Fragment sur l’histoire générale/Édition Garnier/15

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ARTICLE XV.

Sur la révocation de l’édit de Nantes.

La fameuse révocation de l’édit de Nantes est regardée comme une grande plaie de l’État. Lorsque nous fûmes obligé d’en parler dans le Siècle de Louis XIV[1], nous fûmes bien loin de vouloir dégrader un monument que nous élevions à la gloire de ce siècle mémorable; mais[2] Mme  de Caylus, nièce[3] de Mme  de Maintenon, dit que le roi avait été trompé. La reine Christine[4] écrit que Louis XIV s’était coupé le bras gauche avec le bras droit. Nous dûmes plaindre la France d’avoir porté chez les étrangers, et même chez ses ennemis, ses citoyens, ses trésors, ses arts, son industrie, ses guerriers. Nous avouâmes que l’indulgence, la tolérance, dont les hommes ont tant de besoin les uns envers les autres, étaient le seul appareil qu’on pût mettre sur une blessure si profonde.

Ce divin esprit de tolérance, qui au fond n’est que la charité, charitas humani generis, comme dit Cicéron[5] a depuis quelques années tellement animé les âmes nobles et sensibles que M. de Fitz-James, évêque de Soissons, a dit dans son dernier mandement[6] : « Nous devons regarder les Turcs comme nos frères. »

Aujourd’hui nous voyons en France des protestants, autrefois plus odieux que les Turcs, occuper publiquement des places qui, si elles ne sont pas les plus considérables de l’État, sont du moins les plus avantageuses. Personne n’en a murmuré. On n’a pas été plus surpris de voir des fermiers généraux calvinistes que s’ils avaient été jansénistes.

Le ministère ayant écrit, en 1751, une lettre de recommandation en faveur d’un négociant protestant nommé Frontin, homme utile à l’État, un évêque d’Agen, plus zélé que charitable, écrivit et fit imprimer une lettre assez violente contre le ministère. Il remontrait, dans cette lettre, qu’on ne doit jamais recommander un négociant huguenot, attendu qu’ils sont tous ennemis de Dieu et des hommes. On écrivit[7] contre cette lettre, et, soit qu’elle fût de l’évêque d’Agen, soit de l’abbé de Caveyrac, cet abbé la soutint dans son Apologie de la révocation de l’édit de Nantes. Il voulut persuader qu’il n’y avait eu aucune persécution dans la dragonnade ; que les réformés méritaient d’être beaucoup plus maltraités ; qu’il n’en sortit pas du royaume cinquante mille ; qu’ils emportèrent très-peu d’argent ; qu’ils n’établirent point ailleurs des manufactures dont aucun pays n’avait besoin, etc., etc.

Autrefois un tel livre eût occupé toute l’Europe : les temps sont si changés qu’on n’en parla point. Nous fûmes les seuls qui prîmes la peine d’observer que M. de Caveyrac n’avait pas eu des mémoires exacts sur plusieurs faits.

Par exemple il disait[8] qu’il n’y a pas cinquante familles françaises à Genève. Nous, qui demeurons à deux pas de cette ville, nous pouvons affirmer qu’il y en a eu plus de mille, sans compter celles que la mort a éteintes, ou qui sont passées dans d’autres familles par les femmes. Et nous ajoutons ici que ce sont ces familles qui ont porté dans Genève une industrie et une opulence inconnues jusqu’alors. Genève, qui n’était autrefois qu’une ville de théologie, est aujourd’hui célèbre par ses richesses et par ses connaissances solides : elle les doit aux réfugiés français ; ils l’ont mise en état de prêter au roi de France des fonds dont elle retire cinq millions de rente, au temps où nous écrivons.

Monsieur l’abbé donna[9] un démenti au roi de Prusse, qui, dans l’histoire de sa patrie, a prononcé que son grand-père reçut dans ses États plus de vingt mille réfugiés ; et, pour décréditer le témoignage du roi de Prusse, il prétend que son Histoire du Brandebourg n’est point de lui, et que c’est nous qui l’avons faite sous son nom. Ce fut donc pour nous un devoir indispensable de rendre gloire à la vérité[10] ; de ne nous point parer de ce qui ne nous appartient pas ; d’avouer que nous ne servîmes au roi de Prusse que de grammairien fort inutile. Il n’avait pas besoin de nous pour être l’historien et le législateur de son royaume, comme il en a été le héros[11]. Monsieur l’abbé[12] récusait de même le témoignage de tous les intendants des provinces de France et de nos ambassadeurs, qui, témoins de la décadence de nos manufactures et de leur transplantation dans le pays étranger, en avaient formé de justes plaintes. Nous aimâmes mieux les en croire que M. de Caveyrac, qui était moins à portée qu’eux d’être bien instruit.

Il prétend[13] que ceux qui s’expatrièrent n’étaient que des gueux à charge à l’État. Mais les La Rochefoucauld, les Bourbon-Malause, les La Force, les Ruvigny, les Schomberg, tant d’autres officiers principaux qui servirent sous le roi Guillaume et sous la reine Anne, étaient-ils des gueux ? Il est vrai qu’il sortit plusieurs familles pauvres, et qu’elles furent secourues par les rois d’Angleterre et de Prusse, par plusieurs princes de l’empire, par les Hollandais, par les Suisses. Cela même est un très-grand malheur. Les pauvres sont nécessaires à un État ; ils en font la base ; il faut des mains nécessitées au travail. Ceux qui auraient cultivé des campagnes en France allèrent défricher la Caroline, la Pensylvanie, et jusqu’à la terre des Hottentots. L’Orient et l’Occident, les extrémités de l’ancien et du nouveau monde, virent leurs travaux et leurs larmes.

Si donc l’Angleterre et la Hollande donnèrent à ces proscrits des asiles en Europe et au bout de l’univers, il est étrange que monsieur l’abbé se soit exprimé sur les Anglais en ces termes[14] : « Une fausse religion... devait produire nécessairement de pareils fruits ; il en restait un seul à mûrir ; ces insulaires le recueillent : c’est le mépris des nations. » On n’a jamais rien dit de si étrange.

Quelles sont donc les nations pour qui les Anglais ne sont qu’un objet de mépris ? Sont-ce les peuples qu’ils ont vaincus ? Sont-ce les peuples qu’ils ont secourus ? Est-ce l’Inde, où ils ont conquis des États trois fois plus grands et plus peuplés que l’Angleterre ? Est-ce la moitié de l’Amérique, dont ils sont souverains ?

À l’égard des Hollandais, monsieur l’abbé dit qu’ils n’accueillirent les réfugiés français que parce qu’ils sont sans religion. « Les Hollandais, dit-il, ne sont pas tolérants, ils sont indifférents. La philosophie ne les a pas éclairés ; elle a obscurci leurs lumières[15] » Il en fait ensuite un portrait affreux. C’est ainsi qu’il juge le monde entier.

Nous ne pouvons pas passer sous silence un reproche singulier que monsieur l’abbé fait aux protestants de France : « Reprochez-vous[16], ô huguenots, les meurtres de Henri III et de Henri IV, puisque, en conspirant contre François II et contre Charles IX, vous avez enhardi les cruelles mains des parricides. » On ne savait pas encore que le jacobin Jacques Clément et le feuillant Ravaillac fussent huguenots. C’est une fleur de rhétorique, et quelle fleur !

Il est temps de passer de M. l’abbé de Caveyrac à M. l’abbé Sabatier, tous deux également pieux, et également illustres.


  1. Voyez tome XV, page 28.
  2. Souvenirs de madame de Caylus. (Note de Voltaire.)
  3. Voyez tome XIV, page 470 ; XV, 134 ; et XXVIII, 285.
  4. Lettres de la reine Christine. (Note de Voltaire.) — Il s’agit du recueil d’Arckenholtz, dont il a été parlé tome XXIII, page 524, et non de l’ouvrage de Lacombe, dont il est question tome XXIV, page 479.
  5. Voltaire cite souvent cette expression, qui n’est pas dans Cicéron.
  6. Le mandement est du 21 mars 1757 ; Voltaire en a souvent parlé ; voyez la note, tome XXV, page 104.
  7. Une Lettre de M. l’intendant de *** à M. l’évêque d’Alais fit naître la Réponse de M. l’évéque d’Alais à M. l’intendant de ***. Cette Réponse est datée du 6 juin 1751, et fut l’origine de l’écrit que publièrent Ripert de Montclar et l’abbé Quesnel sous le titre de : Mémoire théologique et politique au sujet des mariages clandestins des protestants en France, etc., 1755, in-8o. Caveyrac répondit à cet écrit par un Mémoire politico-critique, où l’on examine s’il est de l’intérêt de l’Église et de l’État d’établir pour les calvinistes du royaume une nouvelle forme de se marier ; 1756, in-8o. C’est dans ce Mémoire (page 150), et non dans l’Apologie, qu’il prend la défense de l’évêque d’Agen. (B.)
  8. Apologie, page 83.
  9. Ibid., page 83.
  10. Voyez, tome VIII, les notes et variantes de l’Ode sur la mort de madame la princesse de Bareith.
  11. « Il arriva depuis un événement favorable, qui avança considérablement les projets du grand électeur. Louis XIV révoqua l’édit de Nantes, et quatre cent mille Français pour le moins sortirent de ce royaume ; les plus riches passèrent en Angleterre et en Hollande ; les plus pauvres, mais les plus industrieux, se réfugièrent dans le Brandebourg, au nombre de vingt mille ou environ ; ils aidèrent à repeupler nos villes désertes, et nous donnèrent toutes les manufactures qui nous manquaient.

    « À l’avénement de Frédéric-Guillaume à la régence, on ne faisait dans ce pays ni chapeaux, ni bas, ni serges, ni aucune étoffe de laine ; l’industrie des Français nous enrichit de toutes ces manufactures ; ils établirent des fabriques de draps, de serges, d’étamines, de petites étoffes, de droguets, de grisettes, de crépon, de bonnets et de bas tissus sur des métiers ; des chapeaux de castor, de lapin, et de poil de lièvre ; des teintures de toutes les espèces. Quelques-uns de ces réfugiés se firent marchands, et débitèrent en détail l’industrie des autres. Berlin eut des orfèvres, des bijoutiers, des horlogers, des sculpteurs ; et les Français qui s’établirent dans le plat pays y cultivèrent le tabac, et firent venir des fruits et des légumes excellents dans les contrées sablonneuses, qui, par leurs soins, devinrent des potagers admirables. Le grand électeur, pour encourager une colonie aussi utile, lui assigna une pension annuelle de quarante mille écus dont elle jouit encore. » Histoire de Brandebourg, par le roi de Prusse, édition de Jean Néaulme, 1751, tome H, pages 311, 312, et 314. (Note de Voltaire.)

  12. Apologie, pages 110 et suiv.
  13. Apologie, page 95.
  14. Page 302. (Note de Voltaire.)
  15. Voici le texte de Caveyrac, page 447 :

    « 1o Les Hollandais ne sont pas tolérants, mais indifférents. 2o La philosophie ne les a pas éclairés ; la cupidité, au contraire, a obscurci leurs lumières. »

  16. Page 32. (Note de Voltaire.)