Français, reprenez le pouvoir !/Partie 1/Chapitre 8

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Tous les Français, en particulier les plus jeunes, auront pu s’en rendre compte lors de l’incroyable feuilleton de la loi sur Internet et les droits d’auteur, sanctionnant les échanges de fichiers: cette affaire, apparemment technique, aura symbolisé la dérive de nos institutions.

L’incroyable jusqu’au-boutisme du gouvernement n’a eu d’égal que la soumission de la majorité. Mais de quel droit et à quel profit (si ce n’est celui de quelques-uns) vouloir soumettre Internet, ce formidable outil de communication, sous la tutelle d’un Big Brother aussi inefficace qu’injuste?

Depuis des années déjà, des millions de Français échangent gratuitement des fichiers musicaux. Quantité de nouveaux artistes ont pu s’imposer de manière indépendante face à des majors du disque qui, de leur côté, avaient accumulé des profits mirobolants en s’entendant pour vendre les disques compacts à un prix excessif. Sous leur pression et afin de préserver leur oligopole, à l’image des éditeurs de partitions qui avaient voulu au xixe siècle empêcher l’essor du disque ou, plus récemment, des disquaires qui s’étaient opposés à la diffusion de musique à la radio, les médias ont répété en boucle qu’il fallait rendre payants ces échanges. S’appuyant sur une directive européenne ancienne et dépassée technologiquement, le gouvernement avait l’intention de leur céder sans coup férir.

À la veille de Noël, le ministre de la Culture essuya toutefois une vraie défaite à l’Assemblée nationale, des députés de la majorité comme de l’opposition réussissant à faire adopter la gratuité des échanges de fichiers compensée par une licence dite globale. Le principe de cette licence tant décriée est simple: plutôt que de prétendre faire payer avec un système répressif ingérable les utilisateurs de musique sur Internet, on privilégie un prélèvement à la source auprès de chaque foyer détenteur d’une connexion haut débit, une taxe qui rétribuera les professionnels du secteur, selon l’audience des œuvres. Sur un sujet que connaissaient mal les parlementaires, le gouvernement, aiguillonné par les quatre majors du disque, a tout fait pour revenir sur cette disposition au point de vouloir interdire la copie non rémunérée aux établissements d’enseignement et aux centres de recherche. Le président de l’Assemblée nationale est même allé jusqu’à organiser pour les parlementaires à l’hôtel de Lassay une rencontre avec les vedettes de la chanson défendant leurs acquis. Avec François Bayrou, Christine Boutin, nous avons bataillé plusieurs nuits, mais les gros intérêts en présence étaient manifestement trop puissants pour le gouvernement! Le groupe UMP a vite été rappelé à l’ordre.

Je me souviens, vers minuit, salle des Quatre Colonnes, d’un membre éminent du cabinet de Renaud Donnedieu de Vabres me déclarant: « On voit que tu n’as jamais discuté avec les éditeurs. » Tout était dit. Le ministre n’était qu’un bouchon de liège ballotté par les flots des intérêts. « Son rôle, ai-je répondu, n’est pas de se plier à Vivendi ou Apple, selon leur poids respectif parmi les valeurs du CAC 40, mais de répondre à l’intérêt du pays et aux aspirations de ses habitants. »

Car dans cette affaire, comme dans beaucoup d’autres, on s’aperçoit que le pouvoir préfère se fâcher avec les Français que de déplaire à de puissants lobbies.

Bilan de cette lamentable affaire: le principe de l’inte­ropérabilité[1] a été piétiné, le droit à la copie privée (pour lequel les Français continueront à payer des taxes sur tous les supports vierges!) a été quasiment vidé de sa substance. En outre, les verrous mis en place sur les CD, voulus par les multinationales du disque qui leur permettront d’espionner les ordinateurs des particuliers à leur insu, ont été institutionnalisés, le logiciel libre est menacé pour le plus grand bonheur de Microsoft et, bien entendu, les dix millions d’inter­nautes français pourront être surveillés!

La concentration du pouvoir d’expertise à Bercy, suite à l’affaiblissement des ministères traditionnels, au sabordage du Commissariat au plan et à l’absence de vrais moyens d’expertise du Parlement, conduit à un monopole du savoir préjudiciable à tous. Par exemple, le projet de TVA sociale proposé par Jean Arthuis, président de la commission des finances du Sénat, est régulièrement disqualifié à cause de modèles économétriques délibérément configurés pour démontrer son inanité.

Si, au début de la Ve République, on pouvait s’inquiéter du poids de l’administration sur l’économie et sur les entreprises, on ne peut aujourd’hui qu’être choqué par l’emprise de quelques grands groupes sur l’appareil d’État. Entreprises qui, n’étant plus publiques et obéissant à la loi du marché, se servent de leurs relais pour abuser de leur position. Comment accepter qu’Air France et Aéroports de Paris fassent la loi au ministère des Transports? Je bataille depuis des années pour que les avions respectent les couloirs aériens au décollage d’Orly. Le ministre des Transports de l’époque, Gilles de Robien, est même venu dans ma circonscription, au printemps 2003, animer une table ronde sur les nuisances aériennes avec les associations de protection de l’environnement, alors même que son cabinet savait qu’un plan de changement des routes aériennes était prêt et allait aggraver la situation!

Comment l’intérêt général peut-il l’emporter lorsque le haut fonctionnaire chargé de ce dossier au cabinet du ministre est choisi par le directeur de la navigation aérienne qui ira un jour « pantoufler » dans une grande entreprise du secteur et sans doute bénéficier de « stock-options » représentant dix fois son salaire antérieur? Les automobilistes seront donc arrêtés au coin de la rue pour défaut du port de la ceinture de sécurité, tandis que les avions pourront en toute impunité continuer à survoler des centaines de milliers d’habitants sans respecter aucune règle! Deux poids, deux mesures… Dominique Perben, l’actuel ministre, semble bien décidé à remettre de l’ordre. Je souhaite qu’il réussisse.

*

La Ve République n’est pas à laisser entre toutes les mains. Le quinquennat, la création d’un parti ultra-majoritaire comme l’UMP, la pensée unique des médias prétendant éduquer le bon peuple contre ses propres intérêts, ont accentué les dérives autocratiques.

Certains se rassureront en constatant que ce pouvoir d’un seul a surtout suscité l’immobilisme, évitant peut-être de plus grandes catastrophes! Cependant, au moment où notre pays devait relever tant d’enjeux, cette inertie lui aura fait prendre un retard considérable tout en lui faisant perdre définitivement patience.

Les Français avaient pourtant besoin comme jamais d’être à la fois dynamisés et rassurés. Nous n’avons eu en définitive ni l’un ni l’autre. La politique au fil de l’eau, les rivalités internes, les gros intérêts, les scandales, les bons sentiments, ont pris le pas sur la volonté sincère de réforme qui, en 2002, animait, quelle que soit leur sensibilité, l’ensemble des membres de la majorité. Jusqu’où n’est-on pas tombé pour voir la gauche, qui a par le passé si mal gouverné, apparaître de nouveau, pour certains naïfs, comme un recours?

Plus grave encore, il restera de cette période le dégoût de soi qui s’est emparé de la France. Car, au cœur de cet échec des vingt dernières années, réside en définitive l’idée tant de fois ressassée que la France, en tant que civilisation singulière, appartient au passé.

Bref, chacun pour soi et après moi le déluge!


  1. L’interopérabilité consiste à permettre à un consommateur la lecture sur tous ses appareils numériques d’un fichier musical régulièrement acheté sur Internet aux majors de la chanson ou aux grandes enseignes de la distribution. Actuellement, même payés au grand jour, beaucoup de ces fichiers ne peuvent être lus que par tel ou tel logiciel lié à un fabricant informatique, ou telle ou telle machine.