Fragmens d’un voyage en Sibérie


FRAGMENS
D’UN
VOYAGE EN SIBÉRIE.[1]

DÉPART D’IRKOUTZK, 12 FÉVRIER 1829. – BURATES. – LEURS TENTES. – ARRIVÉE À KIACHTA. – CHINOIS. – LEURS COSTUMES. – MAIMATSCHIN. – BUVEURS DE THÉ. – TROUPE DE COMÉDIENS. – REPAS CHINOIS. – TEMPLE MONGOL. – MARCHANDS DE MAIMATSCHIN. – VISITE AU CHAMBA-LAMA. — MUSIQUE DES BURATES. – RELIGION LAMAÏQUE. – CÉRÉMONIE RELIGIEUSE EN L’HONNEUR DU DIEU TSCHIGEMUNE. – CHAPELLES DES BURATES. – RETOUR À MONACHONOWA.


L’après-midi, nous sortîmes d’Irkoutsk par un temps magnifique. Le ciel est ici pur et serein durant tout l’hiver ; il ne se couvre de nuages que lorsque l’Angara commence à charier ses glaçons. — Nous voyagions en traîneau sur l’Angara, dont les rives sont bordées de roches de grès à cimes basses et arrondies. — Le second relais en sortant d’Irkoutsk s’appelle Listwinischna, ou village des Mélèzes, parce que l’arbre de ce nom (Pinus larix) est fort commun dans une forêt qui s’étend aux environs, sur le bord du fleuve. — Ici, par un froid de 25 degrés, l’Angara n’est point gelé, il roule avec fracas en sortant du lac ; et à travers le brouillard qui s’élève sur ses eaux, on voit devant soi l’immense nappe de glace du Baikal. — Il était nuit quand nous arrivâmes à Listwinischna. Éclairés par la lune, nous fîmes encore un relais, sur une route resserrée entre le lac et les rochers aigus qui le cernent ici de toutes parts. On ne les voyait qu’à l’aide d’une clarté douteuse, mais la pointe escarpée de leurs cimes prouvait déjà que même, avant Listwinischna, le grès avait disparu, et que nous avions devant nous une autre espèce de roches.

Avant d’atteindre le relais de Kadilnaja, on descend sur la glace du Baikal, car il est entièrement pris dans ces parages, à l’exception d’un fil d’eau qui marque le cours de l’Angara. — Les chevaux du pays sont très ardens ; quand ils s’élancent sur le lac, dont la surface n’est pas ternie et embarrassée par les neiges, ils emportent le traîneau avec une rapidité incroyable. À partir du relais de Kaldinaja, on quitte le bord occidental du Baikal, et se dirigeant en droite ligne vers l’est, on le traverse dans toute sa largeur, qui est ici de cinquante werstes. — Nous passâmes la nuit à Kosolskoi, et le lendemain matin, la vue du lac nous offrit un magnifique spectacle : des débris de glaçons, amoncelés près du rivage, s’élèvent perpendiculairement, et reflètent de mille manières les rayons du soleil qui se brisent sur leurs facettes ; vers le nord-est et le sud-ouest s’étend à perte de vue une plaine de glace unie comme un miroir ; et à l’ouest, à l’opposite de ce tableau, on voit poindre au-dessus des glaces le sommet des montagnes, dont le pied est caché par la courbure de la terre. — Aussitôt qu’on a quitté les bords du lac, on voyage dans une plaine couverte de roseaux et de laîche ; c’est en la traversant que la Selenga vient se jeter dans le Baikal. Cette rivière forme à son embouchure un delta, et de temps à autre, couvre toute la plaine de ses eaux. Nos traîneaux n’avançaient qu’avec difficulté, car la neige est rare dans ce pays, et se mêle en tombant avec le sable de la route. Des convois de thé passaient fréquemment près de nous, et leur nombre s’accroissait à mesure que nous approchions du lieu de leur départ. Ils se composent ordinairement de cinquante à cent traîneaux à un cheval. Les balles de thé sont cousues dans des peaux de chèvre, et enveloppées dans un réseau de cordes. Deux ou trois conducteurs suffisent pour mener le convoi ; et les chevaux, à la suite l’un de l’autre, vont ordinairement au grand trot. La plupart du temps, les marchands expédient leurs ballots de relais en relais, par le moyen des paysans ; souvent aussi ils ont recours à la poste, qui fait passer leurs marchandises de Kiachta à Moscou avec la plus grande rapidité. Ce mode de transport entraîne si peu de frais en Sibérie, que les marchands trouvent leur compte à l’employer.

La contrée que nous parcourions est environnée de montagnes ; les plus hautes sont au sud-est ; c’est là, vers l’extrémité du lac, que s’élève, au-dessus de toutes les autres, la cime du Chamar-Dabban. — La grande route suit la vallée de la Selenga, qui coupe les montagnes avant qu’on arrive à Werchne-Udinsk, et resserre son lit entre les rochers pour se répandre ensuite dans les steppes. — Nous nous arrêtâmes quelques heures à Werchne-Udinsk, et nous allâmes voir le capitaine du district. Il promit d’annoncer, avant que nous revinssions de la Chine, notre visite au chamba-lama, le chef du clergé parmi les Burates de ce pays.

Ce même soir, nous poursuivîmes notre route, toujours dans la vallée de la Selenga, jusqu’à la dernière poste avant Selenginsk. Des rochers de formes bizarres entourent la vallée. À voir leurs cimes qui s’arrondissaient en cônes, je les croyais d’origine volcanique ; mais dès que je les touchai, je reconnus, à mon grand étonnement, qu’ils étaient encore de granit. Le 15 février, dans la matinée, nous nous mîmes en route pour Selenginsk, que nous traversâmes sans nous arrêter, mais avec le projet d’y séjourner à notre retour. La lune blanche tombait le 18 février (nouvelle date), et nous voulions arriver à temps, pour voir les solennités religieuses, qui, à Maimatschin et dans toute la Mongolie, marquent les premiers jours de l’année. — Près de Selenginsk nous vîmes et nous pûmes observer d’assez près des Burates. (Les Russes de ce pays les appellent Brazkes). Ils habitaient deux tentes de feutre, semblables pour la forme à celles des Samoïèdes ; seulement le cône en était plus arrondi. Le feutre qui les recouvrait était double comme les peaux de rennes employées chez les Samoïèdes pour le même usage. Le feu était au milieu, dans un trou fait en terre, selon la coutume des populations nomades. Ces deux tentes appartenaient à une seule famille. Tout autour, pour empêcher les chevaux de s’écarter et les avoir sans cesse sous la main, on avait planté des piquets de bois, qui formaient une enceinte. Quant aux bestiaux, ils errent presque tous en liberté ; les vaches, les brebis, les chevaux et les chameaux, qui sont d’une grande utilité pour les Burates de Selenginsk, paissent ensemble dans les steppes, et en hiver, leur seule nourriture est la laîche sèche. — La physionomie des Burates ressemble beaucoup à celle des Calmouks ; ils ont les joues saillantes, les yeux relevés à la chinoise, des cheveux noirs comme du jais, et de très belles dents. Toutes les femmes entourent leur front d’un bandeau richement orné de grains de malachite, de corail et de nacre, et les filles portent de plus dans leurs tresses des rubans dont la broderie est encore de nacre et de corail. Les hommes se rasent la partie supérieure de la tête, et rassemblent le reste de leurs cheveux en une longue tresse. Il n’y a ici que les lamas qui se rasent entièrement la tête. Au fond de la tente, on voit une espèce d’autel en bois, d’un travail très élégant, comme sont toujours les meubles des Burates ; cet autel est un coffre à tiroirs, où sont conservées, entre autres choses, des images sacrées ; l’une d’elles, représentant un saint ou burchor, est exposée sur la partie supérieure du coffre. Celle que nous vîmes ainsi suspendue dans la tente que nous visitions, représentait Tschigemune, le dieu principal des Mongols. Six petites coupes en laiton, toutes pleines d’eau, sont placées devant l’image, et à côté se trouvent quelques miroirs en laiton poli, de forme ronde, qui servent à la bénédiction de l’eau, qui est une cérémonie assez bizarre : le lama fait réfléchir l’image du saint dans ces miroirs ; puis il verse sur leur surface l’eau des coupes qui retombe dans un vase et devient sacrée, parce qu’elle a recueilli en passant la figure du dieu. — Ces miroirs de métal se retrouvent en grand nombre dans les tombeaux des Kurganes ou Tschudes, et j’en ai vu beaucoup à Krasnojarsk, qui en avaient été retirés.

La neige était toujours rare sur notre route, et les traîneaux ne pouvaient avancer que sur la glace de la Selenga. On quitte le fleuve à Ust-Kiachta, et alors cesse la possibilité de voyager en traîneau. Ust-Kiachta est, par conséquent, un relais où l’on décharge tous les convois de thé et d’autres marchandises arrivant de Chine. Ces convois sont conduits de Maimatschin à Ust-Kiachta sur des voitures à roues, et c’est là seulement que le transport peut s’en faire par traîneaux. Nous laissâmes les nôtres dans la ville, et nous prîmes des tilègues de postes qui nous cahotèrent rudement, et nous menèrent au grand galop sur un chemin montant jusqu’à Troizko-Sawsko. Ce bourg est à quatre werstes de la frontière chinoise et est le siége de la douane russe ; à Kiachta, l’on ne trouve que des marchands. — Nous reçûmes à Troizko l’accueil le plus gracieux de la part du commandant des Cosaques Transbaikaliens (ce sont des Burates armés d’arcs et de flèches, et des Cosaques de la Sibérie). Ce commandant s’appelle J. Ph. Ostrowski. J’avais pour lui une lettre de recommandation qu’on m’avait donnée à Irkoutsk. Ostrowski suivit à Pékin la dernière mission dont Timkowski faisait partie, et passa une année en Chine. Comme il est né à Kiachta, il parle le mongol des Burates, dont le dialecte est compris dans toute la Mongolie ; à Pékin, on se sert du dialecte chinois proprement dit, et du mandchou, que parlent l’empereur et les officiers de marque. — Dès qu’on arrive à Kiachta, on est averti de suite qu’il ne faut jamais, en s’adressant aux Chinois, les nommer Kitaizi ou Chinois, mais Nikanzi (au singulier : Nikanez). Kitaizi est le sobriquet que les Mandchoux donnèrent aux Mongols après les avoir vaincus ; ce mot signifie esclave. Les Chinois veulent être appelés Nikanzi, c’est-à-dire, en mongol, vaillans guerriers. N’est-il pas fort étrange que le mot grec νίΧζ se retrouve dans la langue mongole.

Le 16 février au soir, nous nous mîmes en route pour faire notre première excursion en Chine. L’entrée du bourg russe de Kiachta est fermée par une palissade semblable à celles de nos villages ; un Cosaque se tient auprès, l’épée nue dans la main. À l’aide de ces précautions, rien ne peut s’exporter de Maimatschin sans un permis de la douane russe, située à Troizko-Sawsko.

Les maisons sont construites en bois, et de forme élégante.

Les Burates fourmillaient à Kiachta ; ils venaient célébrer les fêtes religieuses de Maimatschin avec leurs anciens compatriotes, restés leurs frères en croyance. On voyait aussi dans les rues des marchands chinois, en robes de soie noire et en chapeaux de feutre noir, surmontés d’une touffe de soie rouge, dont les fils se séparaient en retombant, et couvraient toute la tête. Sur le sommet du chapeau est une petite vis en laiton ; ordinairement les marchands n’y attachent rien ; ils ne peuvent y mettre qu’un bouton d’or ; les boutons de pierres de différentes couleurs indiquent le rang de ceux qui les portent. En Chine, comme en Russie, les marchands sont de la dernière classe. — Ils ont tous, pour se garantir du froid, des espèces de fourreaux pour les oreilles, et leur tête rasée est soigneusement recouverte d’un gros bonnet de soie sous le chapeau. Les tresses de leurs cheveux noirs descendent presque toujours à la moitié du corps. Chacun d’eux porte à droite sa bourse à tabac et sa petite pipe. — Dans ce moment, tous les Chinois se hâtaient de sortir de Russie, car le coucher du soleil approchait, et à cette heure ils doivent tous avoir repassé la frontière. Nous suivîmes la foule qui se dirigeait vers une petite porte, et nous entrâmes avec elle dans un grand carré de boutiques, espèce de bazar réservé aux négocians russes pour être le dépôt de leurs marchandises. À la sortie de ce magasin, on se trouve devant un mur en bois, percé d’une porte élégante, où sont gravés l’aigle russe et les initiales de l’empereur Nicolas Ier, sous le règne duquel on l’a construite. Cette porte s’appelle le trou d’Ursern. On passe outre, et comme par enchantement on se croit à la foire de Berlin le jour de Noël… On est à Maimatschin, sur un chemin de terre battue, et balayée avec un grand soin, entre des murs de bois peu élevés, dont les fenêtres sont en papier de Chine. C’est à peine si l’on peut entrevoir les murs des maisons, car ils sont bizarrement masqués par une rangée de lanternes de papiers peints, suspendues à des cordes, et par des bannières de même sorte ; le tout chargé d’inscriptions chinoises. Des cordes, horizontalement placées d’un mur à l’autre, portent des lanternes bariolées et des drapeaux. C’est un assemblage de toutes couleurs, dont les contrastes ressortent vivement sur la teinte uniformément gris-jaune du sol et des murailles. Au carrefour des rues qui se traversent perpendiculairement, on voit de grands réchauds en fonte, surmontés de bouilloires à thé, et tout autour des bancs de bois où se tiennent des buveurs de thé, fumant leur petite pipe, qui, en mongol, s’appelle gansa. Nous eûmes l’entretien le plus divertissant avec ces fumeurs de carrefours. Ils parlaient une langue barbare, qui s’est faite dans les relations commerciales des marchands de Kiachta et de Maimatschin. Comme ces derniers, depuis vingt ans, viennent chaque année à la frontière, les habitans de Kiachta, toujours en rapport avec eux, ont fini par adopter toutes les licences que se permettaient les Chinois à l’égard de la langue russe, et il en est résulté un langage à part, un argot complètement inintelligible pour un Russe…

Il n’y a rien de plus doux, de plus affable que le visage et le ton de ces Chinois. Je fumai quelques pipes avec eux, ce dont ils furent très flattés, car ces lazaronis sont de la dernière classe du peuple, et il est bien rare qu’on leur tienne compagnie. Ils nous demandèrent si nous étions des Ziani : c’est le nom qu’ils donnent aux Européens. Nous répondîmes que nous étions des Chundi, ce qui veut dire en Mongol : Têtes rousses, et sert en Chine à désigner les Anglais. Justement deux personnes de notre compagnie étaient d’un blond très hasardé, et l’on nous crut sur parole. Pour moi, dont le costume et l’accent tenaient davantage d’un Sibérien, je passai pour un domestique russe qui servait d’interprète aux Chundi. Ces messieurs portaient des manteaux écossais, qui firent quelque sensation ; cependant, je dois l’avouer, nous n’excitâmes pas vivement la curiosité des Nikani. Un seul toucha nos habits, en répétant sans cesse : Combien cela vaut-il ? Combien de roubles en veut-on ? Il voulait acheter un de nos manteaux, car c’était, disait-il, un fort joli vêtement.

Au carrefour des deux principales rues de Maimatschin s’élève une tour construite en bois. Les murs qui lui servent de base forment un carré, avec quatre portes, traversées par les deux rues. Sur cette masse repose une tour octogone avec un toit chinois, comme on en voit si souvent aux pavillons de nos jardins. Autour de la partie supérieure de la base règne un balcon, d’où les lamas annoncent, je crois, le coucher du soleil et le lever de la lune, et du sommet du toit jusqu’au balcon descendent de longues cordes, chargées de lanternes de papier et de drapeaux bariolés. Une idole est peinte sur chaque mur de l’octogone. La forme en est toujours bizarre : ce sont des faces d’animaux vertes ou rouges, jaunes ou bleues ; ce sont des griffes de diables, etc., qui rappellent les dieux du Mexique, trouvés au temple de Montézuma. Du reste cette tour n’est pas précisément un temple, et ces images n’y figurent que comme ornement. Dans les carrefours, il y a des espèces de petites chapelles avec des portes ouvertes sur la rue. L’image d’un dieu des Mongols ou de quelqu’un de leurs innombrables saints est suspendue au fond du sanctuaire, et devant l’idole sont placées, selon l’usage, les petites coupes d’eau bénite. Le soir, on allume sur l’autel des chandelles rouges, et en même temps on brûle une espèce particulière de parfum : ce sont des pastilles en forme de crayons. Je les crois faites de sciure de cèdre ou d’arbre semblable. Elles se consument d’elles-mêmes comme les nôtres, et ne contiennent pas de salpêtre. Aucun pétillement ne se fait entendre quand elles brûlent. Ces chapelles mongoles sont destinées aux basses classes du peuple, aux conducteurs de chameaux, qui de l’intérieur amènent ici des convois de thé, aux commis des marchands, s’ils sont Mongols. Quant aux Mandchoux qui viennent à Maimatschin, par exemple, les employés du gouvernement et les gros marchands, ils y trouvent aussi des temples de leur religion. J’ai expédié pour Berlin quelques centaines des pastilles dont je viens de parler. Elles vous arriveront dans une caisse de quincaillerie chinoise. Lorsque vous en aurez analysé plusieurs, il vous en restera encore suffisamment pour qu’à Berlin vous puissiez respirer les parfums de Maimatschin. Dans les jours de fête comme ceux-ci, l’odeur de la poudre chinoise se mêle à ces parfums ; car on tire à chaque instant de petites fusées dans les cours des maisons. Vous pourrez encore faire l’expérience de ces pièces d’artifice, car je vous en envoie une petite caisse. Malheureusement je ne puis vous expédier l’ingrédient le plus essentiel des parfums du pays. Il y a vraiment ici une odeur nationale (ainsi que Napoléon l’a remarqué pour la Corse, et comme tous les étrangers l’observent en Russie), c’est celle des Chinois eux-mêmes. Quand j’entrais chez les marchands russes de Kiachta, je devinais par l’odorat, et sans m’expliquer pourquoi, s’ils avaient reçu ou non depuis quelque temps des Chinois de Maimatschin. Les Russes trouvèrent mon observation fort juste, et attribuèrent cette odeur au goût très prononcé que les Chinois ont pour l’ognon.

Dès que le soleil se couche, on en est averti par un bruit de timbales, provenant de la tour de bois, et par des coups de pistolet que l’on tire dans les cours des maisons. Alors il n’y a plus moyen pour un Européen de rester à Maimatschin. Les Russes ne peuvent y passer la soirée qu’à certains jours de fête. J’accostai encore quelques passans ; mais ils me dirent pour toute réponse (cependant avec leur courtoisie accoutumée) paschol (allez-vous-en), et en même temps ils désignaient de la main l’endroit par où l’on sort de Chine.

Ce fut, à vrai dire, le 18 février, que commencèrent les fêtes à Maimatschin. Le sargutschei donna un grand repas. D’après l’échelle des dignités russes, le sargutschei serait en Russie un officier de septième classe : c’est donc ici un personnage important. Son pouvoir à Maimatschin est presque illimité : il juge tous les procès et tous les crimes, à l’exception de ceux qui entraînent la peine de mort. Pour ceux-ci, il fait un rapport et l’envoie à Urga, ville située à deux cent quatre-vingts werstes de Maimatschin, sur la route de Pékin. L’autorité qui siége à Urga est un gouverneur général. L’organisation du gouvernement en Chine est précisément la même qu’en Russie. Les traités de commerce se négocient entre le gouverneur d’Irkoutsk et celui d’Urga. Justement, dans le temps même de notre séjour à Kiachta, quelques employés russes furent expédiés pour Urga, et rapportèrent à Irkoutsk une grande dépêche, rédigée en mandchou. Que j’aurais voulu pouvoir les accompagner et faire quelques observations astronomiques en Chine ! Mais je l’aurais tenté en vain. Deux interprètes, dont l’admission est ordinairement stipulée par les traités, peuvent seuls accompagner les envoyés russes, et les tournées scientifiques sont si mal vues en Chine, que, lors du voyage de Kawaleuski à Urga, en qualité d’interprète des employés russes, les soldats de l’escorte lui défendirent poliment, mais d’une manière expresse, d’écrire pendant la route : il ne put prendre ses notes que de nuit. Kawaleuski est un savant de Kasan, qui apprend à Irkoutsk la langue mongole. Aussi, quand on connaît les difficultés du voyage, on pardonne aisément au père Hyacinthe et à Timkowski de n’avoir inséré aucun calcul dans leurs deux importantes descriptions de la Chine. Un voyageur doit s’estimer heureux, quand les Chinois lui permettent l’usage des yeux. Ces deux descriptions ont été faites lors de la dernière mission ecclésiastique à Pékin. — Savez-vous ce qui a donné naissance à la mission ecclésiastique ? Le fait me semble assez curieux. En 1680, deux mille Mongols-Chinois attaquèrent un village russe de la frontière, qui renfermait cent habitans. Ils les réduisirent par famine et les firent prisonniers. Probablement les Russes avaient commencé les hostilités : on les emmena à Pékin. Leurs descendans se perpétuèrent dans le pays, et le désir de les maintenir dans la foi chrétienne est le motif officiel des missions russes, qui se renouvellent de dix en dix ans, et d’ici à peu de temps feront connaître entièrement la Chine. L’ouvrage de Timkowski est traduit dans toutes les langues d’Europe. J’ignore si l’on a fait le même honneur au père Hyacinthe[2], et cependant son travail est le plus important. Timkowski n’a fait que le piller.

La connaissance de M. Golechowski, directeur de la douane à Troizko-Sawsko, nous procura la faveur insigne d’être au nombre des convives du sargutschei. Vers onze heures, les principaux employés de la douane russe, suivis de deux interprètes, arrivèrent à Kiachta. Vous pensez bien que les trois Ziani étaient aussi de la bande et en grande tenue. On fit d’abord quelques visites de rigueur chez les principaux marchands russes ; puis on gagna à pied Maimatschin et la demeure du sargutschei. En approchant de la maison, nous rencontrâmes dans la rue une troupe de personnages déguisés, qui faisaient un tapage effroyable avec des instrumens de musique ; c’étaient les acteurs de Maimatschin. Il y avait dans ce formidable orchestre un tambour de bois, en forme de tonneau, des cymbales, des morceaux de bois servant de castagnettes, et plusieurs de ces disques de métal, qu’on frappe avec une baguette, et que nous connaissons sous le nom de tamtam. Beaucoup de ces comédiens s’étaient déguisés en femmes (on sait qu’il n’y a pas de femmes à Maimatschin), et vraiment ils soutenaient assez bien leurs personnages : ils étaient coiffés avec des perruques et de longues tresses de soie noire, et pour plus de ressemblance des boucles de cheveux étaient ramenées sur leur front, comme nos crochets aplatis à l’ancienne mode. Ces acteurs ne portaient pas de masques ; mais ils avaient le visage grotesquement bariolé de blanc, de noir et de rouge. Plusieurs s’étaient fait avec de la peinture des moustaches et des lunettes, et l’un d’eux avait sur la face un soleil dont sa bouche formait le centre. Il portait en outre une plume sur la tête, ce qui, dans les comédies chinoises, désigne toujours un revenant, un esprit. Un autre avait un casque d’or : c’était assez pour en faire un guerrier ; d’autres se frappaient continuellement sur les hanches avec un bâton, et dans le langage théâtral de la Chine, cela voulait dire qu’ils étaient à cheval. Ces allégories me furent expliquées par les Russes : ils en connaissent parfaitement le sens, car ils voient répéter à chaque solennité ces travestissemens et ces pièces qui font nécessairement partie des fêtes chinoises. La troupe des comédiens de Maimatschin est permanente : ce sont des gens qui n’ont pas d’autre profession. Au moins, dans le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, les artisans qui se font comédiens s’abstiennent d’ail, tandis que les acteurs de ce pays restent toujours acteurs et mangent beaucoup d’ail. Je l’ai appris à mes dépens, m’étant avancé de trop près vers l’une de ces pseudo-dames, pour lui faire ma cour par gestes. Je m’improvisai de la sorte un rôle dans la pièce, et je croirais assez qu’on permet cette licence aux spectateurs ; car la belle voulut aussitôt m’embrasser, et depuis ce moment le pauvre Ziani, avec ses lunettes sur le nez, devint le plastron des comédiens. J’étais à moitié déguisé, car les lunettes jouent un grand rôle dans la mascarade, et les cavaliers touchaient presque les miennes du bout de leurs bâtons chaque fois qu’ils passaient près de moi. Je ne pus découvrir le sujet de la pantomime dont je vis la représentation ; peut-être n’en renfermait-elle aucun. Voici, du reste, ce qui se répétait continuellement. Toute la troupe marchait en rond sur une seule file, d’un pas lent et grave, formant avec ses instrumens de musique un tutti staccato, et prononçant en chœur, après chaque note et chaque pas, une syllabe de récitatif. Après plusieurs rondes de la sorte, on fit succéder à l’adagio une musique d’une harmonie sauvage et éclatante, un allegro très rapide, que toute la troupe accompagna en sautillant en rond sur la pointe du pied, moins quelques acteurs, qui se mirent au milieu du cercle, pour y exécuter des farces de jongleurs et des tours de force. Enfin les comédiens rompirent la danse, se placèrent en tête de notre petite troupe et nous conduisirent jusqu’à la demeure du sargutschei, au bruit continuel de leurs instrumens de bois ; alors ils s’arrêtèrent sous le large portique qui sert d’entrée au palais du sargutschei, pour y jouer une musique de table pendant le repas. Nous nous glissâmes à travers une foule de Chinois, qui nous serraient la main en forme de salut. Nous entrâmes enfin dans la salle du festin, où nous fûmes reçus par notre hôte.

Le vestibule du palais est recouvert d’une toiture plate en bois, soutenue par trois rangs de colonnes. L’entrée de l’antichambre donne immédiatement dans ce vestibule, et de l’antichambre on passe dans la salle à manger. Les murs du bâtiment sont en bois, car un traité passé entre la Russie et la Chine défend toutes constructions en pierre sur les frontières des deux empires. Cependant on va bâtir un bazar en pierre à Kiachta ; je ne sais si c’est une liberté que l’on prend, ou si l’on a stipulé cette réserve dans un traité. Les fenêtres du palais se suivent sans interruption depuis la porte de l’antichambre jusqu’à la moitié de la salle à manger, qui forme un rectangle ; il s’en trouve encore à deux autres places du mur, et cependant la pièce est sombre, parce que la toiture plate du vestibule saillit en dehors, et intercepte le jour. Les fenêtres du sargutschei sont toutes éclairées par des vitres de mica, comme celles des paysans russes. Chez les marchands de Maimatschin, on ne voit que des carreaux de papier, avec un petit rond de mica transparent dans le milieu ; ils sont traversés diagonalement par des bandes de bois qui les soutiennent, et ces châssis de fenêtres sont travaillés avec beaucoup de recherche, comme tous les meubles des Chinois. Le sargutschei se tenait sur un canapé, placé contre la muraille et devant l’entrée de la salle. Je m’emparai du fauteuil le plus proche de notre hôte, afin de pouvoir causer avec lui.

Le sargutschei a près de cinquante ans. Il est grand, maigre, et paraît très vieux. Nous le vîmes revêtu d’un spencer et d’une robe de soie grise brochée. Quoiqu’il fût dans une chambre, il portait sur la tête, comme tous les Chinois, le chapeau de feutre d’hiver, avec des bouffettes rouges et un bouton de pierre blanche sur le sommet, comme marque de son rang. Il avait aussi au pouce de la main droite un anneau de calcédoine, de la largeur d’un pouce ; c’est la marque distinctive des Mandchoux. Ses ongles n’avaient qu’un demi-pouce de long, car il était déjà trop vieux et trop grave pour faire le dandy.

On prit place sur des bancs le long de quatre petites tables carrées ; les Russes d’un côté, et les Chinois de l’autre. L’interprète russe-mongol se tenait derrière le siége du directeur de la douane, et deux officiers du sargutschei lui traduisaient le mongol en mandchou, car c’est la seule langue qu’il comprenne. La conversation ne languit pas, et comme entre personnes qui ne se voient qu’une fois par an, il fallut remplir, de part et d’autre, tout le cérémonial obligé de la politesse. Sur chaque table se trouvait une boîte en carton, ronde et couverte, que l’on ouvrit dès que tout le monde eut pris place. Elle était à compartimens, et renfermait une grande variété de fruits secs. Cette boîte ressemble exactement à ce que l’on nomme chez nous un cabaret, meuble d’invention chinoise. Les convives goûtèrent, autant qu’ils le purent, de tous ces fruits, parce qu’en Chine, à table, un homme de bon ton doit manger de tout. En même temps que les fruits, on servit le thé, avec du sucre dans le milieu du cabaret pour les Européens. Puis, les sucreries furent enlevées, et l’on plaça devant chacun de nous une feuille de papier blanc en guise de serviette, et des petits bâtons en ivoire, de forme ronde, et de la grandeur d’un crayon, dont on se sert comme de fourchettes. On en donne deux à chaque convive, et il faut les tenir d’une seule main, tout en prenant avec la pointe ses alimens, ce qui est assez difficile pour les étrangers. Les tables furent entièrement couvertes d’une multitude de petites soucoupes en porcelaine, qui renfermaient chacune un mets différent, découpé en tranches très fines, afin qu’on pût facilement les saisir avec les bâtons d’ivoire ; aussi tous ces plats étaient autant d’énigmes pour nous, et il fallait toute l’expérience des Russes pour nous les expliquer. On goûta de chaque mets très rapidement ; aucun d’eux cependant ne fut enlevé, et bientôt, au-dessus de ce premier service, de nouvelles soucoupes en porcelaine s’élevèrent en pyramides, et nous offrirent toutes les merveilles de la gastronomie chinoise. Tous ces alimens sont fort gras ; on les trempe dans des coupes de mauvais vinaigre, qui restent toujours sur la table. Après ces premiers services, qui se composaient de plus de cent plats, des pipes furent distribuées à la ronde avec du rhum chinois. Cette liqueur n’est pas bonne, car on nous offrit en même temps, comme quelque chose de très recherché, de l’eau-de-vie de Sibérie de la dernière qualité, et tous les Chinois la préférèrent au rhum. Lorsqu’on eut fini de fumer, des soupes de toutes sortes furent servies dans de petits vases en porcelaine ; puis, on reprit les pipes, et enfin le repas se termina d’une étrange manière : on plaça sur chaque table des bouilloires à thé, toutes fumantes, avec du charbon dans le milieu ; mais ce n’était pas du thé qu’elles contenaient, c’était du schtschi, espèce de soupe aux choux russe.

Après le repas, le sargutschei nous conduisit dans deux principaux temples mandchoux, situés près de son palais. Dans le premier, on voit au fond du sanctuaire quatre ou cinq idoles, de grandeur naturelle, faites d’argile, et enluminées des couleurs les plus vives et les plus disparates ; elles sont placées sur une estrade, et à leurs pieds s’élèvent des monceaux d’offrandes, des brebis entières, des volailles de toutes sortes, etc., etc. Sur une table particulière, placée près de la porte du temple, du côté de la rue, les dons des fidèles sont entassés de manière à représenter une muraille qui ferme entièrement l’entrée. C’est comme une palissade de pâtisseries ; elle a cinq ou six pieds de haut, et les jours du milieu sont fermés soigneusement avec des fruits confis, des gâteaux de tout genre, et mille autres friandises auxquelles l’estomac des prêtres doit souvent garder quelque rancune.

Un second temple fait suite au premier ; sa disposition intérieure est la même, seulement les idoles sont différentes. Le premier temple est consacré au dieu de la richesse et au dieu des chevaux. Dans le second, on rend un culte au dieu du feu et au dieu des vaches. Derrière les statues de ces divinités sont placées d’autres statues, qui, nous dit-on, représentent leurs valets. L’un de ces personnages inférieurs porte un petit cheval dans la main droite ; un autre tient une vache. N’est-ce pas une chose ingénieuse que le dieu du feu ait le visage d’un rouge éclatant, et qu’il ait au milieu du ventre un petit disque de verre comme signe de la transparence ? Le dieu de la richesse ressemble au priape des Romains, enjolivé par les bizarreries de l’imagination chinoise.

Nous sortîmes du temple et parcourûmes les rues de Maimatschin, le sargutschei à notre tête, pour visiter les principaux marchands chinois. Notre hôte était accompagné de quelques soldats de police, qui portaient des bâtons recourbés en forme d’arc, et de ses deux jeunes interprètes. C’étaient, nous disait-on, des personnages importans. Ils étaient très recherchés dans leur mise, et portaient de longues queues de zibeline, qui pendaient du haut de leurs chapeaux et les rendaient fort ridicules. Comme il faisait nuit, nous étions éclairés par quatre porteurs de lanternes, dont le papier bariolé et les inscriptions transparentes ajoutaient encore à la bizarrerie de notre cortège. Ces lanternes, soutenues sur de longs bâtons de bois, étaient en forme de cubes, dont chaque face avait un pied et demi. En tête marchaient les porteurs de lanternes, puis nos acteurs musiciens, qui devaient être passablement enroués et fatigués, car depuis le matin jusqu’à cette heure ils n’avaient cessé de chanter et de sauter dans les rues ; enfin, venait le sargutschei, accompagné de ses deux interprètes, et suivi des Européens.

On nous offrit chez tous les marchands que nous visitâmes un repas semblable à celui du sargutschei. Heureusement les viandes disparurent peu-à-peu, et à la fin nous ne trouvâmes plus sur les tables que des fruits secs et du thé. Nous fîmes au moins douze visites, et dans toutes on nous poursuivit de cet éternel refrain, picha, picha (buvez, buvez) ; et il fallait boire, car chacun de nos hôtes nous servant du thé de sa maison, c’eût été lui faire affront que de le refuser. On compte maintenant plus de sept cents familles chinoises, dont les noms, inscrits sur les ballots qu’elles livrent au commerce russe, servent à désigner le thé qui sort de leurs magasins. Les marchands d’une famille s’engagent à ne fournir sous leur nom qu’une certaine qualité de marchandises, sans répondre toutefois des chances plus ou moins favorables des récoltes. Ces noms de famille sont considérés comme une garantie importante dans le commerce, car les marchands chinois, au dire des Russes, sont d’une grande probité. On étudie ces noms à Kiachta avec autant de zèle que l’on en met chez nous à l’étude du sanscrit. Ils sont rassemblés dans des catalogues avec la traduction russe, et l’on enseigne aux enfans à les déchiffrer.

L’habitation d’un marchand est plus élégante que celle du sargutschei. Ordinairement elle lui sert aussi de magasin ; dans ce cas, les murs de l’appartement sont ornés de jolies armoires, qui contiennent les marchandises rangées avec ordre et régularité. Le mode de chauffage employé par les Chinois est singulier. Au milieu du magasin se trouve un réchaud de fonte destiné à faire bouillir le thé, et près de la muraille est construit un foyer en briques dont la partie supérieure est de bois. Ce poêle, sur lequel on place des tapis et des coussins, sert à-la-fois de lit et de sopha. Je vis ce meuble chez tous les marchands que je visitai, et j’en visitai un grand nombre.

Nous sortions de chez un marchand chinois lorsqu’un Mongol passa près du sargutschei et eut le malheur de le heurter. Le brave Mandchou se fâcha, et tout en colère donna ordre aux soldats de police qui l’accompagnaient de s’emparer du coupable. Je restai en arrière pour être témoin de l’exécution de cet ordre. Les deux soldats poussèrent contre la muraille le malheureux Mongol, tout tremblant de peur ; ils lui mirent au cou une chaîne en fer, et, comme il cherchait à se justifier, ils lui donnèrent de vigoureux soufflets qui le firent taire. Bientôt le patient fut entouré d’une foule d’hommes du peuple qui gesticulaient autour de lui, et dont il reçut sans doute les admonitions les plus énergiques, car tous les discoureurs terminaient leurs périodes, en lui mettant le poing sous le nez ; enfin un des soldats le tira par la chaîne, et l’entraîna vers la prison. C’est quelque chose d’étrange qu’une prison chinoise. Figurez-vous une planche percée de deux trous, où l’on fait entrer de force les deux mains du prisonnier, et placée de manière à ce qu’il ait toujours les bras élevés au-dessus de la tête. Exposé en plein air et dans cette attitude, il subit ordinairement pour peine une diète rigoureuse. Mais malheur à celui qui a calomnié le sargutschei : son châtiment est plus sévère. Sous le prédécesseur de notre hôte, qui n’administre Maimatschin que depuis quelques années, il arriva qu’un Mongol parla mal du sargutschei. Le coupable ne fut pas mis à la diète extraordinaire ; mais on lui versa lentement dans la bouche des excrémens humains délayés avec de l’eau. Le fait me fut garanti par les employés des douanes russes, qui du reste disaient tous beaucoup de bien du sargutschei. J’ignore, après tout, s’ils ne craignaient pas un peu le supplice des calomniateurs.

Lorsque toutes nos visites furent faites, nous prîmes congé de notre hôte mandchou, qui, en nous quittant, voulut bien nous apprendre son nom : il se nommait tout simplement U. — Ce jour-là il y avait encore à Maimatschin plus de papiers bariolés et enjolivés d’inscriptions qu’à l’ordinaire. On en voyait à toutes les portes des maisons, à tous les coins de rue. Je remarquai que le nom de famille de chaque marchand est inscrit au-dessus de sa porte, et suivi de quelques mots de bon augure, tels que ceux-ci : Joie, prospérité, sagesse. Toutes ces inscriptions sont en mandchou.

Le lendemain je retournai à Maimatschin, pour acheter dans les magasins nommés Phusi des bagatelles que vous recevrez bientôt. Je visitai un temple entièrement semblable à celui que nous avait fait voir le sargutschei ; seulement je remarquai sur l’estrade où sont placées les idoles, et derrière un rideau qui sépare en deux tout l’édifice, la statue d’un dieu ou d’un homme revêtue d’une armure de cavalier en or. Je n’en avais pas vu de semblable la veille ; cependant notre visite avait été si rapide, que nous n’avions pas regardé derrière le rideau, et sans doute cette statue s’y trouvait aussi. Il y a un temple, m’a-t-on dit, où elle représente l’empereur régnant. Les autres statues semblables doivent être celles de héros chinois, dont les images sont honorées comme des idoles.

Dans le temple où l’on rend un culte à l’empereur, la cérémonie religieuse se termine par une phrase que les Russes traduisent ainsi : « Puisse le fils du ciel vivre mille et mille ans ! »

Ce jour-là je vis arriver de Pékin de longues caravanes de chameaux, qui apportaient du thé. Chacun de ces animaux avait le cartilage du nez traversé par un os, qui sert ordinairement à le guider ; cependant ils marchaient un à un dans la ville et sans conducteurs. Ils entrèrent dans les cours des maisons de commerce, et là on les déchargea des ballots de thé qu’ils portaient sur des bâts ; puis on les chassa hors de la ville, et ils se répandirent dans les steppes environnantes, pour y paître en liberté.

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De Kiachta nous revînmes en voiture jusqu’à Ust-Kiachta, et là nous prîmes des traîneaux pour continuer sur la Selenga notre course rétrograde jusqu’au relais de Monachonowa, avant Selenginsk. À l’ouest de Monachonowa, s’étend une steppe déserte, environnée de montagnes volcaniques. Comme toute la route depuis Werchne-Udinsk jusqu’à Kiachta, elle est peuplée de Burates, et c’est là, au milieu de ses catéchumènes, qu’habite le chef de la religion lamaïque ou du dieu Tschigemune.

Les sectateurs de Tschigemune commencent l’année comme les Chinois, avec la lune blanche, et les Burates du pays que je parcourais, ont coutume de célébrer à cette époque, dans leur temple principal, une grande cérémonie religieuse. Ce temple est situé au milieu du désert, près de la demeure du chamba-lama, et entouré de quinze à vingt petites chapelles. Le chamba-lama avait été prévenu de notre visite, et nous trouvâmes à Monachonowa un cosaque de Selenginsk, destiné à nous servir d’interprète, avec une députation de quatre lamas, venus pour nous saluer de la part de leur chef et nous conduire près de lui.

Le nombre des lamas ou prêtres burates est prodigieux. Chaque famille en compte au moins un parmi ses membres. Ceux qui étaient venus au-devant de nous avaient tout-à-fait bon air sous leur riche costume écarlate et leur chapeau jaune-clair, à large forme. On nous avait préparé deux tilègues de poste à Monachonowa, car il n’y a pas une trace de neige en ce pays, et l’on ne peut aller en traîneau que sur la Selenga. Je ne pris point place dans les voitures et je préférai faire à cheval les trente werstes qui nous séparaient de la demeure du chamba-lama. Nous partîmes par un temps magnifique. Je montai un de ces chevaux agiles qui bondissent dans les steppes et y cherchent, hiver comme été, leur nourriture. J’avais à mes côtés un paysan russe, qui devait ramener les chevaux des tilègues ; puis un des quatre lamas qu’on nous avait envoyés, et enfin le prince tungou, Gentimour : c’était notre interprète, un sous-officier cosaque qui appartenait à cette ancienne famille tungousienne dont Pierre-le-Grand avait reconnu les membres comme princes du sang impérial. Les prêtres burates montent fort bien à cheval, et celui qui nous accompagnait était toujours en tête de notre petite cavalcade. Après une course rapide de vingt-quatre werstes, le saint homme éleva la main vers l’occident, et Gentimour nous dit, pour expliquer ce geste, que la demeure du chamba-lama était dans cette direction. Nous fîmes le dernier werste au galop de parade, et tout-à-coup nous eûmes devant les yeux la scène la plus pittoresque du monde.

Depuis la porte du chamba-lama jusque dans la plaine, une multitude de prêtres, aux vêtemens bariolés, étaient rangés sur deux files. Le vent faisait flotter au-dessus de leurs têtes des banderolles de mille couleurs et de larges bannières. Je n’oublierai jamais la richesse et la bizarrerie de ce tableau, dont les nuances ressortaient à l’horizon sur le fond blanc des montagnes de neige et sur le ciel bleu de la Daurie. Nous passâmes entre ces deux haies de lamas, qui nous accueillirent avec la plus étourdissante musique que j’aie entendue de ma vie. Imaginez-vous pour instrumens de grandes timbales, traînées sur des chariots à quatre roues, des cors de cuivre longs de dix pieds et soutenus par deux hommes, des tamtams de formes les plus diverses, et puis une foule de cymbales, de castagnettes et de tambours chinois en bois, etc. Les cors et les timbales exécutaient un adagio, auquel, à des intervalles arythmiques, succédait un bruyant allegro, joué par tous les instrumens. Alors les cymbales, les tambours, les castagnettes, résonnaient violemment sous les coups des prêtres, et formaient la plus étrange harmonie.

Entre les rangs des prêtres nous vîmes s’avancer à notre rencontre le successeur désigné du chamba-lama, accompagné de son trucheman. Il nous transmit les excuses de sa sainteté, qui serait venue nous recevoir elle-même, si son âge et ses infirmités ne l’en eussent empêchée. Ou nous conduisit à la maison de bois du chamba-lama, qui nous attendait sur l’escalier, et, en le voyant, nous ne pûmes contester la légitimité de ses excuses, car c’était sans aucun doute l’homme le plus gros de toute la Sibérie : cependant ses traits ne manquaient pas de noblesse, et, malgré son embonpoint, il y avait dans sa démarche une certaine aisance qui révélait un homme distingué. Il nous fit entrer dans son appartement. Nous nous assîmes, et Gentimour nous servit d’interprète dans une conversation du plus grand intérêt.

Je demandai au chamba-lama si l’on avait raison de comprendre sa secte dans le bouddaïsme, conformément à la statistique de Hassel. — Oui, me dit-il, car le Boudda des Indes est exactement le même dieu que notre Tschigemune. Mais Tschigemune n’est pas le Fo des Mandchoux. — Il ajouta : La mère de Tschigemune est en grand honneur. — Je tâchai de savoir s’il y avait dans ces derniers mots une allégorie, et j’en demandai le sens, mais inutilement ; nous ne nous comprîmes point. Le chamba-lamba me dit que les Burates croient à un seul dieu. Quant à cette foule de burchanes dont les images remplissent les temples des lamas, il les comparait aux saints de l’église grecque. Je lui parlai de Confucius. « Je ne le connais pas, répondit-il ; mais nous avons beaucoup d’autres philosophes que lui. Il m’apprit, entre autres choses, que les lamas ne sont pas élevés dans une école spéciale. Les enfans que leurs pères destinent à l’état de prêtre sont confiés aux soins d’un lama, qui partage avec eux sa hutte (jurte), et les instruit dans la lecture des saints livres. — La hiérarchie des prêtres comprend une infinité de degrés, et il n’est permis qu’au chamba de lire tous les livres sacrés. — Les lamas ne se marient point et doivent vivre dans un ascétisme complet. Je voulus plaisanter avec sa sainteté sur les inconvéniens du célibat ; mais elle prit un détour assez brusque, et coupa court à ce sujet : c’était parler de corde dans la maison d’un pendu, car le saint homme a été secrètement marié. — Le chamba-lama, comme le dalai-lama, son chef, ne meurt pas ; on lui désigne de son vivant un successeur, qui est forcé d’habiter avec lui, et les Burates pensent que, durant cette cohabitation et avant que la vie matérielle du lama ait cessé, son âme passe dans le corps de son successeur, lequel est toujours choisi parmi ses proches parens. Celui de notre chamba-lama était, nous dit-on, son neveu ; cependant la chronique scandaleuse assurait que c’était un fils né de son mariage, et en effet, à voir l’embonpoint naissant du jeune chamba, on était forcé de dire que la transmigration de l’âme avait produit une ressemblance de corps assez frappante. — Les livres sacrés des lamas leur sont venus du Thibet, comme toutes leurs doctrines religieuses et leurs usages : ils sont écrits en langue tangu (en russe tangusky, qu’il ne faut pas confondre avec tunguzky). Cette langue diffère entièrement du mongol des Burates, de sorte qu’aucun laïque ne comprend les livres sacrés. Les lamas lisent couramment le tangu. Une de leurs croyances est que plusieurs déluges ont eu lieu, et qu’il doit y en avoir encore un. Nous parlâmes au chamba de Deucalion et de Noé ; mais il nous dit que ces noms n’étaient pas mentionnés dans les livres saints du Thibet, Je lui citai un fait qui venait à l’appui des traditions lamaïques ; je parlai des poissons trouvés sur les montagnes : il me répondit d’assez mauvaise humeur qu’il n’en avait jamais vu, et que ses livres n’en disaient rien. Apprenant que nous nous occupions de recherches astronomiques, le chamba voulut savoir quelque chose de notre cosmographie. Je m’efforçai de lui faire comprendre le ponderibus librata suis, et le e pur si muove, « Tout cela est possible, reprit le vieillard ; mais voici ce que disent nos livres tangusiens : Un éléphant porte la terre, et les étoiles sont immobiles au-delà des eaux fluides et transparentes, qui nous font croire que les astres se meuvent, en les réfléchissant dans leur sein ». Ainsi, dans la cérémonie que j’ai décrite plus haut, la figure des burchanes semble s’agiter dans le miroir, pendant que le prêtre y verse l’eau qu’il veut consacrer.

Après cet entretien, nous allâmes dans le temple principal, qui touchait presque à la demeure du chamba-lama. Ce temple est en bois, exactement construit comme une église gothique, et précédé d’un vestibule. La nef est plus élevée que les galeries latérales, dont elle est séparée par deux colonnades en bois, et au-dessus d’elle, dans le milieu du temple, pris en longueur, s’élève une haute coupole comme dans les églises gothiques construites en forme de croix. Des bancs sont placés le long des colonnes, et c’est là que s’asseoient les prêtres, rangés sur de longues files ; ceux d’un ordre inférieur se placent dans les côtés, mais les principaux lamas, qu’on reconnaît à leurs vêtemens, occupent des bancs adossés aux colonnes du milieu.

Chacun de ces prêtres, armé d’un instrument de musique, faisait sa partie dans un orchestre plus étrange encore que celui de la plaine. Ce n’étaient plus seulement des cors de dix pieds, des tamtams (mot chinois certainement inventé par les musiciens de Paris, car on ne le connaît pas ici), des cymbales, des castagnettes et des timbales ; il y avait aussi de longs instrumens en spirale, avec une ouverture à l’extrémité, et un carillon de cloches de l’effet le plus bizarre. Près de l’autel, au fond du temple, quelques lamas d’un ordre supérieur étaient assis sur des siéges à dos. Ils n’avaient pas d’instrumens, mais ils psalmodiaient des prières, et l’orchestre des deux cents lamas les accompagnait. C’était alternativement un andante et un allegro. Comme le chant des prêtres était lent et grave, on les accompagnait sur les instrumens les plus bas, tels que les cors et les timbales d’airain ; puis, à la fin de chaque strophe, l’allegro de la musique et des voix recommençait ; tous les lamas chantaient et jouaient en même temps de leurs instrumens, de façon à ce que chaque syllabe du récitatif fût toujours suivie d’une note de l’orchestre. Pendant un moment de silence, l’un des prêtres placés aux siéges supérieurs parcourut rapidement tout le temple, distribuant à chaque lama une poignée de grains qu’il prenait dans un grand bassin. Alors la musique recommença et tout en chantant, les prêtres jetèrent en l’air les grains qu’ils avaient reçus. Devant le grand autel, au-dessus duquel on voyait les images de Tschigemune et de plusieurs burchanes, se trouvaient, selon l’usage, des coupes pleines d’eau, et de plus un grand bassin rempli de grains. Les lamas traversèrent le temple en procession, et vinrent l’un après l’autre s’incliner devant ce bassin, et le toucher du front sur le bord ; puis, ils s’arrêtèrent devant l’un des prêtres supérieurs, qui donna de nouveau à chacun d’eux une poignée de grains. Cette cérémonie n’offre-t-elle pas quelques rapports avec la cène des chrétiens ? Pour moi, l’illusion devenait complète, parce qu’on chantait durant la procession un andante qui ressemblait fort à un vieux plain-chant.

Les fidèles ne jouent aucun rôle dans les cérémonies. Ils se tiennent les mains jointes, à l’entrée du temple, le long de la muraille. Les femmes sont vêtues de soie bleue, et portent au front de riches bandeaux, ornés de malachite, de corail et de nacre. — Les lamas des bancs supérieurs ont un bonnet d’étoffe jaune fait en forme de casque, ce qui les distingue du reste des prêtres, qui portent le chapeau pointu des Mongols. Ce casque resta suspendu pendant le service divin aux colonnes qui s’élevaient derrière eux ; ils le reprirent à la fin de la cérémonie, qu’ils terminèrent ainsi, la tête couverte, par un dernier chant.

Derrière un rideau qui sépare l’autel principal du mur est un amas de livres sacrés, écrits en tangu, et de manuscrits dont les feuilles, conservées une par une entre deux planches, sont enveloppées d’étoffes de couleurs variées. Le temple est décoré avec profusion de plumes de paon, de peaux de tigres et de léopards, de dents d’éléphant, et d’autres curiosités du même genre, que l’on trouve dans l’Asie méridionale. Je vis en outre des ornemens particuliers sur lesquels on ne put me donner une explication satisfaisante. C’étaient des morceaux de bois qui figuraient des têtes d’hommes, et pendaient par centaines du dôme de l’église. Ces têtes étaient bizarrement peintes, et avaient toutes deux yeux fendus à la chinoise, la gueule d’un chien, et de plus, au milieu du front, une tache ronde et noire qui devait être un troisième œil, ou un stigma. Je penche pour ce dernier avis, car la pupille était ronde et comme sans paupière ; en outre, j’ai su depuis que la mythologie mongole avait aussi ses cyclopes. — Du menton de chacune de ces têtes pendait, en guise de barbe, une multitude de rubans. — Quand je passai dans le vestibule du temple, un objet fixa mon attention : c’était un grand cylindre en papier, sur lequel étaient écrites des prières tangusiennes. Il était orné de rubans bariolés et tournait sur un axe. Chaque fois qu’on le faisait mouvoir, deux battans, placés à l’extrémité supérieure, frappaient sur des cloches suspendues à côté. — Les fidèles, qui ne savent pas lire, font tourner le tambour à leur sortie de l’église, et cette cérémonie leur tient lieu de prière ; c’est le rosaire des chrétiens, moins l’Ave Maria, etc. Les cierges qui brûlent sur l’autel principal, sont faits avec du beurre ; leur mèche est en coton. Le beurre sert encore à confectionner différens objets qui sont donnés en offrandes, tels que des fleurs, etc.

Nous visitâmes une seule des nombreuses chapelles qui environnent l’église, celle où l’on conserve le char dans lequel, à de certaines solennités, on promène autour du temple la statue de la mère de Tschigemune, On voit devant ce char sept chevaux attelés de front : ils sont peints en vert et faits avec soin. Celui du milieu est de grosseur naturelle ; les six autres, attelés à ses côtés, deviennent graduellement plus petits, de façon que les deux chevaux placés aux extrémités n’ont que le quart de la grosseur naturelle. C’est un attelage russe où l’on n’a point oublié la cloche qui désigne les voitures de poste en Sibérie. La mère de Tschigemune a payé sa poderoschna.

Cependant n’allez pas vous moquer de ces vieux rites du Thibet. Sans doute les lamas, ne vivant que du culte, ont pu le défigurer à leur profit ; mais je dois avouer que je pris le plus grand intérêt à toutes ces cérémonies, à la distribution des grains, et à l’harmonie si bizarre de l’orchestre et des chants.

Lorsque nous prîmes congé du chamba-lama, il nous pria de dire à l’empereur de Russie, que les Burates prient Dieu avec zèle, autant que cela est en leur pouvoir. Ipsissima verba. — Alexandre lui avait déjà donné une médaille en or, et le saint homme paraissait en désirer une seconde. — Nous montâmes à cheval, et le prince Gentimour et moi, nous revînmes ventre à terre à Monachonowa.


adolphe erman.
  1. Nous devons à l’obligeance de M. de Humboldt communication de ces fragmens de M. Adolphe Erman, adressés sous forme de lettres à M. Erman père, membre de l’Académie de Berlin, et qui n’étaient pas d’abord destinés à être publiés.
  2. Il a été traduit en français par M. Klaproth. — D. H.