Fragment d’un prologue d’opéra (Boileau)


Fragment d'un Prologue d'opéra
Garnier (3p. 93-98).
FRAGMENT D’UN PROLOGUE D’OPÉRA[1].
AVERTISSEMENT AU LECTEUR.[2]

Madame de M*** et madame de T***, [3] sa sœur, lasses des opéras de M. Quinault, [4] proposèrent au roi d’en faire faire un par M. Racine, qui s’engagea assez légèrement à leur donner cette satisfaction, ne songeant pas dans ce moment-là à une chose, dont il étoit plusieurs fois convenu avec moi, qu’on ne peut jamais faire un bon opéra, parce que la musique ne sauroit narrer ; que les passions n’y peuvent [5] être peintes dans toute l’étendue qu’elles demandent ; que d’ailleurs elle ne sauroit souvent mettre en chant les expressions vraiment sublimes et courageuses. [6] C’est ce que je lui représentai, quand il me déclara sou engagement ; et il m’avoua que j’avois raison ; mais il étoit trop avancé pour reculer. Il commença dès lors en effet un opéra, dont le sujet étoit la chute de Phaéton. [7] Il en fit même quelques vers qu’il récita au roi, qui en parut content. Mais, comme M. Racine n’entreprenoit cet ouvrage qu’à regret, il me témoigna résolument qu’il ne l’achèveroit point que je n’y travaillasse avec lui, et me déclara avant tout qu’il falloit que j’en composasse le prologue. J’eus beau lui représenter mon peu de talent pour ces sortes d’ouvrages, et que je n’avois jamais fait de vers d’amourette, il persista dans sa résolution, et me dit qu’il me le feroit ordonner par le roi. Je songeai donc en moi-même à voir de quoi je serois capable, en cas que je fusse absolument obligé de travailler à un ouvrage si opposé à mon génie et à mon inclination. Ainsi, pour m’essayer, je traçai, sans en rien dire à personne, non pas même à M. Racine, le canevas d’un prologue ; et j’en composai une première scène. Le sujet de cette scène étoit une dispute de la Poésie et de la Musique, qui se querelloient sur l’excellence de leur art, et étoient enfin toutes prêtes à se séparer, lorsque tout à coup la déesse des accords, je veux dire l’Harmonie, descendoit du ciel avec tous ses charmes et ses agrémens, et les réconcilioit. Elle devoit dire ensuite la raison [8] qui la faisoit venir sur la terre, qui n’étoit autre que de divertir le prince de l’univers le plus digne d’être servi, et à qui elle devoit le plus, puisque c’étoit lui qui la maintenoit dans la France, où elle régnoit en toutes choses. Elle ajoutoit ensuite que, pour empêcher que quelque audacieux ne vînt troubler, en s’élevant contre un si grand prince, la gloire dont elle jouissoit avec lui, elle vouloit que dès aujourd’hui même, sans perdre de temps, on représentât sur la scène la chute de l’ambitieux Pliaéion. [9] Aussitôt tous les poètes et tous les musiciens, par son ordre, se retiroient et s’alloient habiller. Voilà le sujet de mon prologue, auquel je travaillai trois ou quatre jours avec un assez grand dégoût, tandis que M. Racine, de son côté, avec non moins de dégoût, continuoit à disposer le plan de son opéra, sur lequel je lui prodiguois mes conseils. Nous étions occupés à ce misérable travail, dont je ne sais si nous nous serions bien tirés, lorsque tout à coup un heureux incident nous tira d’affaire. L’incident fut que M. Quinault s"étant présenté au roi les larmes aux yeux, et lui ayant remontré l’affront qu’il alloit recevoir s’il ne travailloit plus au divertissement de Sa Majesté, le roi, touché de compassion, déclara franchement aux dames dont j’ai parlé qu’il ne pouvoit se résoudre à lui donner ce déplaisir. Sic nos servavit Apollo. Nous retournâmes donc, M. Racine et moi, à notre premier emploi, et il ne fut plus mention de notre opéra, dont il ne resta que quelques vers de M. Racine, qu’on n’a point trouvés dans ses papiers après sa mort, et que vraisemblablement il avoit supprimés par délicatesse de conscience, à cause qu’il y étoit parlé d’amour. Pour moi, comme il n’étoit point question d’amourette dans la scène que j’avois composée, non-seulement je n’ai pas jugé à propos de la supprimer, mais je la donne ici au public, persuadé qu’elle fera plaisir aux lecteurs, qui ne seront peut-être pas fâchés de voir de quelle manière je m’y étois pris pour adoucir l’amertume et la force de ma poésie satirique, et pour me jeter dans le style doucereux. C’est de quoi ils pourront juger par le fragment que je leur présente ici, et que je leur présente avec d’autant plus de confiance, qu’étant fort court, s’il ne les divertit, il ne leur laissera pas du moins le temps de s’ennuyer. [10]

PROLOGUE.


LA POÉSIE, LA MUSIQUE.
LA POÉSIE.

Quoi ! par de vains accords et des sons impuissants
Vous croyez exprimer tout ce que je sais dire !

LA MUSIQUE.

Aux doux transports qu’Apollon vous inspire
Je crois pouvoir mêler la douceur de mes chants.

LA POÉSIE.

Oui, vous pouvez aux bords d’une fontaine
Avec moi soupirer une amoureuse peine,
Faire gémir Thyrsis, faire plaindre Climène ;
Mais, quand je fais parler les héros et les dieux,
Vos chants audacieux
Ne me sauroient prêter qu’une cadence vaine.
Quittez ce soin ambitieux.

LA MUSIQUE.

Je sais l’art d’embellir vos plus rares merveilles.

LA POÉSIE.

On ne veut plus alors entendre votre voix.

LA MUSIQUE.

Pour entendre mes sons, les rochers et les bois
Ont jadis trouvé des oreilles.

LA POÉSIE.

Ah ! c’en est trop, ma sœur, il faut nous séparer :
Je vais me retirer.
Nous allons voir sans moi ce que vous saurez faire.

LA MUSIQUE.

Je saurai divertir et plaire ;
Et mes chants, moins forcés, n’en seront que plus doux.

LA POÉSIE.

Eh bien, ma sœur, séparons-nous.

LA MUSIQUE.

Séparons-nous.

LA POÉSIE.

Séparons-nous.

CHŒUR DES POËTES ET DES MUSICIENS.[11]

Séparons-nous, séparons-nous.

LA POÉSIE.

Mais quelle puissance inconnue
Malgré moi m’arrête en ces lieux ?

LA MUSIQUE.

Quelle divinité sort du sein de la nue ?

LA POÉSIE.

Quels chants mélodieux
Font retentir ici leur douceur infinie ?

LA MUSIQUE.

Ah ! c’est la divine Harmonie,
Qui descend des cieux.

LA POÉSIE.

Qu’elle étale à nos yeux
De grâces naturelles !

LA MUSIQUE.

Quel bonheur imprévu la fait ici revoir ?

LA POÉSIE ET LA MUSIQUE.

Oublions nos querelles,
Il faut nous accorder pour la bien recevoir.

CHŒUR DES POËTES ET DES MUSICIENS.

Oublions nos querelles,
Il faut nous accorder pour la bien recevoir.

  1. Ce titre n’est point dans l’édition de 1713, où pour la première fois on a publié et l’avertissement et le prologue. Saint-Marc, qui l’a le premier placé ici, a pensé avec raison qu’il était nécessaire pour annoncer la pièce suivante. M. Daunou et Amar ont imité son exemple. (B.-S.-P.)
  2. Boileau a fait plusieurs corrections sur le manuscrit de cet avertissement, qui est d’une main étrangère. (B.-S.-P.)
  3. Franroise-Athénaïs de Rochechouart, mariée en 1663 à Henri-Louis de Gondrin de Pardaillan, marquis de Montespan, fut surintendante de la maison de la reine Marie-Thérèse d’Autriche et mourut le 28 de mai 1707, âgée de soixante-six ans. — Gabrielle de Rochechouart, sa sœur aînée, fut mariée en 1605 à Charles-Léonor de Damas, marquis de Thiange, et mourut le 12 de septembre 1693. Elles étoient sœurs du duc de Vivonne. (Saint-Marc.)
  4. « Le trait le plus singulier de cette préface, dit d’Alembert, c’est la phrase par laquelle elle débute. Mesdames de Montespan et de Thiange lasses des opéras de Quinault ! c’est-à-dire ennuyées d’Alceste, de Thésée et de Proserpine ; car, pour leur honneur, Armide n’existait pas encore. »
  5. On a mis mal à propos n’y pouvoient dans une foule d’éditions. (B.-3 —P.)
  6. D’Alembert blâme ces jugements : « Grande leçon, dit —il, aux plus heureux génies, et de ne point forcer leur talent et de se taire sur ce qu’ils ignorent. »
  7. L’opéra de Quinault, sur le même sujet, fut représenté en janvier 1683.
  8. « Voilà exactement, Selon d’Alembert, le maître de musique de M. Jourdain, qui prétend que tous les hommes devraient apprendre la musique pour être d’accord entre eux… On peut remarquer, ajoute-t-il, la négligence du style dans ce morceau de prose »
  9. M. Despréaux, dit Saint-Marc, n’avoit fait aucun effort pour être neuf.
  10. D’Alembert semble croire que Bacine et Boileau n’avoient entrepris ce travail que pour mortifier Quinault:« Despréaux, dit-il, entreprit conjointement avec Racine un opéra, dans lequel ils crurent effacer ce poëte qu’ils méprisaient, et montrer la facilité d’un genre d’ouvrage dont ils ne parlaient qu’avec dédain. Despréaux en fit le prologue, que par malheur aucun musicien ne put venir à bout de mettre en musique; Orphée même y aurait échoué. » On ne voit rien de semblable dans l’Avertissement au lecteur de Boileau.
  11. Et non de poëtes et de musiciens. C’est là le texte de l’édition de 1713, conforme au manuscrit, qui est tout entier de la main de Boileau. Cette note est tirée de deux observations faites par Berriat-Saint-Prix.