Texte établi par Otto KarminImpr. centrale (p. 2-8).

PREMIÈRE LEÇON


Condorcet fut, suivant une parole de Michelet, « le dernier des philosophes du grand XVIIIme siècle, celui qui survivait à tous pour voir leurs théories lancées dans le chemin des réalités ». C’est aussi celui des publicistes à la fois précurseurs et coopérateurs de la Révolution qui poussera le plus loin les conséquences pratiques de ses théories.

Mirabeau s’était arrêté à l’idée de la monarchie constitutionnelle, dont, comme il le disait, il emporta le deuil en mourant. Condorcet représente l’idée républicaine dans toute sa pureté ; il devient l’un des législateurs de la république ; et s’il meurt victime de la tempête révolutionnaire, il en meurt pas moins plein de foi en son idée qui est celle du progrès de l’humanité, et son dernier écrit est comme le testament philosophique de toute cette partie du XVIIIme siècle.

Mais avant de montrer, dans Condorcet, le coopérateur de la Révolution, il faut l’étudier avant la Révolution. Le premier Condorcet expliquera le second.

Le commencement de la biographie est perdu. Notre manuscrit commence à la page 5 avec les mots suivants :

« L’homme qui agit ainsi, remarque justement Arago, court le risque de troubler sa vie, mais il honore les sciences et les lettres. »

Revenons aux travaux qui ont plus directement trait aux questions d’intérêt social. J’ai déjà parlé plus haut des Règlements sur la jurisprudence criminelle, qui datent de 1775. À cette même année, où Turgot était au ministère, se rapportent divers autres écrits touchant l’économie sociale et qui avaient pour but de venir en aide au contrôleur général dans les grandes réformes qu’il accomplissait ou préparait : ainsi des Réflexions sur les corvées, que Turgot avait entrepris d’abolir dans tout le royaume, comme il les avait déjà abolies dans sa généralité de Limoges. Il constatait les cris de bénédiction du peuple pour ce « ministre bienfaisant qui le délivrait du double fléau des corvées et des exacteurs de corvées » ; mais comme le bienfait de la destruction des corvées ne manquait de censeurs dans la capitale, il leur répondait en défendant contre leurs égoïstes sophismes les intérêts et les droits de ce peuple qui, disait-il, « ne demande au gouvernement que de lui permettre de travailler et de manger en paix le pain acheté par ses sueurs ». C’est de cette même année que date la Lettre d’un laboureur de Picardie, à M. N*** écrit piquant et fort, qu’il opposait à l’espèce de socialisme qu’on a vanté dans Necker. En ayant parlé plus haut, je rapporterai seulement le jugement de Voltaire sur cet écrit « Ah ! la bonne chose, la raisonnable chose et même la jolie chose que la Lettre au prohibitif. Cela doit ramener tous les esprits, pour peu qu’il y ait encore à Paris du bon sens et du bon goût ».

C’est encore en réponse aux théories de Necker que furent rédigés, à la même date, l’écrit intitulé Monopoles et monopoleurs, et des Réflexions sur le commerce des blés, qui étaient un véritable traité sur la matière. La publication de cet ouvrage, qui, à une discussion très sérieuse, mêlait quelques épigrammes contre Necker et son (mot illisible), souleva contre l’auteur les nombreux clients de cet écrivain, lui fit d’implacables ennemis, et agita vivement et longtemps jusqu’à l’Académie des sciences et l’Académie française. Condorcet publia ce livre l’année même où, abandonné par Louis XVI, Turgot tombait. (Mai 1776). La disgrâce du ministre causa à Condorcet le plus vif des chagrins. « Je ne vous ai point écrit, mon cher Monsieur, écrivit-il à Voltaire quelque temps après, depuis l’événement fatal qui a ôté à tous les honnêtes gens l’espérance et le courage. J’ai attendu que ma colère fut un peu passée et qu’il ne me restât plus que de l’affliction. Cet événement a changé pour moi toute la nature. Je n’ai plus le même plaisir à regarder ces belles campagnes où il eut fait naître le bonheur. Le spectacle de la gaîté du peuple me serre le cœur : ils dansent comme s’ils n’avaient rien perdu. »

Condorcet avait accepté de Turgot un modeste emploi d’inspecteur des monnaies, le priant, « quoique peu riche », de ne rien faire de plus pour lui en ce moment, et refusant — ainsi que d’Alembert et Charles Bossut[1] — les appointements que le contrôleur général lui avait offerts pour une autre fonction publique relative aux questions de navigation intérieure au sujet desquelles ce ministre avait aussi conçu un vaste plan. Lorsque Necker prit la place de Turgot, Condorcet s’empressa d’envoyer à M. de Maurepas sa démission d’inspecteur des monnaies, en la motivant dans les termes suivants : « Je me suis prononcé trop hautement sur les ouvrages de M. Necker et sur sa personne pour que je puisse garder une place qui dépend de lui. Je serais fâché d’être dépouillé et encore plus d’être épargné par un homme dont j’aurais dis ce que ma conscience m’a forcé de dire. Permettez donc que ce soit entre vos mains que je remette ma démission. »

Condorcet ne s’était pas seulement donné la tâche de lutter contre les erreurs et les préjugés accrédités sur le terrain économique, il les poursuivait aussi sur le terrain théologique : il était l’implacable ennemi du fanatisme. En 1774, il avait publié, à l’adresse d’un certain abbé Sabattier, auteur d’un Dictionnaire des trois siècles — qui n’était qu’une longue diatribe contre la philosophie et les philosophes — un écrit intitulé : Lettres à M. l’abbé Sabattier de Castres par un théologien de ses amis, qui parut si piquant qu’il fut généralement attribué au patriarche de Ferney, mais qui était si audacieux que celui-ci, tout en le louant, crut devoir décliner cette paternité dangereuse. Condorcet, que Voltaire ne savait pas être l’auteur de cet écrit, dût être bien flatté du jugement que Voltaire lui exprimait à lui-même (20 août 1774), d’autant plus qu’il ne pouvait soupçonner Voltaire de vouloir le flatter. « Il y a dans la Lettre d’un théologien, lui écrivit Voltaire, des plaisanteries, des morceaux d’éloquence digne de Pascal ». Éloge exagéré peut-être, quoiqu’il y eut réellement une piquante ironie et une véhémente éloquence, mais qui prouve au moins que, si Voltaire en déclinait la paternité, ce n’était pas que son amour-propre souffrit de ce qu’on le lui attribuait.

Manque les pages 7 et 8 du MS.

À l’époque où nous ont conduit les travaux que nous venons de passer en revue, Condorcet, déjà secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences, fut admis à l’Académie française (1782). Je note cette circonstance parce qu’elle n’avait pas seulement la valeur d’un titre honorifique, décerné à un homme de lettres, mais qu’elle était une victoire pour la philosophie et qu’elle donnait à Condorcet une position analogue à celle qu’occupait déjà d’Alembert. Dès 1771, Voltaire écrivait à Condorcet : « Il faut que vous nous fassiez l’honneur d’être de l’Académie française : nous avons besoin d’hommes qui pensent comme vous ». Il lui avait, à plusieurs reprises, exprimé le même désir, mais il mourut sans avoir la satisfaction de voir ce désir réalisé. Ce fut seulement quatre ans après sa mort que Condorcet fut élu membre de l’Académie, après une très ardente bataille où malheureusement Buffon n’était pas de son côté. D’Alembert qui avait pris une grande part à cette bataille académique, se réjouissait du résultat comme d’une victoire dont il était fier. « Je suis plus content, s’écriait-il à l’issue du scrutin, d’avoir gagné cette victoire que je ne le serais d’avoir trouvé la quadrature du cercle ».

Malheureusement il ne survécut pas longtemps à ce triomphe : Condorcet eut un an après (29 octobre 1783) la douleur de le voir mourir. D’Alembert comptait tellement sur la bonté de cœur de son ami que, comme un ancien, Eudamidas, léguant à ses amis le soin de nourrir sa mère et de marier sa fille, il lègue à Condorcet celui de pourvoir aux besoins de deux domestiques auxquels le grand géomètre, mourant sans fortune, ne pouvait rien. Condorcet remplit, avec un scrupule religieux, cette mission jusqu’à la fin de sa vie. « Vous le savez, remarque à ce propos Arago, c’est à l’école philosophique du XVIIIme siècle que nous devons l’expression si heureuse de bienfaisance. Peut-être consentira-t-on maintenant à reconnaître qu’en enrichissant la langue, cette école n’entendait pas créer seulement un vain mot ».

Pour en revenir au membre de l’Académie française, Condorcet prononça (le 21 février 1782) un discours de réception qui n’était point un éloge banal de son prédécesseur (Saurin), mais un rapide tableau des progrès de la raison dans l’ordre des sciences et dans celui de la philosophie morale et politique, préludant ainsi en quelque sorte au grand ouvrage qui devait être comme son testament philosophique. C’est encore la même thèse qu’il développe la même année dans un discours lu à l’Académie française (le 6 juin 1782) devant le comte du Nord, (depuis Paul I). Ainsi les philosophes s’efforçaient — et nunc erudimini — à instruire les rois. Peine perdue, sans doute, au moins en bonne partie, mais qui n’en témoignait pas moins de la générosité de leurs efforts.

La fin de cette première leçon est perdue.

  1. Mathématicien célèbre, 1730-1814. Auteur d’un Essai sur l’histoire générale des mathématiques, de Recherches sur la construction la plus avantageuse des digues, d’un Discours sur la vie et les œuvres de Pascal et éditeur de ces dernières.
    O. K.