François-Joseph (René Pinon)

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François-Joseph (René Pinon)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 37 (p. 47-82).
FRANÇOIS-JOSEPH

L’histoire date ses justices. Elle aurait pu, s’il était mort dix ans plus tôt, réserver quelque indulgence à François-Joseph ; elle lui aurait sans doute tenu compte de ses malheurs, comme s’il n’en avait pas été, pour une large part, responsable, et du décor honorable de son règne, comme s’il n’avait pas voilé les pires souffrances. L’histoire aurait eu tort : l’événement l’a prouvé. En vérité, pour certains hommes, la longévité prend les apparences d’un châtiment de Dieu, comme s’il fallait que les grands responsables assistassent aux inévitables conséquences de leurs erreurs. Il en a été ainsi pour François-Joseph de Habsbourg-Lorraine, empereur d’Autriche, roi apostolique de Hongrie. Cette guerre, dont il est l’un des principaux coupables, suffit, quelle qu’en puisse être l’issue, à le juger et à le condamner. Et en repassant toute cette destinée, ces longues années qui lui furent dévolues, pendant lesquelles tant de bien s’offrait à l’activité libre de cette volonté souveraine, et qui s’achèvent, dans le sang et les larmes, parmi les malédictions des peuples, on est tenté d’emprunter sa parole au plus grand des orateurs sacrés pour s’écrier avec lui : « Instruisez-vous, arbitres du monde ! » Notre dessein, ici, sera plus modeste : il faut aux grands sujets les grandes voix. Il ne saurait même être question encore d’établir un jugement historique sur un si long règne si rempli d’événemens considérables ; il est trop tôt pour prononcer un verdict définitif. Il ne s’agit que d’une esquisse du caractère de l’homme et de son « moi » historique. Une école philosophique prétendait réduire à néant l’influence des individus sur les destinées des peuples : la vie d’un souverain comme François-Joseph réfute ces théories aussi bien par ses actes que par ses abstentions. Qui pourrait affirmer, s’il était mort plus tôt, que d’irréparables calamités n’auraient pas été épargnées aux enfans des hommes ? Celui qui a régné en autocrate, — ou peu s’en faut, — sur l’un des grands empires de l’Europe depuis cette mémorable époque de 1848, d’où est sorti tout l’arsenal d’idées dont vit la politique contemporaine, jusqu’à la plus grande des guerres de tous les temps, d’où un monde nouveau s’apprête à sortir, a tracé profondément à travers l’histoire son sillon sanglant. Quel homme était-il et comment a-t-il compris et exercé son métier de roi ?


I

François-Joseph n’a jamais été un homme de pensée. Il n’a eu qu’un petit nombre d’idées simples et courtes, héritées ou acquises dès sa jeunesse, absorbées inconsciemment dans l’atmosphère de la Cour et, durant sa longue carrière, tandis que, de 1848 à 1916, tout se transformait autour de lui, il s’y est tenu. L’expérience et les circonstances ont pu modifier ses procédés de gouvernement sans toucher à la trame de ses conceptions fondamentales. A peine est-il permis de donner le nom d’idées ou de conceptions à des habitudes de penser, à des manières de sentir innées ou incorporées à la substance même de sa personnalité et de sa fonction royale, immuables et rigides dans la mesure même où elles n’étaient pas sorties d’un effort de réflexion individuelle. Sa mentalité n’est donc pas compliquée et ne se dérobe pas à l’analyse.

L’empereur Ferdinand n’ayant pas d’enfans, l’ordre légitime appelait au trône son frère l’archiduc François-Charles, et, après lui, son fils aîné François-Joseph. Celui-ci fut donc, dès sa naissance, destiné au trône et nourri dans le sérail : c’est un porphyrogénète. Il y aurait une curieuse étude de psychologie historique à écrire sur le caractère des princes nés pour le trône comparé à ceux qu’une série d’accidens imprévus y a portés. Entourés dès le berceau de flatteries et de génuflexions, habitués à se considérer comme des maîtres à qui tout est dû et qui ne doivent rien à personne, portés à confondre toutes choses, et d’abord l’Etat, dans leur propre personnalité, les princes nés dans la pourpre, s’ils ont souvent un sentiment élevé de la fonction et de la dignité royale, pèchent presque toujours par un égoïsme foncier et un autoritarisme sans bornes. François-Joseph n’a pas échappé à cette règle. Dès que la conscience s’est éveillée dans son cerveau d’enfant, il s’est regardé comme un être supérieur aux autres humains, né pour commander comme les autres pour obéir. Quand il s’agit d’un homme de cette catégorie, qui n’a jamais cessé d’être en représentation et de parader dans un uniforme, il devient très difficile de retrouver le fond naturel du caractère dont la contrainte et l’étiquette ont refoulé les instincts et paralysé le développement.

François-Joseph avait une intelligence moyenne, non sans finesse, mais sans élévation, sans envergure, sans pénétration ; la tournure de son esprit était essentiellement pratique. Sa culture était médiocre ; il ne possédait bien que l’allemand et le français. Bien plutôt que vers les lettres ou les arts, son tempérament l’entraînait aux exercices de plein air, aux sports ; il fut dès sa jeunesse un écuyer consommé, un chasseur robuste et adroit. Au fond de sa nature vraie, il y a un tempérament violent, brutal même, autoritaire et sensuel, adouci par quelque bonhomie. Ce sont là les goûts d’un hobereau allemand ; ce sont aussi ceux d’un bourgeois de Vienne qui chaque dimanche émigré vers les sites pittoresques et les chasses giboyeuses de la banlieue. Redouté partout, François-Joseph ne fut vraiment aimé que des Viennois, dont il partageait les goûts et les vices, et des Tyroliens dont les montagnes et les forêts l’attiraient chaque été. Quand il passait, en ces dernières années, par le Ring et la Mariahilferstrasse, s’en allant à Schönbrünn au grand trot de ses chevaux, il était accueilli comme un vieil ami qu’on est heureux de revoir, salué d’un geste familier, d’un signe de tête, d’un chapeau gaiement agité. D’ailleurs, n’était-ce pas un bourgeois de Vienne, ce chasseur passionné qui aimait à s’en aller seul, le fusil à la main, la pipe à la bouche, à la poursuite des chamois et des coqs de bruyère ? N’était-ce pas aussi un bourgeois de Vienne, ce vieux « colonel » qui, presque chaque jour, depuis tant d’années, s’en venait chez Catherine Schratt, l’ancienne actrice du Burgtheater, la vieille amie qui avait su fixer le volage époux de la noble Elisabeth ? Il retrouvait là quelques amis discrets ; on causait de tout, excepté de politique, on faisait la partie de « tarok[1], » on se régalait de bons plats viennois que le « tour de main » d’une vieille cuisinière savait réussir à souhait, et M. Schratt, — ainsi disaient les mauvaises langues, — échappait à l’étiquette que l’Empereur imposait à son entourage, se délassait de ses soucis, oubliait ses chagrins et la sottise vaniteuse des gens de Cour.

Mais la bonhomie, chez François-Joseph, n’apparaît que rarement et à fleur de peau ; le fond de la nature reste hautain et dur. On rapporte qu’au moment d’accepter la couronne, le prince de dix-huit ans s’écria : « Adieu, ma belle jeunesse ! » Avec sa jeunesse il relégua dans l’ombre et sacrifia à la raison d’Etat tout ce qui, dans son caractère, avait survécu de prime-sautier à l’éducation artificielle et tout extérieure qu’il avait reçue. La nature vraie ne reparut plus que de loin en loin ; elle eut une belle flambée de passion sincère quand le jeune Empereur, venu en Bavière pour un mariage de convenances avec l’aînée des filles de Maximilien, duc de Bavière, rencontra les seize ans, les beaux yeux clairs et la flottante chevelure de la cadette Elisabeth dont il fit sa femme : passion d’un jour qui devait sombrer dans de tragiques malentendus et qui fit d’Elisabeth la victime errante de l’étiquette et des jalousies de Cour autant que des infidélités conjugales. Entre les deux époux se dressa, acariâtre et dominatrice, l’archiduchesse Sophie, mère de François-Joseph, sorte d’Agrippine féroce, dépravée, corruptrice, qui avait écarté du trône son faible époux pour y pousser son fils, dans l’espoir d’y régner en son nom, et qui, au nom de la raison d’Etat et du cérémonial, fit expier cruellement à sa belle-fille les déconvenues de son ambition.

La malheureuse Elisabeth paya de son bonheur l’illusion d’avoir cru qu’il peut y avoir, même au foyer d’un empereur d’Autriche, une place pour l’amour et pour l’intimité de la vie de famille. L’infortuné Rodolphe, fruit de cette union tragique, fut lui aussi la triste victime d’une éducation protocolaire, loin du cœur et des yeux d’une mère. De toutes les forces de sa nature ardente, il lutta pour échapper à l’atmosphère étouffante de la Cour, de l’étiquette et du mariage imposé par la politique ; il chercha des distractions tantôt dans l’étude et la société des savans et des artistes, tantôt dans les exercices violens, tantôt dans une crapuleuse débauche ; il trouva, à cette dernière étape, la mort ignominieuse de Mayerling. Avertie la première du drame, l’Impératrice eut la force d’âme de dompter sa douleur pour aller elle-même apporter au père la funèbre nouvelle, conséquence ultime d’une éducation qu’elle avait déplorée sans pouvoir la modifier. Ce jour-là Elisabeth fut grande et l’histoire voudra croire que, parmi les larmes de François-Joseph, quelques-unes furent données au remords. Une telle catastrophe rapprocha le couple impérial ; en apprenant le crime stupide de Genève, le vieil empereur, à qui les malheurs n’avaient pas été épargnés, put dire avec sincérité : « C’est le jour le plus douloureux de ma vie. »

Ainsi apparaît la personnalité humaine de François-Joseph ; elle n’est ni grande ni sympathique : dureté, égoïsme, orgueil et, au fond, faiblesse. Mais à peine peut-on dire que l’on saisisse la vérité profonde de sa nature, même à ces momens tragiques où le cœur se montre à nu, tant le personnage s’est substitué à l’homme. A quoi bon chercher, d’ailleurs ; François-Joseph est bien moins un individu que le représentant d’une lignée, l’héritier d’une dynastie, le chef d’une Maison. Il est un anneau dans une chaîne, le continuateur d’une tradition, le gardien d’un dépôt dont il n’est comptable qu’à Dieu, à ses ancêtres et à ses héritiers.

Dès qu’on se place à ce point de vue, tout s’éclaire dans son caractère, beaucoup de choses s’expliquent dans sa politique. La monarchie des Habsbourg[2], c’est d’abord une dynastie, une Maison ; il faut remonter, pour pénétrer le plein sens de ces mots, jusqu’aux conceptions féodales. Le chef de la monarchie des Habsbourg (le terme d’Autriche-Hongrie est récent et d’ailleurs impropre et discuté) règne par droit d’héritage sur des royaumes et des fiefs divers ; la liste protocolaire de ses titres et souverainetés tient une demi-page du « Gotha. » Les peuples sont faits pour obéir au souverain, non le souverain pour faire le bonheur des peuples. Envers ses peuples, le souverain n’a pas de devoirs tandis qu’ils en ont envers lui ; une constitution n’est valable que dans la mesure et dans le temps où elle ne gêne pas l’exercice de la volonté souveraine du monarque ; un serment ne peut l’engager à l’encontre des intérêts permanens de la Maison. L’âme de l’Autriche, remarque M. Steed, si tant est qu’elle existe, est dynastique. « La dynastie n’est point seulement le pivot et le centre, mais la force vive du corps politique. » La dynastie est la raison d’être de l’Empire. Les peuples n’ont pas d’autre lien entre eux que le serment au même souverain ; et ce lien suffit à créer une cohésion que les idées modernes ne font que commencer à désagréger. Le patriotisme, tel que nous le comprenons, n’existe pas dans la monarchie des Habsbourg ou, s’il existe, il est local : il y a un patriotisme tchèque, un patriotisme magyar, polonais, etc. Vis-à-vis du souverain commun, on ne trouve trace que d’un sentiment : le loyalisme attesté et confirmé par le serment. Le hasard d’une rencontre en chemin de fer me fit un jour lier conversation avec un officier autrichien : « Il m’est impossible, me dit-il, de comprendre comment un pays comme la France, qui n’a pas de souverain et dont les soldats ne sont pas liés par le serment à un chef, peut avoir une armée. » Pareille mentalité est aux antipodes de la nôtre. Un essayiste autrichien distingué, Ferdinand Kürnberger, la qualifiait d’asiatique ; il écrivait en 1871 : « L’Autriche n’est pas réellement inintelligible, il faut la comprendre comme une espèce d’Asie. « Europe » et « Asie » sont des idées très précises : Europe signifie loi ; Asie veut dire arbitraire. Europe signifie respect des faits ; Asie veut dire caprice pur. L’Europe, c’est l’homme. L’Asie, c’est à la fois l’enfant et le vieillard. Avec cette clef vous pouvez résoudre toutes les énigmes autrichiennes[3]. »

En ce sens, François-Joseph est un souverain asiatique, le maître de son troupeau d’hommes. Il se tient pour assuré de la fidélité sans bornes des peuples que Dieu et ses ancêtres lui ont confiés ; l’idée qu’un peuple ou une fraction de peuple pourrait trahir la dynastie et l’abandonner en croyant obéir à un devoir plus élevé envers elle-même, n’entre pas dans son cerveau, elle lui paraît monstrueuse, diabolique. Lorsque, au cours de cette guerre, des unités slaves se rendirent tout entières aux Russes, François-Joseph eut un accès de colère et de stupeur ; mais il ne comprit pas. De fait, il existe encore, dans toutes les parties de la monarchie, — cette guerre l’a prouvé, — de profondes réserves de dévouement à la Couronne : tant les peuples sont longs à devenir adultes, surtout quand leurs maîtres travaillent à les maintenir dans l’enfance. Même en dehors des Allemands et des Magyars, beaucoup de sujets des Habsbourg se reconnaissent en première ligne un devoir envers la Couronne ; en seconde ligne seulement un devoir envers leur nationalité. Les peuples ont le sentiment confus que, pendant de longs siècles, les intérêts de la dynastie ont coïncidé avec les leurs. La Couronne a maintenu l’équilibre social, et c’est de cela qu’encore aujourd’hui elle tire un prestige et une autorité considérables.

Nul souverain Habsbourg ne s’est plus complètement que François-Joseph identifié à sa Maison. Il est un pontife qui entretient un culte, un gardien qui veille sur un dépôt sacré. C’est lui qui vraiment aurait pu dire : l’Etat c’est moi, à la condition d’entendre que « moi, » ici, ne s’applique pas à un individu mais à une lignée, à une suite traditionnelle, à une Maison. C’est ainsi qu’il a compris la mission dont chaque Habsbourg croit que la Providence l’a investi ; Joseph II, par exemple, ou Marie-Thérèse, eurent une autre conception, plus réformiste, plus active, de leur rôle. M. Steed a un mot profond et juste : la fonction des Habsbourg, c’est « de conjurer la déviation et de restaurer la continuité. » C’est bien ainsi que François-Joseph interpréta son devoir. Que sa conception fût assez ample et adéquate à des temps troublés où il aurait fallu refondre la vieille monarchie et lui imprimer une nouvelle direction et un nouvel élan, c’est une autre question à laquelle nous essayerons de répondre et à laquelle, mieux que nous, répondra un prochain avenir.

La Maison de Habsbourg, c’est une personnalité historique, une tradition vivante. Or, cette tradition est allemande et anti-slave : c’est là un fait capital. Le chef de la Maison ne croit pas avoir reçu d’En-Haut pour tâche de faire impartialement le bonheur de ses sujets sans distinction de race, mais bien d’assurer la domination de la race et de la culture allemandes. Quand Rodolphe de Habsbourg, petit seigneur des bords de l’Aar, reçut, au XIIIe siècle, le titre des empereurs qui se disaient les successeurs des Césars romains, il recueillit aussi leurs traditions et leurs prétentions ; la lutte contre les Slaves de l’Est, la germanisation des « Barbares » ; c’était la tradition même de Charlemagne et des Otto. L’empereur Rodolphe, dans les plaines du Marchfeld, près de Vienne, vainquit en l’an 1278 le puissant roi des Tchèques Otokar, et conquit sur lui Vienne. C’est un souvenir toujours d’actualité que les Allemands commémorent volontiers. La fondation de la Marche de l’Est, l’Oestreich, l’Autriche, s’est faite aux dépens des Slaves ; elle s’est enfoncée comme un coin entre les Tchèques du Nord et les Slaves du Sud. Le souverain Habsbourg, par les mérites qu’il acquiert dans la lutte contre les Slaves, se crée des titres à la suprématie sur tous les Allemands ; c’est la fonction même de l’Empereur : chef des Allemands, dominateur des Slaves et des Magyars. Lorsque le chef de la Maison de Habsbourg devint, par mariage, roi de Bohême, roi de Hongrie, roi de Croatie, sa royauté ne fit que consacrer sa victoire sur les populations non allemandes aux dépens desquelles s’agrandissait la Marche de l’Est. Il pensait ainsi les germaniser plus aisément ; et l’on put croire, à diverses reprises, qu’il y était parvenu. Après la bataille de la Montagne Blanche (1620) et les massacres qui suivirent, il ne fut plus question, pendant deux siècles, des Tchèques ni de l’indépendance bohème. Ainsi : tradition impériale, Austriæ est imperare orbi universo, le fameux A.E.I.O.U ; — tradition de la croisade contre les Slaves ; — tradition allemande : « Vous oubliez que je suis un prince allemand, » dira François-Joseph à Napoléon III lui parlant d’extension française sur la rive gauche du Rhin. Cette tradition triple et une de la Maison de Habsbourg n’a jamais été plus vivante que dans le cœur du Kaiser Franz.

Le chef de la Maison a pour premier devoir de maintenir et d’accroître ce que l’ancienne philosophie politique appelait son État. C’est une honte pour un souverain de transmettre amoindri à son successeur l’héritage qu’il a reçu de son prédécesseur. Chaque souverain doit s’efforcer d’enrichir et d’agrandir, par tous les moyens, la fortune de la Maison. Le mariage est l’un de ces moyens : la plupart des pays disparates qui composent l’héritage des Habsbourg ont été réunis par mariage ; cela suffit, selon les anciens juristes impériaux, pour créer un droit au souverain et un devoir d’obéissance aux sujets. C’est dans les vieux juristes du moyen âge, imbus du droit impérial romain qu’il faudrait aller chercher les maximes directrices de la politique de François-Joseph ; à tous les points de vue il a été, lui et son État, un anachronisme, une survivance d’un passé partout ailleurs aboli ou en voie de disparaître. De là ses affinités particulières avec les Hongrois, le plus « ancien régime » de tous les peuples. — Maintenir et accroître sa Maison, c’est, pour François-Joseph, l’impératif catégorique, qu’il ne discute pas, le devoir qui lui est supérieur à lui-même et que Dieu lui a imposé avec les multiples couronnes qui chargent son front. En Autriche-Hongrie, le ministre des Affaires étrangères est, d’abord, ministre de la Maison impériale : il faut voir là un profond symbole et non un vain titre de cour. Ce sont vraiment les intérêts de la Maison impériale, de la dynastie, qui inspirent la politique de la Ballplatz. A un ministre qui lui recommandait un homme comme patriote, François-Joseph fit cette remarque : « Vous me dites qu’il est patriote à l’égard de l’Autriche ; mais l’est-il aussi à mon égard ? » M. Steed définit très exactement la politique des Habsbourg « un opportunisme exalté à la poursuite d’une idée dynastique immuable. »

Pour conserver et accroître sa Maison, pour acquérir plus de terres, le grand moyen d’action, c’est l’armée. Le chef de la Maison de Habsbourg est un soldat ; François-Joseph est toujours en uniforme ; tout dans sa vie révèle la discipline militaire ; même dans l’exercice de son autorité comme chef de sa Maison, il se comporte comme un chef d’armée et ses décisions sont des arrêts de conseil de guerre. François-Joseph n’a jamais cessé de s’occuper avec sollicitude de l’armée qui est vraiment « son » armée, dont il est le chef et qui prête serment à lui seul. Sûr de son armée, l’Empereur a rempli l’essentiel de son devoir : il sait qu’il pourra, s’il en est besoin, dans l’intérêt de la dynastie, sauvegarder ou agrandir son État.

La Maison de Habsbourg, en tant que famille et dynastie, a ses règles et ses lois spéciales ; elle est un État au-dessus de l’État, ou plutôt, représentée par son chef, elle est l’État. Il existe un statut de la famille des Habsbourg-Lorraine qui date de 1839. L’Empereur, chef de la Maison, est maître absolu dans sa famille ; son autorité domestique est sans limites et il en use dans l’intérêt de la dynastie. Nul archiduc ne peut contracter mariage sans son exprès consentement ; son ordre dispose du cœur et de la main des archiduchesses. L’héritier du trône ne peut être né que d’un mariage dans lequel les deux époux ont entre eux égalité de naissance Ebenbürtigkeit ; petit est le nombre des familles qui peuvent donner une impératrice à l’Autriche et une mère à un empereur. On n’a pas oublié dans quelles conditions l’archiduc François-Ferdinand, assassiné à Sarajevo, avait épousé la comtesse Chotek ; s’il était devenu empereur, sa femme légitime n’aurait pas reçu le titre d’Impératrice, et ses enfans n’auraient pas été héritiers du trône. C’est seulement à cette condition, formellement stipulée dans un acte écrit, que François-Joseph avait donné son consentement à une union que le statut de la famille jugeait indigne d’un Habsbourg. Le chef de la Maison ne pardonna jamais à son neveu cette mésalliance. L’héritier de la couronne ne put obtenir pour sa femme le rang d’archiduchesse ; le scandale des funérailles des deux époux, unis dans la mort par le même attentat, mais séparés par le protocole, fit éclater tout ce qu’a de vétusté, et tout ce que peut avoir d’odieusement antichrétien, la sacro-sainte loi de la Maison de Habsbourg. L’attentat de Sarajevo accueilli de toute la Cour avec une joie sans grimaces, et de l’Empereur sans chagrin, apparut comme une amende honorable au statut familial des Habsbourg et comme une solution aux difficultés inextricables que recelait pour l’avenir une situation paradoxale. Le revolver de Prinzip fit tout rentrer dans l’ordre dynastique et familial et fournit au vieil empereur et à son complice l’occasion cherchée d’une de ces belles guerres dans lesquelles les dynasties de proie ont coutume de chercher l’accroissement de leurs domaines. Qu’importe si les peuples pâtissent, pourvu que la Maison grandisse !

L’étiquette est la règle intérieure de la Maison souveraine. La rigidité oppressive, la minutie vexatoire de l’étiquette de la Cour des Habsbourg-Lorraine, héritée des Habsbourg d’Espagne, est légendaire. Elle est l’armature étroite et inflexible qui maintient les hommes et les choses dans un même ordre archaïque et désuet, chasse la lumière et l’air, arrête au seuil du Palais impérial tous ceux qui ne possèdent pas, par droit de naissance, la Hoffähigkeit, la capacité de figurera la Cour. C’est l’étiquette qui crée autour de l’Empereur et des princes une muraille qui les isole dans une atmosphère artificielle où s’étiolent les intelligences et se faussent les caractères. Pour échapper au solennel ennui de la Cour, à ce vide mortel qui étouffa à vingt et ans le fils de Napoléon Ier, princes et princesses s’ingénient à découvrir des issues : Maximilien va poursuivre au Mexique un trône illusoire et trouve le peloton d’exécution ; l’archiduc Jean de Toscane abandonne ses grades et dignités pour devenir capitaine au long cours, sous le nom de Jean Orth, et s’en aller périr dans un naufrage sur les côtes de la Patagonie ; Rodolphe se plonge dans la débauche et s’y noie ; François-Ferdinand épouse la dame d’honneur de l’archiduchesse Frédéric dont l’Empereur l’avait envoyé demander la fille en mariage ; d’autres finissent dans les liqueurs ; un frère de l’Empereur est exilé, pour ses vices, dans une bourgade du Tyrol ; deux jeunes archiduchesses, petites-filles de l’Empereur, font, en ces dernières années, des mariages d’amour avec de beaux lieutenans qui ne sont pas de sang royal. Chacun s’échappe comme il peut, sauf ceux à qui les cabales et les intrigues byzantines rendent supportables la captivité dorée de la Cour et la servitude de l’étiquette. L’Impératrice s’enfuit, affolée, et va courir le monde ; l’Empereur se réfugie sur les cimes alpestres ou dans le boudoir bourgeois de Catherine Schratt.

Tel est le milieu d’idées et de mœurs où s’est formée et par où s’expliquent la mentalité d’un François-Joseph et par suite sa politique. Ces manières d’être, de vivre et de penser, qu’il avait trouvées dans l’atmosphère même de sa jeunesse, se sont ancrées dans sa mémoire et dans son intelligence par le milieu et les circonstances historiques où se développa sa jeunesse vouée au trône. Il fut enfant et adolescent de 1830 à 1848. C’était le temps où Metternich vieillissant appesantissait sur les peuples d’Autriche, au nom du droit des Couronnes, sa tyrannie policière et mesquine. L’essai révolutionnaire de 1830 avait été partout réprimé, sauf en France ; aussi Louis-Philippe passait-il, en Autriche, pour traître à la cause solidaire des rois. Les monarques et leurs ministres avaient seuls la direction absolue et sans contrôle de la vie et de la politique des nations ; ils s’entendaient, dans les Congrès de la Sainte-Alliance, pour bâillonner toute manifestation écrite ou parlée d’une pensée libre. Aucun droit n’était reconnu aux peuples, sauf celui de payer et de se taire ; les souverains avaient le droit de les dépecer, de les partager selon leurs propres convenances ou leurs conventions. C’est la Kabinetspolitik. Les rois et leurs ministres n’ont aucun compte à tenir des droits inexistans ou des vaines aspirations des peuples ; ils disposent d’eux souverainement, sans les consulter, dans leurs tractations entre monarques. La politique ne regarde que les souverains et leurs conseillers ; le reste des hommes constitue la paie avec laquelle on brasse la politique, dans laquelle on taille et on tranche sans scrupules. François-Joseph est un disciple politique de Metternich, un produit du « système. » Si l’on fait quelquefois appel à la bonne volonté des peuples, comme la coalition le fit de 1813 à 1815 contre Napoléon, comme nos ennemis le font aujourd’hui contre nous, ils n’y gagnent rien qu’un régime plus autoritaire et plus oppressif. Lorsque François-Joseph accordera à ses sujets des extensions du droit de suffrage, il le fera dans son intérêt, pour l’avantage de la Couronne et de la dynastie ; il n’y verra pas une concession à un droit quelconque de ses peuples. Jamais François-Joseph ne s’est élevé au-dessus des conceptions de la Sainte-Alliance et de la Politique des Cabinets qu’il avait apprise et pratiquée dans sa jeunesse.

Autour de François-Joseph enfant, vieillissent, à la cour de son grand-père et de son oncle, les anciens soldats des grandes guerres napoléoniennes, et grandissent leurs enfans ; ceux-ci sont nés au milieu du bruit des armes ; leur sang bouillonne au récit des grandes luttes. Schonbrünn est encore rempli du souvenir, moins abhorré peut-être qu’envié, de Napoléon. Toute sa vie, François-Joseph a gardé près de lui, dans son cabinet de travail, une miniature qui le représente, tout petit, sur les genoux de l’Aiglon ; il tenait beaucoup à ce souvenir, comme s’il se sentait rattaché par l’humble image à la grande épopée. Cette génération des épigones frémissait d’impatience et attendait le réveil du canon. A quatre ans, François-Joseph s’amusait à faire manœuvrer des grenadiers ; toute sa vie il a gardé le goût de son enfance pour les grandes parades militaires ; la guerre lui apparaissait comme un phénomène naturel de l’activité des rois, comme la solution normale des difficultés politiques.

À ces impressions d’enfance il faut joindre les circonstances de son avènement au trône. François-Joseph n’oublia jamais à quel moment et dans quelles conditions il reçut la charge de la couronne. La révolution triomphait à Vienne ; la Hongrie était en pleine révolte ; c’est par un peuple en armes révolté contre son souverain que le jeune François-Joseph et son père avaient été un jour acclamés dans Vienne. Devenu empereur, il ne pardonna jamais, à ceux qui l’avaient déchaînée, la révolution dont il avait été le premier bénéficiaire. Il se fit, selon les maximes de Metternich, des « entrailles d’Etat, » qui surent, selon les besoins de la politique, tout oublier ou ne rien oublier. Il sanctionna allègrement les pendaisons de Hongrie, les exécutions, les exils, les emprisonnemens qui suivirent la défaite de la révolution. S’il pardonna plus tard aux Hongrois qui l’avaient fait trembler, il garda toujours rancune aux Croates et aux Roumains de Transylvanie qui l’avaient secouru dans sa détresse, au Tsar et à l’armée russe qui l’avaient sauvé en abattant la révolution magyare. « Sire, avait dit Paskiévitch, la Hongrie est aux pieds de Votre Majesté. » Prêter assistance aux rois, c’est les humilier, et ils ne le pardonnent guère ; mais l’ingratitude autrichienne a dépassé toutes les bornes, jusqu’à « étonner le monde. »

De ces souvenirs de jeunesse, François-Joseph a gardé l’horreur de toute revendication démocratique ou nationale ; il s’est habitué à recourir, pour s’en délivrer, à la force armée. Ce sont là des traits qu’il est bon de noter ; ils corroborent ceux que nous avons vus dominant dans l’atmosphère héréditaire et familiale de François-Joseph ; ils achèvent de caractériser sa physionomie intellectuelle et morale faite de peu d’idées très simples.


II

François-Joseph, à l’intérieur de son empire, a toutes les réalités du pouvoir, mais il gouverne le moins possible par lui-même. Un Napoléon est obligé d’innover, de donner constamment de sa personne, au risque de compromettre la source même de son autorité ; un Napoléon ne peut être qu’un homme du génie. Au contraire, un François-Joseph n’intervient que lorsqu’il estime en danger le principe ou l’assiette de son pouvoir ; il peut être un médiocre sans que ses sujets s’en aperçoivent, si ce n’est après une longue expérience. François-Joseph a trouvé en plein fonctionnement le système de gouvernement organisé par Marie-Thérèse, renouvelé par Joseph II, perfectionné et stylisé par Metternich et devenu une lourde, mais solide machine qui tourne, qui nivelle et qui broie. On se trompe quand on ne veut voir dans la monarchie des Habsbourg que la diversité de nationalités, ayant chacune son histoire, son idéal et ses aspirations : c’est d’abord un puissant organisme gouvernemental et centralisateur dont le principe moteur est la dynastie, la maison de Habsbourg, et dont les deux rouages essentiels sont l’armée et la bureaucratie. Chacun de ces grands organes est marqué du sceau spécial que l’autoritarisme des Habsbourg a imprimé à tout le système et qui est devenu comme la marque distinctive de la vie sociale et gouvernementale en Autriche-Hongrie.

Si la dynastie est la clef de voûte, l’armée est la voûte : elle soutient tout l’édifice. Elle est l’armée de l’Empereur. Quelques concessions que les circonstances puissent l’amener à faire à l’un ou à l’autre des peuples ou des partis de son empire, il n’admet aucune transaction, dès qu’il s’agit de l’armée. Quand Beust et Andrassy négocièrent, le « compromis » de 1867, l’Empereur eut soin d’exiger l’insertion, dans le statut autrichien, de l’article 5 : « Il appartient exclusivement à l’Empereur d’ordonner toutes affaires concernant la conduite, la direction et l’organisation intérieure de l’armée dans son ensemble. »

Administrativement, il y a bien trois armées : l’armée commune, la landwehr autrichienne et la honvéd ; militairement, il n’y en a qu’une, dont l’Empereur est le seul maître. Quand en 1906, la « coalition » arrive au pouvoir à Budapest avec le Cabinet Weckerlé, le Roi la laisse s’agiter et discourir ; mais dès qu’elle met en cause la constitution et l’unité de l’armée, il la brise net. L’armée est le puissant instrument de règne et d’unification aux mains de la dynastie ; l’Empereur veille de près sur elle, l’inspecte, la fait inspecter et commander par les archiducs ; il se montre, parmi les officiers, — lui naturellement hautain et dur, — familier et bienveillant ; et cependant le corps d’officiers n’est pas, comme en Prusse, recruté dans une caste ; il est plus bourgeois qu’aristocratique. L’Empereur protège l’armée et ses chefs, même contre la toute puissante bureaucratie paperassière. M. Steed raconte à ce propos une charmante anecdote bien caractéristique. Pendant l’occupation de la Bosnie-Herzégovine, en 1878, qui fut très dure, un vétéran légendaire, idole de l’armée, le général Galgotzy, fit construire très rapidement et à peu de frais, grâce au dévouement de ses soldats, une route indispensable ; puis il adressa son rapport : « Route construite. Vingt mille florins reçus ; vingt mille florins dépensés ; ne reste rien. Galgotzy. » Stupeur des bureaux qui demandent un mémoire détaillé avec pièces justificatives. Silence de Galgotzy. Réclamation plus péremptoire des bureaux. Réponse de Galgotzy. « Vingt mille florins reçus, vingt mille florins dépensés. Si quelqu’un en doute, c’est un âne. » Colère du directeur de la comptabilité qui attire sérieusement l’attention de l’Empereur sur une pareille irrévérence et insinue l’idée d’une réprimande. Alors François-Joseph doucement : « Vous doutez donc ? » — C’est dans les questions militaires que se fait sentir le plus souvent et le plus directement l’action personnelle de l’Empereur : son armée est un glaive qu’il ne faut pas laisser rouiller et qui doit jouer aisément dans sa gaine.

La bureaucratie autrichienne n’est pas une institution, c’est un état d’esprit qui envahit toutes les institutions et leur donne à toutes, clergé compris, la même physionomie routinière, paperassière et policière, au service d’une même idée de centralisation dynastique, d’uniformité et de germanisation. La bureaucratie autrichienne est une chose à part, sui generis, qui n’a son équivalent dans aucun autre pays[4]. Chaque grand service, quel qu’en soit le chef apparent, ministre ou directeur, est en réalité le domaine d’un ou plusieurs bureaucrates, qui font le travail tout en l’arrêtant, qui empêchent l’organisme de se dissocier tout en le paralysant : tyrannie anonyme et universelle, qui résiste parfois même à l’Empereur, opprime les ministres, annihile les parlemens et terrorise le public. L’Empereur laisse faire ; la bureaucratie anesthésie le peuple, elle le rend incapable de réagir et de se révolter ; le mécontentement n’arrive pas jusqu’à l’Empereur, il se dilue et se perd en route. On se console avec le : « si l’Empereur savait. » La popularité du fameux docteur Lueger, qui fut, jusqu’à sa mort, le maître de Vienne, lui vint surtout de ce qu’il osa lutter contre la bureaucratie et protéger les faibles contre son omnipotence. Son antisémitisme est, au fond, un antibureaucratisme, car les Juifs, en Autriche comme en Hongrie, peuplent la bureaucratie, y prospèrent, y pullulent, s’en font un État dans l’État. Cette prédominance de l’élément juif explique en partie l’action germanisatrice de la bureaucratie, car, dans l’empire des Habsbourg, le Juif est partout un agent de germanisation.

La police est une branche de la bureaucratie ; elle en est la branche la plus caractéristique, la plus dangereuse et la plus méprisable ; elle envahit les compartimens voisins, justice, administration ; elle s’introduit à la Baliplatz et donne à la politique extérieure de la monarchie une allure à la fois bouffonne et sinistre. On doit à son influence les inventions, aussi grotesques qu’infâmes, qui se sont appelées l’affaire Prochaska, le procès d’Agram, le procès Friedjung, le procès de Banjaluka, et tant d’autres affaires du même acabit où se révèlent cyniquement l’activité malfaisante de la police et ses accointances étroites avec la diplomatie des Aehrenthal et des Porgasch. La honte en rejaillit jusque sur l’Empereur qui, sans doute, n’a pas connu le détail des moyens mis en œuvre, mais qui a certainement approuvé le dessein et l’objet. Le rôle de la police lors de l’attentat de Sarajevo ne sera sans doute jamais tiré au clair ; il est pour le moins suspect. En n’accusant la police politique que d’une prodigieuse négligence, on fait preuve de modération. La joie indécente de toute la bureaucratie devant les deux cadavres établit tout au moins une complicité morale. — La police, en Autriche, n’est pas seulement un organe de répression ; c’est un organe de gouvernement, l’intermédiaire par lequel s’exerce l’absolutisme réel de la Couronne. La police autrichienne est, en général, sans brutalité, mais on retrouve partout son action ténébreuse ; elle contrôle toute la vie publique et la vie sociale et fait peser, partout et sur tous, un espionnage déprimant, un arbitraire démoralisant. Elle n’a pas changé depuis Metternich ; elle est encore non pas la servante mais l’inspiratrice, la maîtresse de l’organisation judiciaire à laquelle elle dicte ses sentences ; elle sait toujours, comme au temps où elle sévissait en Lombardie, trouver des griefs contre les innocens qui lui déplaisent et organiser des procès « amalgames » comme ceux qui sont actuellement intentés aux plus notoires des Tchèques et des Slaves du Sud. L’Autriche s’est fait une spécialité de ces procès politiques dans lesquels l’absence de tout fondement à l’accusation n’empêche pas l’odieuse rigueur des condamnations. Par la police se fait la conjonction de toutes les branches de l’administration ; par elle s’établit, entre les innombrables fonctionnaires qui endorment l’Autriche sous un déluge de paperasserie, une solidarité instinctive qui les arme tous — sans excepter le clergé — contre l’audacieux qui attaque leurs privilèges et sape les bases de leur influence lucrative.

L’Église, dans la monarchie des Habsbourg, est avant tout un département de l’État. Ainsi l’avait souhaité, au XVIIIe siècle, l’Allemand Justus Febronius ; ainsi l’avait réalisé, au nom de la philosophie des lumières, Joseph II, l’empereur ami des encyclopédistes. De fait, sous le régime joséphiste, le clergé, soustrait à la direction vivifiante du Saint-Siège, se trouvait sans défense en face de l’omnipotence de L’État ; il s’en remettait à la Couronne de la conservation de ses privilèges et de ses richesses, et la Couronne en échange exigeait qu’il mît à son service son autorité morale et l’attrait pompeux de ses cérémonies. Mais, derrière cette façade trompeuse, grandissaient dans la bourgeoisie des aspirations libérales et s’exaltaient les passions révolutionnaires du peuple ; les unes et les autres tirent éruption en 1848. François-Joseph, sous l’inspiration de son ancien précepteur le cardinal Rauscher, sentit la nécessité, dans l’intérêt de la Couronne et de la paix publique, d’infuser un sang nouveau à l’Église en lui rendant une ombre d’indépendance et en renouant ses liens avec Rome ; ce fut l’objet du Concordat de 1855 ; il rendait à l’Église juridiction sur l’éducation, le mariage, sur les actes de la vie sociale qui intéressent directement la vie morale. Les dispositions du Concordat se heurtèrent aux habitudes joséphistes du clergé et aux traditions policières de la bureaucratie. Une partie du clergé séculier et régulier craignit, s’il cherchait un appui du côté du Saint-Siège contre les empiétemens de l’État, de subir le contrôle que ses mœurs, corrompues par la richesse, rendaient particulièrement nécessaire. L’État, lui, redoutait qu’un clergé trop zélé pour le bien des âmes ne cessât bientôt d’être un instrument docile de la Couronne et de la bureaucratie. L’esprit joséphiste continua donc de régner dans l’Église officielle austro-hongroise. Le grand Léon XIII sentait bouillonner de saintes colères dans son âme véhémente quand il pensait à ces évêques trop riches, à ces couvens trop luxueux ; son ardeur évangélique eût souhaité d’introduire plus de vie chrétienne et plus de renoncement parmi ces prêtres fonctionnaires envahis par la corruption du siècle ; il se heurta à l’opposition de la Couronne et de la bureaucratie. Du moins, quand le pharisaïsme dynastique et gouvernemental lui demanda de condamner le mouvement, catholique dans ses sources et démocratique dans ses méthodes, qui, sous l’action du Père jésuite Abel et sous l’ardente parole du docteur Lueger, allait rénover et transformer dans Vienne la vie religieuse et la vie sociale, le Pape, sur le rapport du nonce Agliardi, refusa. Peu d’années après, quand, en 1900, éclata le mouvement « les von Rom » qui était surtout un mouvement pangermaniste contre les Habsbourg, ce fut dans la Christliche Demokratie de Vienne que la Couronne, menacée en même temps que la foi, trouva son plus solide appui.

On voit, d’après ce que nous venons de dire, quelles pouvaient être les conceptions chrétiennes de François-Joseph. Il n’est pas, comme Joseph II, un roi philosophe ; il est assidu aux grandes cérémonies du culte ; Vienne l’a vu, chaque année, suivre tête nue, avec toute la Cour, la procession de la Fête-Dieu entre deux haies d’une foule dévote et silencieuse dont il était difficile de dire si elle adorait la Majesté de Dieu ou la Majesté de l’Empereur. Au Congrès eucharistique de Vienne, en 1912, participèrent l’Empereur et les membres de la famille impériale et tous les grands corps de l’Etat. François-Joseph se regarde comme le protecteur de la religion, de l’orthodoxie et des droits du clergé ; c’est d’ailleurs à charge de réciprocité. L’accomplissement de ce devoir tutélaire confère à la Couronne des Habsbourg un droit d’ingérence dans l’acte le plus solennel du gouvernement de l’Eglise, l’élection du Pape. Au conclave de 1903, les éminens électeurs entendirent avec stupeur l’un d’entre eux, le cardinal Puzyna, prince-évêque de Cracovie, prononcer contre le cardinal Rampolla « l’exclusive » de François-Joseph. C’était la vengeance de l’Autriche et de l’Allemagne contre Léon XIII. Il n’est pas sûr que François-Joseph, — même après la noble et magnifique protestation du cardinal Rampolla au nom de la liberté du conclave, même après la constitution de Pie X interdisant, sous peine d’excommunication, à un cardinal de se faire, à l’avenir, le porte-parole d’une intervention laïque, — ait compris pourquoi son acte avait soulevé l’universelle réprobation de la conscience catholique : et cela suffit à caractériser ses conceptions religieuses. Quant au cardinal Puzyna, c’était un zélé fonctionnaire de l’Etat autrichien, qui, de l’administration préfectorale, où il avait d’abord servi, était passé dans l’administration épiscopale, où la faveur de la Couronne lui avait valu un brillant avancement ; sa mentalité était restée, sous la pourpre romaine, ce qu’elle était sous l’habit de Cour du haut fonctionnaire ; il est mort sans avoir compris pourquoi son intervention avait froissé le Sacré-Collège et scandalisé l’Eglise universelle : et cela suffit à caractériser l’état moral du clergé austro-hongrois. On se demande, en présence d’un règne comme celui de François-Joseph, si, pour le bien des âmes, l’Eglise catholique a plus à gagner ou plus à perdre en conservant, dans les conditions onéreuses où elle l’obtient en Autriche, l’illusoire et étouffante protection des princes, qui risque d’éloigner d’elle l’adhésion spontanée des peuples.

Dans cette brève analyse des ressorts essentiels qui font mouvoir la lourde machine du gouvernement des Habsbourg, nous n’avons fait aucune place aux Parlemens ; leur importance est, en effet, plus apparente que réelle. En l’absence d’un parlement central, deux parlemens, celui d’Autriche et celui de Hongrie, dix-sept diètes, dont plusieurs figurent la représentation de nationalités qui prétendent à l’autonomie, constituent un organisme trop compliqué et trop disparate pour qu’en lui réside la réalité du pouvoir législatif. Parlemens et diètes sont des organes de gouvernement local ; ce sont surtout des soupapes de sûreté par où s’épanchent en discours les aspirations des peuples et les revendications des classes. Autoritaire par instinct et par volonté réfléchie, François-Joseph s’est cependant accommodé volontiers du régime constitutionnel ; il y a rencontré parfois des oppositions, jamais d’obstacle sérieux, souvent un appui utile aux intérêts dynastiques. Les parlemens lui ont servi à opposer les uns aux autres les intérêts des diverses nationalités de l’Empire, à émietter en partis les représentations nationales, à diviser pour mieux régner. Il a même concédé à ses peuples cisleithans le suffrage universel ; les nationalités ont cru trouver dans cette concession une satisfaction ; en réalité, le Reichsrath issu du suffrage universel, — d’un suffrage universel savamment aménagé pour assurer la majorité aux Allemands et aux Polonais, — ne s’est montré ni plus ni moins maniable que ceux qui l’avaient précédé et qui étaient issus du système des curies. D’ailleurs, si le Reichsrath de Vienne devient récalcitrant, si l’obstruction organisée par les partis slaves arrête les travaux parlementaires, l’Empereur proroge sine die le parlement et gouverne sans lui. Devant une situation qui paraît sans issue, il garde toujours la ressource de l’article 14 de la Constitution autrichienne de 1867, qui donne au gouvernement, « en cas d’urgente nécessité, le droit de prendre, par ordonnance impériale, des mesures qui ont provisoirement force de loi. » Ce provisoire peut durer longtemps, et l’Empereur est juge de « l’urgente nécessité. » Avec de pareils textes, une bonne armée et une bonne police, un souverain aimé ou redouté de ses peuples peut donner licence à une Chambre de discourir et de faire de l’opposition.

En Hongrie, le Roi a eu affaire, notamment lors de l’arrivée au pouvoir de la « coalition, » à une opposition victorieuse et qui paraissait formidable ; lorsqu’il se résigna à appeler ses chefs au pouvoir, il choisit pour président du Conseil M. Weckerlé, dont il connaissait le loyalisme, et lui imposa ses conditions ; il n’accorda que des concessions de pure forme, et quand le Cabinet et la majorité voulurent aborder la discussion de réformes militaires qui auraient compromis la forte unité de l’armée, les ministres furent mandés à Vienne ad audiendum verbum regium. L’Empereur leur signifia sa volonté et les congédia, penauds et domptés. Ainsi s’effondra dans le ridicule et l’impuissance la « coalition » Kossuth, Apponyi, Andrassy. En Hongrie, où il n’y a pas la ressource de l’article 14, le Roi recourt à un procédé dictatorial. Il choisit un homme qui a sa confiance, — homo regius, — et le charge de constituer un ministère qui gouverne sans tenir compte du Parlement. Tel fut le rôle, en 1905, du général Fejervary ; en 1910, du comte Khün-Hedervary. En Hongrie, comme en Autriche, tout ce que veut le souverain est légal.

François-Joseph, d’ailleurs, n’use que rarement de ces procédés absolutistes, il répugne à ces solutions tranchantes ; en général, il préfère temporiser et manœuvrer, persuadé qu’il est toujours temps, quand on est sûr d’avoir la force à ses ordres, d’y recourir, confiant dans la fidélité de tous ses sujets à la dynastie. C’est dans ce maniement des partis, des nationalités et des hommes qu’apparaît l’« équation personnelle » du monarque. A défaut d’une haute intelligence, il possède un certain sens des réalités ; son expérience des hommes et des affaires lui a appris que la logique ne mène pas les affaires humaines. En ces dernières années, quand un de ses ministres lui exposait la mesure ou la réforme qui lui paraissait nécessaire, le vieil Empereur répondait volontiers : « En théorie, vous avez raison ; mais il faut avoir été empereur soixante ans ; » et il trouvait une autre issue, toujours provisoire, mais qui, dans son empire, avait chance de durer jusqu’à ce que, les circonstances ayant changé, il devînt possible de découvrir une nouvelle solution également provisoire. Quant aux hommes, François-Joseph s’est servi d’eux, les a élevés et brisés avec tout le détachement d’un maître qui n’est tenu, vis-à-vis des serviteurs dont il daigne utiliser le zèle, à aucune gratitude ; ils sont, dans son jeu politique, de simples pions, dont la personnalité ne compte pas, et qui doivent tenir à honneur de se sacrifier aux intérêts de la dynastie. Ainsi advint-il au malheureux Benedek.

La tactique prudente et dilatoire de l’empereur François-Joseph aurait pu suffire à un règne court, en des temps tranquilles. Ajourner les difficultés, lorsqu’elles sont graves, c’est souvent les envenimer, c’est fermer les yeux sur les transformations profondes qui s’opèrent dans les masses populaires. Pour maintenir, le moyen efficace est souvent de transformer. L’adage quieta non movere n’a jamais réussi à prévenir les révolutions ; à plus forte raison se révèle-t-il insuffisant pour faire obstacle à de puissans mouvemens nationaux qui mettent en jeu les plus nobles passions de l’âme humaine. C’est à cette conception du gouvernement que l’esprit de François-Joseph n’a jamais su s’élever. Le caractère des transformations radicales qui s’opéraient dans la masse de ses peuples lui a échappé ; là où il a cru voir des luttes de partis qu’une tactique adroite sait endormir, c’était en réalité la sève capiteuse des résurrections nationales qui troublait ses États. Il avait cru dompter par la prison et les supplices le mouvement de 1848, mais le branle était donné, le levain était dans la pâte et travaillait ; les unes après les autres, les nationalités prenaient conscience d’elles-mêmes et, pour retrouver leur âme historique, ressuscitaient d’abord leur langue.

L’Italie, la plus mûre, la plus éloignée du centre de l’Empire, s’est affranchie grâce au Piémont et à ses alliés ; François-Joseph n’a jamais vu dans cette séparation, qui n’a eu pour l’Autriche que des avantages, que la révolte d’une partie de ses sujets contre leur légitime souverain ; il a cédé à la force, il a admis plus tard le fait accompli en s’alliant avec le roi d’Italie, mais le regret de ses provinces perdues l’a toujours hanté, et c’est pour en compenser la perte qu’il s’est jeté dans la politique balkanique. La pensée n’a probablement jamais traversé son cerveau que ce fût un bienfait, pour les populations de l’Italie du Nord, de vivre libres et unies selon leur vœu unanime ; pour lui il n’existait pas de droit contre le droit des rois.

Comment, sous son règne, la Bohême dont la langue n’était plus guère, au commencement du XIXe siècle, qu’un dialecte rural, dont la vie politique et les mœurs sociales s’étaient en grande partie germanisées, a réappris, à la voix de Palacky, à parler et à écrire sa belle langue tchèque, a repris pleine conscience de son existence nationale, s’est émancipée économiquement en s’enrichissant, a revendiqué son « droit d’Etat » et affirmé son idéal d’union en une grande nation tchéco-slovaque, c’est là un phénomène dont la genèse et le développement ont échappé à François-Joseph et dont, cependant, il a été, bien involontairement, la cause indirecte. Ce sont ses injustices et ses duretés à l’égard des Slaves de son empire qui ont obligé Slaves du Nord et Slaves du Sud à s’organiser, à se comprendre, à s’unir. Le Reichsrath, surtout après l’institution du suffrage universel, en réunissant leurs députés dans une même assemblée, leur a donné le sentiment d’une parenté de sang et d’une communauté d’intérêts, et cette notion, en s’élargissant, s’est étendue même aux Slaves de l’extérieur. Les Polonais seuls ont fait leur politique à part ; pour des raisons qu’il serait trop long d’analyser ici, la Couronne a trouvé son intérêt à leur accorder un traitement de faveur. Ils étaient défendus auprès d’elle par leur noblesse, qui avait gardé une grande influence sociale parce qu’elle était restée profondément nationale.

Chez les Tchèques, au contraire, le mouvement national est un mouvement populaire et intellectuel ; à peu d’exceptions près[5], la noblesse tchèque a été détruite après la Montagne Blanche et ce qui en est resté s’est germanisé. Pas ou peu de noblesse chez les Croates et les Serbes, non plus qu’en Bosnie et en Herzégovine où les grands propriétaires se firent turcs pour garder leurs terres. On raconte qu’un jour François-Joseph, après les élections de 1891 où les Jeunes-Tchèques triomphèrent, reçut en audience les principaux chefs du parti ; ces roturiers une fois congédiés, le monarque dit avec dédain : « Voilà une singulière compagnie[6]. » Le mot fut répété, et les Tchèques s’en sont fait, comme autrefois les gueux de Belgique, un titre d’honneur.

Rien n’est plus caractéristique à étudier que les relations de François-Joseph avec la Bohême : les procédés de son gouvernement s’y montrent à nu. Quand, en 1848, en même temps que Vienne, Prague dressait des barricades et revendiquait des libertés, elle tendait déjà à obtenir une constitution pour le futur État tchèque autonome, mais cette idée s’alliait à un sincère loyalisme vis-à-vis de la Maison de Habsbourg. C’est le temps où Palacky disait : « Si l’Autriche n’existait pas, il faudrait l’inventer ; » mais, en même temps, le grand historien se mettait à la tête du mouvement national pour demander à l’Empereur de se faire couronner roi de Bohême et de reconnaître ainsi à la Bohême son droit historique d’être un État et non pas une simple province. Une première fois, le 15 avril 1861, une députation tchèque porte à l’Empereur l’expression de ces vœux ; François-Joseph répond : « Je veux me faire couronner à Prague comme roi de Bohême, et je suis convaincu qu’ainsi un nouveau lien de fidélité et de confiance sera établi entre mon trône et le royaume de Bohême. » Nouvelle démarche solennelle en 1865 : la diète de Prague vote une adresse qui est remise à l’Empereur le 29 décembre. Il y répond : « Je me prépare avec joie pour le moment où le succès de notre grande œuvre m’amènera dans l’ancienne et célèbre ville de Prague pour effectuer, suivant le droit et la tradition sacrée, l’acte du couronnement au milieu de mes fidèles Tchèques. Assurez la diète de ma parfaite faveur et grâce impériale. » Survient la guerre de 1866 ; les généraux prussiens déclarent que la Prusse victorieuse restaurera l’indépendance de la Bohême, mais la Bohême ne se laisse pas tenter. François-Joseph l’en récompense en concluant avec les Magyars le « compromis » de 1867, qui organise le dualisme, c’est-à-dire qui ne reconnaît dans la monarchie des Habsbourg que deux organismes historiques et politiques autonomes, l’Autriche et la Hongrie, et qui livre les Tchèques aux Allemands et les Slovaques aux Hongrois, avec les Croates et les Roumains. Cependant, le 26 septembre 1870, pour la troisième fois, François-Joseph confirme « de nouveau, par écrit et inviolablement, au royaume de Bohême l’indivisibilité et l’inaliénabilité de son territoire, » ainsi que son intention de se faire couronner à Prague. Il s’agissait, cette fois, d’obtenir des Tchèques qu’ils consentissent à se faire représenter au Parlement de Vienne. Les Tchèques eurent l’imprudence de croire à la parole impériale ; ils cédèrent, et les promesses furent oubliées.

Par le rescrit impérial du 12 septembre 1871, inspiré par le comte Hohenwart, nouvel et solennel engagement : « Ayant dans Notre mémoire la situation constitutionnelle indépendante de la couronne tchèque et ayant conscience de la gloire et de la puissance que cette couronne a apportées à Nous et à Nos ancêtres, Nous rappelant en outre la fidélité inébranlable avec laquelle la population des pays tchèques a appuyé à chaque moment Notre trône, Nous reconnaissons volontiers les droits de ce royaume et Nous sommes prêt à renouveler cette reconnaissance par Notre serment de couronnement. » Mais des influences magyares agirent sur l’Empereur ; Bismarck lit craindre à Beust le mécontentement de l’Allemagne et des Allemands d’Autriche. Sous cette double poussée, le compromis tchèque fut abandonné, et Hohenwart succomba comme succombera Badeni en 1897 pour avoir promulgué les fameuses « ordonnances bilingues. » Chaque fois qu’il s’agit de faire aux Slaves dans l’empire la part et la place auxquelles ils ont droit, la même coalition germano-magyare intervient : l’Empereur capitule.

François-Joseph ne fut jamais couronné roi de Bohême dans la cathédrale du Hradschin ! On est tenté d’écrire ici le mot magnifique que Balzac, dans le Médecin de campagne, met dans la bouche du vieux soldat de Napoléon : « Ça manquait à sa parole trois fois par jour, et ça se disait des princes ! » Chaque fois que l’Empereur, oubliant ses promesses, trompa les espérances de la Bohême, il eut le cynisme de punir le mécontentement des Tchèques en faisant peser sur eux un régime odieux de terreur policière. On comprend, après de telles déceptions, quelle pouvait être parmi les Tchèques la popularité de François-Joseph. Il était pour eux un étranger qui les dédaignait, qui leur avait fait du mal, dont ils méprisaient la conduite privée et qui exigeait d’eux, par la force, la soumission à son autorité et l’oubli de leur glorieuse histoire.

Il serait psychologiquement exagéré de se représenter François-Joseph comme un ennemi des Slaves par principe et par réflexion ; il n’était pas l’homme d’un système, mais il était à la fois faible et dur, ce qui n’est pas contradictoire, et cédait facilement aux influences du dehors. Il ne connaissait pas, dans ses États, de nationalités, mais seulement des sujets envers lesquels il ne se croyait pas obligé de tenir les engagemens qu’il avait pu prendre, dès qu’il estimait que l’intérêt de la Couronne l’autorisait à y manquer. La conception d’un empire partagé entre deux races dominantes, l’Allemande d’un côté de la Leitha et la Magyare de l’autre, est proprement hongroise. C’est le Hongrois qui a besoin d’opprimer les autres races de la Transleithanie, s’il veut garder dans l’Empire une place beaucoup plus grande que celle à laquelle son importance numérique lui donnerait droit. Ce sont les hommes d’État hongrois, et particulièrement Andrassy, qui ont fait passer cette conception dans la politique de François-Joseph ; celui-ci n’a pas vu la dangereuse impasse dans laquelle ses conseillers magyars conduisaient la monarchie et la Maison de Habsbourg. C’est pour s’assurer l’appui des seuls Magyars que l’Empereur a sacrifié à leurs vengeances ces mêmes Croates et ces mêmes Serbes, ces mêmes Roumains de Transylvanie et ces mêmes Slovaques, qui avaient sauvé sa couronne, en 1849, des fureurs de la Hongrie révoltée. L’histoire dira que, durant tout ce long règne, les deux forces qui ont dominé et dirigé François-Joseph furent celles qui lui avaient porté les coups les plus durs et les plus retentissans : les Magyars, qui manquèrent détruire son trône en 1849, et les Hohenzollern, qui, en 1866, exclurent les Habsbourg des affaires allemandes.


III

L’histoire intérieure du règne de François-Joseph est éclairée et s’explique par les événemens extérieurs ; ce sont eux qui déterminent la politique de l’Empereur ; il est agi plus qu’il n’agit : « brillant second, » dira Guillaume II après la Conférence d’Algésiras, mais toujours « second » jusqu’à l’absorption complète par le grand premier rôle pendant la guerre actuelle. En résumant les grandes phases de ces soixante-sept années si pleines d’événemens, nous chercherons seulement à montrer l’action des événemens sur François-Joseph et sa propre réaction sur les événemens.

Monté sur le trône en pleine tourmente, le 2 décembre 1848, le jeune Empereur, menacé par les Hongrois révoltés, doit son salut à l’intervention de l’armée de Paskievitch que le tsar Nicolas Ier envoie à son secours, et à l’énergique appui du ban de Croatie Jelatchitch et des Roumains de Transylvanie. La crise de 1848 a jeté dans toute l’Europe un levain d’indépendance et posé le double problème des libertés politiques et des autonomies nationales ; François-Joseph, dans son empire, rétablit un régime plus centralisateur, plus oppresseur que n’avait été le gouvernement de son oncle Ferdinand. L’Italie gémit sous la botte de Radetzki. Le régime de Schwarzenberg et d’Alexandre Bach est un retour pur et simple à l’absolutisme. L’Autriche, groupant autour d’elle les petits États allemands, apparaît à Olmütz en triomphatrice au-dessus de la Prusse humiliée. Ce fut le plus grand moment du règne de François-Joseph ; il put se croire appelé à régenter l’Allemagne, à terrasser la révolution et à imposer la loi de sa volonté souveraine à tous ses sujets, sans distinction de race ou de langage.

La crise européenne provoquée par la guerre de Crimée fut pour François-Joseph une première déconvenue ; il ne sut ni se montrer reconnaissant et rendre à la Russie l’assistance qu’il en avait reçue en 1849, ni se ranger franchement aux côtés de Napoléon III et de la reine Victoria et lier sa politique à la leur. Cavour fut plus alerte ; il revint du Congrès de Paris avec l’assurance qu’il obtiendrait, pour la libération de l’Italie, le concours de Napoléon III.

La guerre d’Italie est pour François-Joseph le commencement des déboires, mais non la fin des illusions. Dans l’émancipation voulue et poursuivie par l’Italie avec l’aide de Napoléon III, il ne vit qu’une injuste spoliation arrachée par la force des armes, qu’un amoindrissement des domaines héréditaires de sa Maison, et il ne perdit jamais l’espoir de recouvrer par une victoire les provinces perdues par une défaite. C’est là un fait d’une importance capitale dans l’histoire de la politique de François-Joseph ; nous le verrons, vieillissant, pressé de réaliser des annexions afin de ne pas laisser à ses successeurs moins de kilomètres carrés qu’il n’en avait reçus de ses ancêtres. Le canon de Solférino eut cependant une répercussion directe sur la politique intérieure de la monarchie des Habsbourg : François-Joseph se crut obligé à des concessions libérales ; il renonça au système absolutiste, renvoya le ministre Bach et entra dans la voie du gouvernement constitutionnel. C’est une grande preuve de l’imprévoyance et de l’aveuglement de François-Joseph que chaque amélioration du sort de ses sujets n’ait été amenée que par une défaite de ses armes. La « charte d’octobre » 1860, qui instituait une diète d’Empire (Reichsrath), et qui pouvait être interprétée comme un premier pas vers une Constitution fédéraliste, et même les « Lettres patentes » de février 1861, qui modifiaient la charte dans un sens absolutiste et centralisateur, étaient avant tout des moyens de se concilier l’opinion publique, non seulement dans la monarchie, mais dans toute l’Allemagne. Pendant toute la première partie de son règne, François-Joseph est obsédé par le souci des affaires allemandes et l’ambition de reprendre la tradition des Césars germaniques, arbitres de l’Allemagne, dominateurs de l’Italie. La perte de la Lombardie n’était pas seulement un amoindrissement territorial dans la péninsule, c’était encore une diminution de prestige en Allemagne que la politique impériale travailla à réparer. L’Empereur comprenait que, depuis Olmütz, un duel était engagé dans chaque capitale allemande entre l’influence de la Prusse et celle de l’Autriche. Le junker prussien qui, vers cette époque, arrivait aux affaires et que n’embarrassaient ni le respect des idoles vieillies ni la crainte des forces déclinantes, avait, à la diète fédérale de Francfort où il représentait le roi Guillaume, pris la mesure de son adversaire : derrière les prétentions orgueilleuses et le formalisme puéril des plénipotentiaires d’Autriche, il avait pénétré la faiblesse réelle d’un empire incapable de se régénérer et dont la force effective n’était pas en rapport avec le passé et les ambitions.

La Prusse avait l’avantage d’une forte cohésion nationale, tandis que, dans les États mêmes de François-Joseph, plusieurs peuples, notamment les Hongrois, ne désiraient pas voir l’Autriche accroître son influence en Allemagne et y triompher de ses rivaux ; ils prévoyaient que leurs aspirations nationales et libérales obtiendraient des satisfactions à la faveur de la rivalité austro-prussienne ; même la défaite de l’Autriche leur semblait souhaitable, car elle l’obligerait à des concessions, tandis que sa victoire serait le signal d’un retour à l’absolutisme.

Le calcul était juste : les événemens n’allaient pas tarder à le montrer. Déjà en 1864, dans l’affaire des Duchés, l’Autriche apparaît à la remorque de la Prusse pour l’écrasement du vaillant petit peuple danois : mauvaise action et mauvaise politique, d’où Bismarck eut l’art de faire sortir le conflit qu’il cherchait, mais que le roi Guillaume, respectueux de la grande ombre impériale, n’osait provoquer. Attaqué par l’Italie au Sud, par la Prusse au Nord, François-Joseph, prévoyant sa défaite, se préoccupa d’abord d’en épargner la honte à sa Maison ; il envoya l’archiduc Albert cueillir à Custozza la victoire préparée par Benedek, tandis qu’il imposait à l’infortuné Benedek le commandement de l’armée de Bohême auquel il n’était pas préparé et qu’on ne lui laissa même pas la liberté d’exercer selon ses vues. Après Sadowa, la partie était loin d’être désespérée pour l’Autriche et ses alliés ; mais François-Joseph se reconnut vaincu et traita. L’Autriche fut exclue des affaires allemandes ; la Confédération germanique s’organisa sans elle.

Ce fut l’effondrement de tous les grands rêves impériaux, la fin de la politique traditionnelle qui, depuis le XIIIe siècle, avait donné à la Maison de Habsbourg, avec l’Empire, la prédominance en Allemagne. François-Joseph ne se résigne pas à une telle déchéance. Toute son attention se tourne vers les événemens d’Allemagne. Il choisit pour chancelier un Saxon, le comte de Beust, et se prépare, par des concessions à l’intérieur de la monarchie, à reprendre la lutte contre la Prusse. C’est l’origine et l’explication du système dualiste inauguré par le « compromis » de 1867.

Nous touchons ici au point critique du règne. L’Empereur, pénétré du sentiment de sa responsabilité vis-à-vis de sa Maison, poursuit sa politique de revanche contre la Prusse pour la restauration de la suprématie des Habsbourg en Allemagne. Peu de temps après le traité de Prague, il fait venir Deak et lui demande un exposé des conditions hongroises ; la négociation est rapidement conduite par Beust, qui ignorait tout des affaires intérieures de la monarchie, et par Deak, qui était avant tout un patriote hongrois. On a le droit de dire aujourd’hui, à la lumière des événemens, que le « compromis » de 1867, qui a inauguré le système dualiste, a été le malheur de François-Joseph et de sa monarchie. Son intention fut honorable ; après Sadowa, la politique à suivre était bien de concentrer les forces de la monarchie, d’en former un faisceau solide et résistant et de reprendre, avec toutes ses énergies, la lutte capitale pour la suprématie de l’Europe centrale. La monarchie, allégée du poids mort de la Lombardie et de la Vénétie, aurait pu, à ce moment, se reconstituer sur une base fédéraliste, tout en maintenant au pouvoir impérial une force qui serait allée en s’accroissant, et donner satisfaction aux aspirations de toutes les nationalités, et non pas seulement à celles des Magyars. La monarchie danubienne aurait pu devenir ainsi l’arbitre de l’Europe. C’est ce que la Prusse redoutait par-dessus tout et, chaque fois que François-Joseph parut sur le point d’opérer un rapprochement avec les Slaves, Bismarck intervint. François-Joseph n’a pas compris qu’en traitant en parias un tiers de ses sujets, les Slaves, et en s’appuyant sur les seuls Magyars, il se mettait à leur merci et travaillait directement à l’encontre de son but. Les Magyars n’ont jamais eu intérêt à ce que l’Autriche reprît en Allemagne un rôle prépondérant ; en même temps qu’ils imposaient leurs volontés à Vienne, ils faisaient des avances à Berlin et y cherchaient une contre-assurance. C’est un Hongrois, Andrassy, qui a fait la Triple-Alliance et conduit l’Autriche on Bosnie-Herzégovine ; c’est un Hongrois, Etienne Tisza, qui a provoqué la guerre actuelle, d’accord avec l’Allemagne. En se mettant à la discrétion des Hongrois en 1867, François-Joseph s’est privé des trésors de loyalisme qu’il aurait pu trouver parmi tous les peuples de son Empire ; il a irrémédiablement manqué l’occasion de faire une réalité vivante de la double devise de son Empire : Viribus unitis et Juslitia regnorum fundamentum.

Telle a été l’erreur capitale de François-Joseph ; elle l’a amené, dans la dernière partie de son règne, à suivre une politique probablement contraire à ses sentimens et à ses intentions. En tout cas, durant les quatre années, — décisives pour l’histoire de l’Europe jusqu’à 1914, — qui vont de Sadowa à Sedan, les tendances de sa politique, conformes à ses sentimens intimes, sont nettement hostiles à la Prusse. A la Cour et dans l’aristocratie, la haine de la Prusse est intense et les Français reçoivent à Vienne l’accueil le plus amical. Chez l’Empereur, le désir d’une revanche sur la Prusse est si vif qu’il entre en pourparlers avec Victor-Emmanuel en 1869 et lui laisse entrevoir que le Trentin pourrait être le prix de sa participation a une coalition contre la Prusse. Avec la France des négociations sont suivies activement, et l’histoire a reproché justement à Napoléon III de n’avoir pas su les faire aboutir en temps utile. L’obstacle à l’alliance projetée venait d’une part de la question romaine, qui retenait l’Italie dans l’orbite prussienne où elle évoluait depuis qu’elle y avait gagné Venise, d’autre part des tendances personnelles de Napoléon III à qui l’unité allemande sous l’hégémonie prussienne ne paraissait pas receler un péril prochain et qui ne se sentait point d’affinités avec le caractère et la politique de l’empereur d’Autriche.

Cette histoire a été écrite, les documens publiés. Nous n’en pouvons retenir ici qu’un fait, c’est que François-Joseph et Beust souhaitèrent la victoire française et regrettèrent amèrement que les conditions dans lesquelles Bismarck eut l’art et la fourberie de faire déclarer la guerre par Napoléon III, ne leur permissent pas de prendre part aux hostilités. Sur les pensées intimes et les désirs de François-Joseph, nous sommes en mesure d’apporter un témoignage inédit qui, s’il ne modifie pas ce que l’histoire sait déjà, montre du moins les sentimens de l’Empereur sous un jour favorable. Au mois d’août 1870, tandis que la diplomatie française travaillait à obtenir l’alliance de l’Autriche intimement liée à celle de l’Italie, il y avait à l’ambassade de France à Vienne un jeune et brillant secrétaire auquel de lointaines alliances de famille avec le comte de Beust avaient créé une situation un peu privilégiée ; François-Joseph lui témoignait quelque bienveillance et le chargé d’affaires, nouvellement arrivé et peu connu à Vienne, lui confiait souvent des démarches délicates. Vers le 15 août, après nos premiers revers, arrivaient de Paris des télégrammes pressant l’ambassade d’obtenir une réponse décisive. M. de X… alla donc trouver le comte de Bellegarde, premier aide de camp qui, à peine entré, lui dit : « Voulez-vous voir l’Empereur ? — Volontiers, s’il veut me recevoir. » « Quelques instans après, — nous donnons le témoignage même de M. de X… — il me fit entrer auprès de François-Joseph. Il allait et venait dans son cabinet, le visage anxieux. En quelques mots, je lui démontrai l’urgence des secours qu’il nous faisait espérer. Il m’interrompit vivement et s’écria : — Pourquoi avoir ainsi brusqué les choses ? Vous saviez bien qu’il me fallait six semaines pour mobiliser ; l’archiduc Albert me les demande… L’Italie exige pour marcher avec nous à votre aide que vous retiriez vos troupes de Rome et l’autorisiez à y faire entrer les siennes. Il m’est impossible de marcher avec la menace de l’Italie au Sud, le péril certain au Nord et une lente mobilisation qui me laissera sans défense. — L’émotion de l’Empereur était extrême ; c’est alors que j’ai vu de grosses larmes couler de ses yeux. » La réponse du duc de Gramont est connue : « Ce n’est point alors que nous défendons notre honneur sur le Rhin que nous l’abandonnerons à Rome ! »

La proclamation de Guillaume de Hohenzollern comme Empereur allemand était le coup le plus sensible qui put blesser François-Joseph de Habsbourg. L’érection, en face de son trône, d’un autre trône impérial, groupant autour de lui tous les petits États allemands, auréolé du prestige de la victoire, était la ruine de toutes ses espérances et de toute sa politique en Allemagne. L’injure fut vivement ressentie à Vienne, et il y eut, durant les premiers mois qui suivirent le Traité de Francfort, quelque désarroi dans la politique de François-Joseph ; dans l’Europe, transformée par la victoire prussienne, il cherchait sa voie. L’idée d’une alliance entre les vaincus de Sedan et les vaincus de Sadowa était si naturelle que Bismarck la redoutait par-dessus tout. Il estimait que, dans le cas où l’Assemblée nationale restaurerait en France la monarchie de Henri V, le rapprochement se ferait tout naturellement, sous les auspices du Saint-Siège, entre les deux grandes monarchies catholiques ; c’est pourquoi il travailla de tout son pouvoir à prévenir une conjonction qui lui paraissait dangereuse pour l’hégémonie allemande et à retarder en France l’établissement d’un pouvoir stable et fort. François-Joseph, dans l’incertitude de l’avenir, prenait ses sûretés et s’abstenait de contester à l’Allemagne le fruit de ses victoires. En août 1871, Guillaume et François-Joseph, en villégiature, l’un à Gastein, l’autre à Ischl, échangeaient des visites ; Beust lui-même se laissait attirer par Bismarck à Gastein, où le Hongrois Andrassy, trahissant sa confiance, s’entendait à son insu avec Bismarck et traçait avec lui les premiers linéamens de ce qui deviendra la Triple-Alliance et la politique orientale de l’Autriche.

Le 1er novembre 1871, François-Joseph se séparait de Beust et appelait Andrassy ; il congédiait aussi le ministre favorable à une entente avec les Tchèques, Hohenwart. C’était reconnaître les faits accomplis. Il put savourer son humiliation en se rendant en septembre 1872 à Berlin, où il passa en revue l’armée de Sadowa et de Sedan. L’entente des trois empereurs, qui date de cette entrevue, est une combinaison d’attente, une garantie de statu quo, tandis que se dessinent les courans nouveaux de la politique européenne. Peu à peu, on voit prédominer en Autriche les combinaisons bismarckiennes ; sous l’inspiration d’Andrassy, la politique de la monarchie se tourne vers les Balkans. Les Hongrois espèrent y gagner un accroissement d’influence, et Bismarck y cherche la consolidation du nouvel état de choses créé en Allemagne par le traité de Francfort, car une politique autrichienne qui descend le Danube vers Belgrade et les pays balkaniques, au lieu de le remonter vers Munich, favorise la Hongrie et rassure la Prusse.

Pour entraîner François-Joseph dans cette voie, ses conseillers employaient l’argument qui pouvait faire sur lui l’impression la plus forte : il avait renoncé à l’Italie, ainsi qu’en témoignait sa visite à Venise le 5 avril 1875 ; les événemens l’avaient évincé d’Allemagne ; s’il tenait à ne pas laisser à ses successeurs un empire diminué, c’est du côté des Balkans qu’il fallait qu’il se tournât. Là, de nouvelles provinces slaves, la Bosnie, l’Herzégovine, ne demandaient, lui disait-on, qu’à accueillir celui qui les délivrerait du joug turc, et ainsi serait agrandi le domaine de la Maison de Habsbourg. C’est sous cet aspect que François-Joseph comprit la politique qu’Andrassy lui fit faire durant la guerre turco-russe de 1877 et au Congrès de Berlin, d’où il rapporta le droit d’occuper et d’administrer la Bosnie et l’Herzégovine. L’Empereur aurait souhaité l’annexion immédiate, mais l’Europe qui avait, à l’instigation de Bismarck et de Beaconsfield, dépouillé la Russie victorieuse, n’osa pas garnir ouvertement les mains de l’Autriche qui n’avait pas fait la guerre. Mais, dès cette époque, la préoccupation d’achever son œuvre en annexant la Bosnie-Herzégovine hanta François-Joseph. Ce fut, à partir de 1878, l’idée directrice, l’objectif de sa politique.


IV

La Triple-Alliance est la conclusion de la crise orientale de 1877-1878 ; elle consolide l’Europe telle que l’a créée et voulue la Prusse. François-Joseph a mordu à l’appât ; il a mis la main dans l’engrenage balkanique sans s’apercevoir qu’il s’est placé, par-là même, à la discrétion de l’Allemagne, sans comprendre que, pour l’Autriche, expansion au Sud égale péril au Nord. Du développement de cette situation la guerre actuelle est sortie.

Pour maintenir et accroître « l’état » de sa maison, comme l’avaient fait ses pères, François-Joseph a renoncé à un rôle moins périlleux pour lui et pour ses voisins. Une Autriche assez forte pour imposer le respect, pratiquant une politique de justice nationale et de consolidation interne, tendant à unir plutôt qu’à diviser, aurait poursuivi en paix la lente évolution qui la portait vers un régime plus démocratique, moins bureaucratique et moins féodal ; elle n’aurait porté ombrage à personne et elle serait devenue, par sa sagesse autant que par sa situation géographique centrale, un élément de stabilisation et de pacification en Europe. Elle aurait trouvé ainsi la plus noble des revanches sur ses voisins du Nord dont la guerre a toujours été « l’industrie nationale. » Au contraire, une politique d’expansion dans les Balkans devait nécessairement la mettre en conflit avec la Russie et à la remorque de l’Allemagne ; elle devait faire d’elle une menace pour la paix européenne. « La méthode bismarckienne, écrivions-nous ici même en 1913, n’est pas faite pour les Habsbourg ; une politique de force serait néfaste à un État qui n’est qu’un État et non pas une nation[7]. » La méthode bismarckienne a prévalu en Autriche avec le comte d’Æhrenthal et le comte Tisza. Le conflit a éclaté à propos de la question serbe dont l’annexion de la Bosnie ne fut qu’une phase.

Il est facile d’imaginer, d’après ce que nous avons dit, quels pouvaient être les sentimens de François-Joseph à l’égard de la Serbie. Il était très mal renseigné sur le pays et sur ses habitans ; les Serbes n’ayant pas de noblesse, il n’avait sans doute jamais eu l’occasion de s’entretenir avec un Serbe. Il savait que, parmi ses titres, qu’énumère le protocole, se trouve celui de « grand voïvode de Serbie » et qu’au XVIII0 siècle, par le traité de Passarovitz, la partie septentrionale de la Serbie avec Belgrade avait, quelques années durant, fait partie des possessions des Habsbourg. Tous ces clans de montagnards lui paraissaient rentrer dans la mouvance naturelle de son Empire ; il n’imaginait pas trouver jamais, parmi eux, un obstacle à sa volonté ni à l’expansion de ses domaines. Quand il fit occuper par ses troupes la Bosnie et l’Herzégovine, il fut surpris de la résistance que rencontrèrent ses généraux[8].

Sous son règne les Slaves furent toujours traités en parias. Au temps des Obrenovitch, qui avaient accepté la tutelle de Vienne, il n’est pas d’humiliations mesquines que la bureaucratie de la Ballplatz ne fit subir aux Serbes. A la fin, ce peuple énergique et vaillant se redressa. En 1906, un Cabinet radical, dirigé par M. Pachitch, osa pour la première fois résister ouvertement à l’arbitraire de Vienne : ni la fermeture de la frontière aux exportations serbes, ni la « mobilisation des vétérinaires[9] » ne réussirent à le faire capituler. A Vienne, la surprise et la colère furent grandes. Puis, ce fut la crise de l’annexion de la Bosnie-Herzégovine, en 1908 ; la Serbie, invoquant audacieusement un droit nouveau, le droit des peuples, se fondant sur sa parenté de race avec les Serbes de Bosnie, osa élever la voix et cette voix trouva de l’écho. Cette fois, François-Joseph ne comprit pas : les événemens sortaient du cercle de ses conceptions ; mais il éprouva contre les Serbes une violente irritation ; un passionné désir de mater l’audacieux petit peuple grandit en lui. En 1912, la politique autrichienne avait compté que les Turcs battraient aisément les Serbes ; ce fut le contraire qui arriva ; en 1913, nouvelle surprise : les Serbes battirent les Bulgares que l’Autriche avait lancés contre eux. Non seulement la route de Salonique se fermait devant l’impérialisme autrichien, mais les victoires serbes avaient, parmi les populations jougo-slaves de l’Empire, un immense retentissement.

Tant qu’il ne s’était agi que d’opprimer des peuples slaves isolés, comme les Tchèques ou les Croates, François-Joseph l’avait fait ou laissé faire sans inquiétude. Mais s’il venait à grandir, aux portes de l’Empire, un État slave indépendant, capable un jour de chercher à délivrer ses frères du joug des Habsbourg, le scandale et le péril devenaient intolérables. Précisément, à partir de 1905, s’était développé en Croatie, jusqu’à y devenir prépondérant, le parti de la « Coalition serbo-croate, » dans lequel l’influence serbe dominait. En Bosnie-Herzégovine, malgré la pression de l’administration, malgré leur alliance avec les musulmans, les Croates-catholiques restaient une faible minorité, tandis que l’influence des Serbes-orthodoxes ne cessait de grandir. L’abominable iniquité du procès d’Agram n’arrêtait pas leurs progrès. Tous ces symptômes furent présentés à François-Joseph vieillissant comme le prélude d’un vaste mouvement de révolte contre son autorité, comme une menace à cette intégrité des États de sa Maison, dont la conservation était devenue le but de sa vie et la loi de sa politique. Il se résolut à écraser la Serbie. L’attentat de Sarajevo fut l’argument qui, habilement manié par ses conseillers, précipita une résolution déjà arrêtée en principe.

On sait le reste. Ce qu’il faut ajouter, c’est que François-Joseph est resté, jusqu’à ses derniers jours, conscient de ses actes. Sa responsabilité dans la guerre est entière. Comme Guillaume II, son complice, il a voulu de deux choses l’une : ou la complète soumission de la Serbie et l’humiliation de la Russie et de ses alliés, ou la guerre. Il était dans la logique de son caractère et de son règne que, dans ces circonstances tragiques, son mauvais conseiller fût un Hongrois : ce fut le comte Tisza. Il se trouva cependant de fidèles serviteurs de la Couronne, dont le temps n’est pas venu de révéler les noms, pour démontrer à l’Empereur que la guerre ne pouvait, en cas de défaite, aboutir qu’au démembrement de ses États, et, en cas de succès, qu’à une étroite dépendance de l’Autriche vis-à-vis de l’Allemagne : ils ne furent pas écoutés. L’histoire dira qu’ils furent sages.

Elle dira aussi que, pour le malheur de l’humanité, François-Joseph vécut trop longtemps. Certes, la responsabilité de Guillaume II est encore plus lourde que la sienne ; il ressort cependant de tout ce que nous avons essayé de montrer que si François-Joseph avait, dans le long cours de son règne, fait preuve d’un sentiment plus élevé et plus vrai de la justice que les rois doivent à tous leurs sujets, il n’aurait pas conduit l’Europe à l’épouvantable catastrophe de cette guerre. Le conflit n’aurait pas pu éclater si l’Autriche avait été, en Europe, un élément de stabilité et de paix : et c’était sa seule raison d’exister. Par-là encore la responsabilité de François-Joseph est terrible. L’histoire s’arrêtera avec étonnement, avec effroi, devant la figure orgueilleuse et dure de ce souverain qui fut, à son époque, un vivant anachronisme, qui ne comprit pas son temps et qui ne fut pas compris de lui ; elle devra reconnaître en lui l’une des plus complètes incarnations, dans notre siècle, de ce principe d’autorité dont nos sociétés démocratiques ont condamné l’abus. Elle ajoutera aussitôt que cette autorité, il en a abusé et mésusé, qu’il n’a fait ni le bonheur, ni la grandeur de ses peuples et que, tout compte fait, il fut un mauvais roi.

Il est mort. Son successeur, son petit-neveu l’empereur Charles Ier, monte sur le trône à vingt-huit ans, au milieu de la plus épouvantable tourmente que les peuples de l’Europe aient jamais subie. Sa jeunesse n’a pas d’histoire et ses actes ne nous ont encore rien révélé de ses conceptions politiques. Quelles réactions provoquent dans son esprit et dans son cœur les événemens dans lesquels il devient l’un des grands acteurs ? Quels sentimens fait naître en lui la mainmise de plus en plus complète des Allemands sur son Empire et sur son armée ? Il est impossible de le conjecturer. On peut supposer cependant que la fierté et l’humanité d’un jeune souverain doivent être plus susceptibles que l’expérience blasée d’un octogénaire. La France sait que l’impératrice Zita, qui partage avec lui le redoutable fardeau de l’Empire, appartient à la famille des Bourbons de Parme, dans laquelle les sympathies françaises sont un noble héritage de glorieux ancêtres, que deux de ses frères se battent très bravement dans l’armée de nos magnanimes alliés belges et portent la croix de guerre française. Mais la France sait aussi que les événemens, en des temps comme ceux-ci, sont plus forts que les volontés ou les sympathies individuelles : elle attend les événemens pour juger les hommes.


RENE PINON.

  1. Sorte de whist.
  2. Tel est le titre du très remarquable ouvrage de M. Henry Wickham Steed, traduction de M. Finnin Roz (A. Colin, 1914). Il existe aussi, d’un Français, un livre de premier ordre sur l’Autriche-Hongrie : Le compromis austro-hongrois de 1867, par M. Louis Eisenmann. (Société de Librairie et d’édition, 1904, un volume in-8, malheureusement introuvable.)
  3. Cité par M. Steed, p. 4.
  4. Il y a d’amusantes pages sur la bureaucratie dans le roman politique de Conte Scapinelli, die Pheaken (les Phéaciens).
  5. Parmi les exceptions il convient de citer le comte Lützow, patriote tchèque, auteur d’un excellent abrégé d’histoire tchèque : Bohemia (Londres, J. M. De et Sons, 2e édition, 1909), et d’une histoire de Jean Huss.
  6. Das ist eine sonderbare Gesellschaft.
  7. Voyez la Revue du 1er février 1913 : L’Autriche et la guerre balkanique. Cet article, qui paraît bien modéré quand on le relit aujourd’hui, nous valut plusieurs lettres d’injures et, au regretté Francis Charmes, de la part d’un officier autrichien, une provocation en duel qui l’amusa fort, mais où il discerna cependant un signe des temps.
  8. Le comte Schouvaloff écrivait, en juillet 1882, ces lignes prophétiques : « Je ne me serais jamais imaginé que les difficultés que l’Autriche rencontre en Bosnie-Herzégovine soient aussi considérables. Le plus mauvais, dans cette cession de territoire, c’est que, dans ma profonde conviction, elle menace dans l’avenir la paix de l’Europe. C’est de là que partira un jour la fumée qui mettra le feu aux poudres. Ce sera le brandon qui décidera la question slave… »
  9. Voyez notre article du 1er février 1907 et, dans l’Europe et l’Empire ottoman, Perrin, le chapitre IX.