A. Quantin, imprimeur-éditeur.


CÉLÉBRITÉS CONTEMPORAINES

Fr. COPPÉE


par


JULES CLARÉTIE


PARIS
MAISON QUANTIN
compagnie générale d’impression et d’édition
7, rue saint-benoît, 7

CÉLÉBRITÉS CONTEMPORAINES

Fr. COPPÉE

par
JULES CLARETIE
PARIS
MAISON QUANTIN
compagnie générale d’impression et d’édition
7, rue saint-benoit, 7




FRANÇOIS COPPÉE



Une des meilleures soirées de halte en pleine causerie amicale, libre et confiante, qu’il m’ait été donné de passer, dans cette âpre vie de Paris, c’est un soir d’avril, rue Oudinot, chez François Coppée, devant le jardin du poète où les premières fleurs printanières donnaient à ce coin parisien des perspectives d’écran japonais. Et sous la lampe, entre esprits divers et charmeurs, quels propos ironiquement joyeux échangés là, dans le cher laisser-aller d’une réception sans fracas, à cœur ouvert ! Vrai nid de poète que cette maison de Coppée, où l’auteur des Intimités et du Reliquaire apparaît souriant, heureux, à côté de sa sœur qu’il adore, qui l’a toujours couvé d’une affection maternelle, entre ses livres, des tableaux d’amis et le jardinet fleuri où, du rez-de-chaussée, on descend par quelques marches à peine.

Logis de poète-artiste, et j’ajouterai de poète parisien. François Coppée est, en effet, un Parisien de Paris, né en 1842, à Paris, de parents nés à Paris eux-mêmes, chose rare. Si l’on remontait pourtant au grand-père paternel, le nom Coppée serait belge. Il paraît qu’à Mons et aux environs tout le monde s’appelle Coppée. C’est « du vieil françois » ; cela signifie « coupée : une coupée de bois. N’importe, le nom est joli, sonne bien, rime richement avec épée, mot sublime. Il y a un Coppée de Mons — le parent du poète peut-être ? — qui est fort riche, a une écurie célèbre, fait courir. Il signe F. Coppée, et d’aucuns prennent l’auteur du Passant pour un sportman, quand il n’a dans son écurie d’autre cheval que Pégase (vieux style).

Revenons aux origines. Du côté paternel, il y a une grand’mère (Coppée montre chez lui un délicieux portrait d’elle, par une dame, élève de Greuze) qui a dans le sang de la vieille noblesse lorraine ; de ce côté, on trouverait des gendarmes de la Maison du Roi et des chevaliers de Saint-Louis. Du côté maternel, le contraste est frappant. Le grand-père (Baudrit de son nom) est maître serrurier et, pendant la Révolution, forge des piques pour armer les sections. La maison Baudrit existe encore. Le petit-fils, Auguste Baudrit, cousin germain de Coppée, est un serrurier d’art du plus grand talent. On pourrait conclure, si l’on voulait, d’après ces sources, que l’auteur d’Olivier est un aristocrate qui aime le peuple.

Bref, ce fut en 1842, dans un entresol au numéro 9 de la rue des Missions (actuellement rue de l’Abbé-Grégoire, jadis rue Saint-Maur-Saint-Germain) que la mère de Coppée, selon l’expression de Chateaubriand, lui infligea la vie. « Il y a de bons moments, tout de même ! » nous disait en riant Coppée. Le bon et grand Charlet, le peintre des soldats et des scènes populaires, demeurait sur le même palier que Coppée le père, qui fut son ami.

Famille pauvre ; le père, modeste employé aux bureaux de la guerre ; trois filles, qu’on élevait chez les dames de Saint-Maur, dans la rue, en face le logis même, et le petit garçon, chétif, débile. On déménagea, on alla loger rue Vanneau, au cinquième. Il y a, dans Olivier, des ressouvenirs touchants de ces temps de luttes honnêtes.

Le poète Olivier, cet être chimérique,
Qui, tout en racontant son beau rêve féerique,
A trouvé le moyen de charmer quelquefois
Ce temps d’opéra-bouffe et de drame bourgeois,

ce poète, c’est Coppée ou un peu de Coppée, et lorsque, dans son poème, l’auteur arrivant à ce vers :

Car revoir son pays, c’est revoir sa jeunesse !

s’interrompt et se reporte vers son passé, alors un flot de souvenirs lui remonte et, oubliant la jeunesse d’Olivier, il se rappelle sa jeunesse à lui, son enfance :

Tenez, lecteur. — Souvent, tout seul, je me promène
Au lieu qui fut jadis la barrière du Maine.
C’est laid, surtout depuis le siège de Paris.
On a planté d’affreux arbustes rabougris
Sur ces longs boulevards, où naguère des ormes
De deux cents ans croisaient leurs ramures énormes.


Le mur d’octroi n’est plus ; le quartier se bâtit.
Mais c’est là que jadis, quand j’étais tout petit,
Mon père me menait, enfant faible et malade,
Par les couchants d’été, faire une promenade.
C’est sur ces boulevards déserts, c’est dans ce lieu
Que cet homme de bien, pur, simple et craignant Dieu,
Qui fut bon comme un saint, naïf comme un poète,
Et qui, bien que très pauvre, eut toujours l’âme en fête.
Au fond d’un bureau sombre après avoir passé
Tout le jour, se croyait assez récompensé
Par la douce chaleur qu’au cœur nous communique
La main d’un dernier né, la main d’un fils unique.
C’est là qu’il me menait. Tous deux nous allions voir
Les longs troupeaux de bœufs marchant vers l’abattoir,
Et quand mes petits pieds étaient assez solides,
Nous poussions quelquefois jusques aux Invalides,
Où, mêlés aux badauds descendus des faubourgs,
Nous suivions la retraite et les petits tambours ;
Et puis, enfin, à l’heure où la lune se lève,
Nous prenions, pour rentrer, la route la plus brève ;
On montait au cinquième étage lentement,
Et j’embrassais alors mes trois sœurs et maman,
Assises et causant auprès d’une bougie.
Eh bien, quand m’abandonne un instant l’énergie,
Quand m’accable par trop le spleen décourageant,
Je retourne tout seul, à l’heure du couchant,
Dans ce quartier paisible où me menait mon père,
Et du cher souvenir toujours le charme opère.
Je songe à ce qu’il fit, cet homme de devoir,
Ce pauvre fier et pur, à ce qu’il dut avoir
De résignation patiente et chrétienne
Pour gagner notre pain, tâche quotidienne,
Et se priver de tout, sans se plaindre jamais.
Au chagrin qui me frappe alors je me soumets,
Et je sens remonter à mes lèvres surprises
Les prières qu’il m’a dans mon enfance apprises.
Je le revois, assez jeune encor, mais voûté


De mener des petits enfants à son côté,
Et de nouveau je veux aimer, espérer, croire !…
— Excusez. J’oubliais que je conte une histoire,
Mais en parlant de moi, lecteur, j’en fais l’aveu,
Je parle d’Olivier qui me ressemble un peu.

Quelles notes biographiques vaudront jamais celles que tout homme pourrait donner sur lui-même ?

L’enfant qui errait, flânait ainsi avec son père, fut mis en pension chez Hortus. Il se rappelle que, à six ans, en 48, il voyait du balcon de ses parents, dans le jardin de l’hôtel Monaco, alors quartier-général de Cavaignac, bivouaquer les soldats pendant les journées de Juin.

L’enfance de François Coppée fut, encore un coup, celle des humbles. Coppée s’en fait gloire. Il a raison. Saluons ces laborieux et ces honnêtes. Le père faisait durer longtemps ses redingotes de la Belle Jardinière ; la maman faisait des « rôles » pour des petits entrepreneurs du voisinage et savonnait le menu linge. Les deux sœurs aînées étaient peintres ou peintresses, et copiaient les tableaux du Louvre. Coppée fut ainsi élevé par des femmes, dans un milieu d’art, ce qui a certainement développé sa sensibilité et son goût. De Mlle Annette Coppée, sa sœur, j’ai vu un portrait du poète enfant, tout à fait remarquable, très vivant et solidement peint.

Il grandit ; ses parents déménagent encore pour être plus près des collèges. On demeure rue Monsieur-le-Prince, et le futur académicien fait d’exécrables études, comme externe, au lycée Saint-Louis. Il était débile encore et rêveur, flâneur, le petit Parisien qui a si bien exprimé, quelque part, la vie familière de l’adolescent à Paris. La page est embaumée de souvenirs. Coppée la lut, un jour, dans une Conférence applaudie :

« Le vrai Parisien aime Paris comme une patrie ; c’est là que l’attachent les invisibles chaînes du cœur, et, s’il est forcé de s’éloigner pour un peu de temps, il éprouvera, comme Mme de Staël, la nostalgie de son cher ruisseau de la rue du Bac. Celui qui vous parle est un de ces Parisiens-là. Dans cette ville dont, comme s’en plaignait Alfred de Musset, il connaît tous les pavés, mille souvenirs l’attendent, dans ses promenades, au coin de tous les carrefours. Une paisible rue du faubourg Saint-Germain, dont le silence est rarement troublé par le fracas d’un landau ou d’un coupé de maître, lui rappelle toute son enfance ; il ne peut passer devant une certaine maison de cette rue sans regarder là-haut ce balcon du cinquième, sans se revoir tout petit sur sa chaise haute, à cette table de famille dont les places, hélas ! se sont peu à peu espacées, et où il n’y a plus aujourd’hui d’autres convives que lui et sa sœur aimée, qui l’aime pour tous les morts et tous les absents. Il ne s’arrête jamais devant les librairies en plein vent des galeries de l’Odéon, — qui sont, entre parenthèse, une des aimables originalités de Paris, — sans se souvenir de l’époque où, ses cahiers de lycéen sous le bras, il faisait là de longues stations et lisait gratis les livres des poètes qu’il aimait déjà. Enfin, il y a quelque part — il ne dira pas où — une petite fenêtre qu’il aperçoit en se promenant dans un certain jardin public et qu’il ne peut regarder en automne, vers cinq heures du soir, quand le coucher du soleil y jette comme un reflet d’incendie, sans que son cœur se mette à palpiter, comme il le sentait battre, il y a longtemps, il y a bien longtemps, mais dans la même saison et à la même heure, alors qu’il accourait vers ce logis avec l’ivresse de la vingtième année et que la petite fenêtre, alors encadrée de capucines, s’ouvrait tout à coup et laissait voir parmi la verdure et les fleurs une tête blonde qui souriait de loin.

« Heureux, ah ! heureux, bien heureux celui qui habite la campagne à ce délicieux moment de la vie ! C’est un lit de mousse sous les chênes, c’est le bord d’une petite rivière où bouillonne l’eau d’un moulin, c’est un chemin creux dans la vallée, c’est une prairie de fleurs et de papillons, ce sont de durs et doux paysages qui garderont, pour les lui rendre, les impressions de sa jeunesse, et qui lui offriront plus tard, quand aura fui le bonheur, un asile de solitude, de fraîcheur et de paix. Mais l’enfant de Paris qui, toujours privé d’air libre et d’horizon, ne voit dans son passé lointain que des rues tortueuses et les quatre murs d’un collège, il faudra bien, s’il est poète, qu’il récolte les souvenirs semés au temps de sa jeunesse sur des chemins dépavés et dans des maisons de plâtre, et qu’il sache faire tenir dans un couchant vert et rose aperçu au bout d’un faubourg, toute la morbide mélancolie de l’automne, et dans une matinée de soleil, près des lilas, au Luxembourg, toute la joie divine du printemps. »

À cette heure-là, François Coppée faisait déjà des vers ; à douze ans, il traduisait ses versions en rimes. Le père était alors mis à la retraite. La vie devenait dure chez les braves gens. Trois filles sans dot ! Une seule, la seconde, se mariait au peintre-verrier Lafaye ; la troisième allait bientôt mourir à vingt-deux ans ; l’aînée resterait fille : c’est aujourd’hui la chère Annette de Coppée, sa compagne de toujours, sa maternelle amie.

L’enfant quitta le collège après la troisième, François Coppée n’est pas bachelier. Ce n’est pas faute d’avoir étudié. Il compléta de son mieux son instruction par des lectures, passant toutes ses soirées sous les becs de gaz de la bibliothèque Sainte-Geneviève ; — il en eut même une maladie d’yeux. Cependant, le père devenant paralysé du cerveau, on alla loger en haut de Montmartre ; Coppée resta pendant deux ans surnuméraire, sans traitement, au Ministère de la guerre. C’est un temps noir, et de souvenirs tristes qui n’ont pourtant laissé d’autre trace en cette nature d’élite, d’autre sentiment que de la pitié pour les souffrants. D’autres ont gardé d’épreuves pareilles des haines de réfractaires et une boulimie d’argent et de revanches. Coppée n’en a pris qu’une souriante philosophie et une vraie bonté. Sa mère, d’ailleurs, sublime de courage et de dévouement, donnait l’exemple, et la sœur aînée, restée seule au logis, gagnait quelques sous à restaurer de vieilles toiles.

Le père mourut. Coppée devint un employé titulaire ; il eut charge d’âmes, fut père de famille, — à vingt-un ans. Et il faisait toujours des vers ; mais cette jeunesse sans joie l’attrista pour jamais. N’importe, on remplissait son devoir et la table de famille, autour de laquelle il n’y avait plus que trois personnes, — la vieille maman, Annette et lui — avait des soirées mélancoliques mais confiantes. On voyait clair dans l’avenir.

Le temps passe. Coppée a vingt-trois ans ; il fait la connaissance de Mendès, des Parnassiens, il brûle 3 ou 4,000 vers de jeunesse et publie à ses frais, — le pauvre garçon ! — le Reliquaire. Le succès fut grand ; Timothée Trimm, qui était un Sainte-Beuve à un sou, fit un article dans le Petit Journal ; ne se vendit pourtant pas cent exemplaires du volume. Alphonse Lemerre, deux ans plus tard, imprimait, à ses frais, les Intimités — un chef-d’œuvre ; — on n’arrivait cette fois qu’à 70 exemplaires.

Enfin, par hasard, parce que le poète avait rencontré Mlle Agar sur son chemin, on joue le Passant à l’Odéon. Ce fut un changement de décor, comme dans les féeries. Du jour au lendemain, le poète eut un peu d’argent et beaucoup de bruit.

Jadis, quand il rimait des vers sous les gouttières,
Enfant par l’idéal et le rêve maigri,


il n’avait peut-être pas espéré un tel triomphe, — quoiqu’on espère tant de choses quand on ne connaît point la vanité de la vie !

Ah ! ce Passant ! quelle surprise heureuse et quel gazouillis d’oiseau ce fut, dans la salle de l’Odéon, lorsqu’on entendit Sylvia et Zanetto, ces deux exquises figurines de Donatello, récitant leurs sonnets florentins !

Nous écrivions alors — et c’est un de nos meilleurs souvenirs de jeunesse — dans notre feuilleton de théâtre de l’Opinion nationale :

Voilà un poète jeune, qui apporte une pièce à l’Odéon, et le petit acte fait plus d’impression sur la salle que les cinq actes d’un gros drame haut en couleur. Si l’on goûte souvent à ce vin de Chypre, on jettera le vin bleu par la fenêtre.

La courtisane Sylvia est accoudée sur la terrasse, rêveuse, attristée, regardant au loin les toits de Florence lactée par la lune et les coupoles se détachant sur le ciel bleu. Elle songe, elle s’ennuie. Le faux amour dont on l’entoure, les hommages dont on la fatigue ont enfin lassé la Sylvie, qui regrette maintenant le passé peut-être, et qui n’a même plus de larmes pour sa mélancolie, de pleurs pour sa souffrance. Il faut l’entendre interroger son cœur triste et glacé ; il faut écouter cette langue ferme et sonore à laquelle le théâtre ne nous accoutume point, et qui soudain vous transporte, heureux et charmés, au pays des rêves.

Il me semblait revoir ces claires nuits florentines, ces nuits d’été bleues et parfumées, où du haut des terrasses de l’Ombrellino — la ville de Galilée — nous regardions voleter, se mêler, étinceler, s’élancer les gerbes de lucioles, pareilles à des essaims d’étoiles. C’est bien là un rêve italien, ce Passant, le songe d’une nuit amoureuse, une vraie chanson de poète entendue au bord de l’Arno, à la saison des roses.

Sylvia rêve et le poète passe. Le poète est un enfant. Il a seize ans, il porte ce gracieux costume des fresques de Ghirlandajo et de Botticelli. Vêtu de serge, il tient à la main sa guitare, il a jeté sur son épaule son manteau brun. Un banc ! il s’arrêtera là, il y dormira au bon vent, à la belle étoile. Tout à l’heure Sylvia était demeurée attentive et troublée, entendant venir le refrain du chanteur, ce refrain fleuri comme une strophe de Rémi Belleau, le gentil Belleau.

François Coppée songe, d’ailleurs, avec attendrissement à ce soir déjà lointain qui fut comme le lever de soleil de sa gloire. Le mot de Vauvenargues sur les premiers feux du jour aura sa poésie éternelle. « Et cependant, disait[1] un excellent biographe, ami de Coppée, M. A. Chennevière, le poète lui en a voulu parfois à ce Passant ! Il s’irritait d’entendre cette éternelle périphrase de son nom : « l’heureux auteur du Passant » ; mais comme, après tout, il n’est pas ingrat, il lui demande, après bien des années, pardon de ces impatiences :


« Pauvre petit Passant, douce inspiration d’une heure radieuse de mes vingt-cinq ans, pardonne-moi, dit-il quelque part, les minutes d’impatience et de mauvaise humeur que m’a causées bien des fois ton nom malignement prononcé pour déprécier mes créations nouvelles. Tu n’en es pas moins resté l’enfant bien-aimé de ma jeunesse, le rêve d’idéal et d’amour qu’on ne fait qu’une fois dans sa vie, et jamais je n’ai oublié, gentil chanteur d’une nuit de clair de lune, que je te devais cette première récompense du poète, ce premier rameau de laurier qui a fait pleurer de joie ma vieille mère et qui m’a donné pour toujours le courage et l’espérance. »


Dès lors, François Coppée, applaudi, était célèbre, recherché, choyé, et ses vers, qui ne se vendaient point la veille, furent dans toutes les mains. Il eut pour lui, comme jadis Musset, les jeunes gens et les femmes. La princesse Mathilde l’invitait, et ce fut pour aller chez elle que le poète se fit faire son premier habit noir sérieux, « C’était trop beau, nous disait-il lui-même ; je tombe malade : une pneumonie dont j’avais souffert plusieurs années et qui a assombri ma fin de jeunesse. D’ailleurs, j’avais été trop privé d’abord : ça tue, le désir. »

Il suffirait de citer maintenant les volumes et les drames qui ont succédé au Passant pour rappeler aux lecteurs une séduction, un charme, un cher souvenir : les Poèmes modernes, le Cahier rouge, Olivier, les Humbles, les Récits et les Élégies, Deux Douleurs, l’Abandonnée, le Rendez-vous, le Luthier de Crémone, le Trésor, Madame de Maintenon, — d’abord écrite sous le titre du Psautier, — enfin après Une Idylle pendant le siège, ces Contes en prose qui composent déjà deux volumes et qui, unissant l’émotion profonde à une singulière netteté de style, font parfois songer à une sorte de Mérimée attendri. Un journaliste d’un vrai talent, critique très pénétrant et chercheur érudit, M. Ed. Drumont, caractérisait naguère le talent de Coppée et cherchait surtout la dominante du poète dans le recueil intitulé les Humbles :

« Les Humbles, disait-il, indiquaient un changement profond dans la manière de l’écrivain. Faut-il voir là, comme le prétend Zola, l’introduction du naturalisme dans la poésie ? Coppée, que le maître du naturalisme a voulu ranger à toute force parmi ceux qui se rallient à son drapeau, se défend contre un tel honneur et proteste comme un beau diable. Ces tableautins, dont quelques-uns sont exposés, ne se rattachent, en réalité, à aucune école ; ils correspondent à ces scènes de la vie domestique, à ces reproductions de mœurs familières, dans lesquelles ont excellé les Hollandais ; ils ont la finesse de touche, la sincérité, la bonhomie de ces petites toiles que l’on paye à prix d’or, et nous ne découvrons pas pourquoi ce qui est permis à la peinture serait interdit à la poésie. À côté des puérilités, il y a des effets d’une exactitude inouïe, des visions de rues, des impressions de nuit tombante d’une pénétrante justesse. Cette sorte de poésie journalière à certains spectacles urbains, à un coin de boutique, à une allée de jardin public, à un faubourg regardé à une heure de l’année, est rendue avec une étonnante habileté de facture. »


En substituant le mot parisien au mot hollandais je souscris volontiers au jugement de M. Drumont, mais les Humbles et même les Intimités ne donnent qu’une face du talent de Coppée. L’auteur d’Olivier a des élans qui rappellent qu’il est le contemporain de l’auteur de la Légende des siècles, et c’est sur les œuvres complètes du poète qu’il le faut juger.

Il aime et chante les petits, les timides, les désolés, ceux qui traînent sans bruit, obscurément, les plus lourdes chaînes, les parias de notre société heureuse et souriante, les pauvres diables dont la chair ne semble faite que pour fournir de l’humus au sol où s’épanouissent les fleurs cueillies par les autres, et que ces « humbles » soient un pauvre mobile arraché au pays natal par le grand devoir ou une enfant rachitique condamnée aux exhibitions de la scène, un déporté, un outlaw qui se retrouve Français lorsque le drapeau est en danger, ou une pauvre marchande de journaux, ou même un petit épicier, — l’épicier, raillé déjà et pourtant célébré par Balzac, — qui rêve en cassant son sucre, Coppée a pour chacun d’eux une pitié, un attendrissement. Il s’émeut dans la vie, et aussi dans cette vie fouettée qui est le voyage, devant tout héroïsme, tout dévouement : Walhubert à Avranches ou Cambronne à Nantes. En Bretagne, si Sainte-Anne d’Auray et Carnac sont pour lui, — comme pour nous, — deux déceptions, le pays de Brizeux lui plaît parce qu’on y rencontre des pêcheurs, « ces bonnes figures de loups de mer, vrais jambons cuits par le soleil et salés par le vent du large ». Les marins ! François Coppée les a souvent salués, en vers et en prose, non seulement pour leurs heures de sacrifices, comme dans l’Épave, mais dans leurs heures de labeur quotidien vouées au soin du navire. « Celui qui est à son poste pour balayer, dit-il, y sera aussi pour combattre, et quiconque n’a pas peur d’un nuage de poussière ne reculera pas devant la fumée d’un coup de canon. » En toute chose Coppée a ainsi vu la grandeur des destinées humaines dans leur humilité touchante, et son œuvre est la glorification des obscurs et des simples de cœur. Je ne sais pas de plus noble emploi du talent que de laisser venir à soi les petits pour les couronner.

Ces œuvres, le maître éditeur qui a tant fait pour la librairie française classique et moderne et qui mérite depuis longtemps une récompense officielle, Alphonse Lemerre a tenu à en faire un des plus beaux livres qu’on puisse voir. Il a voulu, comme jadis Perrotin pour Béranger, élever un monument artistique à son poète, François Coppée. Il publie, en une édition in-4o, les œuvres de l’auteur du Reliquaire et il les a fait illustrer par un maître, l’aqua-fortiste Boilvin. C’est un chef-d’œuvre.

Le premier volume de cette édition définitive, monumentale, contient les poésies publiées par Coppée de 1864 à 1872 : le Reliquaire, les Intimités, les Humbles, et ces poésies dramatiques, si rapidement devenues populaires, ces récits poignants et supérieurs, la Bénédiction, la Grève des Forgerons, la Lettre du mobile breton et les pièces écrites pendant le siège. Avec les pages intitulées Promenades et Intérieurs, d’un sentiment si profond et si juste, pénétrant, sincère, — c’est peut-être là ce que le poète du Passant a écrit de plus achevé, de plus personnel.

On aime à relire, en cette édition magistrale, ces vers qui chantent depuis longtemps dans les mémoires. Boilvin a signé là des eaux-fortes exquises, très variées, d’un naturalisme très simple, comme lorsqu’il illustre le Banc ou la Nourrice, et d’une tournure fine ou fière, comme dans ses gravures de la Grève et du Fils des armures. Coppée a été bien compris et admirablement traduit.

Sa poésie très moderne, d’une intensité de sensations tout à fait particulière, émue, repliée, parisienne par les souvenirs, les énervements, la grâce souffrante et irrésistible, était bien faite, au surplus, pour inspirer un artiste très contemporain dans sa façon de voir. Elle est cousine de la muse triste de Sainte-Beuve, la muse charmante de Coppée, mais elle a, je le répète, de sa fine main de Parisienne touché à la grande épée de Hugo ; elle a gardé de ce contact une vigueur rare qui ajoute du prix à sa nervosité exquise. C’est d’ailleurs une note toute spéciale que François Coppée a donnée dans ces Intimités où les tendresses, les frissons, les odeurs, le replié et le compliqué de la passion moderne, ou de l’amour-goût contemporain, sont analysés dans une langue d’une simplicité savoureuse et savante. Là est Coppée, dans ce je ne sais quoi de profondément senti, d’amoureux et de douloureux, de sincère et de vécu. Amoureux parisien et poète de Paris, avec des murailles grises pour encadrer des idylles et des jours de neige pour éveiller les névroses. Vrai poète moderne, contemporain, sensitif, exprimant avec une netteté décisive, pleine de dessous émus, les réalités quotidiennes. Cette édition, ce monument que lui élève Alphonse Lemerre, c’est déjà comme une postérité qui commence pour Coppée. Il écrit à la dernière page de ce beau livre ce quatrain trop modeste.
« À mon éditeur » :

 Mes humbles vers vont donc me survivre, Lemerre ?

Grâce au format de luxe et grâce au beau papier,
Et ton livre sera le magnifique herbier
Qui conserve longtemps une fleur éphémère.


Mais la fleur est loin d’être fanée. Elle embaume toujours, la fleur de poésie ! Elle répand toujours son parfum subtil et doux, et François Coppée, ce poète de nos vingt ans, est déjà de ceux dont on peut dire, en ces pages achevées, que les relire, c’est les revivre.

On a déjà fait ressortir le contraste qui existe entre les poètes de la génération qui précéda la nôtre et ceux qui vivent aujourd’hui. Les premiers, nés dans le fracas d’une tempête, fils de chouans ou de bleus, bercés au bruit du canon, tels que Hugo se le rappelle quand il raconte la jeunesse de Marius dans les Misérables, ou que Musset nous le fait voir dans l’admirable premier chapitre de la Confession d’un Enfant du siècle, continuèrent dans la littérature l’œuvre tourmentée de leurs pères. Ils furent militants, audacieux, exaspérés, dans une époque calme, pacifique et heureuse. Le règne doux et sans points noirs de Louis-Philippe leur permettait d’être, en art, révolutionnaires tout à leur aise. Au contraire, ceux d’aujourd’hui, nés et grandis dans des heures calmes, ne cherchent que les séductions du coin du feu, les bonheurs intimes, les tendresses vraies — même dans les Vaines tendresses de ce cher et profond penseur qui est Sully-Prudhomme ; — et pourtant ils ont, comme la patrie même, la menace et le glaive suspendus sur leurs fronts. « Pareils, a-t-on dit, à ces lettrés gallo-romains qui, à l’exemple de Fortunat, alignaient leurs vers charmants entre deux invasions de barbares, ils ont la tragédie sur la tête et l’idylle dans le cœur. »

Cette édition définitive est comme une carte remise par Coppée à l’Académie. Il a failli s’asseoir déjà dans un des fauteuils et lorsque la jeunesse littéraire (qui commence à avoir bien des cheveux blancs) a donné un banquet à Sully-Prudhomme, élu parmi les Quarante, c’est le poète du Passant qui a chaleureusement porté le premier toast au poète de la Justice :

« — Mon cher Sully-Prudhomme (je l’entends encore), les amis que réunit cette fête intime m’ont fait l’honneur de me choisir pour interprète de la joie profonde que leur cause la consécration publique d’un talent qui ne compte que des admirateurs. En vous nommant — et en vous préférant — l’Académie française a voulu couronner en vous la poésie dans son expression la plus pure et la plus désintéressée ; et j’invite tous ceux qui gardent fidèlement au fond de leur cœur le culte de l’art profond et exquis, à lever leur verre avec le mien. Je bois à Sully-Prudhomme, de l’Académie française ! »

M. Sully-Prudhomme, très ému, répondait alors en quelques mots :

« — Nous avons à peu près débuté ensemble, mon cher Coppée, et si je rappelle ce souvenir, et si je parle de cet à-peu-près, c’est que je tiens à constater que je suis votre aîné… Et c’est parce que je suis votre aîné que j’ai été, me vous le dites, préféré par l’Académie… Maintenant que je suis à l’Institut, mon cher ami, je vous y attends. »

François Coppée d’ailleurs n’est point pressé. Il est heureux entre ses amis et ses parents, recevant Barbey d’Aurevilly et Banville, les maîtres, Paul Bourget, le poète délicat, sensitif et profond, une des individualités exquises de la génération nouvelle, et, souriant, le poète des Intimités dit de lui-même et de sa vie :

« J’habite dans un faubourg ; la chambre où je travaille est située au rez-de-chaussée et accède par quelques marches à un jardinet. Mais la maison est exposée au nord, en plein nord, et, même en été, même à midi, son ombre s’étend sur la moitié de ce petit carré de fleurs. Celles qui sont au fond du jardin, en plein soleil, s’épanouissent et embaument dans l’air attiédi ; mais les autres, les plus proches du mur, que jamais n’atteint un rayon, s’ouvrent à peine et ne donnent qu’un faible parfum.
« Souvent, en me promenant dans l’étroite allée circulaire de mon petit jardin, je jette un regard de compassion sur ces œillets étiolés et sur ces roses maladives — car celles-là sont mes préférées — et, au même moment, les bruits des maisons prochaines, en parvenant jusqu’à moi, me font songer, par une mystérieuse correspondance d’esprit, à certaines existences comparables à ces tristes fleurs. C’est la chanson monotone de l’ouvrière qui tire l’aiguille dans sa chambre haute ; c’est le hoquet de la machine à vapeur voisine où s’agite, dans l’enfer d’une forge, le peuple des artisans ; c’est la cloche du couvent où des femmes innocentes offrent à Dieu leurs souffrances et leurs prières pour ceux qui, comme beaucoup d’entre nous, ne savent ni souffrir ni prier ; c’est enfin le clairon de la caserne où de pauvres paysans, exilés de leurs champs et de leurs vignes, subissent les rigueurs d’une dure discipline en attendant que la guerre éclate, qui les forcera de payer à la patrie le terrible impôt du sang. J’écoute ces bruits mélancoliques, je regarde ces roses languissantes et ma rêverie unit dans une même pitié ces âmes et ces fleurs à qui la destinée n’a pas accordé ce qu’elle semblerait devoir à tous, une place au soleil. »


J’oubliais d’ajouter que, de 1870 à 1871, Coppée fut soldat comme Sully-Prudhomme, mais il n’oublia pas, a-t-on dit, le sac au dos, qu’il était poète. Pendant le siège, la Lettre du Mobile breton, Plus de sang ! Une Idylle pendant le siège datent de cette époque. En 1874 parurent les Promenades et Intérieurs et le Cahier rouge. « Le poète avait alors, tout en s’occupant d’œuvres plus importantes, l’habitude d’ouvrir à ses heures un mince cahier rouge qui traînait toujours sur sa table de travail et de se délasser en y jetant quelques poésies fugitives. Réunies et publiées sous ce titre : le Cahier rouge, ces poésies, empreintes de « ce spleen qui est au fond du cœur de « presque tous les poètes modernes », avaient précédé immédiatement Olivier[2]. »

Mais, encore une fois, ce spleen est souriant et indulgent chez Coppée. Il se trouve satisfait et bien payé de la vie, on vient de le voir par ses confidences. Il travaille beaucoup. « L’existence du poète se compose de rêve et de papiers noircis. » Il fut, aux mauvais jours, le débiteur du bon Lemerre ; maintenant il est souvent son créancier.

Nommé par l’intervention de la princesse Mathilde, en 70, avant la guerre, bibliothécaire adjoint au Sénat, — devenu ensuite simple Luxembourg, — Coppée a démissionné, deux ans après, en faveur de Leconte de Lisle, le très admirable poète. Depuis, on a donné à l’auteur d’Olivier la bibliothèque du Théâtre-Français, la croix, trois prix à l’Institut ; mais il n’y a guère que quatre ou cinq ans qu’il est libre et vit à son gré. Encore lui a-t-il fallu, comme Théophile Gautier, accepter la corvée d’un feuilleton.

J’ai voulu lui faire raconter sa vie littéraire, mais comme tous les hommes — surtout lorsque le cap de la quarantaine est doublé — c’est surtout vers son enfance, ses débuts, les belles heures où l’on croyait à toutes les chimères, que s’est reportée sa pensée. Plus l’homme fait de pas dans l’existence, plus il regrette les premiers qu’il a faits.

Avec Coppée, les souvenirs sont tout intimes. Des impressions d’art. Rien de politique.

Il a pourtant fort bien parlé de la politique, certain jour :

« C’est une science, a-t-il dit, une science peu exacte, mais une science enfin, et pour celle-là pas plus que pour les autres, je ne me sens aucune aptitude, j’ai cette modestie, plus rare qu’on ne pense par le temps qui court, de me considérer comme tout à fait incapable de légiférer et de me mêler du gouvernement ; je suis poète, rien de plus ; je tâche de faire des vers de mon mieux, et c’est encore, ce me semble, le meilleur moyen que j’aie d’être un bon et utile citoyen. »

L’ami de Coppée, dont j’ai cité plus d’une page, a d’ailleurs recueilli quelques-uns des propos et certaines confidences du poète. C’est en causant que l’homme déshabille sa pensée et se peint tout entier :

« Coppée, écrit M. Chennevière, exprime ses sympathies littéraires avec la franchise de la conviction. En parlant de Victor Hugo, il s’écriait l’autre jour : « C’est notre grand patron à tous. Il a des vers qui durent vingt-quatre heures ! » Il disait une autre fois, dans un élan de fervente et respectueuse admiration : « C’est le plus grand génie lyrique que la France ait produit. C’est comme le soleil de notre littérature moderne, et ses rayons ont pénétré partout. Et aujourd’hui même que nous le voyons, avec une poignante mélancolie, décliner vers son couchant, il lance des lueurs si splendides qu’elles ne permettent pas de distinguer les faibles et timides étoiles qui resteront seules dans notre ciel poétique quand il aura majestueusement disparu derrière l’horizon. »

Et Chateaubriand ? Gustave Flaubert, fatigué d’entendre pendant huit heures d’horloge le piano d’une voisine, disait : « Je me venge en lui hurlant par la fenêtre des pages entières des Martyrs ou des Natchez. » Coppée n’en est pas à défendre sa tranquillité par ces moyens héroïques, mais il aime autant que l’aimait son illustre ami cette prose majestueuse.

Du reste, il place très haut Flaubert lui-même : « C’est un des premiers prosateurs du siècle, disait-il ; il sera classique un jour ; dans deux cents ans, on fera copier aux lycéens l’épisode des lions dans Salammbô, comme un pensum. »


Coppée, né romantique, a, comme Flaubert, ses admirations classiques. Il aime à rappeler, ainsi que le faisait l’auteur de Madame Bovary, — qui la récitait à pleine voix, — telle phrase de Bossuet dont la concision sublime paraissait au grand romancier un modèle inimitable. « En vérité, en vérité, je vous le dis, demain vous serez avec moi en paradis ! » C’est le Christ parlant au bon larron supplicié à son côté. Et Bossuet ajoute : « Demain, quelle promptitude ! Dans le paradis, quel séjour ! Avec moi, quelle compagnie ! » On retrouve, avec l’expression d’admiration qu’avait Flaubert, l’accent même du colosse rouennais dans la voix de Coppée lorsqu’il redit ces mots de Bossuet.

— J’aime à fumer et à lire ! dit encore le poète, et à passer du papier au papelito.

Un Andalous ne roule pas plus que lui de cigarettes dans une journée. Coppée, en vareuse, au milieu de ses esquisses de Jules Lefebvre ou de Jules Breton, et de ses livres, resterait des journées enfermé et rêvant.

Il dira encore — et je le cite car rien ne vaut sur un homme le témoignage de l’homme même :


« Je suis un grand liseur et un grand coureur de galeries et de musées. De plus, j’aime à fixer par une lecture l’impression que m’a donnée un objet d’art ou de curiosité. C’est une façon de s’instruire en s’amusant que je recommande à tout le monde. Voir d’abord, ensuite savoir. En revenant d’une visite aux salles égyptiennes du Louvre, je relis le charmant Roman de la Momie, de Th. Gautier, ou les admirables paroles prononcées par Isis, dans la Tentation de saint Antoine, de Gustave Flaubert, et, le lendemain, pris du désir d’en savoir davantage, je vais à la Bibliothèque feuilleter le grand ouvrage de Leipsius ou parcourir les travaux de M. Mariette ou de M. Maspéro. Puis, la folle du logis se met de la partie. Pendant huit jours, je ne rêve plus que d’obélisques, d’hypogées, de sphinx et de pyramides, de dieux à tête d’épervier promenés en barque sur le Nil, de Pharaons impassibles sur leurs trônes, les mains sur les cuisses et coiffés de l’urœus sacré, et de tous les mystères de l’Égypte antique. En sortant du musée de Cluny, où ma flânerie s’est arrêtée devant une armure niellée et damasquinée d’or, j’ouvre volontiers Froissart ou Joinville, et me voilà parti pour les croisades, les nobles pas d’armes et les grandes chevauchées. La méthode est excellente, je vous assure. La vue d’un bouclier de bois doré, avec ses deux doigts levés pour bénir et ses yeux hypnotises, fait mieux comprendre le beau livre d’Eugène Burnouf. Au souvenir d’un portrait historique s’éclaire et s’anime une page de Saint-Simon. Une statue grecque est complétée par un chant d’Homère et un primitif italien par un évangile. »


La confession est jolie et d’un tour ingénieux. Ainsi, et dans tout ce qu’il confie à ses vers et à ses livres, François Coppée nous apparaît non comme un satisfait dans le sens égoïste du mot, mais comme un sage, un jeune sage, que les nouveaux venus vont saluer comme un maître et qu’ils aiment bientôt comme un ami. Remarquez que presque tous les volumes de vers des débutants sont dédiés à Coppée quand ils ne portent point le nom de l’auteur de la Justice. C’est que Coppée les aide, les encourage, écrit parfois pour eux une préface, comme pour le recueil de M. R. du Costal ou le Reliquiæ du jeune et pauvre Read. C’est que Coppée est un maître sans morgue, un artiste sans pose, respectueux de son métier jusqu’à la religion — amoureux de l’harmonie et de la sincérité ; ayant souffert et aimant la vie ; connaissant les hommes et ne les détestant pas ; laborieux et loyal ; rêvant les bravos du théâtre et leur préférant le murmure de quelque grève bretonne ; retouchant, à l’heure j’écris, un drame italien que nous donnera l’Odéon bientôt, et tout prêt à s’échapper pour aller à Florence ou à Douarnenez chercher quelque impression d’art ou quelque bain d’oubli dans le vent de mer. Un poète, en un mot, un vrai poète, qui a su mettre dans sa vie le charme même et la poésie de ses livres. Un des plus heureux d’entre nous, puisqu’il vit dans la réalité de son rêve : l’art, le travail, la lecture et l’affection de ses amis et de celle qui a remplacé sa mère.


  1. Dans le journal la Gironde scientifique et littéraire.
  2. A. Chennevière.