suivi d’imposantes masses de cavalerie qu’il traversa les deux baies formées de chaque coté de l’avenue des Champs-Elysées par la garde nationale à droite, et l’armée à gauche. Les deux terrasses qui bordent la place de la Concorde étaient occupées par les mêmes députations des corporations ouvrières qui avaient figuré au 16 octobre. L’empereur, entré dans le jardin des Tuileries par la place de la Concorde, en sortit par le pavillon de l’Horloge pour aller passer en revue les troupes stationnées dans la cour des Tuileries et sur la place du Carrousel. Après cette revue, suivi des généraux qui formaient son cortège, il monta dans les grands appartemens du palais, où il était attendu par le prince Jérôme, le prince Napoléon, les autres membres de sa famille et ses ministres. Abd-el-Kader était de son côté revenu d’Amboise pour se rendre aux Tuileries et y féliciter son libérateur. Enfin, pendant que l’empereur se montrait à la foule au balcon du palais, le ministre de la guerre lisait à l’armée, et celui de l’intérieur à la garde nationale, la proclamation de l’empire. Le matin, à dix heures, le préfet de la Seine avait fait solennellement la même lecture au peuple assemblé devant l’Hôtel de Ville. Le soir, les édifices publics furent illuminés avec pompe, ainsi qu’un certain nombre de maisons particulières, principalement dans les rues commerçantes et dans les quartiers populaires.

L’empire une fois voté par le sénat et consacré par le suffrage universel, une question aussi délicate que grave restait encore à résoudre : serait-il reconnu par les gouvernemens étrangers aussi facilement qu’il avait été accepté par la France ? Depuis que le rétablissement de la monarchie impériale dans la famille de l’empereur Napoléon était devenu probable, l’Europe avait témoigné des sentimens divers qui n’avaient pu échapper à l’attention du cabinet français. Tandis qu’en Angleterre le regret de l’échec éprouvé par le système parlementaire le 2 décembre 1851 avait dominé originairement toute autre considération, les gouvernemens du continent n’avaient vu d’abord dans cet événement qu’un coup redoutable porté au radicalisme politique, un service immense rendu aux monarchies. C’est ainsi notamment que l’acte du 2 décembre avait été apprécié en Autriche. On se souvient des démarches que le ministre, placé alors à la tête de l’administration de ce pays, le prince Schwarzenberg, crut devoir faire auprès des autres cabinets du continent, pour leur communiquer cette manière de voir. La Russie et la Prusse, sans avoir à redouter au même degré que l’Autriche les atteintes de la révolution projetée pour 1852, sentaient trop bien que tous les gouvernemens monarchiques étaient solidaires en présence de la solidarité proclamée par les radicaux, pour ne point entrer, à l’égard du coup d’état, dans des vues analogues à celles de l’Autriche. Si donc les puissances constitutionnelles avaient d’abord montré une attitude réservée vis-à-vis du nouveau pouvoir qui s’était établi en France sur les débris du système parlementaire, les puissances monarchiques avaient au contraire applaudi instinctivement à l’initiative prise par le prince Louis-Napoléon pour prévenir les chances d’une révolution qui ne pouvait manquer d’être européenne.

Cette situation toutefois s’était peu à peu modifiée, principalement à partir de la mort du prince Schwarzenberg. Pendant que l’Angleterre, revenue d’un premier mouvement de regret témoigné en faveur du principe parlementaire et appréciant les intentions pacifiques exprimées par le prince Louis-Napoléon, se rapprochait sensiblement de la France, les cabinets du continent montraient une tendance particulière à se préoccuper des souvenirs belliqueux que le retour aux symboles et aux principes de l’empire rappelait à leur imagination. Les mêmes préoccupations s’étaient produites avec une certaine vivacité chez nos voisins d’outre-Manche ; mais elles n’avaient été que passagères ; elles avaient bientôt fait place à des dispositions plus amicales et plus confiantes. Dans certains pays du continent, elles suivaient une autre marche. La satisfaction et la confiance spontanée des premiers jours avaient diminué sous l’influence de craintes conçues à priori et qui menaçaient de devenir permanentes.

Ces symptômes toutefois n’avaient rien dont le gouvernement français se dut alarmer. Le cabinet de Paris, dirigé pour les affaires étrangères par M. Drouyn de Lhuys, que le prince-président avait appelé à remplacer M. Turgot à la fin de juillet 1852, au moment même où l’empire devenait certain, se trouvait, par ce choix, en mesure de faire face aux circonstances plus délicates qui se préparaient. Il pouvait tenir avec autorité le langage de la modération et de la paix, et au besoin opposer des sentimens fermes et dignes aux difficultés que l’on aurait pu être tenté de lui susciter.

On avait parlé des traités de 1814 et 1815 ; mais ces traités ne pouvaient fournir aucun argument décisif contre le rétablissement de l’empire en France. Sans doute les conventions signées par les gouvernemens coalisés, depuis le traité de Chaumont du 1er mars 1814 jusqu’à celui de Paris du 20 novembre 1815, ont pour principal objet de fermer l’avenir à la famille Bonaparte et de perpétuer sur le trône celle des Bourbons ; sans doute, par le traité de Fontainebleau du 11 avril 1814, l’empereur a lui-même renoncé à la couronne de France pour lui et ses successeurs ainsi que pour chacun des membres de sa famille ; mais appartenait-il à l’empereur Napoléon, en abdiquant, d’interdire à la France le choix d’un souverain parmi ses descendans ? Appartenait-il aux puissances d’enchaîner la liberté intérieure d’un peuple indépendant ? Vis-à-vis des cabinets, le principe de la souveraineté nationale devait dominer toutes les considérations. Dans la pratique même, l’Europe n’en a-t-elle pas reconnu l’autorité en laissant tomber sans protestation, en 1830, cette même dynastie des Bourbons dont l’avenir était fondé sur l’exclusion perpétuelle des Bonapartes ? Nous ne dirons rien des autres atteintes portées à ces conventions ; nous passons sous silence la création du royaume de Belgique, le changement introduit dans les rapports de la Russie et de la Pologne, la suppression de la république de Cracovie, tant d’efforts faits par la Prusse de 1848 et 1850 pour transformer le pacte germanique, enfin le projet mis en avant par l’Autriche, en 1851, d’introduire toutes ses provinces dans la confédération et de bouleverser non-seulement l’équilibre intérieur de l’Allemagne, mais toute l’organisation internationale créée par les traités de 1815. Vainement donc eût-on prétendu invoquer contre le rétablissement de l’empire des traités négligés en 1830 par les puissances européennes en ce qui regarde la famille de Bourbon, altérés même à différentes époques dans leurs stipulations territoriales et hier encore menacés par les ambitions rivales de la Prusse et de l’Autriche.

Il était incontestable néanmoins que le retour de la France à l’empire contenait une réaction implicite contre l’esprit des traités de 1815, et le prince-président ne l’avait point dissimulé dans le message qu’il avait adressé au sénat le 4 novembre. Ne point faire publiquement ressortir ce caractère du grave changement qui allait s’introduire dans l’histoire et les institutions du pays, c’eût été, après tout, renoncer à un avantage moral auquel la France devait tenir, à une satisfaction qu’elle pouvait se permettre. En même temps il était nécessaire de prouver à l’Europe que le nouvel empire se fondait sans aucune pensée belliqueuse, sans intention de troubler la paix internationale. Le prince-président avait compris d’avance cette nécessité, et c’est en vue de l’Europe aussi bien que de la France qu’il avait dit à Bordeaux : « L’empire, c’est la paix. »

Il devait toutefois se présenter une difficulté que l’on eût pu écarter et qui allait fournir à quelques cabinets le prétexte d’observations au premier abord spécieuses. La qualification de Napoléon III, mise en avant dans les manifestations populaires dont le voyage du prince dans le midi avait été l’occasion, avait été acceptée par le futur empereur comme un hommage rendu aux traditions impériales et comme une sorte de convenance dynastique. Il est certain que la France pouvait, sans forcer l’interprétation des événemens de 1815, placer le nouveau Napoléon au troisième rang dans la dynastie impériale. Napoléon II, si éphémère qu’ait été son règne, a pourtant régné ; il a été du moins légalement proclamé le 23 juin 1815 par les deux chambres, le 24 par la commission de gouvernement, et successivement par les autorités départementales. Cependant aucune puissance européenne ne l’a reconnu ; ce règne, qui figure dans notre histoire, n’est accepté par aucun des gouvernemens étrangers, et demander à l’Europe de reconnaître le titre de Napoléon III, c’était vouloir qu’elle admit implicitement Napoléon II. On allait peut-être éveiller chez elle des scrupules et lui fournir des prétextes qu’il eût été plus simple d’écarter. Dans tous les cas, on rendait plus compliquées les démarches que le cabinet français avait à faire pour obtenir des gouvernemens européens la reconnaissance de l’empire. Enfin une phrase du rapport de M. Troplong au sénat sur le projet de sénatus-consulte, et d’après laquelle le nouvel empire aurait reposé sur un droit héréditaire rétrospectif, pouvait sembler, à des yeux prévenus, une justification suffisante des objections que soulevait ce titre de Napoléon III. Comment allait-on aborder les difficultés de diverse nature que créaient à la fois les craintes entretenues par quelques cabinets sur les intentions du nouvel empereur et le peu de penchant que montraient certains gouvernemens à admettre le chiffre dynastique sous lequel il plaçait son règne ?

Le retour à l’empire étant un acte de législation intérieure et de souveraineté nationale, la France avait seule qualité pour en apprécier la convenance. Il ne parait pas que ses agens au dehors aient reçu mission de faire, à l’occasion de cet événement, aucune ouverture aux cabinets étrangers, ni qu’on les en ait entretenus officiellement avant la notification d’usage qui dut leur être adressée à la suite du fait accompli de ce changement dans la forme du pouvoir suprême. Tout ce que l’on peut deviner à travers les explications qui ont eu lieu dans le parlement britannique, c’est que M. Drouyn de Lhuys n’aurait point refusé d’entrer en pourparlers avec les ministres étrangers à Paris au sujet des objections que soulevait de la part de quelques cabinets le titre de Napoléon III. L’un des principaux buts du discours de l’empereur en recevant des mains des grands corps de l’état, le 1er décembre, le plébiscite qui lui conférait la couronne fut aussi de répondre aux commentaires dont ce titre avait été l’objet, surtout depuis le rapport de M. Troplong au sénat. Vraisemblablement divers cabinets, celui de Londres, avaient craint de voir le nouvel empereur rejeter ou décliner les engagemens contractés par les gouvernemens interposés historiquement entre le sien et le premier empire. On doit croire du moins que telle a dû être la nature de l’objection opposée au chiffre dynastique du troisième Napoléon, d’après le soin que prend l’empereur, en présence des corps constitués, de repousser toute pensée d’imiter Louis XVIII, qui, non content de supposer l’existence historique de Louis XVII, avait rayé d’un trait de plume la république et l’empire en datant la charte de la dix-neuvième année de son règne. Si l’empereur eût prétendu procéder comme Louis XVIII, évidemment ce n’est point par le chiffre III qu’il eût désigné son rang dans la dynastie des Bonapartes : il eût affirmé à priori le règne de Joseph et le règne de Louis son père, et se fût appelé Napoléon V. C’est ainsi du moins que raisonnait le cabinet de Paris.

La double communication par laquelle le ministère français notifia, dès le 2 décembre, aux agens des puissances à Paris et à ces puissances elles-mêmes la proclamation officiellement accomplie de l’empire, était conçue dans le même esprit que le discours impérial du 1er décembre aux grands corps de l’état. La circulaire aux ministres accrédités en France, devenue publique, en a fourni la preuve. On y lisait cette déclaration de principes formulée avec non moins de force que de netteté :

« Si la France se choisit un gouvernement plus approprié à ses mœurs, à ses traditions et à la place qu’elle occupe dans le monde, si ses intérêts trouvent dans un retour à la monarchie la garantie qui leur manquait, il n’y a rien là qui puisse changer son attitude extérieure. L’empereur reconnaît et approuve tout ce que le président de la république a reconnu et approuvé depuis quatre ans. La même main, la même pensée continueront de régir les destinées de la France. Une expérience accomplie dans les circonstances les plus difficiles a suffisamment prouvé que le gouvernement français, jaloux de ses droits, respectait également ceux des autres, et attachait le plus grand prix à contribuer pour sa part au maintien de la paix générale. C’est à ce but que tendront toujours les efforts du gouvernement de l’empereur des Français, qui a la ferme confiance que, ses intentions se trouvant en parfait accord avec les sentimens des autres souverains, le repos du monde sera assuré. »

Le discours de l’empereur et cette notification officielle devaient beaucoup contribuer à aplanir les difficultés que suscitaient à la fois les pensées entreprenantes attribuées au nouveau souverain de la France et l’atteinte implicite que son avènement portait aux traités de 1815. Plusieurs cabinets n’avaient attendu ni ce discours ni cette circulaire pour reconnaître que le titre de Napoléon III, tout en montrant de la part de la France la pensée de renouer plus étroitement la chaîne des souvenirs impérialistes, ne cachait aucune pensée hostile, aucun projet d’envahissement et de conquête. Parmi ces cabinets se distinguait celui de Londres, que pourtant les trois grandes cours du continent eussent bien vivement désiré entraîner, en qualité de signataire des traités de 1814 et 1815, dans le système d’entente qu’elles avaient combiné.

Concerter les termes dans lesquels le nouvel empire serait reconnu, voilà eu effet en quoi parait avoir consisté principalement la ligne de conduite tenue par la Russie, l’Autriche et la Prusse dans la question de la reconnaissance. On savait ou plutôt on pressentait nettement qu’à l’époque où le tsar était venu visiter l’empereur d’Autriche et le roi de Prusse, au mois de mai 1852, au moment même de la distribution des aigles à l’armée française, les trois cours avaient dû s’entretenir de l’éventualité du l’établissement de l’empire en France, et sans connaître les dispositions qui avaient pu être arrêtées en conséquence, l’on ne doutait point que l’intention des trois souverains ne fût de s’entendre et de se prêter un mutuel appui pour formuler les réserves qu’ils croiraient nécessaires. Vraisemblablement, les trois cabinets du Nord avaient informé les autres gouvernemens signataires des traités de 1815, et spécialement l’Angleterre, dont le concours eût été si précieux, de l’entente qu’ils avaient arrêtée en prévision de la restauration impériale qui se préparait en France.

Néanmoins, dans les cinq jours qui suivirent le 2 décembre, le cabinet français obtenait la reconnaissance de trois gouvernemens dont l’empressement amical avait pour lui la plus haute signification. Dès le 3 décembre, on avait les lettres de créance du marquis Antonini, ministre des Deux-Siciles ; le 6, celles de lord Cowley, ambassadeur d’Angleterre, et le 7, celles de M. Rogier, ministre de Belgique. Ainsi l’un des souverains de la branche aînée des Bourbons, le roi de Naples, un roi allié à la branche d’Orléans, celui de Belgique, et enfin la puissance qui tient dans la civilisation et dans la politique moderne la première place avec la France, avaient reconnu l’empire à peine proclamé. Le témoignage d’amitié donné ainsi par l’Angleterre avait d’autant plus d’importance encore que ce pays a été, on le sait, le plus constant ennemi du premier empire et n’a jamais consenti à le reconnaître officiellement. Les petits états parlementaires de la frontière et du voisinage de la France se firent remarquer par un empressement presque égal. Les lettres de créance de la république helvétique furent présentées le 8 décembre, celles du Piémont le 11, celles de l’Espagne le 12, celles des Pays-Bas le 14 et celles du Danemark le 16. Ici se produisit un temps d’arrêt qui, de la part de quelques gouvernemens, tels que ceux de Suède, de Rome, de Portugal, de Turquie et des états d’Amérique, s’expliquait par l’éloignement et n’avait aucune signification politique. Chez les trois cabinets du Nord, ce retard avait sa raison dans le dessein arrêté par eux de concerter les termes dans lesquels ils devaient formuler les lettres de créance de leurs envoyés. Les petits états de l’Allemagne, en se résignant à attendre le mot d’ordre que promettaient de leur donner les trois grands cabinets, ne faisaient que subir l’influence de leur position secondaire ou tout à fait inférieure dans la confédération germanique. Un certain nombre de ces petits états néanmoins finirent par se montrer gênés de l’attitude qu’on désirait leur imposer. Quelques-uns même, tels que le grand-duché de Hesse et le duché de Nassau, ne consentirent point à se plier aux convenances des cabinets de Saint-Pétersbourg, de Berlin et devienne, et le Moniteur wurtembergeois nous a fait entrevoir que si le roi de Wurtemberg, ce souverain dont on a eu plus d’une fois l’occasion de remarquer l’attitude indépendante dans la crise fédérale de l’Allemagne de 1848 à 1854, avait cru devoir en cette occasion consultée ses confédérés, la Prusse et l’Autriche, et son parent l’empereur de Russie, ce n’était qu’une pure formalité de politesse politique par laquelle il ne se croyait nullement engagé. Quelle que dût être la réponse des trois cours, il prétendait ne relever que de lui-même pour l’esprit et la forme des rapports qu’il était d’avance résolu à entretenir avec l’empereur des Français.

Un fait plus curieux encore allait se produire. La Prusse et l’Autriche, qui avaient consenti à se concerter avec la Russie pour délibérer en commun la teneur des lettres de créance de leurs envoyés, allaient abandonner le cabinet russe à moitié chemin. En effet, les deux cabinets allemands ne se refusaient point à articuler quelques réserves, mais en se retranchant derrière un principe incontestable, et que la France avait, de son côté, proclamé : à savoir qu’ils n’avaient ni le droit ni le désir d’apprécier les actes de législation intérieure accomplis en France, des réserves, dont l’opinion s’est fort peu préoccupée en France, n’étaient donc point de nature à affaiblir l’autorité morale du nouveau gouvernement ni à gêner son action au dehors. Au reste, les dépêches écrites à cette occasion par les cabinets de Vienne et de Berlin à leurs ministres à Paris ont été livrées à la publicité et sont connues. Voici ce qu’on lit dans la dépêche de M. le comte de Buol à M. Hübner, reproduite presque textuellement dans celle de M. de Manteuffel à M. de Hatzfeld : « Aux communications par lesquelles l’avènement de l’empereur des Français nous a été notifié se trouvaient jointes des copies du sénatus-consulte et du plébiscite relatifs à la transformation de gouvernement opérée en France. Il ne nous appartient pas de discuter ces documens comme actes de législation intérieure de la France. A ce titre, les dispositions qu’ils renferment ne peuvent que rester en dehors du domaine des relations internationales entre les deux empires. Aussi l’Autriche, en procédant comme elle le fait à la reconnaissance de sa majesté l’empereur des Français et en témoignant franchement de son intention de continuer avec son gouvernement les rapports d’amitié qui ont subsisté jusqu’à présent entre les deux pays, n’entend-elle ni émettre une opinion quelconque sur les principes établis par le plébiscite converti désormais en loi de l’état, ni accepter d’avance les conséquences qui pourraient en être tirées à l’avenir. En nous abstenant du reste de donner une forme plus solennelle à nos réserves, nous croyons fournir au gouvernement, français, qui, je l’espère, saura l’apprécier, une nouvelle preuve des sentimens concilians dont nous sommes animés et qui nous inspirent le désir d’éviter tout ce qui serait de nature à porter atteinte aux rapports de bonne intelligence subsistant entre les deux gouvernemens, et que nous attachons le plus grand prix à maintenir intacts dans l’intérêt de l’ordre social et de la paix du monde. » Ainsi, en exprimant des réserves dont le cabinet français ne pouvait se sentir blessé, la Prusse et l’Autriche lui donnaient les assurances les plus pacifiques et les plus amicales. L’on sait d’ailleurs que les lettres de créance de leurs envoyés étaient conçues selon les formes du protocole usité entre souverains, et ne laissaient rien à désirer ni dans l’esprit ni dans les termes. Le cabinet de Saint-Pétersbourg n’avait obtenu de ce côté d’autre satisfaction sérieuse que de savoir que les ministres plénipotentiaires des deux grandes cours allemandes présenteraient leurs lettres de créance seulement après que celles du ministre de Russie auraient été agréées.

En quoi consistaient donc les réserves posées par la Russie ? Comment étaient conçues ses lettres de créance pour qu’elle se trouvât seule au terme d’une négociation au début de laquelle elle avait cru pouvoir compter sur les puissances signataires des traités de Vienne et sur tous les petits états allemands ? La qualification de Napoléon III acceptée par ces puissances avait paru au cabinet russe constituer une donnée historique trop contraire aux données de l’histoire de Russie pour qu’il pût y adhérer. En même temps le tsarisme, fondé sur le droit divin, avait cru voir, dans le principe de la souveraineté nationale que l’empire français a choisi pour base, une dérogation au principe qui, à ses yeux, est le véritable fondement de la monarchie. L’empereur de Russie tenait à ce que cette différence de principe entre les deux gouvernemens fût marquée dans les lettres de créance de son envoyé. Comment indiquer cette distinction ? En s’abstenant d’user du terme convenu de monsieur mon frère, qui eût paru consacrer une parfaite conformité de principe entre deux monarchies dérivant de dogmes opposés.

Ces réserves cachaient-elles une pensée d’hostilité systématique ? Incontestablement elles ne révélaient point d’empressement à reconnaître le nouveau pouvoir établi en France. Cependant, si l’on remarque le langage et l’attitude que le gouvernement russe tenait d’autre part dans ses relations ostensibles avec le cabinet français et l’empereur, au moment même des pourparlers relatifs à la reconnaissance, on est frappé des dispositions amicales que l’on croit y découvrir. Ainsi, par exemple, le tsar avait écrit au mois de novembre, quelques jours seulement avant la proclamation de l’empire, au futur empereur, une lettre autographe que la presse étrangère, sur la foi d’informations qui paraissaient venir du Nord, avait généralement regardée comme affectueuse. A la même époque, le ministre de Russie à Paris, M. de Kisseleff, qui était en congé, avait reçu l’ordre de se rendre à son poste, afin sans doute que sa présence à Paris dans ces circonstances pût être considérée comme un gage des intentions conciliantes de l’empereur Nicolas. En outre, M. de Kisseleff, dont la position en France avait été jusqu’alors provisoire et qui n’était accrédité qu’à titre de mission spéciale, revenait à Paris en qualité de ministre plénipotentiaire, à titre définitif. Les confidences publiées par les feuilles allemandes, qui sont devenues à cet égard une précieuse source à consulter, tendent enfin à faire croire que ses lettres de créance elles-mêmes, loin d’être conçues dans des termes froids qui eussent révélé un esprit d’hostilité, rachetaient par des expressions répétées d’estime et d’amitié ce que la thèse monarchique du tsar laissait à désirer.

Si le cabinet français n’avait pas vaincu les scrupules dogmatiques que la Russie avait portés dans cette question de la reconnaissance, il avait donc obtenu d’elle des assurances et des témoignages d’amitié qui avaient aussi leur signification. Il aurait pu sans doute exiger davantage : il aurait pu demander s’il appartenait bien à une monarchie aussi jeune que celle de Russie de patroner le principe de la tradition, si elle était autorisée à le faire quand des maisons comme celles d’Autriche et de Saxe ne s’y croyaient point obligées ; il aurait pu refuser des lettres de créance qui n’étaient point exactement conformes aux règles du protocole. Peut-être un gouvernement soupçonné de faiblesse eût-il dû prendre ce parti extrême sous peine d’être accusé de faire un sacrifice d’amour-propre, et il n’aurait pas eu à craindre, en un cas pareil, de ne point être soutenu par le sentiment national. Un gouvernement qui passait, au contraire, pour nourrir des pensées ambitieuses dont l’Europe se montrait inquiète et qui avait à se défendre de projets de conquête sans lesquels on avait peine à concevoir l’héritier de Napoléon et l’auteur du nouveau 18 brumaire, — un gouvernement placé dans ces conditions, en acceptant les lettres de créance de la Russie, ne faisait preuve que de modération. Il donnait en même temps au pays et à l’Europe le gage d’intentions pacifiques que, l’opinion, au dehors surtout, était toujours portée à révoquer en doute.

C’est le 5 janvier 1853 que M. de Kisseleff fut admis à l’audience de l’empereur. Les ministres de Prusse et d’Autriche se succédèrent les jours suivans, ainsi que les agens des petits états d’Allemagne qui n’avaient point imité la liesse grand-ducale et Nassau, et qui commençaient à être confus des retards qu’ils s’étaient laissé imposer.

Ainsi se terminait une question délicate et grave dont la solution d’ailleurs ne parait point avoir inspiré un instant d’inquiétudes sérieuses. Dans l’espace de quelques semaines, le nouvel empire était entré dans la famille des états européens, et il avait ainsi obtenu, par le seul usage des moyens diplomatiques, une faveur que le premier empire n’avait pu arracher à l’Angleterre, et qu’il ne s’était assurée auprès de la Russie qu’après d’éclatantes victoires.

Pendant qu’à l’extérieur se négociait la reconnaissance de l’empire, à l’intérieur le sénat avait travaillé à accommoder la constitution du 14 janvier 1852 avec la nouvelle forme de gouvernement Ces travaux avaient été précédés d’un vote sur la liste civile, qui, fixée à 12 millions en vue d’une présidence décennale, ne lui paraissait plus en rapport avec les besoins de l’empire. Le chiffre de 25 millions, ainsi que le faisait observer M. de Casablanca dans le rapport de la commission chargée de l’examen du projet de loi, était en quelque sorte consacré par la tradition, par le décret de 1791, par le sénatus-consulte de 1804, les lois de 1814 et de 1825. Le roi Louis-Philippe s’était seul contenté d’une liste civile de 12 millions. Le sénat vota un chiffre annuel de 25 millions pour l’empereur Napoléon III. Les revenus des forêts de la couronne devaient ajouter 3 millions à cette somme. En revanche cependant, l’entretien des palais et des manufactures de la couronne, qui figuraient au budget de l’état pour plus de 7 millions, était remis à la charge de la liste civile. La situation faite aux princes impériaux par le sénatus-consulte qui formulait la loi d’hérédité demandait une dotation spéciale. M. de Casablanca fit observer que la dotation des princes de la famille royale s’était élevée en 1814, en dehors des 25 millions de la liste civile, à 8 millions, portés à 9 millions par la loi de mais 1816, à l’occasion du mariage du duc de Berry. Le sénat vota 1,500,000fr., en laissant à l’empereur le soin d’en faire la répartition. Le sénatus-consulte portait d’autre part que, lors du mariage de l’empereur, le douaire de l’impératrice serait fixé par le sénat. Dans son rapport, M. de Casablanca avait déclaré que cet événement ne pourrait toutefois donner lieu à un accroissement quelconque de la liste civile. La vertu de l’ancien usage monarchique, les biens appartenant à l’empereur au moment de son avènement étaient de plein droit réunis au domaine de la couronne.

Le décret qui réglait l’hérédité dans la famille Bonaparte, au cas où l’empereur ne laisserait point d’héritier direct ou adoptif, fut signé le 19 décembre, communiqué au sénat le 23 et publié le 24. Ce décret portait « qu’à défaut d’héritier de l’empereur, son oncle bien-aimé Jérôme-Napoléon Bonaparte et sa descendance directe, naturelle et légitime, provenant de son mariage avec la princesse Catherine de Wurtemberg, de mâle en mâle, par ordre de primogéniture et à l’exclusion perpétuelle des femmes, seraient appelés à lui succéder. »

Le même jour où le décret réglant la succession au trône lui avait été communiqué, le sénat avait voté le projet de sénatus-consulte portant interprétation et modification de la loi fondamentale du 14 janvier 1852. L’exposé des motifs, discuté au conseil d’état, avait été présenté au sénat avec la signature de MM. Baroche, Rouher et Delangle. Le projet lui-même fut adopté, après un examen assez long, à la majorité de 64 voix contre 7. Le sénatus-consulte consacre dans les mains de l’empereur plusieurs privilèges importans, attributs essentiels de la souveraineté, et qui en effet doivent appartenir au chef de l’état dans le système où il exerce la souveraineté sans partage. L’empereur a le droit de faire grâce et d’accorder des amnisties. Il préside, quand il le juge convenable, le sénat et le conseil d’état. Les traités de commerce faits en vertu de l’article 6 de la constitution ont force de loi pour les modifications de tarifs qui y sont stipulées. Tous les travaux d’utilité publique, notamment ceux qui sont désignés par l’art. 10 de la loi du 21 avril 1832 et par l’art. 3 de la loi du 3 mai 1841, toutes les entreprises d’intérêt général sont ordonnées ou autorisées par décrets de l’empereur. Ces décrets sont rendus dans les formes prescrites pour les règlemens d’administration publique. Néanmoins, si ces travaux et entreprises ont pour condition des engagemens ou des subsides du trésor, le crédit devra être accordé, ou l’engagement ratifié par une loi avant la mise à exécution. Lorsqu’il s’agit de travaux exécutés pour le compte de l’état et qui ne sont pas de nature à devenir l’objet de concessions, les crédits peuvent être ouverts, en cas d’urgence, suivant les formes prescrites pour les crédits extraordinaires. Ces crédits doivent être soumis au corps législatif dans sa plus prochaine session. — Les dispositions relatives aux traités de commerce et aux travaux d’utilité publique avaient une gravité qui ne laissa pas de préoccuper l’opinion ; elles rencontrèrent même quelque opposition au sénat, mais elles étaient la conséquence nécessaire de la transformation que la forme du gouvernement avait subie. Si on ne voulait point les accepter, il eût fallu d’abord repousser l’empire.

En vertu du même sénatus-consulte, les dispositions du décret organique du 22 mars 1852, réglant les rapports des grands corps de l’état entre eux et avec le pouvoir exécutif, peuvent être modifiées par des décrets de l’empereur. Les membres de la famille impériale appelés éventuellement à l’hérédité et leurs descendans portent le titre de princes français. Le fils aîné de l’empereur est investi de celui de prince impérial. Les princes français sont membres du sénat et du conseil d’état quand ils ont atteint l’âge de dix-huit ans accomplis. Ils ne peuvent y siéger qu’avec l’agrément de l’empereur. Les actes de l’état civil de la famille impériale sont reçus par le ministre d’état et transmis, sur un ordre de l’empereur, au sénat, qui en ordonne la transcription sur ses registres et le dépôt dans ses archives. La dotation de la couronne et la liste civile de l’empereur sont réglées, pour la durée de chaque règne, par un sénatus-consulte spécial. Le nombre des sénateurs nommés directement par l’empereur ne peut excéder cent cinquante. Les sénatoreries, qui en principe étaient gratuites et dont la rémunération dépendait du bon vouloir de l’empereur, avaient fini par recevoir à peu près toutes une dotation qui variait de 15 à 30,000 francs. Une dotation de 30,000 fr. est désormais attachée annuellement et viagèrement au titre de sénateur. Par une résolution qui souleva d’abord quelques inquiétudes, la tonne de l’examen du budget par le corps législatif fut aussi modifiée. Le budget des dépenses est présenté au corps législatif avec ses subdivisions administratives par chapitres et par articles. Il est voté par ministère. La répartition par chapitres du crédit accordé pour chaque ministère est réglée par décret de l’empereur, rendu en conseil d’état. Des décrets spéciaux, rendus dans la même forme, peuvent autoriser des viremens d’un chapitre à un autre, disposition applicable au budget de 1853. D’autre part, la publicité des débats du corps législatif fut l’objet d’une modification qui assurait plus d’impartialité au compte rendu. Ce compte rendu doit être soumis, avant sa publication, à une commission composée du président du corps législatif et des présidons de chaque bureau. En cas de partage d’opinions, la voix du président du corps législatif est prépondérante. Le procès-verbal de séance, lu à l’assemblée, constate seulement les opérations et les votes du corps législatif. Les députés dont le mandat avait été originairement gratuit, doivent recevoir une indemnité de 2,500 francs par mois pendant la durée de chaque session ordinaire ou extraordinaire. Les officiers-généraux placés dans le cadre de réserve peuvent être membres du corps législatif : ils sont réputés démissionnaires dès qu’ils sont employés activement. La forme nouvelle du serinent est ainsi conçue : « Je jure obéissance à la constitution et fidélité à l’empereur. » Il va de soi que les articles de la constitution du 14 janvier 1852, contraires à ces dispositions ou contenant des règles purement relatives à la réélection du président de la république, les art. 2, 9, 11, 15, 16, 17, 18, 19, 22 et 37, sont abrogés.

On voit que l’appropriation du pacte fondamental à la nouvelle forme du gouvernement n’avait point changé l’esprit de ce pacte ; elle n’avait fait que resserrer plus étroitement dans les mains du chef de l’état tous les pouvoirs qui sous le régime constitutionnel se trouvent partagés entre le souverain et le pays, mais que la constitution de janvier 1852 avait déjà confiés au souverain. Les principes dès lors posés avaient porté leurs conséquences. L’empire était rétabli de nom et de fait avec son vrai caractère de monarchie investie de la plénitude des attributions suprêmes.

Une dernière garantie manquait toutefois encore au nouvel empire aux yeux de ceux qui en désiraient la consolidation : le vœu qui avait été exprimé par le sénat de voir bientôt la dynastie napoléonienne affermie par un mariage n’était point encore rempli. Depuis le voyage de Strasbourg, que le prince-président avait prolongé jusqu’à Bade, on s’était plus d’une fois entretenu dans la presse étrangère de la probabilité d’une alliance matrimoniale avec une princesse de sang royal. On avait prononcé le nom de la princesse Carola Wasa, petite-fille, par sa mère, de la grande-duchesse de Bade Stéphanie de Beauharnais, et par son père, de Gustave IV, roi détrôné de Suède, mort dans l’exil.

Il existait dans les hautes régions du monde parisien une jeune Espagnole d’une grande naissance et d’une beauté supérieure unie à l’originalité séduisante d’un caractère viril sans le paraître, Mlle Eugénie de Montijo, comtesse de Teba. C’est sur cette éminente personne que Napoléon III, renonçant à la pensée d’épouser une princesse de sang royal, avait jeté les yeux, et le sentiment qui le poussait vers cette union prit une telle fermeté, que l’on put croire qu’il obéissait aux conseils d’une romanesque passion. Quoique ce mariage ait eu son côté politique et que l’empereur ait tenu à le faire lui-même ressortir, il est certain en effet que la nature eut plus de part dans cet événement inattendu que le calcul.

C’est le 16 janvier 1853 que l’on apprit officiellement que la résolution de l’empereur était fixée. Le bureau du sénat, celui du corps législatif et le conseil d’état tout entier étaient convoqués pour le 22, afin de recevoir une communication de l’empereur sur son mariage. On était impatient d’apprendre en quels termes le chef de l’état allait s’exprimer sur un acte aussi grave, et qui dérogeait aux idées reçues parmi les souverains. L’empereur aborda la difficulté de front. Après avoir dit qu’il se rendait au vœu si souvent manifesté par le pays en venant annoncer aux grands corps de l’état son mariage, il ajouta que l’union qu’il contractait n’était pas d’accord avec les traditions de l’ancienne politique, mais que c’était là son avantage. Dans le développement qu’il donna à cette pensée, toutes ses paroles méritent d’être recueillies :

« La France, dit-il, par ses révolutions successives, s’est toujours brusquement séparée du reste de l’Europe : tout gouvernement sensé doit chercher à la faire rentrer dans le giron des vieilles monarchies ; mais ce résultat sera bien plus sûrement atteint par une politique droite et franche, par la loyauté des transactions, que par des alliances royales qui créent de fausses sécurités, et substituent souvent l’intérêt de famille à l’intérêt national.

« D’ailleurs, les exemples du passé ont laissé dans l’esprit du peuple des croyances superstitieuses ; il n’a pas oublié que depuis soixante-dix ans les princesses étrangères n’ont monté les degrés du trône que pour voir leur race dispersée et proscrite par la guerre ou par la révolution. Une seule femme a semblé porter bonheur et vivre plus que les autres dans le souvenir du peuple, et cette femme, épouse modeste et bonne du général Bonaparte, n’était pas issue d’un sang royal.

« Il faut cependant le reconnaître, en 1810, le mariage de Napoléon III avec Marie-Louise fut un grand événement : c’était un gage pour l’avenir, une véritable satisfaction pour l’orgueil national, puisqu’on voyait l’antique et illustre maison d’Autriche, qui nous avait si longtemps fait la guerre, briguer l’alliance du chef élu d’un nouvel empire. Sous le dernier règne, au contraire, l’amour-propre du pays n’a-t il pas eu à souffrir lorsque l’héritier de la couronne sollicitait infructueusement pendant plusieurs années l’alliance d’une maison souveraine, et obtenait enfin une princesse accomplie sans doute, mais seulement dans des rangs secondaires et dans une autre religion ?

« Quand, en face de la vieille l’Europe, on est porté par la force d’un nouveau principe à la bailleur des anciennes dynasties, ce n’est pas en vieillissant son blason et en cherchant à s’introduire à tout prix dans la famille des rois qu’on se fait accepter ; c’est bien plutôt en se souvenant toujours de son origine, en conservant son caractère propre et en prenant franchement vis-à-vis de l’Europe la position de parvenu, titre glorieux lorsqu’on parvient par le libre suffrage d’un grand peuple.

« Ainsi, obligé de s’écarter des précédens suivis jusqu’à ce jour, mon mariage n’était plus qu’une affaire privée. Il restait seulement le choix de la personne. Celle qui est devenue l’objet de ma préférence est d’une naissance élevée. Française par le cœur, par l’éducation, par le souvenir du sang que versa son père pour la cause de l’empire, elle a, comme Espagnole, l’avantage de ne pas avoir en France de famille à laquelle il faille donner honneurs et dignités. Douée de toutes les qualités de l’âme, elle sera l’ornement du trône, comme, au jour du danger, elle deviendrait un de ses courageux appuis. Catholique et pieuse, elle adressera au ciel les mêmes prières que moi pour le bonheur de la France ; gracieuse et bonne, elle fera revivre dans la même position, j’en ai le ferme espoir, les vertus de l’impératrice Joséphine.

« Je viens donc, messieurs, dire à la France : J’ai préféré une femme que j’aime et que je respecte à une femme inconnue dont l’alliance eût eu des avantages mêlés de sacrifices. Sans témoigner de dédain pour personne, je cède à mon penchant, mais après avoir consulté ma raison et mes convictions. Enfin, en plaçant l’indépendance, les qualités du cœur, le bonheur de famille au-dessus des préjugés dynastiques et des calculs de l’ambition, je ne serai pas moins fort, puisque je serai plus libre. Bientôt, en me rendant à Notre-Dame, je présenterai l’impératrice au peuple et à l’armée ; la confiance qu’ils ont en moi assure leur sympathie à celle que j’ai choisie, et vous, messieurs, en apprenant à la connaître, vous serez convaincus que cette fois encore j’ai été inspiré par la Providence. »

Le mariage civil de l’empereur eut lieu le 29 janvier à neuf heures du soir, au palais des Tuileries. A huit heures, le grand maître des cérémonies était allé, avec deux voitures de la cour, attelées de deux chevaux et escortées, chercher la fiancée impériale au palais de l’Elysée, où elle résidait avec sa mère depuis la notification du mariage. La fiancée avait été reçue, par le grand chambellan et le grand écuyer, le premier écuyer, deux chambellans et les officiels d’ordonnance de service, au bas de l’escalier du pavillon de Flore, d’où elle devait être conduite au salon de famille. Elle était attendue à l’entrée du premier salon par le prince Napoléon et la princesse Mathilde. De là le cortège s’était avancé vers le salon de famille où l’empereur attendait la future impératrice, entouré du prince Jérôme et des princes de sa famille qu’il avait désignés, — au milieu des cardinaux, des maréchaux, des amiraux, des ministres et des grands officiers de la maison civile et militaire. C’est dans la salle des maréchaux que le cortège impérial se rendit pour la célébration du mariage. De fidèles serviteurs du premier empire avaient conservé le registre de l’état civil de la famille de l’empereur. Ce registre, dont le premier acte était l’adoption du prince Eugène comme fils de l’empereur et comme vice-roi d’Italie (2 mars 1806), et le dernier la naissance du roi de Rome (20 mars 1811), reçut l’acte de mariage de Napoléon III avec la comtesse de Teba. C’est le ministre d’état qui remplit les fonctions d’officier de l’état civil. Les témoins furent, pour l’empereur, le prince Jérôme-Napoléon et le prince Napoléon ; pour l’impératrice, le marquis de Valdegamas, ministre d’Espagne, le duc d’Ossuna, le marquis de Bedmar, grands d’Espagne, le comte de Galve et le général Alvarez Toledo.

La cérémonie religieuse eut lieu le lendemain, 30 janvier, dans l’église de Notre-Dame, avec la plus grande pompe. Toute l’armée et la garde nationale de Paris étaient sur pied, formant la baie depuis le palais des Tuileries, le long de la nouvelle rue de Rivoli, jusqu’à la place de Notre-Dame, et depuis cette place le long des quais jusqu’à celle de la Concorde et au jardin des Tuileries, par où rentra le cortège impérial. La vieille basilique était elle-même ornée avec toutes les ressources de l’art et du luxe. Comme la veille, deux voitures de la cour étaient allées prendre l’impératrice au palais de l’Elysée pour la conduire aux Tuileries, où l’attendait l’empereur. Avant de partir pour Notre-Dame, l’empereur la présenta, au balcon des Tuileries, à l’armée qui se pressait sur la place du Carrousel. Ensuite ; le cortège se mit en marche. Il se composait de nombreuses voitures, dont trois à six chevaux, contenant, — la première, le grand maréchal du palais, le grand chambellan et le grand maître des cérémonies de l’empereur, le grand maître de la maison de l’impératrice ; la seconde, la princesse Mathilde, la comtesse de Montijo, la grande maîtresse de la maison de l’impératrice et la dame d’honneur ; la troisième, le prince Jérôme-Napoléon et le prince Napoléon. Venait en dernier lieu, à une distance de trente à quarante pas, la voiture impériale, traînée par huit chevaux, la môme qui avait servi au sacre de Napoléon et de Joséphine, ayant à la portière de droite le maréchal de France grand écuyer de l’empereur et le général commandant la garde nationale de Paris, à la portière de gauche le maréchal de France grand veneur et le premier écuyer. L’état-major général de l’armée de Paris escortait le couple impérial. Une division de grosse cavalerie fermait le cortège, qui était précédé par un escadron du nouveau régiment des guides. — C’est l’archevêque de Paris qui officiait à Notre-Dame, au milieu des cardinaux et d’un grand nombre d’évêques. Quinze mille bougies éclairaient cette solennité, que termina une messe en musique. L’église était remplie jusqu’aux combles.

Dans les rues, comme dans l’église, le sentiment qui dominait tous les autres, c’était celui de la curiosité. On songeait par-dessus tout à contempler les traits de l’héroïne du roman qui venait de s’accomplir ; on voulait juger des attraits qui avaient pu, dans une jeune personne étrangère, charmer les yeux de l’héritier du trône de l’empereur et mériter la couronne de diamant des reines de France. Le discours du 22 janvier, qui avait été critiqué dans plusieurs passages par les classes lettrées, avait, il faut le dire, laissé des impressions favorables parmi les classes populaires, et c’est de ce côté que la curiosité prit la physionomie la plus vive et la plus animée. Le soir, les illuminations eurent le même caractère que dans toutes les fêtes qui avaient précédé, elles furent nombreuses principalement dans les quartiers du petit commerce. Une amnistie, qui s’étendait sur environ trois mille condamnés pour délits politiques, vint d’ailleurs ajouter à l’éclat de ces fêtes.

Ainsi s’était accompli le grave événement qui complétait le rétablissement de l’empire. Dans l’espace de deux mois, la France avait vu coup sur coup un nouvel empereur proclamé sur les ruines de la seconde république, la constitution accommodée à cette forme de gouvernement, et le mariage de l’empereur. On sait quel rôle historique l’imprévu avait joué dans les vicissitudes qui avaient mis aux mains de Napoléon III le pouvoir suprême ; l’imprévu était venu encore une fois couronner cet enchaînement de circonstances qui avaient ramené la France au système impérial. Le peuple s’accoutumait de plus en plus à se voir conduit par la libre résolution d’un seul ; l’opposition se réfugiait dans des épigrammes anonymes que la société parisienne écoutait volontiers, mais dont le pays soupçonnait à peine l’existence. Les partis d’ailleurs ne conservaient aucun moyen de faire connaître leurs opinions et d’agir.

Le rétablissement de l’empire avait été cependant, pour la fraction extrême du parti républicain, l’occasion de manifestes violons, mais en définitive si peu dangereux à cause de leur exagération même, que le gouvernement n’avait vu que des avantages à les reproduire dans le Moniteur (3). A côté de ces expressions sans mesure d’un ressentiment sans bornes, le journal officiel du même jour (15 novembre) avait publié un document d’un autre caractère, et, pour tout dire, aussi terne que les précédens étaient chargés de couleur. Le chef de la branche aînée de la maison de Bourbon, qui, déjà une fois dans l’année, s’était adressé à son parti pour lui recommander de ne point prêter le serment exigé des fonctionnaires par la constitution du 14 janvier, avait cru devoir protester contre l’empire, en déclarant qu’il conserverait précieusement jusqu’il son dernier soupir « le dépôt de la monarchie héréditaire dont la Providence lui avait confié la garde. » En présence de la monarchie impériale qui se rétablissait, le seul avantage que les partis auraient pu attendre d’une restauration des Bourbons, c’eût été un retour décidé au système parlementaire. Le prince avait à peine prononcé le mot de liberté, et il semblait n’avoir rompu le silence de son exil que pour se donner la vaine et dangereuse satisfaction de se montrer à la France et à l’Europe environné des nuages mystiques du droit divin.

C’est à ces manifestes que se réduit le mouvement ostensible des partis en 1852. Quelques écrits distingués ou passionnés avaient seuls occupé un instant l’opinion publique. Le métaphysicien du socialisme, M. Proudhon, avait, dans la Révolution sociale justifiée par le coup d’état du 2 décembre, présenté ses doctrines sous un jour plus tempéré que de coutume, en donnant au gouvernement nouveau, avec une franchise à la fois brutale et malicieuse, le conseil d’en faire le but particulier de sa politique. A une autre extrémité du monde moral, on avait remarqué M. de Montalembert, qui, d’abord partisan du coup d’état, n’avait pas tardé à se séparer du gouvernement lors des décrets du 22 janvier 1852. En traitant des intérêts catholiques au dix-neuvième siècle, M. de Montalembert en était même venu à professer que le gouvernement nouveau ne pouvait durer, s’il ne rétablissait en faveur de l’église la liberté parlementaire, un système plus libéral et plus en harmonie avec les mœurs du pays. Nous ne ferons que citer Napoléon le Petit, de M. Victor Hugo, œuvre de représailles écrite avec une virulence dans laquelle dominent trop souvent les préoccupations de l’écrivain radical et du proscrit. Au milieu de ces rares manifestations politiques, on distinguait le travail d’un esprit qui n’avait pas toujours été aussi heureux dans ces derniers temps, l’Histoire de la Restauration, de M. de Lamartine. Sans allusions directes à la situation présente, le poète avait reproduit, dans un tableau animé et brillant, les agitations d’une époque féconde en espérances libérales au milieu même des entraves où la liberté se sentait mal à l’aise. Voilà, en définitive, à quoi se réduit l’action des partis en 1852 ; C’est à peine si elle effleure à la surface l’opinion du pays, presque exclusivement occupé à jouir de la sécurité qu’il n’avait point connue depuis 1848. Le besoin et le goût du repos forment donc le trait principal de la situation des esprits en France au début de la période qui s’ouvre pour elle avec le rétablissement de l’empire. Après les agitations auxquelles la société a été en proie durant quatre années, il semble qu’elle se livre avec un complet abandon à la satisfaction de vivre en paix, et qu’elle n’ait que de l’indifférence pour tous les efforts qui tendraient à la ramener aux luttes politiques.


xxxxxxxxxx
(1) On attribua ce vote négatif à M. Vieillard, ancien précepteur du prince Louis-Napoléon.
(2) Ces chiffres représentent le résultat officiel des votes tel qu’il fut présenté à l’empereur ; le nombre des suffrages affirmatifs fut grossi par ceux de l’armée et de quelques communes dont le vote n’était point encore connu le 1er décembre. Il s’éleva en définitive à 8,157,752. Celui des suffrages négatifs était de 254,501. On comptait 63,999 bulletins nuls.
(3) L’un de ces manifestes, celui de la société la Révolution, se terminait ainsi : « Laissez la police et les parasites de tous les temps travailler à la guirlande impériale, et vous, préparez le chanvre vengeur. Oui, la nuit, le jour, au milieu des foules comme dans l’ombre, reconnaissez-vous, organisez-vous, fortifiez-vous : que chacun vive dans tous et tous dans chacun ; qu’une loi commune vous anime, la foi révolutionnaire, implacable, persévérante, hardie comme celle de nos pères de 92, et toujours prête à se lever, à frapper. Citoyens, devant un tyran, un parjure, un assassin des libertés publiques, voilà le seul grand devoir à remplir. » L’autre manifeste, signé Victor Hugo, Fombertaux et Philippe Faure, était émané des démocrates-socialistes résidant à Jersey. On y distinguait particulièrement les déclarations suivantes : « Citoyens, Louis-Bonaparte est hors la loi, Louis-Bonaparte est hors l’humanité. Depuis dix mois que ce malfaiteur règne, le droit à l’insurrection est en permanence et domine, toute la situation. A l’heure où nous sommes, un perpétuel appel à l’insurrection est au fond des consciences… Le Français digne du nom de citoyen ne sait pas, ne veut pas savoir s’il y a quoique part des semblans de scrutin, des comédies de suffrage universel et des parodies d’appel à la nation ; il ne s’informe pas s’il y a des hommes qui votent et des hommes qui font voter, s’il y a un troupeau qui s’appelle le sénat et qui délibère, et un autre troupeau qu’on appelle le peuple et qui obéit. Il ne s’informe pas si le pape va sacrer au maître-autel de Notre-Dame l’homme qui, — n’en doutez pas, ceci est l’avenir inévitable, — sera ferré au poteau par le bourreau. En présence de M. Bonaparte et de son gouvernement, le citoyen digne de ce nom ne fait qu’une chose et n’a qu’une chose à faire : charger son fusil et attendre l’heure. »


IV – Administration et finances modifier

Liste civile. — Maison de l’empereur et de l’impératrice. — Mécanisme des grands pouvoirs. — Situation financière. — Établissemens de crédit. — Chemins de fer.

Les changemens apportés à la constitution du pays par suite du coup d’état du 2 décembre 1851 avaient amené d’importantes modifications dans l’organisation de quelques ministères, la suppression de l’un de ces ministères, celui de l’agriculture et du commerce, et la création de deux autres, le ministère d’état et celui de la police générale (1).

La réforme opérée dans la constitution, par suite du rétablissement de l’empire en décembre 1852, a nécessité l’introduction de quelques modifications nouvelles dans les rouages du gouvernement et de l’administration. Quoiqu’en réalité l’empire fût fait depuis le 2 décembre 1851, la consécration officielle de ce fait a donné lieu à différentes mesures nécessaires pour approprier les institutions existantes avec les usages de la monarchie. Ces mesures ne sont pas la partie la moins curieuse de l’histoire de 1852.

Néanmoins, dans l’ordre des choses secondaires, l’attention s’est de préférence portée sur les grandes créations financières, sur les travaux d’utilité publique qui ont signalé l’année. Depuis longtemps, l’opinion des économistes était fixée sur un certain nombre d’institutions de ce genre, dont les difficultés parlementaires avaient seules retardé la fondation. Le gouvernement du prince-président voulut montrer qu’il pouvait faire à cet égard, en quelques jours, ce que le gouvernement parlementaire promettait depuis plusieurs années sans l’exécuter, et l’on vit se succéder, dans l’espace de quelques mois, l’établissement de deux grandes institutions de crédit, destinées dès leur origine, à exercer la plus grande influence sur le monde financier. Ces innovations administratives dont le but était d’accommoder le mécanisme administratif à la forme nouvelle du gouvernement, et ces créations financières qui avaient pour objet de faciliter le réveil des affaires depuis si longtemps languissantes, constituent les points saillans du mouvement administratif et économique en 1852.

RÉFORMES ADMINISTRATIVES. — L’un des premiers effets du rétablissement de la monarchie impériale devait être l’accroissement de la liste civile, qui, fixée à 12 millions par un sénatus-consulte d’avril 1852, ne paraissait plus en rapport avec les nécessités de cette monarchie. Un sénatus-consulte de décembre 1852 porte la dotation de la couronne à 25 millions, plus 1 million 500,000 fr. à répartir au gré du chef de l’état entre les princes et princesses de la famille impériale. L’empereur dut dès lors organiser l’administration de sa liste civile. Cette administration fut placée sous les ordres du ministre d’état, qui joignit à son titre celui de ministre de la maison de l’empereur. Un décret du 31 décembre 1852 vint aussi régler sur un nouveau pied la maison impériale. La maison du prince-président n’était que organisée provisoirement. En vertu du décret du 31 décembre, l’empereur eut un premier aumônier (M. l’évêque de Nancy), un grand maréchal du palais de maréchal Vaillant), un premier préfet du palais (le colonel de Béville), un grand chambellan (le duc de Bassano), un premier chambellan (le comte Baciocchi), un grand écuyer (le maréchal de Saint-Arnaud), un premier écuyer (le colonel Fleury), un grand veneur (le maréchal Magnan), un premier veneur (le colonel Edgar Ney), enfin un grand maître des cérémonies (le duc de Cambacérès). Indépendamment de ces grands officiers et des aides de camp et officiers d’ordonnance, l’empereur nomma aussi un certain nombre de chambellans. Enfin l’impératrice, dès le jour du mariage civil, eut également sa maison, composée de Mme la princesse d’Essling, grande maîtresse ; de Mme la duchesse de Bassano, dame d’honneur ; de Mme la comtesse Gustave de Montebello, de Mme Féray, de Mme la vicomtesse Lezay-Marnezia, de Mme la baronne de Pierres, de Mme la baronne de Mataret et de Mme la marquise de Las Marismas, dames du palais. Le comte Tascher de la Pagerie, sénateur, fut nommé grand maître, le comte Charles Tascher de la Pagerie premier chambellan, le vicomte Lezay-Marnezia chambellan, et le baron de Pierres écuyer.

Par un décret du 21 juin 1853, la situation des membres de la famille impériale fut fixée conformément au sénatus-consulte du 7 novembre 1852. On sait que ce sénatus-consulte donne à l’empereur pleine autorité sur tous les membres de sa famille en lui imposant le devoir de régler leur condition et leurs obligations par un statut qui a force de loi. Le statut du 30 mars 18006, par lequel l’empereur Napoléon Ier déduit tout ce qui concerne les membres de sa famille, offrait un précédent auquel Napoléon III s’en référa pour la plupart des dispositions essentielles du nouveau décret.

En vertu d’un autre décret du même jour (21 juin), le ministère de la police fut supprimé. Les considérans du décret portent que le calme et la sécurité qui règnent dans le pays permettent de supprimer un département ministériel dont l’institution avait été motivée par des circonstances exceptionnelles. La création du ministère de la police avait donné lieu à bien des froissemens de l’opinion, avait été l’occasion de plus d’un conflit administratif. On a voulu sans doute supprimer ces difficultés en remplaçant le ministère de la police par une direction de sûreté générale au ministère de l’intérieur. En même temps, afin de ne point surcharger les attributions du ministère de l’intérieur, qui reprenait la direction de la police, on a résolu de rétablir le ministère de l’agriculture et du commerce en y rattachant les attributions de celui des travaux publics. Quelques autres modifications, non sans importance, ont eu lieu également dans le mécanisme administratif. C’est ainsi que la direction des beaux-arts a été distraite du département de l’intérieur, et placée dans les attributions du ministère d’état.

Au ministère des affaires étrangères, le secrétariat général, institué sous M. Turgot, a été supprimé par M, Drouyn de Lhuys. La direction politique, qui depuis 1848 jusqu’à 1851 ne comprenait qu’une sous-direction et qui avait d’abord été ramenée à l’ancienne division en deux sections, celle du Nord et celle du Midi, a reçu un nouvel accroissement par l’adjonction du contentieux et la création d’une section du Levant, dont la nature spéciale des affaires d’Orient explique suffisamment l’existence. Ces subdivisions, en rendant le travail plus expéditif, ne peuvent nuire à l’unité et à la force d’impulsion que le directeur de la division politique est chargé d’imprimer aux diverses sections qui relèvent de lui. C’est M. Thouvenel, ancien ministre de France en Grèce et en Bavière, qui a succédé en 1852 à M. L. de Vieil-Caslel dans cette importante direction.

Un décret du 22 mars 1852 avait réglé les rapports du sénat, du corps législatif et du conseil d’état entre eux et avec le prince-président. Depuis que la forme du gouvernement avait changé, il était nécessaire de prescrire de nouvelles règles pour ces relations des grands pouvoirs ; ce fut l’objet d’un décret du 31 décembre 1852) Le titre Ier est consacré au conseil d’état. Il y est établi que les projets de loi et sénatus-consultes, les règlemens d’administration publique préparés par les divers départemens ministériels sont soumis à l’empereur, qui les remet directement ou les fait adresser par le ministre d’état au président du conseil d’état. Les ordres du jour des séances du conseil sont envoyés à l’avance au ministre d’état, et le président du conseil d’état pourvoit à ce que ce ministre soit toujours avisé en temps utile de tout ce qui concerne l’examen ou la discussion des projets de loi soumis à l’élaboration du conseil. Ces projets, une fois élaborés, sont remis à l’empereur par le président du conseil d’état, avec les noms des commissaires qu’il propose pour en soutenir la discussion devant le corps législatif ou le sénat. Un décret de l’empereur ordonne la présentation du projet de loi au corps législatif, ou du sénatus-consulte au sénat, et nomme les conseillers chargés d’en soutenir la discussion.

Le titre II du décret du 31 décembre concerne le sénat. Pendant la durée des sessions, le sénat se réunit sur la convocation de son président, et ne peut se réunir, quand la session est close, qu’en vertu d’un décret de l’empereur. Le sénat se divise, par la voie du sort, en cinq bureaux qui examinent les propositions à eux renvoyées et élisent les commissions qu’il y a lieu de nommer. Les projets de loi votés par le corps législatif sont transmis au sénat avec le décret qui nomme les conseillers chargés par le ministre d’état de soutenir la discussion. Le sénat n’ayant à statuer que sur la question de la promulgation, son vote ne comporte la présentation d’aucun amendement. Le vote n’est pas secret ; il est pris à la majorité absolue par un nombre de votans supérieur à la moitié de celui des membres du sénat. Le président du sénat proclame le résultat du scrutin dans cette forme : Le sénat s’oppose ou le sénat ne s’oppose pas à la promulgation. Le résultat de la délibération est soumis au ministre d’état. Quant aux sénatus-consultes, ils sont proposés par l’empereur. L’initiative de la proposition peut toutefois être prise par un ou plusieurs sénateurs ; mais tandis que les sénatus-consultes proposés par l’empereur sont lus immédiatement par les conseillers d’état commis à cet effet, ceux qui proviennent de l’initiative des sénateurs ne sont admis à la lecture en séance générale qu’autant que la prise en considération en a été autorisée par trois au moins des cinq bureaux. Dans ce dernier cas, le texte de la proposition est immédiatement transmis par le président au ministre d’état. Les amendemens présentés avant l’ouverture de la discussion générale sont renvoyés à la commission, qui exprime, à cet égard son avis, soit dans son rapport général, soit dans un rapport supplémentaire. Quant aux amendemens produits pendant la délibération, ils ne peuvent être lus et développés qu’autant qu’ils sont appuyés par cinq membres. Le texte en doit toujours être communiqué à l’avance aux commissaires du gouvernement. Le sénat a adopté ou le sénat n’a pas adopté, telle est la formule sous laquelle le résultat du vote est proclamé. Ce résultat est porté à l’empereur par le président du sénat ou par deux vice-présidens qu’il délègue.

Dans le cas où un acte est déféré comme inconstitutionnel par le gouvernement au sénat, les bureaux examinent la demande et nomment une commission sur le rapport de laquelle il est procédé au vote. Le président proclame le résultat en ces termes : Le sénat maintient ou annule. La marche à suivre est la même si l’inconstitutionnalité est dénoncée par une pétition. Toutefois et préalablement la pétition est lue en séance générale. Cette pétition peut être écartée par la question préalable. Si la question préalable n’est pas admise, le président du sénat en donne avis au ministre d’état, et la pétition est renvoyée dans les bureaux pour suivre la marche ordinaire ; la décision est transmise au ministre d’état. Tout sénateur peut proposer de présenter à l’empereur un rapport posant les bases d’un projet de loi d’un grand intérêt national. La proposition est motivée par écrit, remise au président du sénat, imprimée, distribuée et renvoyée dans les bureaux. Si la proposition est prise en considération, une commission, nommée dans les bureaux, rédige le projet de rapport à envoyer à l’empereur. Ce projet imprimé, distribué à l’avance et communiqué au ministre d’état, est discuté en séance générale ; il peut être amendé. Le président proclame le résultat du vote en ces termes : Le rapport est adopté ou le rapport n’est pas adopté. Dans le premier cas, le rapport est envoyé au ministre d’état.

Les propositions relatives à des changemens à introduire dans la constitution ne peuvent être déposées qu’avec la signature de dix sénateurs au moins. Ces propositions sont examinées et débattues dans les formes ordinaires, et le résultat de la délibération est porté par le président du sénat à l’empereur, qui avise conformément à l’article 31 de la constitution.

Les pétitions adressées au sénat, conformément à l’article 45 de la constitution, sont examinées par des commissions nommées chaque mois dans les bureaux. Le feuilleton des pétitions est toujours communiqué à l’avance au ministre d’état. Il est fait rapport des pétitions en séance générale, et le vote porte sur l’ordre du jour pur et simple, le dépôt au bureau des renseignemens, ou le renvoi au ministre compétent. Si le renvoi au ministre compétent est prononcé, la pétition et un extrait de la délibération sont, par les ordres du président du sénat, transmis au ministre. Dans toute délibération du sénat, le gouvernement a le droit d’être représenté par des conseillers d’état à ce commis par des décrets spéciaux. Ces commissaires du gouvernement obtiennent la parole quand ils la demandent.

En vertu d’une disposition du titre III qui règle l’organisation intérieure du corps législatif, le gouvernement est représenté dans toutes les délibérations de ce corps comme au sénat. A l’ouverture de la première séance de cette assemblée, le président, assisté des quatre plus jeunes membres présens qui remplissent pendant toute la durée de la session les fonctions de secrétaires, procède par la voie du tirage au sort à la division de l’assemblée en sept bureaux ; les bureaux se renouvellent chaque mois pendant la session par le tirage au sort. Ils élisent leurs présidens et leurs secrétaires. L’assemblée statue sur la validité du pouvoir de ses membres. Le député qui n’a pas prêté serment dans la quinzaine du jour où son élection a été déclarée valide est réputé démissionnaire. En cas d’absence, le serment peut être prêté par écrit et doit être en ce cas adressé par le député au président du corps législatif dans le délai de quinze jours. Les projets de lois présentés par l’empereur sont apportés et lus au corps législatif par les conseillers d’état délégués à cet effet, ou transmis sur les ordres de l’empereur par le ministre d’état au corps législatif, qui en donne lecture en séance publique. Les commissions nommées par les bureaux sont de sept membres et peuvent être portées à quatorze par le corps législatif, selon la nature des projets à examiner. Tout amendement provenant de l’initiative d’un ou de plusieurs membres est soumis au président et transmis par lui à la commission. Aucun amendement n’est reçu après le dépôt du rapport fait en séance publique. Les auteurs de l’amendement sont entendus dans la commission. Si la commission adopte, elle transmet la teneur de l’amendement au président du corps législatif, qui le renvoie au conseil d’état, et il est sursis au rapport de la commission jusqu’à ce que le conseil d’état ait donné son avis. La commission peut déléguer trois de ses membres pour faire connaître au conseil d’état les motifs de son vote. Si l’avis de ce corps est favorable et qu’une nouvelle rédaction admise par lui soit adoptée par la commission, le projet de loi à discuter est modifié ; si cet avis est défavorable ou que la nouvelle rédaction admise au conseil d’état ne soit pas adoptée par la commission, l’amendement est regardé comme non-avenu. Dans les délibérations, il n’y a jamais lieu de savoir si l’on passera à la discussion des articles. Apres la discussion sur l’ensemble du projet, les articles sont successivement mis aux voix. La décision du corps législatif s’exprime par l’une de ces deux formules : Le corps législatif a adopté ou n’a pas adopté. Les messages de l’empereur sont apportés et lus en séance par les ministres ou les conseillers d’état désignés à cet effet, et ne peuvent être l’objet d’aucune discussion ni d’aucun vote, à noins qu’ils ne contiennent une proposition sur laquelle il doive être voté. L’ordre du jour des séances doit toujours être envoyé, aussitôt qu’il est fixé, au ministre d’état. Les députés ne parlent que de leur place. Les autres prescriptions du décret organique du 21 décembre sont ou de simples développemens de divers articles de la constitution, ou des dispositions purement réglementaires.

FINANCES. — Il était curieux de connaître quelles avaient été sur la fortune publique les conséquences du changement introduit dans les institutions du pays au commencement de 1852, et quel degré de confiance en l’avenir révélait la situation des revenus de l’état On avait promptement remarqué que les ressources de l’impôt indirect, qui sont les signes du développement des affaires, avaient pris un accroissement qui depuis le mois de février 1852 ne s’était pas ralenti. Si l’on s’en rapporte au compte-rendu présenté à l’empereur par le ministre des finances en février 1853, cet accroissement aurait de beaucoup dépassé même les prévisions du gouvernement et donné des résultats plus favorables que les années les plus heureuses de la dernière monarchie. D’après ce compte-rendu, le découvert des exercices antérieurs, 1851 était de 551,123,763 fr. Le découvert de 1851 étant de 100,728,866fr., l’ensemble des découverts antérieurs à 1852 s’élevait à 651,852,631 fr. Le déficit de 1852 ne pouvait être encore exactement connu. Le budget de 1852, établi par le décret du 17 mars de la même année, présentait à l’origine un découvert apparent de 53,985,242 francs. Les crédits supplémentaires et extraordinaires ouverts depuis lors étaient de 48,841,439 francs, ce qui eut porté le découvert de 1852 à environ 103 millions ; mais ce déficit n’était qu’apparent, et le ministre calculait qu’il serait presque entièrement effacé par les annulations de crédits et par les augmentations de recette. Depuis dix ans, la moyenne de ces annulations a été annuellement de 44 millions 1/2. Quoique ces annulations dussent être moins considérables en 1852, parce qu’en établissant le budget de cet exercice on avait, selon le compte-rendu du ministère des finances, calculé plus sérieusement les besoins des divers services, les faits jusqu’alors connus permettaient cependant d’évaluer les annulations à 37 millions, de sorte que le découvert apparent de 1852 se trouvait réduit à 66 millions. Grâce à la plus-value des recettes au-delà des prévisions du budget, le découvert réel était loin de devoir atteindre une pareille somme. Le ministre établissait que jamais les revenus indirects n’avaient donné de résultats aussi remarquables que ceux de 1852 (2). Rien que l’année 1852, comparée à 1846, la plus favorable de la dernière monarchie, fût moins satisfaisante au premier aspect, le rapport ministériel établissait que par suite des modifications et des suppressions d’impôt qui avaient eu lieu depuis 1846, toute déduction faite, le chiffre de 1852 aurait dépassé de 2 millions environ celui de 1846 (3).

Le ministre des finances, en constatant ce résultat, déclarait sans hésiter que la fortune publique s’était ainsi élevée, dès la première année du règne de Napoléon III, au point où quinze années de paix l’avaient amenée en 1846. En définitive, les recettes avaient dépassé de 38 millions les prévisions du budget, et dans cette plus-value de 38 millions, les revenus de l’impôt direct figuraient eux-mêmes pour 9 millions. Grâce à ce fait, le découvert probable de 1852 se trouvait réduit, d’après les calculs de M. Bineau, à environ 28 millions. Le ministre des finances regardait ce résultat comme d’autant plus remarquable que diverses réductions ont été opérées depuis quelques années sur les contributions indirectes et sur les contributions directes elles-mêmes par suite du dégrèvement de 27 millions en faveur de la propriété foncière. La totalité des réductions faites depuis 1848 s’élevait à 44 millions.

Bien que la situation ainsi représentée fût incontestablement satisfaisante, il y avait lieu de se demander si le fardeau de la dette flottante, qui, en dépit de cette amélioration de la fortune publique, ne cessait pas de s’accroître, ne pouvait pas devenir un danger dans un prochain avenir. Le chiffre de cette dette, à la fin de 1852, était de 758,369,336 francs ; mais pour être juste envers le passé, responsable de ce découvert, le ministre des finances déclarait qu’il avait en portefeuille, au 1er janvier 1853, 118 millions d’obligations représentant les remboursemens que les compagnies de chemins de fer devaient faire à l’état pour prix des travaux exécutés par lui sur les lignes concédées. Pour faire face aux besoins de la dette flottante, l’état possède deux ressources : les capitaux qu’il appelle suivant les nécessités, en un mot les bons du trésor, et les capitaux qu’il est forcé de recevoir et que l’on est forcé de lui livrer, ceux des caisses d’épargne, des établissemens publics et de la caisse des dépôts et consignations. Ces ressource ; pouvaient être évaluées à 690 millions. Les bons du trésor ne figuraient dans ce chiffre que pour 122 millions. L’abondance des ressources obligatoires était si grande, d’après les termes du rapport, que le trésor, au lieu de cherchera augmenter les ressources facultatives dont il disposait, au lieu de solliciter les capitaux qu’il pouvait appeler selon ses besoins, était en ce moment même forcé d’en restreindre l’affluence. C’est ainsi qu’il avait successivement abaissé l’intérêt des bons du trésor jusqu’à 3,2 et 1 1/2 pour 100, c’est ainsi que récemment il avait réduit l’intérêt alloué aux receveurs-généraux pour leurs avances. Enfin, au moment où se publiait ce rapport, l’encaisse du trésor était de 121 millions, ce qui prouvait, selon le ministre, que les découverts, loin d’être trop lourds pour les forces de la dette flottante, étaient au contraire insuffisans pour absorber ses ressources.

Apres avoir constaté que la réduction de la rente s’était opérée avec facilité et que le cours du 4 1/2 était plus élevé que celui du 5 pour 100 au moment de la conversion, que le privilège de la Banque avait été prorogé jusqu’en 1867, et que cet établissement avait été autorisé à prêter sur actions et obligations de chemins de fer, le ministre des finances rappelait que l’impôt des boissons avait été remanié, le droit d’entrée réduit de moitié, le droit de détail augmenté, le dixième de l’octroi supprimé, que ces améliorations avaient été favorablement accueillies, que les économies provenant de la réunion des douanes et des contributions indirectes avaient été employées à perfectionner ce dernier service, et se traduiraient bientôt par des augmentations de revenu, enfin que la fabrication de la nouvelle monnaie de bronze avait commencé, et qu’elle était fort recherchée. Quant au budget de 1853, le ministre ne pouvait encore en parler que par conjectures. M. Bineau faisait espérer de nouveaux accroissemens de revenu, et pensait que l’exercice de cette année se solderait en équilibre. Il déclarait en terminant que le pays n’aurait point de charges nouvelles à subir, point d’impôt nouveau à redouter, et rassurait ainsi l’opinion contre une inquiétude qui avait été longtemps très répandue.

NOUVELLES INSTITUTIONS DE CREDIT. — Deux établissemens, dont la fondation appartient au gouvernement présidentiel, avaient beaucoup contribué au développement financier que le rapport ministériel aimait à signaler : c’étaient la Banque foncière de Paris, devenue la Société du crédit foncier de France, et la Société générale de crédit mobilier. La banque foncière, créée par un décret du 18 mars 1852, ne s’était pas constituée immédiatement. La discussion de ses statuts, la souscription de sou capital primitif avaient absorbé plusieurs mois. A l’abri des vicissitudes auxquelles sont soumis en général les autres établissemens financiers, cette institution avait commencé modestement, mais non pourtant sans fermeté. Quoiqu’elle ne dût primitivement opérer que dans le ressort de la cour d’appel de Paris et qu’elle n’eût point alors les vastes perspectives qui se sont ouvertes depuis, ses actions atteignirent successivement à un taux qui était beaucoup plus que le double du taux d’émission.

Dans la pensée du gouvernement, il devait exister une société de crédit foncier dans le ressort de chaque cour d’appel ; mais on avait pu voir une fois de plus à ce sujet l’impuissance des départemens à rien fonder, même financièrement, même en faveur de la propriété foncière, leur principale préoccupation. A peine quelques sociétés avaient-elles essayé de s’établir, et aucune ne fonctionnait encore en novembre 1852 (4). Le gouvernement se prêta à ce que la banque foncière de Paris étendit ses opérations à toute la France, ou du moins à tous les départemens où il n’existait point encore de société de crédit constituée. Une convention fut passée à cet effet le 18 novembre 1852 entre le ministre de l’intérieur, de l’agriculture et du commerce, et l’administration de la banque foncière. Indépendamment de cette faculté d’embrasser tous les départemens où il n’existait point encore de société établie, la société du crédit de France pouvait, sauf l’approbation du gouvernement, s’incorporer les sociétés de crédit foncier déjà organisées. La société générale recevait de l’état une subvention de 10 millions. Elle était tenue de créer, avant le 1er juillet 1853, dans chaque ressort de cour impériale, une succursale ou direction. En vertu de la convention du 18 novembre, le capital du crédit foncier de France devait être porté à 60 millions, dont 5 millions à souscrire immédiatement en dehors des 10 millions déjà émis. 5 millions pourraient encore être émis par décision du conseil d’administration dans le courant d’une année, le surplus quand la société aurait atteint le chiffre de 600 millions d’affaires, de manière à ce que le chiffre des actions émises se maintint dans les proportions de 5 millions par chaque 100 millions d’obligations. La société s’engageait à prêter sur hypothèque jusqu’à concurrence de 200 millions de francs, à raison d’une annuité de 5 pour 100, comprenant l’intérêt, l’amortissement et les frais d’administration, avec extinction de la dette en cinquante ans. Après le placement de ces 200 millions, la société continuera de prêter aux mêmes conditions, fût-elle obligée, pour se procurer les fonds nécessaires, d’affecter au service de ses obligations émises, jusqu’à concurrence d’un quart, la part qui lui est allouée à titre de frais d’administration. La somme de 200 millions que la société s’engageait à prêter devait être distribuée entre les divers départemens, proportionnellement à la dette hypothécaire actuellement inscrite. Cette proportionnalité cessera toutefois pour ceux des départemens où il n’aura pas été formé avant le 1er janvier 1854 des demandes d’emprunt s’élevant à la part proportionnelle qui leur serait attribuée.

Telles sont les principales dispositions de la nouvelle organisation du crédit foncier. Les débuts de l’entreprise furent heureux, et les actions de 500 francs de la première émission dépassèrent bientôt le chiffre de 1,200 francs. On vît se produire un fait plus curieux encore : grâce à une combinaison du système des primes et d’une loterie trimestrielle, la société trouva moyen d’emprunter la somme nécessaire à ces prêts au taux de 3 pour 100, et les obligations émises par ce moyen ne tardèrent pas à se négocier à plus de 100 francs de bénéfice.

Bien que la société générale du crédit mobilier offrît peut-être aux capitaux sérieux beaucoup moins de garanties que le crédit foncier, elle débuta avec beaucoup plus de bruit et d’éclat. A la vérité, elle présentait à la spéculation de plus vastes perspectives. Entre deux opérations dont l’une est sûre, mais ne promet que de modestes bénéfices, et dont l’autre, moins à l’abri des crises et des revers, prête aux coups de fortune, c’est toujours pour celle-ci que l’opinion se prononce, au moins dans les commencemens, et jusqu’à ce que le hasard soit venu donner des leçons à ceux qui ont fait alliance avec lui. La société générale du crédit mobilier répond cependant à divers besoins du monde financier et peut rendre d’éminens services à l’état. D’après ses statuts, ses opérations consistent : 1° à souscrire ou acquérir des effets publics, des actions ou des obligations dans les différentes entreprises industrielles ou de crédit constituées en sociétés anonymes, notamment dans celles de chemins de fer, de canaux et de mines, et d’autres travaux publics déjà fondés ou à fonder ; 2° à émettre pour une somme égale à celle employée à ces souscriptions et acquisitions ses propres obligations ; 3° à vendre ou à donner en nantissement d’emprunt tous effets, actions et obligations acquis, et à les échanger contre d’autres valeurs ; 4° à soumissionner tous emprunts, à les céder et réaliser, ainsi que toutes entreprises de travaux publics ; 50 à prêter sur effets publics, sur dépôt d’actions et obligations, et à ouvrir des crédits en compte courant sur dépôt de ces diverses valeurs ; 6° à recevoir des sommes en compte courant ; 7° à opérer tous recouvremens pour le compte des compagnies sus-énoncées, à payer leurs coupons d’intérêt ou de dividende, et généralement toutes autres dispositions ; 8° à tenir une caisse de dépôt pour tous les titres de ces entreprises. Toutes autres opérations sont interdites. Il est expressément entendu que la société ne fera jamais de ventes à découvert ni d’achats à primes. Les statuts de la société portent encore que jusqu’à l’émission complète des actions représentant le capital social, les obligations créées par la société ne pourront dépasser cinq fois le capital réalisé, qu’après l’émission complète du fonds social, elles pourront atteindre une somme égale à dix fois le capital, qu’elles devront toujours être représentées pour leur montant total par des effets publics, actions et obligations existant en portefeuille ; qu’elles ne pourront être payables à moins de quarante-cinq jours d’échéance ou de vue ; enfui que le montant cumulé des sommes reçues en compte courant et des obligations créées à moins d’un an de terme ne pourra dépasser le double du capital réalisé.

Cette société s’est fondée avec un capital de 60 millions, divisé en cent vingt mille actions de 500 francs chacune. Le tiers seulement de cette somme représentant 20 millions (quarante mille actions) fut d’abord émis. Il fut arrêté que les quatre-vingt mille actions restantes seraient émises ultérieurement au pair, qu’un tiers appartiendrait aux fondateurs ou administrateurs, et que les deux autres tiers seraient mis à la disposition des possesseurs des actions antérieurement émises. Les actions de 500 francs du crédit mobilier ont atteint, dans les premiers jours de l’émission, à 1,875 fr.

CHEMINS DE FER. — Les chemins de fer se sont ressentis de l’impulsion qui a été imprimée aux travaux de toute nature. De nombreuses concessions ont eu lieu. Voici les lignes qui ont été l’objet de ces concessions : la ligne de Paris à Lyon ; celle de Lyon à Avignon, avec embranchement sur Aix et raccordement avec les chemins de fer du Gard, de l’Hérault, d’Avignon à Marseille et de Marseille à Toulon ; la ligne de l’ouest, avec embranchement sur le Mans et prolongement jusqu’à Rennes ; celle de Dijon à Besançon ; le chemin de Dôle à Salins ; celui de Blesmes à Saint-Dizier et Gray, celui de Bordeaux à Cette, avec embranchement sur Narbonne, Bayonne, Dax, Mont-de-Marsan et le canal latéral de la Garonne ; enfin la ligne de Paris à Caen et Cherbourg.

Le chemin de Paris à Lyon a été concédé aux conditions du remboursement à l’état, par la compagnie concessionnaire, d’une somme de 114 millions, et de l’achèvement des travaux restant à faire à la charge de la compagnie. La durée de la concession est fixée à quatre-vingt-dix-neuf ans. L’état garantit pendant les cinquante premières années un intérêt de 4 pour 100 sur un capital qui ne pourra excéder 200 millions. L’état participe aux bénéfices au-dessus de 8 pour 100.

Le chemin de Lyon à Avignon a été concédé moyennant une subvention de 60 millions accordée par l’état, sur laquelle la compagnie concessionnaire a fait un rabais de 11 millions, ce qui réduit la subvention à 49 millions. Le capital est représenté par l’émission de 35 millions d’actions et par un emprunt sur obligations de 30 millions.

Le chemin de l’Ouest a été concédé pour quatre-vingt-dix-neuf ans avec garantie d’intérêt de 4 pour 100 par l’état. Dans cette concession se trouve comprise l’exploitation du chemin de Paris à Versailles (rive gauche). La compagnie de Paris à Versailles (rive droite) a cédé à la compagnie de l’Ouest la jouissance de ce chemin moyennant 8 millions, représentés par un nombre de 8,000 obligations souscrites par le chemin de l’Ouest, au capital de 1,000 francs portant intérêt à 5 pour 100. Le capital social est fixé à 25 millions, représentes par 50,000 actions de 500 francs.

La durée de la concession du chemin de Dijon à Besançon est de quatre-vingt-dix-neuf ans. L’état garantit un intérêt de 4 pour 100 sur un capital de 12 millions pour la ligne principale, et de 4,600,000 francs pour l’embranchement de Gray. La compagnie a en outre le droit de se servir, moyennant un prix de loyer, du matériel roulant du chemin de fer de Lyon ; la compagnie est en même temps autorisée à contracter sous la garantie de l’état un emprunt de 4 millions portant intérêt à 5 pour 100 et remboursable en cinquante ans.

La concession de l’embranchement de Dôle à Salins est de quatre-vingt-dix-neuf ans. L’état garantit un minimum d’intérêt pendant cinquante ans sur une somme de 7 millions.

Le chemin de Blesmes à Saint-Dizier a été concédé aussi pour quatre-vingt-dix-neuf ans. Une subvention de 10 millions a été donnée à la compagnie par l’administration du chemin de Paris à Strasbourg, aux termes d’une convention spéciale conclue entre cette dernière et le ministre des travaux public, et en vertu de laquelle la durée de la concession du chemin de fer de Paris à Strasbourg a emportée à quatre-vingt-dix-neuf ans. L’état garantit en outre un intérêt de 4 1/2 pour 100 sur un emprunt de 12 millions que la compagnie de Blesmes à Saint-Dizier est autorisée à contracter. Enfin l’état garantit un intérêt de 4 pour 100 pendant cinquante ans sur le capital employé à l’exécution des travaux, et jusqu’à concurrence de 16 millions, somme à laquelle est fixé le capital social.

Indépendamment de ces nouvelles concessions de chemins de fer, une modification importante s’est opérée dans la situation des quatre grandes lignes de Paris à Orléans, d’Orléans à Bordeaux, du Centre et de Tours à Nantes. Les compagnies fondatrices se sont fusionnées. Les motifs qui ont déterminé les administrations de ces compagnies à rechercher cette combinaison et les actionnaires à l’adopter sont de diverse nature. La position de ces différentes lignes les plaçait dans la nécessité réciproque de se faire une concurrence qui devait altérer sensiblement leurs produits. L’abaissement extrême de leurs tarifs devenait inévitable. La fusion prévint des sacrifices qui eussent été considérables. L’état, frappé des inconvéniens qui en fussent résultés pour le public aussi bien que pour les compagnies, approuva cette fusion. Il accordait d’ailleurs aux compagnies réunies des avantages notables : la suppression de tout partage dans les bénéfices, l’équilibre des tarifs entre la ligne de Paris à Lyon par Mâcon et celle de Lyon par Nevers, le prolongement de la durée des concessions à quatre-vingt-dix-neuf ans.

Les compagnies, de leur côté, s’engageaient à verser 16 millions entre les mains de l’état pour le prolongement du chemin du Centre, et à exécuter le prolongement de Poitiers à La Rochelle et Rochefort.

Dans cette combinaison, les actionnaires du chemin du Centre ont reçu une action d’Orléans pour deux actions du Centre, ou un capital de 500 francs pour un capital de 1,000 francs versé ; le chemin de Bordeaux, une action d’Orléans pour trois actions versées à 275 francs et formant un versement total de 825 fr. ; le chemin de Nantes, une action d’Orléans pour quatre actions versées chacune a 175 francs, formant ensemble 1,700 francs.

Mais en regard de cette réduction de la valeur représentative du capital versé, on remarquait que cette combinaison devait opérer un accroissement certain de revenu, et il paraissait présumable qu’en tout temps chacune des nouvelles actions aurait une valeur effective en rapport avec le capital réellement versé, même par ceux qui seraient traités le moins favorablement. Les actionnaires se trouvaient d’ailleurs prémunis contre les conséquences de la sortie de leurs actions lors des tirages. Le revenu de l’action de jouissance, joint à celui des 500 francs remboursés, pouvait former encore une représentation avantageuse de ce capital. La condition qui dominait ici toutes les autres, c’était la certitude d’un revenu plus considérable. Les résultats jusqu’à présent connus justifient pleinement les prévisions sous l’influence desquelles la fusion s’est accomplie.

La fusion, envisagée dans sa portée politique, n’est que le début de l’application d’un système qui consisterait à former de grands réseaux tout à la fois géographiques et commerciaux dans la circonscription desquels la construction et l’exploitation des embranchemens seraient confiées aux grandes compagnies déjà concessionnaires des lignes principales. On conçoit, sans qu’il soit besoin de les déduire en détail, quels seraient les avantages de ce système : influence légitime du gouvernement, sécurité des capitaux engagés et par conséquent fixité dans leur valeur, aménagement modéré de l’émission de titres nouveaux, économie pour les compagnies et dès lors pour le public ; tous les intérêts auraient à s’applaudir de la généralisation de ce système.

On voit l’essor qu’ont pris les affaires financières ou industrielles en 1852. Tout en reconnaissant ce qu’il y a de fécond pour le bien public dans ce déploiement d’activité, on conçoit de quelle prudence le gouvernement a besoin pour ne pas ressentir plus que de raison l’influence d’un mouvement qui n’est salutaire qu’à la condition de rester réglé, et qui pourrait bien dégénérer en une véritable fièvre de Spéculation, s’il n’était contenu.

Dans ces fondations de grands établissemens de crédit, il s’est formé des fortunes exceptionnelles, qui, on ne saurait le nier, menacent de tourner à une sorte de monopole pour toutes les concessions qui se présentent, et de faire à cet égard la loi à la fois au pouvoir et au pays. Le gouvernement ne pouvait manquer de le sentir ; aussi l’a-t-on vu résister à cette tendance à tout mettre en concessions au profit de quelques hommes et de quelques maisons privilégiées. On peut donc espérer que ce mouvement, qui a porté jusqu’à ce jour de bons résultats, ne dépassera point les bornes au-delà desquelles il commencerait à être dangereux.


xxxxxxxxxx
(1) L’Annuaire de 1851 a fait connaître dans ses détails ce mouvement de réorganisation.
(2)Voici du reste les chiffres officiels depuis 1846 jusqu’en 1852 :

millions millions
1846 827 1850 745
1847 825 1851 744
1848 681 1852 810
1849 707

(3)On doit en effet se souvenir que l’impôt du sel, la taxe des lettres, les octrois, les droits d’enregistrement sur les boissons ont été notablement diminués.
(4) Deux banques seulement avaient été autorisées à Marseille et à Nevers, quatre étaient en instance d’autorisation à Lyon, Toulouse, Bordeaux, Rouen.

V – L’université et la réforme de l’enseignement modifier

Vues du gouvernement en matière d’instruction publique. — Réorganisation de la hiérarchie universitaire. — Nouveaux programmes des études.

Le changement qui s’était opéré en France le 2 décembre 1851 avait une signification sociale en même temps que politique. On avait souvent reproché au pays, depuis 1848, d’avoir, en recherchant la démocratie ou en s’y laissant aller, fait trop de sacrifices à l’esprit de système, d’avoir poursuivi le triomphe de l’absolu, sans tenir compte des traditions et des nécessités politiques. En se demandant d’où pouvait venir cette tendance lâcheuse à dédaigner l’expérience et à se jeter tête baissée dans les combinaisons à priori si dangereuses en politique, les partis conservateurs avaient cru remarquer qu’elle résultait non-seulement de l’impulsion imprimée aux populations par la grande révolution de 89, mais aussi de tendances métaphysiques qui avaient envahi la société et qui s’étaient introduites depuis quelques années au foyer même où se formaient, les intelligences, au sein des écoles, dans toutes les branches de l’enseignement. L’assemblée législative avait du moins envisagé ainsi la question de l’Université, et la loi du 15 mars 1850 était venue attester à ce sujet les idées nouvelles qui se manifestaient dans le pays. Les chefs de la majorité conservatrice, qui avaient élaboré la loi du 15 mars, s’étaient proposé principalement de combattre les influences philosophiques qui avaient jusqu’alors dominé dans les établissemens de l’état, en faisant une place plus large à l’enseignement religieux, en offrant aux corporations ecclésiastiques plus de facilités pour fonder des écoles et pour concourir avec les professeurs laïques à l’œuvre si importante de la formation des jeunes intelligences.

La loi du 15 mars 1850 n’était toutefois et ne pouvait être qu’une transaction entre les partis ou plutôt entre les deux fractions de la majorité, dont l’une avait représenté jusqu’alors les pensées de l’église sous une forme exclusive, et dont l’autre s’était de préférence inspirée des idées qui dominaient dans l’Université. Cette transaction, en dehors de laquelle étaient restés les esprits extrêmes de ces deux Tractions de la majorité, avait eu lieu sur le terrain de la liberté de renseignement indiqué par la charte, mais resté clos durant les dix-huit années de l’ancien gouvernement, et sur lequel le parti républicain avait consenti à regret à se placer. La loi du 15 mars avait eu néanmoins de nombreux inconvéniens, sans produire tous les avantages qu’on en attendait. Elle avait porté des atteintes à l’Université considérée comme corporation enseignante, en exigeant d’elle le sacrifice de ce que l’on appelait son monopole ; en même temps, elle avait respecté ce qui était, au point de vue même de plusieurs membres de la majorité de l’assemblée législative, plus dangereux que le monopole universitaire, les méthodes d’enseignement.

Évidemment, une administration en mesure de trancher dans le vif pouvait seule essayer une réforme fondamentale de ces méthodes consacrées par les institutions et l’usage. Ce fut l’une des pensées prédominantes du nouveau gouvernement. Il entreprit de développer en quelques points et de corriger sur d’autres les dispositions de la loi du 15 mars 1850 ; mais il osa aussi ce que la majorité de l’assemblée législative avait hésité à tenter : il se proposa de refondre les méthodes et de modifier l’esprit de l’enseignement, et c’est, avec une persévérance très résolue que le gouvernement du prince Louis-Napoléon, sous ses deux formes de république ou d’empire, a poursuivi la réalisation d’un plan dont tous les développemens viennent d’un même principe et convergent vers un même but.

REORGANISATION DE L’ENSEIGNEMENT. — La tâche d’accomplir les réformes que l’avènement du prince Louis-Napoléon au pouvoir devait entraîner dans l’enseignement public avait été dévolue, par un décret du 3 décembre 1851, à M. Fortoul, précédemment membre de l’assemblée législative et un moment ministre de la marine. On ne tarda point à voir quelles directions le ministre de l’instruction publique allait adopter poux règle de son administration. Deux mesures en elles-mêmes secondaires vinrent indiquer les influences qui devaient dominer dans le département de l’instruction publique. Un décret du 7 février 1852 déféra directement au chef de l’état la concession des bourses des lycées, qui depuis 1848 était livrée au concours et dépendait des décisions souveraines d’une commission particulière. Le 29 février suivant, un autre décret proposait un prix de 50,000 fr. à l’auteur de la découverte qui rendrait la pile de Volta applicable avec économie soit à l’industrie comme source de chaleur ou de lumière, soit à la chimie, soit à la mécanique, soit à la médecine pratique. La pensée de la nouvelle administration de l’instruction publique était dans ces deux mesures qui révélaient la double préoccupation de rétablir dans toute sa force l’autorité du pouvoir suprême sur le corps enseignant et en même temps de réformer les études en vue du développement pratique des sciences.

Le gouvernement considérait toutefois le rétablissement de la hiérarchie comme le premier but à poursuivre, aussi bien pour faciliter le succès des réformes ultérieures que pour mettre l’organisation du corps enseignant en conformité avec les principes d’autorité sur lesquels reposait la constitution nouvelle du pays. De là le décret du 9 mars 1852. D’après ce décret, le pouvoir central nomme et révoque directement tous les professeurs, fonctionnaires et agens de l’instruction publique, quel que soit leur rang dans la hiérarchie, Réservé aux épreuves d’agrégation qui conduisent au professorat, le concours est supprimé pour les chaires elles-mêmes. Le pouvoir, admet le système des présentations de candidats et l’étend même à tous les ordres de facultés ; mais il ne se reconnaît plus comme obligé de choisir nécessairement entre les candidats présentés. Le chef de l’état, sur la proposition du ministre, nomme les membres du conseil supérieur de l’instruction publique, les inspecteurs généraux, les recteurs, les professeurs des facultés, du Collège de France, du Muséum d’histoire naturelle, de l’école des langues orientales et vivantes, les membres du bureau des longitudes et de l’observatoire de Paris et de Marseille, les administrateurs et conservateurs des bibliothèques publiques. Le ministre, par délégation du chef de l’état, nomme les professeurs de l’école des chartes, les inspecteurs d’académie, les membres des conseils académiques précédemment éligibles, les fonctionnaires et professeurs de l’enseignement secondaire, les inspecteurs primaires, les employés des bibliothèques, et généralement toutes les personnes attachées à des établissemens d’instruction publique appartenant à l’état. Les recteurs, par délégation du ministre, nomment les instituteurs communaux, les conseils municipaux entendus. En même temps qu’il rend au pouvoir la plénitude de l’autorité en ce qui concerne le droit de nomination aux emplois, le décret du 9 mars lui confère les attributions les plus larges en matière disciplinaire. L’ancienne procédure est abolie. Le pouvoir est armé du droit de réprimer immédiatement tous les délits. Il prononce directement et sans recours contre les fonctionnaires de l’enseignement secondaire les peines suivantes : la réprimande devant le conseil académique, la censure devant le conseil supérieur, la mutation, la suspension avec ou sans privation totale ou partielle de traitement, la révocation, qui peut être édictée sans procédure contre les membres de tous les ordres d’enseignement.

Le conseil supérieur de l’instruction publique reçut aussi du décret du 9 mars une nouvelle organisation plus en rapport avec l’esprit que l’on voulait faire prévaloir dans l’enseignement. Ce conseil, dont la mission est d’assister le ministre dans la direction et la surveillance de l’Université, se compose de trois sénateurs, de trois membres du conseil d’état, de cinq archevêques ou évêques, de trois membres des cultes non catholiques, de trois membres de la cour de cassation, de cinq membres de l’Institut, de huit inspecteurs généraux, de deux membres de l’enseignement libre.

Quant à l’inspection générale, qui est le complément du système universitaire, elle comprend, en vertu du décret du 9 mars, huit inspecteurs généraux de l’enseignement supérieur, six de l’enseignement secondaire, deux de l’enseignement primaire. Ceux de ces inspecteurs généraux qui ne font point partie du conseil supérieur peuvent y être appelés avec voix consultative dans des questions spéciales. Les membres du conseil supérieur ne sont nommés que pour un an. L’ancien conseil permanent se trouvait ainsi remplacé par un corps qui se renouvelait chaque année, selon les convenances du ministre. Les inconvéniens que cette mobilité dans le personnel de ce corps pouvait entraîner devaient, dans la pensée de l’administration, être corrigés par le rôle nouveau qui était attribué aux inspecteurs généraux, lesquels allaient tenir lieu à l’avenir de la section permanente du conseil supérieur. Plus tard (28 octobre 1852), un arrêté ministériel est venu constituer les inspecteurs en commissions qui se réunissent régulièrement toutes les semaines pour donner leurs avis sur les personnes et sur les choses, préparer les projets de règlement et les décisions importantes (1).

Un article du décret du 9 mars avait établi qu’un nouveau plan d’études serait discuté par le conseil supérieur dans sa première session. Le projet qui fut présenté au conseil proposait, en refondant les méthodes et les programmes, en distinguant mieux les différentes branches de l’enseignement, de donner à cet enseignement un caractère moins abstrait et plus pratique, et de tenir compte avec plus de soin qu’on ne l’avait fait jusqu’alors de la diversité des aptitudes et des vocations. Le ministre déclarait qu’en se préoccupant moins qu’autrefois de former l’homme, on aurait plus de chances de réussir à former des hommes, et qu’au lieu d’abstractions vivantes, dangereuses pour la société, dont il est dans la nature de dédaigner les réalités, on obtiendrait des aptitudes moins brillantes peut-être, mais plus solides, et dans tous les cas moins lentes à se classer dans la hiérarchie sociale, à y tenir honorablement une place utile. D’autre part, tout en dégageant l’étude des lettres des accessoires dont elle était depuis quelques années surchargée dans les collèges de l’état, on annonçait également l’intention de faciliter et de développer l’étude des sciences, surtout au point de vue de la pratique, chez les jeunes gens dont la vocation se serait à cet égard prononcée ou indiquée ; L’auteur du projet s’était inspiré de la loi du 11 floréal an X, dont le but était d’ouvrir dans les lycées, après l’enseignement élémentaire, deux voies distinctes, l’une vers les lettres et l’autre vers les sciences. Après les classes de grammaire, les études devaient en quelque sorte se bifurquer, en conservant toutefois quelques points communs : d’un coté les lettres et de l’autre les sciences, reliées pourtant par un enseignement destiné à assurer à ceux qui préféraient les lettres une notion suffisante des sciences, et à ceux qui auraient fait choix des sciences la teinture d’humanités, sans laquelle il n’y a point véritablement de culture intellectuelle. La réforme qui devait s’accomplir en ce sens dans l’enseignement des lycées entraînait la nécessité de réformes analogues dans le baccalauréat ès-lettres, dans l’enseignement de l’école normale, dans le concours d’agrégation pour les professeurs, et enfin dans quelques parties de l’enseignement supérieur.

La session du conseil supérieur s’ouvrit le 15 mars. Quoique les anciennes méthodes eussent dans le sein de ce corps quelques défenseurs habiles, les innovations proposées par M. Fortoul ne paraissent point y avoir rencontré d’opposition systématique de la part de ceux-là même qui semblaient, par leurs antécédens universitaires, le plus portés à les combattre. Elles devaient au contraire trouver des appuis très fermes et très décidés, surtout parmi les membres du conseil qui représentaient particulièrement les sciences. Le résultat des délibérations de ce corps fut donc conforme de tous points aux vœux du ministre, et un décret du 10 avril vint faire connaître la nouvelle réglementation des études.

En vertu de ce décret, les lycées comprennent deux divisions, l’une élémentaire, dont l’objet est de préparer les enfans aux études secondaires et qui est commune à tous, l’autre supérieure et dans laquelle les lettres et les sciences forment la base de deux enseignemens distincts. Après un examen constatant qu’ils sont en état de suivre les classes, les élèves sont admis dans la division de grammaire, qui embrasse les trois années de sixième, de cinquième et de quatrième. Chacune de ces trois années est consacrée, sous la direction du même professeur, 1° à l’étude des grammaires française, latine et grecque ; 2° à l’étude de la géographie et de l’histoire de France. L’arithmétique est enseignée en quatrième une fois par semaine à l’heure ordinaire des classes. A l’issue de la classe de quatrième, les élèves subissent un examen appelé examen de grammaire, dont le résultat est consacré par un certificat spécial, indispensable pour passer dans la division supérieure. Cette division supérieure est partagée en deux sections. L’enseignement de la première section a pour objet la culture littéraire et ouvre l’accès des facultés des lettres et des facultés de droit. L’enseignement de la seconde section prépare aux professions commerciales et industrielles, aux écoles spéciales, aux facultés de science et de médecine. Les études littéraires et historiques embrassent, comme, par le passé, les classes de troisième, de seconde et de rhétorique ; les études scientifiques ont lieu pendant les trois années correspondantes. Les langues vivantes sont enseignées pendant les trois années dans les deux sections. Une dernière année, dite de logique, obligatoire pour les deux catégories d’élèves, a particulièrement pour objet l’exposition des opérations de l’entendement et l’application des principes généraux de l’art de penser à l’étude des sciences et des lettres. On voit que la métaphysique et l’histoire de la philosophie étaient écartées de l’enseignement. D’autre part, le décret du 10 avril a fait une part plus large qu’autrefois à l’enseignement religieux. Deux conférences sur la religion et sur la morale, correspondant aux différentes divisions, sont faites par l’aumônier ou sous sa direction ; elles font nécessairement partie du plan d’études des lycées. Le programme en est dressé directement par l’évêque diocésain. Des mesures analogues sont prescrites pour les élèves des cultes non catholiques reconnus.

Les réformes introduites ainsi dans l’enseignement secondaire supposaient une refonte analogue de celui de l’école normale supérieure. Cette école est considérée, par le décret du 10 avril, comme préparant aux grades de licencié ès-lettres, de licencié ès-sciences et à la pratique des meilleurs procédés d’enseignement et de discipline scolaire. L’école est essentiellement littéraire et scientifique ; la philosophie y est enseignée seulement comme une méthode d’examen pour connaître les procédés de l’esprit humain dans les lettres et dans les sciences. Le titre de professeur dans un lycée ne s’obtient que par l’agrégation à la suite d’une épreuve publique. Le diplôme de licence constitue l’admissibilité à l’examen d’agrégation. Il y a deux sortes d’agrégation, l’une pour les lettres et l’autre pour les sciences. L’esprit du décret relativement à l’agrégation consiste en ce que les examens ne peuvent porter que sur les matières qui font l’objet des études secondaires, et qu’ils ont pour but exclusif de constater la capacité des candidats et leur expérience dans les fonctions de l’enseignement. L’ancienne distinction entre les agrégés de grammaire et les agrégés des lettres se trouve abolie. Le décret du 10 avril a également décidé qu’il n’y aurait que deux baccalauréats, l’un pour les lettres et l’autre pour les sciences, qui seraient l’un et l’autre la sanction des études correspondantes du lycée. Les épreuves écrites, qui n’avaient joué jusqu’à ce jour qu’un rôle secondaire dans ces examens, acquéraient plus d’importance, et l’examen lui-même, en se renfermant dans des matières plus restreintes, pouvait être plus précis et plus approfondi.

Quoique l’enseignement supérieur ne fût point l’objet spécial du décret, il fut néanmoins ramené plus directement sous la surveillance du pouvoir. Les programmes détaillés des cours professés dans les facultés des lettres sont soumis annuellement par le recteur, avec l’avis de la faculté, à l’approbation du ministre. C’est ainsi que l’on a cru pouvoir prévenir l’inconvénient qu’avait naguère entraîné la liberté des digressions et des transformations de cours dont quelques professeurs avaient si malheureusement abusé il y a quelques années. Enfin, par une disposition non moins favorable aux professeurs qu’aux élèves, on a astreint les élèves des facultés de droit à se faire inscrire à deux cours de la faculté des lettres. On oblige ainsi les jeunes gens à un emploi utile de leur temps, qu’ils ne recherchent pas toujours dans les grandes villes, et on assure aux professeurs des facultés des auditeurs dont la présence entretient leur zèle.

On connaît maintenant dans ses dispositions essentielles la réforme fondamentale qui changeait ù la fois l’esprit et le but de l’enseignement ; toutefois les principes seuls étaient posés : restait à en tirer les conséquences, c’est-à-dire à formuler les nouveaux programmes d’études et d’examen dont le décret du 10 avril avait indique les bases.

Ici se présentaient des difficultés de diverse nature, dont quelques-unes ne pouvaient être résolues qu’à la condition d’une entente préalable des ministres dont relèvent les écoles spéciales avec le ministre de l’instruction publique. On avait reproché et avec justice aux programmes de l’enseignement secondaire de ne répondre que très imparfaitement aux programmes des concours d’admission des écoles du gouvernement ; de là le grand nombre des institutions préparatoires de mathématiques qui s’étaient formées à côté et au détriment des lycées. Les ministres de l’instruction publique, de la guerre, de la marine et des finances, désignèrent un certain nombre de membres chargés de les représenter dans une commission mixte qui s’occupa de préparer, sur les données de M. Fortoul, la solution du problème avant que le conseil supérieur fût appelé à la formuler dans une seconde session. La commission, bien entendu, devait concentrer ses études uniquement sur l’enseignement scientifique, en laissant au conseil suprême tout le soin de déterminer les programmes de l’enseignement littéraire. Après de longs débats où les tendances diverses des administrations représentées dans la commission se firent librement jour, on convint à l’unanimité qu’il y aurait dix classes seulement par semaine, de deux heures chacune ; que cinq seraient réservées aux lettres, et les cinq autres aux sciences. Les études et les exercices des cinq classes réservées aux lettres devaient être communs aux élèves de la division littéraire et aux élèves de la division scientifique. Tous les enseignemens scientifiques sont divisés en trois temps : les notions préliminaires, l’enseignement proprement dit, la révision. Les études nécessaires pour se présenter aux examens des écoles navales font complètes à la fin de la classe de seconde. Les études nécessaires soit pour l’école de Saint-Cyr ou l’école forestière, soit pour le baccalauréat ès-sciences, seront complètes à la fin de la classe de rhétorique. Les études scientifiques de l’année de logique ayant pour objet la révision du cours des trois années précédentes, les élèves sont autorisés à se spécialiser, selon qu’ils se destinent aux écoles dont L’enseignement s’appuie sur les sciences mathématiques ou à celles dont l’enseignement a pour base les sciences physiques et naturelles. L’école navale exceptée, le baccalauréat ès-sciences est exigé pour toutes les écoles spéciales. En quatrième, une leçon par semaine est consacrée à l’enseignement de l’arithmétique et à celui des notions les plus élémentaires de la géométrie. En rhétorique, on emploie vingt leçons à exposer aux élèves de la section scientifique les notions préliminaires du cours de logique. A l’examen du baccalauréat ès-sciences, les questions relatives à l’histoire portent exclusivement sur l’histoire de France. L’année complémentaire et distincte qu’exige l’enseignement des mathématiques spéciales doit être organisée dans douze ou quinze lycées choisis et répartis sur le territoire, de manière à satisfaire aux besoins du gouvernement et aux intérêts des familles. Les résolutions de la commission mixte se terminaient par une dernière disposition, qui était comme la sanction de l’accord que les ministres de la guerre, de la marine et des finances signaient avec celui de l’instruction publique, en matière d’enseignement. A l’avenir, les ministres ne publieront plus de programmes particuliers pour les examens d’admission aux écoles spéciales qui sont dans leurs attributions. Ces examens auront pour base les partions de l’enseignement scientifique des lycées correspondant aux besoins de ces écoles.

Lorsque le conseil supérieur se réunit dans sa seconde section, il trouva sa tâche presque achevée à l’avance en ce qui regardait l’enseignement scientifique. Il s’agissait maintenant de déterminer quelle serait la forme et l’étendue de l’enseignement littéraire, et dans quelle limite les jeunes gens qui appartiendraient à la section des lettres participeraient à l’enseignement des sciences. Outre l’enseignement littéraire, qui est commun à la section des sciences et à celle des lettres, cette dernière reçoit un enseignement spécial qui lui est propre. L’étude des langues latine et grecque, celle de la logique, forment la base de cet enseignement ; mais les sciences n’en sont point exclues. L’étude des sciences, pour les jeunes gens de la section des lettres, commence par des notions générales de géométrie et de physique ; les notions de chimie, de cosmographie et d’histoire naturelle viennent ensuite. Enfin, durant l’année spécialement consacrée à la logique, on a placé, à côté de l’enseignement de la philosophie ainsi limitée, un cours de mathématiques comprenant l’arithmétique, la géométrie plane et la géométrie à trois dimensions ; et un cours élémentaire de physique. Les propositions faites par le ministre, soit pour l’enseignement des sciences, soit pour celui des lettres, furent adoptées par le conseil supérieur.

Il en fut de même pour toutes les autres propositions ministérielles relatives aux conférences sur la religion et la morale, qui donnent lieu à des compositions périodiques et aux mêmes récompenses que les autres enseignemens obligatoires ; sur le concours général, qui est aboli pour les élèves de la division de grammaire et interdit aux élèves qui auront obtenu une nomination au concours de l’année précédente ; sur le baccalauréat es lettres, dont l’examen se trouve simplifié par une réduction des questions, et le baccalauréat ès-sciences, qui comprend désormais une épreuve écrite et des questions de logique, d’histoire, de langue et de géographie ; sur les études et le régime intérieur de l’école normale, dont les élèves, soumis à une discipline plus resserrée, devront recevoir une impulsion plus pratique, laissant plus de place à l’apprentissage du professorat. L’étude des pères de l’église grecque et latine dut aussi faire partie du nouveau programme de l’École normale, ainsi que l’obligation de suivre les cours les plus importans de la faculté des sciences et de celle des lettres, et de les rédiger sous la surveillance immédiate du professeur. Les dispositions délibérées ainsi dans le conseil supérieur furent l’objet de divers arrêtés ministériels du mois d’août 1852, qui les firent passer en loi.

Les questions que le décret du 10 avril avait posées n’étaient point toutes résolues, l’agrégation des lycées, les programmes des licences ès-sciences mathématiques, ès-sciences physiques et ès-sciences naturelles, l’enseignement des facultés des lettres, le régime financier des lycées, n’avaient pu être étudiés dans cette session du conseil ; mais l’on n’avait vu aucun inconvénient à en ajourner l’examen. Le but principal que poursuivait le ministre de l’instruction publique était atteint. L’enseignement de l’état était reformé dans tous ses points essentiels, et les principes des innovations qui devaient venir compléter l’ensemble de ces réformes étaient formulés ; ils avaient déjà reçu la consécration de la loi. Dans ce qui restait à faire, les conséquences seules étaient à tirer. Plus tard, le ministre poursuivit son œuvre dans les régions de l’enseignement supérieur en créant à Paris trois chaires nouvelles : une chaire de grammaire comparée à la Sorbonne, une seconde chaire de droit romain à la faculté de droit, une chaire des origines de la langue française et de son histoire pendant le moyen âge, au Collège de France ; enfin, en avril 1853, nous verrons la question du régime financier de l’Université tranchée dans un sens essentiellement favorable à l’état par l’élévation du prix de la rétribution qui a pour objet de combler le déficit permanent de l’entretien des lycées. En définitive, dès le mois d’octobre 1852, dès la réouverture des classes, l’enseignement secondaire était réorganisé suivant l’esprit du gouvernement nouveau.

Il faut le dire, la réforme ne s’est point accomplie sans rencontrer des objections et des critiques qui, un moment, ont jeté dans l’opinion quelques inquiétudes. En imposant de plus étroites limites à l’histoire et à la philosophie, désormais réduite à la logique, et à la méthode, en imprimant aux lettres et aux sciences une impulsion plus pratique, enfin en séparant les lettres et les sciences par une bifurcation des cours qui devaient commencer dès quatorze ans, n’allait-on point ôter à l’enseignement quelque chose de son élévation ? N’allait-on point diminuer la puissance de ce courant d’idées qui donnait précisément auparavant la vie et le mouvement à toutes les branches de l’Université ? N’était-il point à craindre que des préoccupations utilitaires, des pensées de matérialisme, ne parvinssent à se substituer dans nos écoles aux exagérations de l’idéalisme, et que, pour éviter un danger, on ne fut tombé dans un autre ? Était-ce bien aux mathématiciens de réparer les fautes des philosophes ? Et les sciences, par les habitudes mêmes que leurs méthodes et leurs procédés rigoureux imposent à l’esprit, étaient-elles une bonne préparation pour la vie sociale, où les choses se présentent toujours sous un point de vue relatif, et où les rapports ne constituent généralement qu’une série de transactions ? S’il y a quelque chose de plus déplorable que les combinaisons nuageuses et vagues qui résultent si souvent des leçons d’un idéalisme qui ne sait ni se régler ni se contenir, et que l’on a pu reprocher à quelques métaphysiciens de notre temps, c’est assurément ce matérialisme abstrait qui a la prétention de se réduire en formules précises, et que nous avons vu prêché tour à tour sous le nom de saint-simonisme et de fouriérisme par des mathématiciens. Telles sont les objections qui se fussent légitimement élevées contre un système d’enseignement qui eût voulu réellement abaisser le niveau des études littéraires, consommer un divorce fâcheux entre les lettres et les sciences, et exalter celles-ci aux dépens de celles-là ; mais était-ce là le but que le gouvernement s’était proposé ? Voici ce que le ministre de l’instruction publique avait répondu aux critiques que ses réformes avaient soulevées : « Loin de vouloir abaisser les esprits en les emprisonnant trop tôt dans les études spéciales, avait-il dit dans sa circulaire du 12 avril aux recteurs des académies, nous avons la prétention de leur donner un nouvel essor par d’utiles rapprochement ; mais, pour que ce plan réussisse, il ne faut pas que toutes les intelligences participent au même enseignement dans la même mesure et suivant la même méthode. Nous voulons un enseignement scientifique approprié aux dispositions des enfans voués par goût au culte des lettres. Nous voulons un enseignement littéraire qui convienne aux mathématiciens. Nous n’élèverons donc pas un mur de séparation entre les sciences et les lettres ; nous les associerons dans une juste mesure, et pour que les nouveaux programmes atteignent leur but, l’examen du baccalauréat ès-sciences comprendra des épreuves littéraires, comme l’examen du baccalauréat ès-lettres comprend des épreuves scientifiques. » On a vu que cette promesse a reçu son exécution dans le programme des études publié pour la réouverture de l’année scolaire 1852-53.

En présentant au ministre les conclusions de la commission mixte instituée pour mettre l’enseignement des lycées d’accord avec celui des écoles spéciales, M. Dumas avait dit de son côté que la commission, tout en reconnaissant à chaque enseignement son importance, plaçait celui des lettres au premier rang. La commission attribuait le second aux mathématiques, le troisième à la physique et à la mécanique, le dernier à la chimie et aux sciences naturelles. Plus tard, lorsque l’on avait déjà pu juger sur l’application même le nouveau programme d’études, le ministre saisit l’occasion de l’inauguration de l’école secondaire de médecine de Lille pour exposer de nouveau la pensée du gouvernement sur la réforme accomplie. « Nous avons trouvé dans les établissemens de l’état, dit-il, en quelque sorte deux générations d’élèves qu’on y formait à deux disciplines absolument contraires. Les uns, appliqués à la culture des lettres, n’attachaient aucun intérêt à l’étude des sciences qu’on leur enseignait, peu appropriées à la nature de leur esprit, les autres, tout entiers occupés à la poursuite de quelques notions des sciences utiles, demeuraient entièrement étrangers à la connaissance des admirables modèles de la littérature antique. Nous nous sommes proposé de mettre fin à ce divorce qui, dans un avenir prochain, devait frapper les intelligences d’une langueur mortelle ou les exposer à tomber dans la barbarie. Nous avons voulu que les lycées, qui restent en possession de marquer le niveau de l’éducation dans notre pays, donnassent d’abord à tous les enfans la culture littéraire, inaltérable honneur de l’esprit français, et qu’ils enseignassent à chacun d’eux, d’une manière proportionnelle à sa vocation, les sciences qui ont fourni à l’esprit de notre siècle ses développemens les plus surprenans. »

En imprimant ainsi à l’enseignement universitaire une impulsion nouvelle, le pouvoir avait surabondamment marqué de quels sentimens favorables il était animé envers l’église catholique. Indépendamment d’ailleurs de la place qu’il avait accordée à la morale religieuse dans le programme des études, il avait donné à l’église des preuves directes et nombreuses de son dévouement dans des mesures qui depuis la reddition du Panthéon au culte s’étaient succédé sans interruption. Les cultes non catholiques n’auraient-ils point à en souffrir ? C’est une crainte qu’on cherchait à leur inspirer, et que le gouvernement voulut prévenir en donnant aux deux communions protestantes des témoignages de sa sollicitude. On a vu dans les nouveaux programmes qu’il avait étendu aux élèves protestans le bénéfice de l’enseignement religieux de leur communion. L’église réformée et celle de la confession d’Augsbourg ont été l’une et l’autre l’objet de soins plus directs de la part du ministre des cultes. Un décret du 21 mars 1852 est venu réorganiser et fortifier la hiérarchie dans les deux églises. C’est ainsi que le consistoire général de la confession d’Augsbourg a obtenu des attributions plus étendues, et se voit désormais en mesure d’exercer une action plus directe et plus forte sur les églises placées sous sa juridiction. L’église réformée, dont les membres dispersés n’avaient point de centre commun, a reçu une représentation sérieuse, un conseil central établi à Paris et chargé de traiter avec le gouvernement les questions d’intérêt général qui concernent cette église. Le décret du 26 mars a été développé par deux arrêtés ministériels du mois de septembre, dont l’un est relatif à la composition des conseils presbytéraux et des consistoires dans les deux cultes, et dont l’autre réglemente les matières spéciales à l’administration de la confession d’Augsbourg. Le décret du 26 mars contenait une disposition importante, en vertu de laquelle les protestans des localités où il n’existe point de pasteur sont rattachés administrativement au consistoire le plus voisin. Un décret du 10 novembre 1852 est venu appliquer cette disposition en fixant d’une manière immuable les circonscriptions consistoriales des églises. Ces mesures ont été en général favorablement accueillies par ceux qu’elles intéressent directement et qui ont qualité pour en apprécier la portée. Si le gouvernement a cru devoir accorder à la religion qui est celle de la majorité des Français une protection spéciale, il a dû montrer la même bienveillance aux églises protestantes, afin d’éviter le reproche d’exclusivisme.

Dans les soins donnés à l’organisation administrative des églises protestantes, c’étaient encore les préoccupations religieuses qui triomphaient ; en les favorisant, toute proportion gardée, à l’égal de l’église catholique, le pouvoir restait fidèle à la pensée de s’appuyer sur les anciens dogmes, quelle que fût leur forme, pour combattre le radicalisme philosophique, dans lequel il voyait le plus redoutable adversaire de tout principe d’autorité. Ainsi une pensée nettement arrêtée de détourner les esprits de ce que le chef de la dynastie impériale appelait l’idéologie pénétrait, à la faveur des réformes opérées dans l’enseignement, jusqu’au foyer même où les jeunes intelligences vont se former. Cette pensée se retrouve dans toutes les directions où l’activité du pouvoir s’exerce. C’est l’application très franche de la nouvelle constitution à toutes les manifestations de la vie sociale. Une année ne s’était point encore écoulée depuis que le coup d’état du 2 décembre 1851 était venu changer la forme du pouvoir en France, et déjà l’idée qui avait présidé à l’élaboration dus institutions nouvelles s’était introduite dans les veines de la société qu’elle enveloppait en tous sens. A cet égard, aucune des grandes administrations chargées d’appliquer les vues du chef de l’état n’avait peut-être déployé plus d’activité que celle de l’instruction publique.


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(1) Voici la liste des membres du conseil supérieur en 1852 telle qu’elle résulte d’un décret supplémentaire du 9 mars : MM. Troplong, Poinsot, Elie de Beaumont, sénateurs ; Baroche, Charles Giraud, Michel Chevalier, conseillers d’état ; le cardinal archevêque de Reims, les archevêques de Paris et de Tours, les évêques d’Arias et d’Orléans ; le pasteur Rodolphe Cuvier, président de l’église consistoriale de la confession d’Augsbourg ; le pasteur Juillerat, président de l’église consistoriale de la communion réformée ; Franck, vice-président du consistoire central israélite ; MM. Portalis, président de la cour de cassation ; Delangle, procureur-général, et Rocher, conseiller à la même cour ; MM. Thénard, Saint-Marc Girardin, de Saulcy. Morin, Lelut, membres de l’Institut ; MM. Eugène Burnouf, Ravaisson, Nisard, Dumas, Leverrier, Brongniart, Bérard, inspecteurs généraux de l’enseignement supérieur ; M. l’abbé Daniel, inspecteur général de l’enseignement secondaire ; M. l’abbé d’Alzou, chef d’institution libre à Nîmes ; M. Bellague, chef d’institution libre à Paris.


VI – Colonies modifier

Algérie, état de la colonisation. — Les Indigènes et l’administration française. — Siège et prise de Laghouat. — Colonies transatlantiques. — Le projet de charte coloniale. — Esprit public. — Conséquences de l’émancipation. — Progrès dans le travail libre. — Mesures diverses.

La France est mise depuis quelques années à une sérieuse épreuve en ce qui regarde ses colonies : il s’agit de savoir si elle a conservé l’énergie nécessaire pour ne pas rester en arrière du grand mouvement colonial auquel les peuples de race anglo-saxonne obéissent aujourd’hui. La conquête a placé à ses portes un vaste territoire que depuis plus de vingt années elle arrose presque constamment de son sang et dans lequel elle enfouit des trésors. Va-t-elle enfin recueillir le fruit de tant de sacrifices ? Par-delà l’Océan, elle possède aussi des établissemens dont le nombre et l’étendue ont, il est vrai, considérablement décru depuis un siècle, mais qui offrent encore un champ assez beau à son activité. Suffirait-il de ne point les laisser dépérir ? Non sans doute : aujourd’hui que les colonies françaises sont débarrassées de cette grande question de l’esclavage, heureusement résolue, et qu’elles peuvent suivre sans préoccupation leur destinée, il faut que leurs progrès soient en harmonie avec le progrès matériel qui se manifeste en ce moment dans le monde entier, et auquel participent si largement les colonies anglaises. Puisque l’on a renoncé en France aux luttes de la parole, et qu’au dedans la société a repris le goût des affaires jusqu’à la fièvre, le moment serait venu, ce semble, d’agir aussi au dehors ; or le plus grand moyen d’action extérieure qui soit aux mains d’un gouvernement, c’est la colonisation.

ALGERIE. — Bien que la domination française en Algérie ne puisse encore sans imprudence renoncer aux moyens d’intimidation militaire, on peut dire que la phase belligérante est passée. Les expéditions, de temps à autre encore nécessaires pour ramener à l’obéissance quelques chefs turbulens, donnent lieu à d’heureux faits d’armes isolés tels que le siège de Zaatcha en 1850 et l’assaut de Laghouat en 1852. Ce qui intéressé aujourd’hui dans la situation de cette colonie, ce sont moins toutefois ces incidens où ne manqua jamais d’éclater la valeur de notre armée que l’état de la colonisation et le progrès des idées européennes parmi les Arabes. Comment le régime français est-il accepté par les indigènes ? comment les colons envisagent-ils la tâche qui s’offre à eux ? Telles sont aujourd’hui les questions sur lesquelles l’attention se porte de préférence.


Il est incontestable que la majorité des tribus arabes englobées dans le territoire de l’Algérie a aujourd’hui le sentiment de la force de la France. Ce sentiment n’est point tel cependant que si la force cessait d’être présente, 1a soumission fût durable et à l’abri des séductions. Partout où existe l’islamisme, il commande, ou du moins nulle part encore on n’a vu des populations musulmanes supporter de plein gré un joug chrétien ; Est-il permis de penser que le lien des intérêts sera assez puissant pour faire oublier l’opposition des religions et des mœurs ? C’est l’espoir du gouvernement français, c’est là du moins que tendent ses efforts.

Le principe adopté relativement à l’administration des tribus arabes est bien connu. Autant que possible, on est convenu de gouverner les indigènes au moyen des indigènes eux-mêmes. C’est d’après la fixation des circonscriptions militaires qu’est déterminée L’organisation des tribus. L’élément primitif de la société arabe, c’est le douar, ou réunion de tentes rangées en cercle. La réunion de plusieurs douars forme une ferka ou traction qui est sous la direction d’un cheick. Une ferka considérable ou plusieurs petites ferkas rassemblées forment une tribu placée sous un kaïd. Plusieurs tribus constituent un aglialick sous un agha, et plusieurs aghalicks une circonscription administrée par un bachagha ou un kalifa. A l’exception du douar, qui n’est guère qu’un hameau, et dont le chef est un notable désigné par l’opinion, toutes les autres agglomérations ont des chefs choisis et nommés par l’autorité militaire. On sait le rôle important que jouent les bureaux arabes dans cette organisation : ils forment le lien entre les indigènes et l’administration militaire.

L’un des résultats les plus importans à obtenir était de régulariser la levée des impôts. Naturellement la base de ces impôts est assise sur les sources de revenus particulières à la société arabe. Les redevances sont de deux natures : la principale est Vachour (la dime), qui frappe les produits de la terre ; la seconde est le zekket, qui frappe les troupeaux et dont l’origine est religieuse. Le zekket n’existe pas dans la province de Constantine ; on y a substitué le hokor, qui représente le loyer de la terre et qui se perçoit en argent. Les rôles de l’impôt sont arrêtés par la commission consultative de la subdivision sur des listes fournies par les kaïds et les aghas au commencement du printemps. Ces listes constatent par tribu l’étendue des terres cultivées et le dénombrement des bestiaux. La rentrée de la dîme ne peut avoir lieu, on le comprend, qu’après la moisson ; la contribution sur les troupeaux est levée immédiatement. Le hokor, qui remplace cette contribution dans la province de Constantine, se lève en même temps que la dîme. Chaque chef arabe a une part dans les frais de recouvrement. Chaque djebda ou étendue de terrain qu’une paire de bœufs peut labourer dans une saison, évaluée à dix hectares au plus, doit à l’état une mesure de blé et une mesure d’orge. En considération des mauvaises récoltes des dernières années, l’impôt sur les grains a été perçu en argent. Dans la province de Constantine, il est évalué à 25 francs par djebda. Quant à l’impôt sur les troupeaux, il est fixé à un mouton sur cent, un bœuf sur trente et un chameau sur quarante. La contribution s’acquitte en numéraire d’après un prix moyen fixé dans la subdivision militaire pour chaque espèce d’animaux.

Chez les tribus qui ne sont point encore soumises à une administration régulière, l’assiette de l’impôt est à la fois incertaine et précaire. Les chefs indigènes ont conservé à cet égard une très grande latitude, et les usages locaux prévalent sur toute autre règle. La fixation de cet impôt, que l’on désigne sous le nom de lezma, n’a lieu que d’après des données plus ou moins vagues sur la richesse de chaque tribu en bestiaux, en chameaux et quelquefois aussi en palmiers. Les impôts de toute nature levés sur les indigènes rapportent ensemble environ 5 millions de francs sur une population de près de trois millions d’âmes.

Le moyen de faire entrer dans l’esprit des Arabes quelques idées élémentaires de sociabilité, ce serait de commencer par les arracher peu à peu à la vie mobile de la tente et par les attacher davantage au sol. Aussi le gouvernement français s’est-il appliqué à encourager à la fois les constructions et les cultures. En ce qui regarde les constructions, l’administration s’est adressée à la vanité des grands propriétaires, et là où les grandes fortunes manquent, on a fait appel aux associations volontaires et aux cotisations régulières au moyen de centimes additionnels à l’impôt. Le gouvernement a fait d’ailleurs aux individus qui voulaient bâtir de nombreuses concessions de terrain, avec la plupart des avantages accordés aux colons français. Au commencement de 1851, les documens officiels comptaient dans la province d’Alger 1,030 habitations privées construites à l’instigation de l’administration française. « A Milianah, à Teniel-el- Had, à Orléansville, à Tenès, lisons-nous dans les documens officiels de 1851, on voit déjà des villages où la mosquée, l’école, le moulin, l’abreuvoir, sont groupés comme dans nos villages français. » Dans les provinces d’Oran et de Constantine, les constructions n’ont pu prendre encore le même développement. Cependant le progrès a été sensible dans ces dernières années. On évalue à 1,011,900 francs les constructions particulières faites dans la province d’Alger avant 1852, à 961,646 francs celles de la province d’Oran, et à 555,300 fr. celles de la province de Constantine. Ces dépenses ont été faites dans l’espace de trente mois. Indépendamment de ces constructions privées, les indigènes ont fait les frais d’un certain nombre de travaux d’utilité publique : tels sont les caravansérails établis sur les voies de communication les plus fréquentées, des ponts sur les principales routes, des barrages sur quelques cours d’eau, des bazars, des magasins, des bains maures. L’activité des populations de l’Algérie ne s’est pas moins manifestée par le développement des cultures que par celui des constructions ; ainsi en 1850 l’accroissement des labours a été, dans la subdivision d’Orléansville, de 28 pour 100 sur 1849. Les tabacs, qui pourrai un jour rivaliser avec ceux d’Orient, les oliviers, qui forment une des principales ressources des Kabyles, ont été l’objet de soins particuliers. Les plantations d’arbres fruitiers et de vignes ont eu lieu dans de très fortes proportions. Les Arabes ont appris à faucher le foin qu’ils avaient l’habitude de laisser consommer en vert, et dont la moitié était perdue. Enfin la race chevaline et la race ovine ont été de la part de l’administration l’objet de soins attentifs qui donnent les plus belles espérances.

On voit que le progrès de la civilisation, en ce qu’elle a d’élémentaire, est sensible parmi les indigènes. Ce fait ne suffit pas toutefois pour assurer l’avenir de la domination française en Algérie ; le but de la conquête ne serait pas atteint, si la colonisation ne venait consolider son Couvre. Malheureusement la colonisation n’a pas marché avec la rapidité et dans les proportions que l’on aurait pu désirer. Différentes causes ont retardé longtemps l’arrivée et l’établissement de la population européenne en Algérie : le peu de sécurité dont ce territoire a joui jusqu’à la chute d’Abd-el-Kader en 1847, et peut-être également le peu d’attrait que présente à nos populations habituées à un climat tempéré le climat torride de l’Algérie. Il faut se souvenir que le Français, pris individuellement, manque en général de cette opiniâtreté dans la spéculation et le travail qui est nécessaire à un premier établissement sur une terre autrefois féconde, mais trop longtemps délaissée. La France, envisagée comme nation et comme gouvernement, a montré dans l’ère de la conquête de quel dévouement elle est capable militairement : aucune fatigue, aucun danger n’a rebuté une armée qui aurait pu ambitionner une mission plus éclatante sous un ciel plus clément ; mais le pays n’a point déployé dans l’ordre civil la constance infatigable à l’aide de laquelle il a jeté tant d’éclat guerrier sur les pacifiques années de 1830 à 1848. En un mot, la colonisation ne s’est développée qu’avec une lenteur longtemps inquiétante. Encore aujourd’hui le nombre des colons européens semble atteindre à peine à 150,000 âmes. En 1850, ce chiffre n’était que de 125,963 âmes, et si l’on considère qu’il était en 1848 de 109,400, on voit que le mouvement, même depuis l’époque de la chute d’Abd-el-Kader et la fin des dernières guerres sérieuses, n’a marché qu’avec une extrême timidité. Il est vrai qu’en 1848 l’augmentation a été de près de 11,000 âmes par suite des circonstances fâcheuses où se trouvait l’Europe ; mais grâce à des déceptions nouvelles causées d’ailleurs en partie par le manque de persévérance chez les nouveau-venus et en partie par le choléra, on a eu à constater en 1849 une nouvelle diminution de 2,494 individus. Enfin, en 1850, le mouvement d’immigration a repris avec vigueur, et l’accroissement du chiffre de la population européenne a été pour cette année de 13,356 âmes. Cette dernière donnée est du moins rassurante, et elle a dépassé les espérances restreintes que la statistique des années précédentes permettait de concevoir.

On ne doit pas oublier toutefois que l’accroissement de population qui s’est opéré depuis 1846 est dû principalement à la fondation des colonies agricoles dont le gouvernement républicain a pris l’initiative en 1848. D’après les chiffres officiels, l’établissement de ces colonies aurait porté en Afrique plus de 13,000 colons, et c’est à cette circonstance presque, exclusivement que ce progrès de la population serait dû. Ainsi l’esprit d’entreprise, l’activité individuelle et spontanée, les qualités véritablement propres aux colons sérieux n’ont pas peut-être joué le premier rôle dans ce mouvement de la population européenne en Algérie. On retrouve ici cette impuissance notoire des individus en France à rien fonder sans le concours du pouvoir, et dans cette occasion, on le sait, l’appui du gouvernement lui-même n’a pu faire prospérer ces établissemens, car, en matière de colonisation, rien ne remplace ce sentiment de responsabilité individuelle qui existe à un si haut degré chez les Anglo-Saxons, et qui en fait le premier peuple colonisateur du monde.

Il est d’ailleurs à remarquer que dans le chiffre de la population européenne en Algérie, les étrangers, Espagnols, Maltais, Italiens, Allemands, comptent pour une part considérable. En 1846, la statistique donne, sur 100 colons, 44 Français seulement contre 50 étrangers. Dans les années suivantes, la proportion a un peu changé au profit de la France. Elle était, notamment en 1849, d’environ 51 Français contre 49 étrangers. Dans ce chiffre si élevé des étrangers en Algérie, les Espagnols figurent pour 29 sur 100, les Italiens pour 6, les autres nationalités ensemble pour 8. Lorsque l’on décompose ainsi le chiffre de la population selon la nationalité ; on voit ressortir d’une manière plus frappante encore la lenteur avec laquelle les Français profitent individuellement des admirables chances que la conquête de cette vaste colonie offre à leur activité.

En définitive, jusqu’à ce jour, l’armée seule a fait son devoir sur cette terre d’Afrique, et bien qu’elle n’ait plus aujourd’hui à figurer que dans des expéditions partielles d’une importance secondaire, elle n’a pas cessé d’avoir sa tâche à cœur comme le premier jour. L’affaire de Laghouat est venue fournir une nouvelle preuve de cette ardeur infatigable en novembre et en décembre 1852. Les menées du chérif d’Ouargla, qui avaient échoué du côté du Tell, s’étaient reproduites vers le sud, du côté de Laghouat. Ce chérif avait réussi à soulever quelques tribus. Le gouvernement ne laissa pas à cette insurrection toute locale le temps de se développer. Deux colonnes commandées, l’une par le général Pélissier, l’autre par le général Yousouf, furent dirigées vers le foyer de ce soulèvement dès le milieu de novembre. Le chérif, battu par le général Yousouf, avait pu néanmoins se replier sur Laghouat et s’y renfermer. La population de cette ville l’avait accueilli avec enthousiasme, et lorsque le général Yousouf se présenta pour y pénétrer, sa colonne fut reçue à coups de fusil. Il fallut attendre la jonction du général Pélissier pour tenter un assaut en règle. C’est le 4 décembre que les troupes françaises, après un combat brillant et qui ne laissa pas de leur coûter beaucoup de monde, parvinrent à forcer l’entrée de Laghouat. Cette rapide expédition, couronnée par cet heureux fait d’armes, suffit pour étouffer le germe d’une insurrection d’ailleurs mal conçue et qui ne pouvait séduire que des populations aveugles, sans aucune notion des forces militaires dont elles étaient entourées. La prise de Laghouat terminait l’année par un de ces incidens qui viennent encore assez souvent témoigner que la domination française n’est point il l’abri de toute contestation en Algérie, mais qui ont eu même temps pour conséquence de lui fournir l’occasion de prouver aux Arabes qu’elle est toujours prête à répondre à une manifestation hostile par une victoire.

Resté toutefois une grave question à résoudre après tant de sang versé et de qualités militaires déployées : c’est de savoir quand la population civile de la France comprendra à son tour la mission qui lui est dévolue en Algérie, et viendra féconder par son travail ce sol arraché avec tant de courage à la barbarie arabe.

COLONIES TRANSATLANTIQUES. — L’une des préoccupations principales des colonies en 1862, c’est l’attente de la charte particulière que la constitution de 1852 a chargé le sénat de régler pour elles. Cette charte est encore en délibération dans la commission à laquelle cette assemblée a renvoyé l’examen du projet préparé par le ministre de la marine et par le conseil d’état. Que sera la constitution coloniale ? Nous n’avons pas le droit de le savoir, mais nous pouvons nous demander si c’est, à proprement parler, un acte constitutionnel que les colonies attendent et qu’on leur prépare, ou s’il ne serait pas plus exact d’y voir seulement un sénatus-consulte organique, destiné à dire par quel pouvoir sera faite à l’avenir la législation coloniale, et quels principes administratifs et financiers remplaceront ceux de la lui du 24 avril 1833, qu’on avait appelée un peu fastueusement la charte des colonies. S’il nous était donne d’exprimer un vœu et une espérance, nous voudrions que, dans le système qui sortira des délibérations du sénat, il y eût, à l’égard de nos établissemens transatlantiques, une large réserve de l’action politique et directrice du côté de la métropole, une décentralisation très large aussi au profit des colonies dans tout ce qui tient à l’administration et aux finances, de manière à associer les colons, chez eux bien plus qu’en France, à la gestion de leurs affaires et de leurs intérêts, qui se résument, en définitive, dans le budget du service intérieur, après que la métropole a fixé la part de sacrifices qu’elle veut s’imposer pour les garder, les protéger et les gouverner. Dans tous les cas, point d’élections aux colonies. Il n’y a pas de milieu pour elles entre le suffrage universel et l’absence du suffrage. S’il y a encore des colons qui croient pouvoir concilier, dans leur pays, la pratique des doctrines conservatrices avec celle des principes démocratiques, nous croyons qu’ils forment une minorité imperceptible, que la grande masse de la population coloniale, blancs comme affranchis, animée d’un esprit tout différent, ne demande qu’à se sentir gouvernée par la main tutélaire du pouvoir, qui a été depuis 1848 leur véritable sauvegarde.

C’est un spectacle digne de plus d’intérêt que ne lui en accorde la France continentale, que celui de ces colonies françaises, lointaines, isolées, dédaignées peut-être, faibles en apparence, ayant servi de champ d’expériences à la seule mesure issue de février qui ait survécu à cette révolution, ayant subi une opération héroïque, héroïquement supportée, l’abolition immédiate de l’esclavage, et se tenant debout, se remettant d’année en année d’une si rude secousse, donnant un heureux démenti à la métropole, qui les croyait perdues par la loi même qu’elle leur avait faite.

Voici le bilan de nos trois principales colonies pour l’année qui vient de s’écouler. La Martinique a ramené sa production sucrière aux 25 ou 26 millions de kilogrammes qui étaient le niveau moyen du temps de l’esclavage ; l’île de la Réunion a augmenté d’un quart son ancienne production (25 millions de kilogr.), et parait être en voie de la doubler dans deux ou trois ans ; la Guadeloupe seule est restée en arrière, avec un déficit d’un grand tiers dans son ancienne production (30 millions de kilogrammes), semblant ainsi se remettre plus difficilement des épreuves par lesquelles elle a passé. Espérons cependant qu’en 1853 il y aura progrès, et que cette belle colonie reprendra le rang que lui assignent l’importance de sa population agricole et l’ancienne renommée de ses propriétaires. Le mouvement commercial dans les trois colonies a suivi la même impulsion que le mouvement agricole ; les finances de la Martinique et de la Réunion se sont relevées, et n’attendent peut-être pour prospérer que le régime de décentralisation promis par la constitution attendue.

Dans cette position d’expectative, les colonies ont traversé l’année qui vient de s’écouler sans qu’aucun événement politique s’y soit produit ; mais cette période sera marquée dans leurs annales par un fait d’une grande portée économique, — l’organisation des banques de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Réunion. Il y a été pourvu par une série d’actes réglementaires, développement nécessaire de la loi du 11 juillet 1851, et dont le point le plus important est la création à Paris d’une agence centrale, à laquelle viendra aboutir la conclusion de toutes les opérations des banques coloniales en Europe. En ce moment, elles entrent en mouvement, et les débuts sont de nature à faire espérer que peu à peu on verra se dissiper les incertitudes que les adversaires de la fondation d’établissemens de crédit aux colonies ont cherché à propager sur leur utilité et leurs élémens de succès.

On a vu en même temps se réaliser, sous la ferme direction du ministère de la marine et par le concours actif des autorités locales, les bons effets que promettait le décret du 13 février 1852, ce code du travail libre des colonies, où les règles du contrat de louage, les obligations réciproques des maîtres et des ouvriers, la répression du vagabondage, les principes de la police rurale, sont tracés de manière à fournir plus d’un élément pour l’amélioration de nos propres lois sur ces matières. La population noire des colonies s’est prêtée à l’exécution de ces mesures avec une docilité qui fait honneur tout à la fois aux colons, aux travailleurs, à l’autorité, et qui prouve à quel point ces affranchis d’hier sont maniables et comprennent l’empire des règlemens, lorsqu’on leur montre clairement que leur liberté n’est pas en jeu, et pourvu que de faux amis ne soient plus là pour leur crier le contraire.

L’année 1852 a vu s’achever aussi la liquidation de l’indemnité de 120 millions allouée aux colons pour l’émancipation de leurs esclaves, mesure réparatrice qui a grandement concouru à sauver le travail colonial, en mettant aux mains d’une partie des propriétaires des ressources directes pour le paiement du salaire à leurs ateliers, en allégeant les dettes de ceux qui ont dû abandonner leur part à leurs créanciers, et en leur rendant ainsi le crédit nécessaire pour obtenir de nouvelles avances et soutenir leurs exploitations.

On peut dire aujourd’hui que la question du travail libre aux colonies n’est plus qu’une affaire de prix de revient, et qu’il ne s’agit plus que de savoir si la France voudra continuer à consommer leur sucre. Si la production indigène ne dépassait pas ses proportions actuelles, les prix de la denrée se maintiendraient au chiffre où ils sont aujourd’hui, et les colons supporteraient la lutte. Si la concurrence de la production betteravière augmente, les prix tomberont ; alors, si le fisc ne se relâche pas de sa rigueur, si le droit d’entrée n’est pas abaissé, la production coloniale succombera, cela est inévitable, et comme ce ne sera pas pour se trouver en face du sucre étranger que le sucre de betterave aura écrasé son rival, notre commerce maritime recevra le plus rude coup dont il puisse être menacé. A ce point de vue, mentionnons ici, comme une mesure qui intéresse l’avenir des colonies et qui le sauvegarde peut-être, le décret du 2 février 1853, portant reconstitution de l’ancien conseil supérieur du commerce, et formons des vœux pour que ce comité aborde promptement les hautes questions dans lesquelles celle du régime commercial de nos colonies se trouve impliquée.

La fièvre jaune, qui a pris en 1851 son point de départ au Brésil, et qui a fait irruption dans les Guyanes, où on ne la connaissait pour ainsi dire point, a gagne en 1852 les Antilles, où on commençait, depuis une quinzaine d’années, à ne plus la regarder comme une maladie épidémique. Elle y a été fort meurtrière. La Martinique surtout a été cruellement maltraitée dans son personnel judiciaire, militaire, administratif et ecclésiastique. C’est le clergé qui a payé le plus large tribut au fléau, et il s’est montré à la hauteur de cette crise, dans la personne surtout du respectable évêque, qui est resté debout sans que ses vives afflictions aient fait un seul moment fléchir son courage. Si nous insistons sur ce dernier point, c’est qu’il y a eu comme une épreuve providentielle dans la coïncidence de cette épidémie avec la fondation des évêchés coloniaux, créés en 1850 et organisés en 1851 et 1852 à la Martinique, à la Guadeloupe et à la Réunion. Cette création est un des faits les plus considérables qui se soient accomplis depuis longtemps dans nos colonies. Du temps de l’esclavage, elle avait été jugée impossible : non qu’à cette époque on n’éprouvât le besoin de régénérer le clergé colonial et de le relever de son impuissance morale, en lui donnant la hiérarchie religieuse, sans laquelle le piètre ne peut être qu’un fonctionnaire ecclésiastique ; mais alors le gouvernement entendait rester maître de son terrain et conduire la question de l’émancipation sans y faire intervenir une puissance qui aurait pu y devenir plus maîtresse que lui du mouvement. Cette objection ayant disparu devant le fait de l’abolition de l’esclavage, il ne restait plus qu’à donner aux colonies ce qui leur manquait du côté de l’organisation catholique : le gouvernement l’a fait avec une résolution dont il faut le louer ; il ne s’est pas arrêté devant les scrupules de ceux qui craignaient de voir élever, à côté de l’autorité des gouverneurs, une sorte de pouvoir rival, prêt à la balancer et peut-être à la dominer. Dans deux colonies, la Martinique et la Réunion, l’expérience a démenti ces prévisions, et le sucées de l’épiscopat se développe sans que l’autorité temporelle puisse y voir aucun germe de conflit sérieux. Des difficultés survenues dans le troisième des évêchés, celui de la Guadeloupe, se sont en dernier lieu aplanies, et on verra sans doute devenir générale, avant qu’une année s’écoule, la justification de la pensée qui a présidé à la création de ces lointains diocèses.

Tout ce que nous venons de dire se rapporte à nos principaux établissemens d’outre-mer, à nos colonies agricoles. Peut-on encore ranger dans ce nombre la Guyane, cette vaste contrée, grande comme le quart de la France, où le travail, à la différence de ce que nous venons de constater pour les Antilles et la Réunion, s’est presque entièrement affaissé depuis 1848 ? Les exploitations s’y relèveront-elles enfin sous l’influence des règlemens énergiques dont le ministre de la marine, M. Ducos, a prescrit l’application ? Les efforts de l’administration triompheront-ils de ce triple obstacle, — la dissémination de la population, — la facilité qu’elle a de s’étendre à volonté et de vivre presque sans travail sur un sol si fertile, — la ruine aujourd’hui presque générale des propriétaires, à qui les ressources manquent pour reconstituer et rémunérer leurs anciens ateliers ?

Pendant que ce problème se poursuit, l’œuvre de la déportation, à laquelle le territoire de la Guyane est affecté, s’est développée depuis un an à travers quelques vicissitudes regrettables. La mesure, on le sait, a commencé par être décrétée le 8 décembre 1831, pour être appliquée seulement aux transportés politiques et aux repris de justice en rupture de ban ; puis, l’Algérie ayant été destinée à recevoir la majeure partie des hommes atteints par ce décret, le gouvernement a voulu utiliser immédiatement les préparatifs considérables et dispendieux qu’il avait commencés, les approvisionnemens importans qu’il avait réunis. Fort des conclusions d’une commission qui avait été formée en 1851, sous la présidence d’un amiral, et qui avait désigné la Guyane comme la localité où la déportation devait être entreprise, le gouvernement n’a pas cru nécessaire d’attendre que le législateur organisât l’application de la nouvelle peine. Une enquête ouverte dans les bagnes a fourni une liste de près de 4,000 forçats demandant à devancer la déportation légale ; un rapport du ministre de la marine au président de la république en date du 21 février, ensuite un décret du 27 mars 1852, ont tracé les conditions de ce premier déplacement des criminels détenus dans nos arsenaux. Depuis cette époque, plusieurs bâtimens de guerre, partis alternativement de Brest et de Toulon, ont porté a la Guyane environ 2,500 individus, dont 2,000 extraits des bagnes, et 500 transportés dits politiques ou repris de justice, atteints par le décret du 8 décembre 1851. Jusqu’à présent, à l’exception de la formation d’un petit établissement à l’embouchure de l’Oyapock, au lieu dit Montagne-d’Argent, et qui en a reçu à peu près 200, tous ces transportés sort restés dans des camps de dépôt sur des îlots voisins de la côte, où ils attendent qu’on puisse les porter successivement dans des établissemens définitifs qu’on s’occupe de créer sur le continent. La mise en pratique des dispositions prescrites par le gouvernement parait avoir été un moment compromise bien plus par des fautes locales et par une mauvaise direction donnée, que par des obstacles matériels inhérens aux localités. Le gouvernement s’est appliqué à modifier cette situation dès que la nécessité d’y porter remède lui a été démontrée. Cette première phase d’une entreprise qui ne pourra marcher d’abord sans quelques tâtonnemens et certaines vicissitudes, a donc déjà produit un bon résultat. Depuis un an, il y a eu un peu de temps de perdu, cela est incontestable ; mais l’œuvre de la déportation est engagée, les premières bases en sont posées, c’est l’essentiel : le temps perdu sera d’ailleurs facilement regagné. Ajoutons que le projet de loi sur la déportation, présenté au corps législatif à sa dernière session, a fait un grand pas dans la session actuelle ; la commission chargée de l’examiner en propose l’adoption ; le rapport a été déposé. La discussion a été ajournée à l’année prochaine : il n’y a point à s’en plaindre. Le corps législatif, en discutant cette loi capitale, se trouvera en présence d’élémens plus complets, puisque l’expérience qui se fait à la Guyane aura deux ans de durée.

Si de la Guyane nous passons à nos établissemens de la côte occidentale d’Afrique, nous trouvons là nos intérêts coloniaux en progrès, à travers quelques-uns de ces incidens qui sont inévitables quand on poursuit une œuvre telle que la fondation de nouveaux comptoirs sur des cotes d’un si grand développement, où des populations à demi sauvages, abruties par l’esclavage et par la traite, sont facilement mises en mouvement par leur défiance instinctive contre la présence de la race européenne, défiance malheureusement exploitée quelquefois par des rivalités commerciales. Au Sénégal proprement dit, la domination française prévaut sans conflits sérieux sur les deux cents lieues de parcours de ce grand fleuve ; les opérations d’échange s’y accroissent à l’aide d’un produit nouveau, l’arachide, qui est venu s’ajouter à la gomme, longtemps leur élément presque unique. Le commandant de notre poste supérieur de Bakel a pu explorer paisiblement le magnifique bassin sénégalais supérieur à la grande cataracte du Félou. En même temps, on a vu le comptoir naissant de Grand-Bassam, à la Côte d’Or, s’enrichir d’abord d’une belle extension de son domaine, la lagune d’Ebrié, grand lac intérieur aux eaux douces et profondes, courant parallèlement à la mer sur un développement de plus de quarante lieues, ne communiquant cependant avec l’Océan que par l’embouchure même du Grand-Bassam, et bordé, sur sa rive droite, de villages nombreux et populeux, de terres fertiles et bien cultivées où se fait une grande exploitation d’huile de palme. Toutefois l’exploitation de cette veine fertile a entraîné dès les premiers momens quelques embarras qui peuvent être suivis de luttes sérieuses. Il s’agit d’attirer au comptoir de Grand-Bassam, par les eaux de l’Ébrié, les masses d’huile de palme qui jusqu’à présent trouvaient leur débouché sur la côte, où les recevaient les navires qui viennent troquer en passant le long de ce littoral et en s’arrêtant sur certains points. Les procédés auxquels dans cette lutte commerciale on a eu recours ont amené de graves perturbations, et il faudra sans doute un assez grand déploiement de forces pour amener la reconnaissance incontestée de notre souveraineté dans tout ce riche pays de Grand-Bassam et d’Assinie, qu’arrosent de si beaux cours d’eau, et qui semble promettre à la France un second Sénégal, avec la fertilité de plus. L’action énergique de nos officiers assurera ces résultats.

Cette énergie s’est déployée sur les mêmes parages à l’occasion d’une expédition, dirigée dans l’archipel des Bissagos, coutre deux îles où des navires français naufragés avaient été récemment pillés et rançonnés. Le coup qui a été frappé garantit sans doute pour longtemps, sur cette partie du littoral africain, la sécurité de notre marine marchande.

Les petites possessions françaises de l’Océanie, naguère objet d’un engouement assez mal justifié et théâtre de luttes héroïques auxquelles on n’a pas alors accordé toute l’attention qu’elles méritaient, paraissent aujourd’hui tombées dans un oubli qui nous semble être une autre injustice de l’opinion. Le bien s’y fait à petit bruit et avec économie. Une assemblée de chefs délibère paisiblement à Taïti comme un petit parlement, donnant parfois à de plus grands que lui des leçons de discipline et de théories économiques ; la reine Pomaré jouit en paix de sa modeste liste civile ; l’influence des missionnaires méthodistes y diminue graduellement ; le mouvement de la navigation dans la rade de Papeïti prend un accroissement remarquable sous la triple action des développemens de la pêche baleinière, des migrations excitées par les exploitations aurifères de la Californie et de l’Australie, et des ressources en vivres et en moyens de réparations que l’occupation française assure aux navires au milieu de ces immenses solitudes de l’Océan Pacifique. Ce n’est pas encore là du commerce, C’est-à-dire de l’échange : le pavillon français n’a pas encore acquis dans ces parages l’importance de ceux des États-Unis et de l’Angleterre ; mais c’est dans une île placée à l’abri du drapeau de la France que ces progrès se manifestent, et, quoique naissans, quoique s’accomplissant à l’autre extrémité du monde, ils méritent que le pays ne les laisse point passer inaperçus.

A peu de distance de Taïti, à Noukahiva, l’île principale du groupe des Marquises, s’est fondé silencieusement, dans le courant de 1852, le pénitencier prévu par la loi du 8 juin 1850, relative à la déportation politique. Il a été créé avec, ce qui restait de l’établissement colonial primitivement formé sur ce point de 1842 à 1845, et subséquemment évacué. Cette colonie pénale semble d’ailleurs devoir être délaissée par suite du décret de transportation du 8 décembre 1851, portant désignation spéciale de la Guyane pour l’exécution de cette nouvelle peine.

En terminant cette revue de nos annales coloniales, n’oublions point de mentionner la bienfaisante mesure que les instructions du gouvernement ont dictée à l’administration de nos établissemens de l’Inde, et qu’elle a résolument appliquée : nous voulons parler d’un large dégrèvement de l’impôt territorial, qui, jusqu’à présent, écrasait la population malabare. Cet impôt ne représentait pas moins de 48 pour 100 du produit brut de la culture. Par un arrêté du 19 février 1853, qui fera époque dans les annales de l’Inde, la contribution de la terre a été abaissée à 25 pour 100, taux élevé encore, si on l’envisage par comparaison avec ce qui se passe en France, mais très supportable pour une population dont les besoins matériels sont extrêmement restreints, et qui n’acquitte indirectement aucune autre charge envers le trésor. Une fête magnifique, donnée par les natifs au gouverneur, a témoigné de leur joie et de leur reconnaissance en même temps que de leur espoir dans le complément de ce bienfait, c’est-à-dire dans l’abolition du droit de propriété que le domaine, représentant le souverain, conserve sur les terres dont le cultivateur indigène n’est considéré que comme l’usufruitier. Nous ne voulons pas préjuger ici la solution que le gouvernement croira pouvoir donner à cette question ; pour en signaler la portée, il suffira de rappeler que le régime territorial dont il s’agit de modifier si radicalement le principe est celui de toutes les possessions européennes dans les Indes orientales.

L’année dont on vient de retracer les principaux événemens au dedans et au dehors est assurément l’une des plus curieuses que la France eût depuis longtemps traversées. Pour la seconde fois depuis cinquante ans, la forme républicaine du gouvernement a succombé, et pour la seconde fois c’est devant la fortune d’un Bonaparte que ce revirement d’idées s’est accompli. Cette révolution n’a point été soudaine ; lentement et mûrement préparée depuis le 10 décembre 1848 jusqu’au 2 décembre 1851, elle a marché plus vite depuis cette dernière date, sans être pourtant l’œuvre de la précipitation. L’empire pouvait être proclamé au milieu de la fête du 10 mai, quand le prince-président distribua les aigles à l’armée ; mais, sorti d’une acclamation militaire, il n’eût point présenté le caractère qui pouvait donner aux institutions nouvelles une base sûre : c’est au pays seul que l’on devait demander de relever le trône impérial. Quoique le vote du pays parût au premier abord plus difficile à obtenir que l’adhésion de l’armée, le prince destiné à l’empire ne doutait pas que la majorité qui l’avait porté, puis maintenu au pouvoir, ne fut prête à reconstituer en sa faveur l’autorité monarchique. Le succès a justifié cette confiance si entière dans les dispositions du pays, et un nombre de suffrages plus considérable encore que celui des deux scrutins précédons s’est prononcé pour le rétablissement du trône de Napoléon.

La monarchie impériale, considérée comme une réaction logique du principe d’autorité contre les efforts de la démocratie pour s’introduire dans le gouvernement, semble, par sa nature même, entraînée à nier le régime de la discussion et le système parlementaire. Si la constitution révisée par le sénat a principalement pour objet de fortifier le pouvoir et d’étendre ses attributions, elle donne cependant quelques garanties à la publicité pour les débats du corps législatif. La proclamation de l’empire et le mariage de l’empereur ont été d’ailleurs accompagnés d’un certain nombre d’actes qui révèlent de la part du pouvoir suprême des intentions conciliantes. Après avoir annulé l’effet légal des avertissemens donnés à plusieurs feuilles périodiques antérieurement au 2 décembre 1852, on avait usé moins fréquemment des armes que pouvait fournir la législation sur la presse. Le pouvoir en un mot semblait reconnaître la nécessité de se montrer dans la pratique moins exigeant que la loi.

En voyant avec quelle docilité le pays avait accepté le nouvel ordre de choses, on pouvait donc se dire que les prétextes que la démagogie avait fournis n’existeraient pas toujours. Le second empire, après avoir, comme le premier, châtié la démagogie, pouvait ainsi avoir sur le premier l’avantage de comporter une liberté politique plus large. La guerre avait imposé à Napoléon Ier des sévérités qui ne sont point nécessaires sous le régime de paix promis par Napoléon III, et à cet égard le nouvel empereur, en ouvrant la seconde session ordinaire du corps législatif, le 14 février 1853, avait fait entendre des paroles qui, sans donner l’espoir d’un développement prochain du droit politique, n’en repoussaient pas la possibilité. « La liberté, avait-il dit, n’a jamais aidé à fonder d’édifice durable ; elle le couronne quand le temps l’a consolidé. »

A quels signes se fera reconnaître cette consolidation des nouvelles institutions ? Combien de temps le chef de l’état voudra-t-il que l’édifice qu’il a élevé reste privé de ce couronnement, qui, dans sa pensée même, semble nécessaire pour le compléter ? Voilà ce que l’avenir seul pourra nous apprendre ; mais dès à présent on peut se demander si le plus sûr moyen de constater un si grand résultat ne serait point de hâter le jour où une meilleure part de liberté pourrait être faite au pays.