François le champi (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 11

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XI.

Dans les premiers jours, Madeleine Blanchet porta assez bien son chagrin. Elle apprit de son nouveau domestique, qui avait rencontré François à la loue, que le champi s’était accordé pour dix-huit pistoles par an avec un cultivateur du côté d’Aigurande, qui avait un fort moulin et des terres. Elle fut contente de le savoir bien placé, et elle fit son possible pour se remettre à ses occupations sans trop de regret. Mais, malgré elle, le regret fut grand, et elle en fut longtemps malade d’une petite fièvre qui la consumait tout doucettement, sans que personne y fit attention. François avait bien dit qu’en s’en allant il lui emmenait son meilleur ami. L’ennui la prit de se voir toute seule, et de n’avoir personne à qui causer. Elle en choya d’autant plus son fils Jeannie, qui était, de vrai, un gentil gars, et pas plus méchant qu’un agneau.

Mais outre qu’il était trop jeune pour comprendre tout ce qu’elle aurait pu dire à François, il n’avait pas pour elle les soins et les attentions qu’au même âge le champi avait eus. Jeannie aimait bien sa mère, et plus même que le commun des enfants ne fait, parce qu’elle était une mère comme il ne s’en voit pas tous les jours. Mais il ne s’étonnait et ne s’émeuvait pas tant pour elle que François. Il trouvait tout simple d’être aimé et caressé si fidèlement. Il en profitait comme de son bien, et y comptait comme sur son dû. Au lieu que le champi n’était méconnaissant de la plus petite amitié et en faisait si grand remerciement par sa conduite, sa manière de parler, et de regarder, et de rougir, et de pleurer, qu’en se trouvant avec lui, Madeleine oubliait qu’elle n’avait eu ni repos, ni amour, ni consolation dans son ménage.

Elle resongea à son malheur quand elle retomba dans son désert, et remâcha longuement toutes les peines que cette amitié et cette compagnie avaient tenues en suspens. Elle n’avait plus personne pour lire avec elle, pour s’intéresser à la misère du monde avec elle, pour prier d’un même cœur, et même pour badiner honnêtement quand et quand, en paroles de bonne foi et de bonne humeur. Tout ce qu’elle voyait, tout ce qu’elle faisait n’avait plus de goût pour elle, et lui rappelait le temps où elle avait eu ce bon compagnon si tranquille et si amiteux. Allait-elle à sa vigne, ou à ses arbres fruitiers, ou dans le moulin, il n’y avait pas un coin grand comme la main où elle n’eût repassé dix mille fois avec cet enfant pendu à sa robe, ou ce courageux serviteur empressé à son côté. Elle était comme si elle avait perdu un fils de grande valeur et de grand espoir, et elle avait beau aimer celui qui lui restait, il y avait une moitié de son amitié dont elle ne savait plus que faire.

Son mari, la voyant traîner un malaise, et prenant en pitié l’air de tristesse et d’ennui qu’elle avait, craignit qu’elle ne fit une forte maladie, et il n’avait pas envie de la perdre, parce qu’elle tenait son bien en bon ordre et ménageait de son côté ce qu’il mangeait du sien. La Sévère ne voulant pas le souffrir à son moulin, il sentait bien que tout irait mal pour lui dans cette partie de son avoir si Madeleine n’en avait plus la charge, et, tout en la réprimandant à l’habitude, et se plaignant qu’elle n’y mettait pas assez de soin, il n’avait garde d’espérer mieux de la part d’une autre.

Il s’ingénia donc, pour la soigner et la désennuyer, de lui trouver une compagnie, et la chose vint à point que, son oncle, étant mort, la plus jeune de ses sœurs, qui était sous sa tutelle, lui tomba sur les bras. Il avait pensé d’abord à la mettre de résidence chez la Sévère, mais ses autres parents lui en firent honte ; et d’ailleurs quand la Sévère eut vu que cette fillette prenait quinze ans et qu’elle s’annonçait pour jolie comme le jour, elle n’eut plus envie d’avoir dans sa maison le bénéfice de cette tutelle, et elle dit à Blanchet que la garde et la veillance d’une jeunesse lui paraissaient trop chanceuses.

En raison de quoi Blanchet, qui voyait du profit à être le tuteur de sa sœur, — car l’oncle qui l’avait élevée l’avait avantagée sur son testament, — et qui n’avait garde de confier son entretien à autre parenté, l’amena à son moulin et enjoignit à sa femme de l’avoir pour sœur et compagne, de lui apprendre à travailler, de s’en faire aider dans le soin du ménage, et de lui rendre la tâche assez douce pourtant pour qu’elle n’eût point envie d’aller vivre autre part.

Madeleine accepta de bonne volonté ledit arrangement de famille. Mariette Blanchet lui plut tout d’abord, pour l’avantage de sa beauté qui avait déplu à la Sévère. Elle pensait qu’un bon esprit et un bon cœur vont toujours de compagnie avec une belle figure, et elle reçut la jeune enfant, non pas tant comme une sœur que comme une fille, qui lui remplacerait peut-être son pauvre François.

Pendant ce temps-là le pauvre François prenait son mal en patience autant qu’il pouvait, et ce n’était guère, car jamais ni homme ni enfant ne fut chargé d’un mal pareil. Il commença par en faire une maladie, et ce fut peut-être un bonheur pour lui, car là il éprouva le bon cœur de ses maîtres, qui ne le firent point porter à l’hôpital et le gardèrent chez eux où il fut bien soigné. Ce meunier-là ne ressemblait guère à Cadet Blanchet, et sa fille, qui avait une trentaine d’années et n’était point encore établie, était en réputation pour sa charité et sa bonne conduite.

Ces gens-là virent bien d’ailleurs que, malgré l’accident, ils avaient fait, au regard du champi, une bonne trouvaille.

Il était si solide et si bien corporé, qu’il se sauva de la maladie plus vite qu’un autre, et mêmement il se mit à travailler avant d’être guéri, ce qui ne le fit point rechuter. Sa conscience le tourmentait pour réparer le temps perdu et récompenser ses maîtres de leur douceur. Pendant plus de deux mois pourtant, il se ressentit de son mal, et, en commençant à travailler les matins, il avait le corps étourdi comme s’il fût tombé de la faîtière d’une maison. Mais peu à peu il s’échauffait, et il n’avait garde de dire le mal qu’il avait à s’y mettre. On fut bientôt si content de lui, qu’on lui confia la gouverne de bien des choses qui étaient au-dessus de son emploi. On se trouvait bien de ce qu’il savait lire et écrire, et on lui fit tenir des comptes, chose qu’on n’avait pu faire encore, et qui avait souvent mis du trouble dans les affaires du moulin. Enfin il fut aussi bien que possible dans son malheur ; et comme, par prudence, il ne s’était point vanté d’être champi, personne ne lui reprocha son origine.

Mais ni les bons traitements, ni l’occupation, ni la maladie ne pouvaient lui faire oublier Madeleine et ce cher moulin du Cormouer, et son petit Jeannie, et le cimetière où gisait la Zabelle. Son cœur était toujours loin de lui, et le dimanche, il ne faisait autre chose que d’y songer, ce qui ne le reposait guère des fatigues de la semaine. Il était si éloigné de son endroit, étant à plus de six lieues de pays, qu’il n’en avait jamais de nouvelles. Il pensa d’abord s’y accoutumer, mais l’inquiétude lui mangeait le sang, et il s’inventa des moyens pour savoir au moins deux fois l’an comment vivait Madeleine : il allait dans les foires, cherchant de l’œil quelqu’un de connaissance de son ancien endroit, et quand il l’avait trouvé, il s’enquérait de tout le monde qu’il avait connu, commençant, par prudence, par ceux dont il se souciait le moins, pour arriver à Madeleine qui l’intéressait le plus, et, de cette manière, il eut quelque nouvelle d’elle et de sa famille.

— Mais voilà qu’il se fait tard, messieurs mes amis, et je m’endors sur mon histoire. À demain ; si vous voulez, je vous dirai le reste. Bonsoir la compagnie.

Le chanvreur alla se coucher, et le métayer, allumant sa lanterne, reconduisit la mère Monique au presbytère, car c’était une femme d’âge qui ne voyait pas bien clair à se conduire.