Fragments historiques sur l’Inde/Édition Garnier/Article 21

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ARTICLE XXI.[1]

DE LA SCIENCE DES BRACHMANES.

C’est une consolation de quitter les ruines de la compagnie française des Indes, l’échafaud sur lequel le meurtre de Lally fut commis, et les malheureuses querelles de nos marchands et de nos officiers. On sort avec plaisir d’un chaos si triste pour retourner à la contemplation philosophique de l’Inde, et pour examiner avec attention cette vaste et ancienne partie de la terre, que certainement les prévarications du jésuite Lavaur, et les mensonges imprimés du jésuite Martin, et même les miracles attribués à François Xavero, appelé chez nous Xavier, ne nous feront jamais connaître.

C’est d’abord une remarque très-importante que Pythagore alla de Samos au Gange pour apprendre la géométrie, il y a environ deux mille cinq cents ans au moins, et plus de sept cents ans avant notre ère vulgaire, si récemment adoptée par nous. Or, certainement Pythagore n’aurait pas entrepris un si étrange voyage si la réputation de la science des brachmanes n’avait été dès longtemps établie de proche en proche en Europe, et si plusieurs voyageurs n’avaient déjà enseigné la route.

On sait avec quelle lenteur tout s’établit : ce ne sont pas des prêtres égyptiens qui auront d’abord couru dans l’Inde pour s’instruire. Ils étaient trop infatués du peu qu’ils savaient. Leurs intrigues et leurs propres superstitions occupaient toute leur vie sédentaire. La mer leur était en horreur ; c’était leur Typhon. Nul auteur ne parle d’aucun prêtre d’Égypte qui ait voyagé. Ennemis des étrangers, ils se seraient crus souillés de manger avec eux : il fallait qu’un étranger se fît couper le prépuce pour être admis à leur parler : un lévite n’était pas plus insociable.

Il est vraisemblable que des marchands arabes furent les premiers qui passèrent dans l’Inde, dont ils étaient voisins. L’intérêt est plus ancien que la science. On alla chercher des épiceries pendant des siècles avant de chercher des vérités.

Nous avons observé ailleurs[2] que, dans l’histoire allégorique de Job[3] écrite en arabe longtemps avant le Pentateuque, ce Job parle du commerce des Indes et de ses toiles peintes.

Nous avons rapporté[4] que l’histoire de Bacchus, né en Arabie, était fort antérieure à Job. Son voyage dans l’Inde est aussi certain qu’une ancienne histoire peut l’être ; mais il est encore plus certain que les Arabes chargèrent cet événement de plus de fables qu’ils n’en mirent depuis dans leurs Mille et une Nuits. Ils firent de Bacchus un conquérant musicien, débauché, ivrogne, magicien, et dieu. Des rayons de lumière lui sortaient de la tête ; une colonne de feu marchait devant son armée pendant la nuit ; il écrivait ses lois en chemin sur des tables de marbre ; il traversait à pied la mer Rouge avec une multitude d’hommes, de femmes et d’enfants ; d’un coup de baguette il faisait jaillir d’un rocher une fontaine de vin ; il arrêtait à la fois d’un seul mot la lune qui marche et le soleil qui ne marche pas. Toutes ces merveilles peuvent être des figures emblématiques ; mais il est difficile d’en pénétrer le sens. C’est ainsi que, longtemps après, quand les Grecs ayant équipé un vaisseau pour aller trafiquer en Mingrélie, leurs prophètes poëtes embellirent cette entreprise utile en y mêlant des oracles, des miracles, des demi-dieux, des héros et des prostituées, enfin des sages voyagèrent pour s’instruire.

Le premier qui soit connu pour être venu chercher la science dans l’Inde est l’un de ces anciens Zerdust que les Grecs appelaient Zoroastre ; le second est Pythagore. M. Holwell nous assure qu’il a vu leurs noms consacrés dans les annales des brachmanes, à la suite des noms des autres disciples venus à l’école de Bénarès sur la frontière septentrionale du Bengale. Ils ont aussi dans leurs registres le nom d’Alexandre ; mais il est parmi les destructeurs, tout grand homme qu’il était, et les Pythagore et les Zoroastre sont parmi les anciens précepteurs du genre humain qui étudièrent chez les brachmanes, et qui rapportèrent dans leur patrie le peu de vérités et la foule des erreurs qu’ils avaient apprises.

Nous avons déjà reconnu[5] que l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie, étaient enseignées chez les brachmanes. Les douze signes de leur zodiaque et leurs vingt-sept constellations en sont une preuve évidente.

Les brachmanes connaissaient la précession des équinoxes de temps immémorial, et ils se trompèrent bien moins que les Grecs dans leur calcul : car ce mouvement apparent des étoiles était chez eux et est encore de cinquante-quatre secondes par an ; de sorte que cette période était pour eux de vingt-quatre mille ans, au lieu que les Grecs la firent de trente-six mille. Elle est chez nous de vingt-cinq mille neuf cent vingt ans ; ainsi les brachmanes se rapprochaient plus de la vérité que les Grecs, qui vinrent longtemps après eux.

M. Le Gentil, savant astronome, qui a demeuré quelque temps à Pondichéry, a rendu justice aux brames modernes, qui ne sont que les échos des premiers brachmanes. Il a très-ingénieusement résolu le problème de la durée du monde, fixée par ces anciens philosophes de l’Inde à quatre millions trois cent vingt mille ans, dont il y a trois millions huit cent quatre-vingt-dix-sept mille huit cent quatre-vingt-un d’écoulés en l’an 1773 de notre ère. Ainsi notre monde n’aurait plus que quatre cent vingt-deux mille cent dix-neuf ans à subsister.

M. Le Gentil s’est très-bien aperçu que ce nombre, qui semble prodigieux, et qui n’est rien par rapport au temps nécessairement éternel, n’est qu’une combinaison des révolutions de l’équinoxe, à peu près comme la période julienne de Jules Scaliger, qui est une multiplication des cycles du soleil par ceux de la lune et par l’indiction.

Mais, en même temps, M. Le Gentil a reconnu avec admiration la science des brachmanes, et l’immensité des temps qu’il fallut à ces Indiens pour parvenir à des connaissances dont les Chinois même n’ont jamais eu l’idée, et qui ont été inconnues à l’Égypte et à la Chaldée, qui enseigna l’Égypte.

Ægyptum docuit Babylon, Ægyptus Achivos[6].


  1. Malgré ce que dit Wagnière que la fin de ces fragments n’a été écrite qu’en 1774, elle est de 1773. Voyez le dernier alinéa de l’article xxxiv, page 206.
  2. Tome XVII, page 342.
  3. Job, cap. XXVIII, v. 16. (Note de Voltaire.)
  4. Tome XVII, pages 516 et suiv. ; XXVI, 201.
  5. Voyez ci-dessus, page 108.
  6. Ce vers-proverbe est cité avec quelque différence dans la Philosophie de l’Histoire ; voyez tome XI, page 33.