CHAPITRE VII


La voiture s’arrêta devant une maison de médiocre apparence, dans une rue détournée et solitaire.

Vous connaissez ces maisons du siècle dernier qui n’ont pas été touchées depuis leur fondation, et que l’avarice de leurs propriétaires laisse lentement tomber en ruine.

Ce sont des murailles grises que la pluie a vermiculées et qui sont frappées çà et là de larges taches de mousse jaune, comme le tronc des vieux frênes : le bas en est vert comme un marécage au printemps, et l’on pourrait composer une flore spéciale de toutes les herbes qui y poussent.

L’ardoise du toit n’a plus de couleur ; le bois de la porte se dissout en poussière et semble près de voler en éclats au moindre coup de marteau. De fausses fenêtres, autrefois barbouillées en noir pour simuler les carreaux et dont la peinture a coulé du second étage jusqu’au premier, montrent que l’on a fait, en bâtissant la maison, les efforts les moins heureux pour atteindre à la symétrie.

Une girouette de fer-blanc découpé, où l’on voit un chasseur qui tire un coup de fusil à un lièvre, grince à l’angle du toit et couronne dignement la somptuosité de l’édifice.

Le groom abattit le marchepied et frappa à la porte un coup magistral qui faillit l’effondrer.

La portière, effarée de surprise, passa la tête par un carreau cassé qui lui servait de vasistas et de guichet.

La tête de la portière tenait à la fois du mufle, de la hure et du groin ; son nez, d’un cramoisi violent, taillé en forme de bouchon de carafe, était tout diapré d’étincelantes bubelettes ; ces verrues, ornées chacune de trois ou quatre poils blancs, d’une raideur et d’une longueur démesurées, pareils à ceux qui hérissent le museau des hippopotames, donnaient à ce nez l’air d’un goupillon à distribuer l’eau bénite ; ses deux joues, traversées de fibrilles rouges et martelées de plaques jaunes, ne ressemblaient pas mal à deux feuilles de vigne safranées par l’automne et grillées par la gelée ; un petit œil vairon, affreusement écarquillé, tremblotait au fond de son orbite comme une chandelle au fond d’une cave ; une espèce de croc, d’un ivoire douteux, relevait le coin de sa lèvre supérieure en manière de défense de sanglier, et complétait le charme de cette physionomie ; les barbes de son bonnet, flasques et plissées comme des oreilles d’éléphant, tombaient nonchalamment le long de ses mâchoires peaussues et encadraient convenablement le tout.

Musidora ne fut pas éloignée d’avoir peur à la vue de cette Méduse grotesque qui fixait sur elle deux prunelles d’un gris sale toutes pétillantes d’interrogation.

« M. V*** est-il chez lui ? demanda l’Arabelle.

― Certainement, madame, qu’il y est ; il ne sort jamais qu’aux heures de sa leçon, ce pauvre cher homme, un homme bien savant, et qui ne fait pas plus de train dans la maison qu’une souris privée. — C’est au fond de la cour, l’escalier à gauche, au second, la porte où il y a un pied de biche ; — il n’y a pas à se tromper. »

La Musidora et l’Arabella traversèrent la cour en relevant le bas de leur robe comme si elles eussent marché dans une prairie mouillée de rosée ; — l’herbe poussait entre les fentes des pavés aussi librement qu’en pleine terre.

Mais, voyant qu’elles hésitaient, l’affreux dogue coiffé sortit de sa loge et s’avança vers elles en se dandinant et en traînant la jambe comme un faucheux blessé.

« Par ici, mesdames, par ici ! voilà le chemin au milieu. C’est que ce n’est pas ici une de ces maisons qui sont comme des républiques, où l’on ne fait qu’aller et venir. Il n’y a pourtant pas plus de six semaines que j’ai gratté tout le pavé avec un outil, même que j’en ai mes pauvres mains pleines de durillons. Est-ce que vous seriez parentes de M. V*** ? »

Musidora fit un signe négatif.

« C’est que je lui avais entendu dire qu’il avait des parentes en province qui devaient venir à Paris. »

On était arrivé devant la porte de M. V***, et, comme ni Arabelle ni Musidora ne lui avaient répondu, l’animal visqueux et gluant empoigna la rampe et se laissa couler en grommelant jusqu’au bas de l’escalier, s’en rapportant à la discrétion de Mlle Césarine, gouvernante du savant, pour de plus amples informations.

Arabella tira le pied de biche.

Un kling-klang éraillé et grêle, provenant d’une sonnette fêlée, se fit entendre dans les profondeurs mystérieuses de l’appartement ; deux ou trois portes s’ouvrirent et se refermèrent dans le lointain ; une toux sèche se fit entendre et un bruit de pas alourdis s’approcha de la porte. ― Ce fut encore pendant quelques minutes un bruit de clefs et de ferraille, de verrous tirés, de cadenas ouverts ; puis la porte, légèrement entre-bâillée, donna passage au nez pointu et inquisiteur de Mlle Césarine, beauté hors d’âge et ne marquant plus depuis longtemps.

À la vue des deux jeunes femmes, sa physionomie prit soudain une expression revêche, tempérée cependant par le respect que lui inspirait l’éclat de la chaîne d’or qu’Arabelle portait à son cou.

« Nous voudrions parler à M. V***. »

La vieille ouvrit la porte tout à fait et introduisit nos deux belles dans une antichambre servant aussi de salle à manger, tapissée d’un papier vert jaspé, ornée de gravures encadrées représentant les quatre saisons et d’un baromètre enveloppé d’une chemise de gaze pour le préserver des mouches. Un poêle de faïence blanche dont le tuyau allait s’enfoncer dans le mur opposé, une table en noyer et quelques chaises foncées de paille formaient tout l’ameublement ; de petits ronds de toile cirée étaient placés devant chaque siège pour ménager la couleur rouge du carreau, et une bande de tapisserie allait de la porte d’entrée à la porte de l’autre chambre, aussi dans le but de conserver la précieuse couche d’ocre de Prusse, si soigneusement cirée et passée au torchon par Césarine.

Césarine recommanda aux deux jeunes femmes de suivre la bande de tapisserie, ce qui fit sourire Musidora, qui était plutôt préoccupée de l’idée de ne pas salir ses souliers que de celle de ne pas salir le parquet.

La seconde pièce était un salon tendu de jaune avec un meuble en vieux velours d’Utrecht également jaune et dont les dossiers limés et râpés prouvaient de longs et loyaux services. Les bustes de Voltaire et de Rousseau en biscuit ornaient la cheminée, conjointement avec une paire de flambeaux de cuivre doré garnis de bougies, et une pendule dont le sujet était le Temps faisant passer l’Amour, ou l’Amour faisant passer le Temps, je ne sais trop lequel.

Le portrait de M. V*** à l’huile et celui de madame sa femme (heureusement trépassée), en grande toilette de 1810, faisaient de ce salon l’endroit le plus splendide de l’appartement, et Césarine elle-même, troublée de tant de magnificence, ne le traversait qu’avec un certain respect intérieur, quoique depuis longtemps elle dût être familiarisée avec ses splendeurs.

La duègne pria les deux visiteuses d’avoir la bonté d’attendre quelques minutes, et qu’elle allait prévenir monsieur, qui était enfermé dans son cabinet, occupé, selon son habitude, de recherches savantes.

Il était debout devant la cheminée, dans l’attitude de la plus véhémente contemplation ; il tenait entre le pouce et l’index un petit morceau d’échaudé dont il faisait tomber de temps en temps quelques miettes dans un bocal rempli d’une eau claire et diamantée, où se jouaient trois poissons rouges. Le fond du vase était garni de sable fin et de coquilles.

Un rayon de jour traversait ce globe cristallin, que les mouvements des trois poissons nuançaient de teintes enflammées et changeantes comme l’iris du prisme ; c’était réellement un très beau spectacle, et un coloriste n’eût pas dédaigné d’étudier ces jeux de lumière et ces reflets étincelants, mais M. V*** ne faisait nullement attention à l’or, à l’argent et à la pourpre dont le frétillement des poissons teignait tour à tour la prison diaphane qui les enfermait.

« Césarine, dit-il avec l’air le plus sérieux et le plus solennel du monde, le gros rouge est trop vorace, il avale tout et empêche les autres de profiter ; il faudra le mettre dans un bocal à part. »

C’était à ces graves occupations que M. V***, professeur de chinois et de mantchou, passait régulièrement trois heures par jour, soigneusement enfermé dans son cabinet, comme s’il eût commenté les préceptes de la sagesse du célèbre Kong-fou-Tsée ou le Traité de l’éducation des vers à soie.

« Il s’agit bien des poissons rouges et de leurs querelles, dit Césarine d’un ton sec ; il y a dans le salon deux dames qui veulent vous parler.

― À moi, deux dames, Césarine ? s’écria le savant alarmé, en portant une main à sa perruque et l’autre à son haut-de-chausses, qui, trop négligemment attaché, laissait apercevoir la chemise entre la ceinture et le gilet comme par un crevé à l’espagnole ; — deux dames jolies, jeunes ? Je ne suis guère présentable. ― Césarine, donne-moi ma robe de chambre. ― Ce sont sans doute des duchesses qui auront lu mon Traité sur la ponctuation du mantchou et qui seront devenues amoureuses de moi.

Il fourra, en tremblant de précipitation, ses maigres bras dans les vastes manches de la houppelande et se dirigea vers le salon.

En voyant Arabelle et Musidora, le vieux savant, ébloui, renfonça sa perruque jusque sur ses yeux, et leur fit trois saluts, qu’il s’efforça de rendre le plus gracieux possible.

« Monsieur, lui dit Musidora, il n’est bruit dans toute la France et dans toute l’Europe que de votre immense savoir.

― Mademoiselle, vous êtes bien bonne, dit le professeur, qui rougit de plaisir comme un coquelicot.

― L’on dit, continua l’Arabelle, qu’il n’y a personne au monde qui soit plus versé dans la connaissance des langues orientales et qui lise plus couramment ces mystérieux caractères hiéroglyphiques dont la connaissance est réservée aux sagacités les plus érudites.

― Sans me flatter, je sais du chinois autant qu’homme de France. Madame a-t-elle lu mon traité sur la ponctuation mantchoue ?

― Non, répondit Arabelle.

― Et vous, mademoiselle ? fit le savant en se tournant vers Musidora.

― Je l’ai parcouru, dit-elle en comprimant avec peine un éclat de rire. C’est un ouvrage très savant et qui fait honneur au siècle qui l’a produit.

― Ainsi, reprit le savant bouffi d’orgueil et faisant la roue dans sa gloire, vous partagez mon avis sur la position de l’accent tonique ?

― Complètement, répondit Musidora ; mais ce n’est pas cela qui nous amène.

― Au fait, dit le savant, que voulez-vous de moi, mesdames, en quoi puis-je vous obliger ? ― Je ferais tout au monde pour être agréable à de si charmantes personnes.

― Monsieur, fit Musidora en présentant au sinologue le portefeuille qu’elle tenait sous sa mantille, si ce n’était abuser de votre complaisance et de votre savoir, nous désirerions avoir la traduction de ces deux papiers. »

Le savant prit les deux feuilles que lui tendait Musidora et dit avec un air capable :

« Ceci est du véritable papier de Chine, et ceci du papyrus authentique. »

Puis il arbora sur son vénérable nez une majestueuse paire de lunettes. Mais il ne put déchiffrer un seul mot. Il se tourmentait considérablement sans avancer pour cela dans sa lecture.

« Mesdames, je suis désolé, dit-il en rendant le portefeuille à Musidora ; cette écriture entrelacée est vraiment indéchiffrable. ― Tout ce que je puis vous dire, c’est que ces caractères sont chinois et tracés par une main très exercée. ― Vous savez, mesdames, qu’il y a quarante mille signes dans l’alphabet chinois correspondant chacun à un mot : quoique j’aie travaillé toute ma vie, je ne connais encore que les vingt premiers mille. Il faut quarante ans à un naturel du pays pour apprendre à lire. Sans doute les idées contenues dans cette lettre sont exprimées avec des signes que je n’ai pas encore appris et qui appartiennent aux vingt derniers mille. ― Quant à l’autre papier, c’est de l’indostani. M. C*** vous traduira cela au courant de la plume.

Musidora et sa compagne se retirèrent très désappointées. Leur visite chez M. C*** fut aussi inutile, par l’excellente raison que M. C*** n’avait jamais su d’autre langue que la langue eskuara, ou patois basque, qu’il enseignait à un Allemand naïf, seul élève de son cours.

M. V*** n’avait de chinois qu’un paravent et deux tasses ; mais en revanche il parlait très couramment le bas-breton et réussissait dans l’éducation des poissons rouges.

Ces deux messieurs étaient du reste deux très honnêtes gens qui avaient eu la précieuse idée d’inventer une langue pour la professer aux frais du gouvernement.

En passant sur une place, Arabelle vit des jongleurs indiens qui faisaient des tours sur un méchant tapis. Ils jetaient en l’air des boules de cuivre, avalaient des lames de sabre de trente pouces de longueur, mâchaient de la filasse et rendaient de la flamme par le nez comme des dragons fabuleux.

« Musidora, dit Arabelle, ordonne à ton groom de faire approcher un de ces coquins basanés ; il en saura peut-être plus sur l’indostani que les professeurs du Collège de France. »

Un des jongleurs, sur l’injonction du groom, s’approcha de la voiture en faisant la roue sur les pieds et sur les mains.

« Drôle, dit Arabelle, un louis pour toi si tu lis ce papier, qui est écrit en indostani.

― Madame, excusez-moi, je suis Normand, Indien de mon métier, et je n’ai jamais su lire en aucune langue.

― Va-t’en au diable, » dit Musidora en lui jetant cinq francs.

L’Indien de contrebande la remercia, en faisant un magnifique saut périlleux, et fut rejoindre ses compagnons frottés de jus de réglisse.

La voiture prit le chemin du boulevard.

À la porte d’un bazar, un jeune homme avec une figure jaune d’or, des yeux épanouis au milieu de sa pâleur comme de mystérieuses fleurs noires, le nez courbé, les cheveux plats et bleuâtres, tous les signes de race asiatique, était assis mélancoliquement derrière une petite table chargée de deux ou trois livres de dattes, d’une demi-douzaine de cocos et d’une paire de balances.

Il était impossible de voir rien de plus triste et de plus évidemment frappé de nostalgie que pauvre diable, ramassé en boule sous un maigre rayon de soleil. ― Sans doute il pensait aux rives verdoyantes de l’Hoogly, à la grande pagode de Jaggernaut, aux danses des bibiaderi dans les chauderies et à la porte des palais ; il se berçait dans quelque inexprimable rêverie orientale, toute pleine de reflets d’or, imprégnée de parfums étranges et retentissante de bruits joyeux, car il tressaillit comme un homme qu’on réveille en sursaut lorsque le groom de Musidora lui fit signe que sa maîtresse voulait lui parler.

Il arriva avec sa petite boutique suspendue à son cou et fit un salut profond aux deux jeunes femmes en portant les deux mains à sa tête.

« Lis-nous ceci, » dit Musidora, en lui présentant le papyrus.

Le marchand de dattes prit la feuille qu’on lui tendait et lut avec un accent singulier et profond ces caractères qui avaient résisté aux lunettes de deux savants.

Musidora palpitait de curiosité inquiète.

« Excusez-moi, madame, dit le marchand en essuyant une larme qui débordait de ses yeux noirs. Je suis le fils d’un rajah ; des malheurs trop longs à vous raconter m’ont fait quitter mon pays et réduit à la position où vous me voyez. Il y a six ans que je n’ai entendu ou lu un mot de ma langue ; c’est le premier bonheur que j’aie éprouvé depuis bien longtemps. Ce papyrus contient une chanson qui a trois couplets ; elle se chante sur un air populaire dans notre pays. Voici ce que ces vers signifient :


Les papillons, couleur de neige,
Volent par essaims sur la mer.
Beaux papillons blancs, quand pourrai-je
Prendre le bleu chemin de l’air ?

Savez-vous, ô belle des belles !
Ma bayadère aux yeux de jais,
S’ils me voulaient prêter leurs ailes,
Dites, savez-vous où j’irais ?

Sans prendre un seul baiser aux roses,
À travers vallons et forêts,
J’irais à vos lèvres mi-closes,
Fleur de mon âme, et j’y mourrais.


Musidora donna sa bourse au marchand de dattes, qui lui baisa la main avec l’adoration la plus profonde.

« Je vais retourner dans mon pays. Que Bramah veille sur vous et vous comble de biens ! » dit le rajah dépossédé.

Musidora, après avoir mis Arabelle chez son amant, rentra dans sa maison aussi peu instruite qu’elle en était sortie, le cerveau travaillé de la plus irritante curiosité et le cœur bouleversé par un commencement de passion sincère. Elle n’avait plus aucun moyen de trouver la trace de Fortunio. George, qui paraissait en savoir sur son compte beaucoup plus long qu’un autre, était muet comme Harpocrate, le dieu du silence, et ne pouvait d’ailleurs aider Musidora à lui gagner la calèche.

Fortunio, Fortunio, as-tu donc à ton doigt l’anneau de Gygès, qui rend invisible à volonté ?