Texte établi par Otto KarminImpr. centrale (p. 8-21).

DEUXIÈME LEÇON


La détresse des finances et le cri public avaient forcé le gouvernement à convoquer les États généraux pour le mois de mai 1789. Pendant les neuf mois qui en précédèrent la réunion, il se fit dans tout le pays un immense travail en vue de préparer, non seulement les élections, mais le programme qui, en exprimant les vœux de la nation, devait servir de mandat aux députés et déterminer d’avance le caractère et le but de la future assemblée. Condorcet, le précurseur que nous connaissons, ne pouvait manquer de prendre une très grande part à ce travail : il y consacra un grand nombre d’écrits ; et nulle part n’ont été exprimés avec plus de netteté les principes qui allaient passer de la théorie dans les institutions, mais qui étaient dans le fond — je ne dis pas dans la forme — d’une nature trop républicaine pour pouvoir se concilier sérieusement avec l’institution monarchique. surtout avec le monarque préexistant auquel on avait affaire. Aussi retrouve-t-on dans le Condorcet de 1789, comme dans la Constituante dont il a tracé l’œuvre d’avance, le manque de logique que j’ai déjà eu occasion de relever dans celle-ci, mais ce défaut de logique (très réel au point de vue monarchique) décèle, dans l’un comme dans l’autre, des tendances secrètes qui conduisaient dès lors à la république, à laquelle personne ne songeait en ce moment, et, sous ce rapport, il est vrai de dire que nul publiciste n’en a été davantage le précurseur avant d’en être le coopérateur. C’est pourquoi aussi, quand la république prit enfin la place de la monarchie écroulée, aucun des législateurs qui prirent part à ce changement, et travaillèrent à constituer le régime républicain, aucun, plus que Condorcet, ne dût se trouver réellement conséquent avec tous ses principes antérieurs et mieux en harmonie avec lui-même.

Mais n’anticipons pas sur la suite des tableaux que nous avons à dérouler et voyons d’abord quelles idées professait Condorcet en 1789.

Manque la page 2 de la deuxième leçon.

Mais Condorcet ne se borne à demander que l’on fonde le nouvel édifice qu’il s’agit d’établir, sur les bases qu’il indique dans les Instructions à donner aux députés des États généraux, il exprime aussi le vœu, dans ses Idées sur le despotisme, que les droits naturels de l’homme, sur lesquels s’appuient à leur tour ceux de la nation, soient exposés dans une déclaration solennelle, analogue à celle de l’État de Virginie du 1er juin 1776, et des autres États d’Amérique qui ont suivi le même exemple, mais plus étendue et plus rationnelle — et que cette déclaration soit la première œuvre de l’Assemblée. Pour faciliter l’accomplissement de ce vœu, il soumet lui-même au public un projet de déclaration qui, sans doute, servit à préparer celle qu’adopta plus tard l’Assemblée nationale, et qui en contient déjà les articles fondamentaux. Dans ce projet il ramène les droits naturels :

1o à la sûreté de la personne,

2o à la liberté des biens,

3o à l’égalité naturelle,

et il montre, avec beaucoup de justesse et de précision, à l’égard de chacun d’eux, quelles mesures ou quelles lois en général il faut éviter ou établir pour les préserver de toute atteinte.

L’idée de Condorcet d’une déclaration des droits naturels de l’homme, d’un évangile social qu’il s’agissait de fonder : une telle déclaration n’était pas moins nécessaire, elle était peut-être plus nécessaire encore dans l’ancien monde que dans le nouveau, après un si long étouffement de ces droits naturels sous le despotisme religieux et politique. Et si Condorcet s’en exagère beaucoup l’efficacité, en croyant qu’une pareille déclaration est le seul moyen de prévenir la tyrannie[1]. nous ne devons pas moins en savoir gré à notre philosophe d’avoir devancé sur ce point et préparé l’œuvre de la Constituante et de l’avoir aidé d’avance à remettre en lumière les titres effacés, mais imprescriptibles, de l’homme.

Conséquent avec les principes dont il demandait ainsi une solennelle déclaration, Condorcet, que nous avons déjà vu défendre la cause des nègres, s’adressait au corps électoral, le 3 février 1789, pour réclamer de la nation qui allait s’assembler dans la personne de ses représentants, l’abolition de l’esclavage des noirs. « Comment, disait-il, dans un manifeste au corps électoral par la Société des amis des noirs, comment la nation française pourrait-elle réclamer contre des abus que le temps a consacrés, que des formes légales ont sanctionnés, et leur opposer les droits naturels et imprescriptibles de l’homme et l’autorité de la raison, si elle approuvait, même par son silence, un abus aussi évidemment contraire à la raison et au droit naturel que la servitude des nègres ? ».

Plus tard, au sujet de l’admission des députés des planteurs de St-Domingue dans l’Assemblée nationale, Condorcet, appuyant du dehors la réclamation que Mirabeau faisait entendre au sein même de l’assemblée, demanda s’il est juste d’accorder séance et suffrage aux députés du corps des planteurs pour « défendre un intérêt d’argent, sans les donner aussi aux députés des noirs pour défendre les droits sacrés du genre humain violés dans la personne de ces malheureuses victimes d’une avidité mal entendue. »

Condorcet, bien que ne faisant pas partie de l’Assemblée nationale en suivait avec plus vif intérêt (nous l’avons vu par cet exemple) les travaux et les actes, et il cherchait à éclaircir ses délibérations en traitant quelques-unes des grandes questions qui s’y agitèrent, ou bien il appréciait ses décrets et la défendait contre ses ennemis. Ainsi nous le voyons examiner dans un écrit spécial cette question : s’il est utile de diviser une assemblée nationale en plusieurs chambres ? et se prononcer, comme il l’avait déjà fait pour l’Amérique, à la suite de Franklin, en faveur du système d’une chambre unique, en cherchant à prouver que la division en plusieurs corps n’offre, contre les inconvénients reprochés à une assemblée unique que des remèdes très inférieurs à ceux qu’on peut trouver dans la forme des délibérations de cette assemblée. « Il craignait qu’une seconde chambre ou ne compliquât inutilement les rouages législatifs, ou ne constituât un levain d’aristocratie très dangereux ».

C’est ainsi qu’il examine la question de faire ratifier la Constitution par les citoyens. Favorable en principe à ce qu’on appelle aujourd’hui en Suisse le referendum[2] mais reconnaissant les inconvénients que présentaient dans les circonstances présentes l’application de ce système, il se borna à demander : 1o que la déclaration des droits renfermerait la fixation de l’époque (18 ou 20 ans) où la Constitution pourra être réformée par un nouveau pouvoir constituant, qu’elle soit publiée avant la Constitution et que les citoyens seront appelés à dire si elle ne renferme pas de principes contraires aux véritables intérêts des hommes, et 2o que la Constitution leur soit aussi présentée pour qu’ils aient à déclarer si elle ne renferme rien de contraire à la déclaration des droits.

Manque la page 5 de cette leçon.

L’Assemblée nationale ayant rendu un décret qui faisait dépendre le droit de cité et les autres droits politiques de la quotité des contributions, Condorcet rédigea une adresse qui, le 25 avril 1790, fut présentée à cette Assemblée par la Commune de Paris, dont il faisait partie, pour demander la réforme de cette loi comme étant contraire au principe de l’égalité naturelle des citoyens et livrant le droit de suffrage à l’arbitraire des répartitions de l’impôt. Il était déjà loin alors du principe physiocratique, admis par Turgot, d’après lequel le droit de cité devait appartenir exclusivement aux propriétaires du sol et que lui-même admettait encore l’année précédente, avant la réunion des États-généraux, quand il disait (Idées sur le despotisme, p. 167) que, « le droit d’égalité n’est pas blessé si les propriétaires seuls jouissent du droit de cité, parce que eux seuls possèdent le territoire et que leur consentement seul donne le droit d’y habiter ».

On voit par cet exemple avec quelle rapidité le mouvement démocratique qui emportait les esprits, modifiait les idées.

Une des plus heureuses réformes entreprises par l’Assemblée nationale fut celle des poids et mesures. Condorcet coopéra, en qualité de membre et secrétaire de l’Académie des sciences, à cette importante réforme qui avait pour but d’établir l’uniformité des poids et mesures et de leur donner pour base une unité naturelle. Dans un discours, prononcé devant l’Assemblée, le 12 juin 1790, il la remercia d’avoir voulu associer l’Académie des sciences à ses travaux, en même temps qu’il la félicite de tout ce qu’elle a déjà fait pour le bien de la patrie et les progrès de l’espèce humaine. À la date du 11 novembre 1790, il adresse au président de l’Assemblée nationale une lettre, où il l’informait de ce que l’Académie a fait pour répondre au décret rendu le 8 mai au sujet de cette réforme. Il y joignit une Instruction adressée aux directoires des 83 départements du royaume, destinée à faciliter l’exécution de ce décret. On était encore, en ce moment, dans les tâtonnements d’une réforme qui ne devait être opérée définitivement que plus tard, mais Condorcet a au moins l’honneur d’avoir mis la main à ces premiers efforts. Il était bien digne aussi de l’ancien ami et collaborateur de Turgot, d’éclairer l’Assemblée de ses lumières et de ses conseils dans les questions si difficiles et si délicates du rétablissement des finances, de la fixation de l’impôt, de la constitution du pouvoir chargé d’administrer le trésor national. Nous avons, dès lors, sur ces sujets, divers mémoires qui datent de l’année 1790. Dans plusieurs de ces mémoires il signalait les dangers attachés à la création des assignats et, au témoignage d’Arago, indiquait des moyens à peu près infaillibles de parer à tous les inconvénients de ce papier monnaie.

L’active et presqu’encyclopédique intelligence de Condorcet embrassait dans ses méditations les questions les plus diverses ; malheureusement il n’y portait pas toujours un esprit suffisamment mesuré et pratique ; il se laissait parfois aller à l’enivrement des théories artificielles et d’une logique abstraite qui lui faisait perdre de vue le monde réel. C’est ainsi, par exemple, que dans une dissertation sur le choix des ministres (1790) il demandait que le roi fût tenu de prendre ses ministres dans une liste d’éligibles dont la formation eut figuré parmi les principales prérogatives de l’Assemblée représentative. « Une pareille méthode, dit Arago à ce sujet, empêcherait-elle de mauvais choix ? En vérité, je ne l’oserais pas l’affirmer. Je suis plus certain, ajoute-t-il spirituellement, que la liste des candidats serait très difficile à faire et qu’elle donnerait lieu à de laborieux scrutins ». Mais ne faut-il pas que ceux qu’on est convenu d’appeler des rêveurs justifient toujours par quelque endroit, ne fut-ce que pour rendre l’injustice moins criante, l’épithète qu’on leur décerne si volontiers ? — Est-ce au pays des rêves qu’il faut renvoyer une autre dissertation de 1790 sur l’admission des femmes au droit de vote ? Je n’oserai le dire. Ce qu’il y a de sûr aussi c’est que Condorcet a été ici le précurseur d’un mouvement très réel qui se fait dans ce moment en Amérique, en Angleterre, en France, à Genève, et qu’on ne refoulera pas uniquement par des quolibets. Ce qu’il y a de sûr aussi c’est que nous avons dans nos codes de très grandes injustices à réparer envers les femmes, et, plus nous hésiterons dans l’intérêt de leur bonheur comme dans celui du nôtre, à leur accorder les droits politiques, plus nous devons nous empresser de réparer ces injustices. Comment leur persuader autrement qu’elles n’ont pas raison de réclamer leur part dans la confection des lois que nous leur imposons, et dans le gouvernement d’une société qui les traite en mineures ? Mais je ne veux pas substituer ma pensée à celle de Condorcet[3] Il faut du moins que je fasse comprendre celle-ci, telle qu’il l’expose dans la dissertation que nous avons rencontrée sur notre passage. Suivant lui, pour que l’exclusion qui enlève aux femmes le droit de cité ne fût pas un acte de tyrannie, il faudrait ou prouver que les droits naturels des femmes ne sont pas absolument les mêmes que ceux de l’homme, ou montrer qu’elles ne sont pas capables de les exercer. Or, dit-il, les droits des hommes résultent uniquement de ce qu’ils sont des êtres sensibles, susceptibles d’acquérir des idées morales et de raisonner ces idées. Ainsi les femmes, ayant les mêmes qualités, ont nécessairement des droits égaux.

Quant à prouver que les femmes sont incapables d’exercer des droits politiques, c’est ce qui n’est pas moins difficile à dire. Les raisons que l’on tire de leur constitution physique ne sont pas suffisantes. A-t-on jamais imaginé de priver de leurs droits des gens qui ont la goutte tous les hivers ou qui s’enrhument aisément ? Celles qui se tirent d’une prétendue infériorité intellectuelle ne valent pas mieux. Il s’agirait d’abord de savoir si cette infériorité n’est pas la suite nécessaire de la différence d’éducation. Dire qu’une femme n’a jamais montré de génie ni dans les sciences, ni dans les arts, ni dans les lettres ne prouverait rien ici, puisqu’on ne prétend pas sans doute n’accorder le droit de cité qu’aux seuls hommes de génie. Ajouter qu’aucune femme n’a la même étendue de connaissances, la même force de raison que certains hommes ne prouverait rien non plus, puisque, s’il y a certains hommes supérieurs aux femmes, il y a aussi bien des femmes supérieures à certains hommes, et qu’il n’est pas juste de les exclure plutôt que ces derniers. On allègue qu’elles ne se laissent jamais conduire par ce qu’on appelle la raison ; Condorcet conteste la justesse de cette observation : elles ne sont pas conduites, il est vrai, par la raison des hommes, mais elles le sont par la leur. On dit encore qu’elles obéissent plutôt à leur sentiment qu’à leur conscience ; Condorcet trouve cette observation plus vraie, mais, suivant lui, elle ne prouve rien car ce n’est pas la nature, c’est l’éducation, c’est l’existence sociale qui cause cette différence : ni l’une ni l’autre n’ont habitué ( ?) les femmes à l’idée de ce qui est juste. La dépendance où elles sont de leur mari n’est pas non plus une preuve à invoquer, parce qu’il serait possible de détruire en même temps cette tyrannie de la loi civile, et que jamais une injustice ne peut être un motif d’en commettre une autre. On craint l’influence des femmes sur les hommes ! Condorcet répond que cette influence est d’autant plus redoutable qu’elle est plus occulte, et qu’elle le serait beaucoup moins dans une discussion publique que dans le secret. Enfin on craint que l’exercice des droits politiques n’écarte les femmes des soins que la nature semble leur avoir réservés. Cette objection ne paraît pas bien fondée à notre philosophe. « Quelque constitution qu’on établisse, dit-il, il est certain que, dans l’état actuel de la civilisation des nations européennes, il n’y aura jamais qu’un très petit nombre de citoyens qui puissent s’occuper des affaires publiques. On n’arracherait pas les femmes à leur ménage plus que l’on n’arrache les laboureurs à leurs charrues, les artisans à leurs ateliers… il ne faut pas croire que, parce que les femmes pourraient être membres des assemblées nationales, elles abandonneraient sur le champ leurs enfants, leur ménage, leur aiguille. Elles n’en seraient que plus propres à élever leurs enfants, à former des hommes… La galanterie perdrait à ce changement, mais les mœurs domestiques gagneraient par cette égalité comme par toute autre… car l’inégalité introduit nécessairement la corruption et en est la source la plus commune, si même elle n’en est pas la seule. »

Telles sont les raisons sur lesquelles s’appuie Condorcet pour réclamer l’admission des femmes au droit de cité. Ce plaidoyer a passé à peu près inaperçu au milieu de la Révolution. Mais quiconque veut aujourd’hui sonder sérieusement — soit dans un sens, soit dans l’autre — la question qu’il soulève, n’en peut faire fi et puisque cette question est maintenant à l’ordre du jour il m’a paru bon d’apporter cette pièce au procès.

En 1791, Condorcet, après avoir quitté la municipalité de Paris, devint un des six commissaires de la trésorerie nationale. « Les mémoires qu’il publia à cette époque, dit Arago, occuperaient une grande place dans l’éloge d’un auteur moins fécond et moins célèbre » ; mais j’ajouterai comme lui « pressé par le temps et par les matières, je ne puis pas même en faire connaître les titres. »

Pendant que Condorcet s’occupait de ces divers travaux, les événements se précipitaient. La fuite du roi, voulant se réfugier à l’étranger à la suite de l’émigration, mais arrêté à Varennes et ramené de vive force à Paris, avait achevé d’ébranler la monarchie. Louis XVI avait beau jurer l’observation de la Constitution votée par l’Assemblée nationale, le charme était définitivement rompu, la confiance s’était évanouie sans retour, et le fantôme de royauté qui continua de subsister ne pouvait manquer de disparaître pour faire place à la république. Condorcet n’attendit pas l’avènement de la république pour se prononcer en faveur de ce gouvernement, désormais le seul possible, comme le seul logique, et qu’il eût même fallu proclamer tout de suite en prononçant la déchéance du monarque fugitif, plutôt que de ramener à Paris un roi humilié et qui ne pouvait plus être qu’un embarras[4]. Dès le 2 juillet 1791, avant même que l’Assemblée constituante se fût séparée, Condorcet prononçait à l’Assemblée fédérale des amis de la vérité un discours sur cette question : Un roi est-il nécessaire à la conservation de la liberté ? et, en répondant aux arguments invoqués par les partisans de la monarchie, il manifestait hautement ses sympathies en faveur de la république. Je dois ajouter que, dans le même temps, il était question de lui confier la place de gouverneur du dauphin, et qu’il s’enlevait à lui-même, par ce discours, toute chance d’être élu. « En ce moment, avait-il, en effet, dit dans son discours, il s’agit bien moins de former un roi que de lui apprendre à savoir, à vouloir ne plus l’être. »

Quelques jours après, 23 juillet 1791, il traitait la même question dans un écrit sur l’Institution d’un Conseil électif. Aussi lorsqu’il fut, plus tard, élu à la Convention nationale et chargé par celle-ci d’organiser la république, put-il faire réimprimer sans aucun changement ce qu’il avait publié avant la fin de la Constituante. Mais de telles opinions avaient excité contre lui les haines les plus violentes il se vante d’avoir mérité ces haines ; mais, ce qui devait lui être plus douloureux, elles l’avaient séparé de quelques-uns de ses meilleurs et plus anciens amis, en particulier du duc de la Rochefoucauld.

Manque la page 10 de cette leçon, qui parlait sûrement de l’élection de Condorcet à l’Assemblée législative.90

Le 19 juin 1792. jour anniversaire d’une séance mémorable où l’Assemblée constituante avait aboli les titres de noblesse, les armoiries et les livrées, sur la proposition même de personnages tels qu’Alexis de Noailles, de Saint-Fargeau, Mathieu de Montmorency, pendant que l’Assemblée législative, pour cet anniversaire, faisait brûler sur la place des Victoires, aux pieds de la statue de Louis XIV, une immense quantité de diplômes de ducs, de marquis, de vidames, etc., Condorcet, montant à la tribune, proposa de décréter que tous les départements seraient autorisés à brûler les titres qui se trouveraient dans les divers dépôts ; et la Législative rendait un décret en ce sens, mais en enjoignant aux directeurs de chaque département de faire retirer par des (mot illisible) les titres de propriété qui pourraient se trouver confondus avec les papiers inutiles dans quelques-uns de ces dépôts.

En proposant ce décret, Condorcet voulait fermer tout retour au passé seulement, comme le remarque judicieusement M. Eugène Despois dans un excellent livre récemment publié sous ce titre, qui est une antiphrase : Le vandalisme révolutionnaire, « ces auto-da-fé tumultueux de titres nobiliaires, qui eurent lieu en effet publiquement sur plusieurs points de la France, avaient un double inconvénient : il n’est pas bon d’éveiller dans le cœur humain ce besoin de destruction qui y sommeille et qui, pour peu qu’on l’excite, dégénère bientôt en une ivresse aveugle et il est également mauvais de laisser croire aux hommes qu’en détruisant le signe matériel des choses, ils ont détruit la chose elle-même[5] ». Mais, s’il est permis de blamer le mode d’anéantissement proposé par Condorcet et adopté, à l’unanimité, par l’Assemblée législative, il est ridicule de présenter ici, comme on l’a fait, Condorcet comme un nouvel Omar faisant brûler les immenses travaux des congrégations savantes, qui d’ailleurs ne furent point brûlés.

Manque la fin de cette leçon.

  1. Car il ne suffit pas d’exposer des droits avec clarté et solennité pour les faire respecter. — N’avons-nous pas vu, depuis, le césarisme invoquer à son tour les principes de 89 en tête de ses constitutions despotiques ? — J. B.
  2. « L’ordre social n’aura vraiment atteint le degré de perfection auquel on doit tendre sans cesse, qu’à l’époque où aucun article des lois ne sera obligatoire qu’après avoir été soumis immédiatement à l’examen de tout citoyen. » J. B.
  3. Barni a longuement exposé son point de vue sur le vote des femmes dans sa Morale dans la démocratie, p. 126-138. O. K.
  4. Telle est aussi l’opinion de Quinet sur le retour de Varennes. Cf. sa Révolution, livre VIII, chap. 4. — O. K.
  5. o.c., 2me  édit., Paris 1885, p. 237. — O. K.