Force ennemie/Troisième partie

La Plume (p. 246-351).

TROISIÈME PARTIE


I

— Comment c’est toi ? me dit mon frère. J’allais partir ce soir même pour Vassetot, ne recevant pas de réponse à mes dernières lettres adressées au Dr Froin…..

… Une femme de chambre visiblement interloquée par mon apparence bizarre et peu soignée, mais plus impressionnée encore en apprenant que je suis le frère de « Monsieur », vient de m’introduire dans un petit salon japonais, à moins qu’il ne soit turco-arabe… Non ! Il est plutôt hindou, mais il y a de tout là-dedans, des kakemonos, des laques, des lustres de mosquée, des tables basses pour prendre le « kahouah », des meubles du Travancore, des pankahs, un tapis d’Amritsir, des armes de Hayderabad, des tattis de vetiver aux fenêtres. Et combien de choses encore ! C’est toujours le bric-à-brac familier encombrant la pièce assez exiguë. Il faut prendre garde à ses genoux, et si l’on a envie de s’étirer les membres, il est préférable d’aller le faire dehors.

Mon frère qui écrivait, assis devant une petite table de teck incrustée d’ivoire et de nacre, se lève, s’exclame, me prend aux épaules et m’embrasse. Un autre gaillard que moi, mon frère, — heureusement pour lui ! — Haut d’un mètre quatre-vingt-dix, la face aux grands traits encadrée d’une barbe noire grisonnante qui retombe en nappes luisantes sur son gilet, large d’épaules au point d’être un danger perpétuel pour les suspensions et les étagères, il paraît immense dans ce salon bas de plafond.

Il s’écrie encore : « Mon pauvre Philippe ! T’avoir encagé, les canailles ! Mais regarde-moi, je vois que tu n’as rien de ce qu’ils disent ! Tel que je te connais, tu as dû te faire une bile noire ! Et ce Froin qui m’appelle, puis me donne contre-ordre, puis après cela fait le mort ! J’étais fort inquiet. Je serais déjà parti sans la crainte de gâter encore tes affaires. Mais, cette fois, tant pis !… J’allais me présenter chez ton Froin et lui transformer un peu les os en castagnettes. »

Si franc qu’il soit, Julien ne me dit pas tout : D’une bonté furibonde, — (c’est le mot) — dévoué, prêt à donner sa peau pour l’un des siens ou même pour un simple camarade, courageux comme on ne l’est plus que dans les plus improbes romans pour jeunes filles, il ne craint rien au monde, absolument rien, — que sa femme ! — Si ma belle-sœur s’est avisée de me juger à ma place dans une maison de fous et de considérer comme blâmable une intervention de son mari dans mes affaires, Julien aura lutté de toutes ses forces pour l’amener à modifier sa manière de voir, mais ne se sera décidé à entreprendre la moindre démarche que le jour où il l’aura convertie à son opinion.

Je lui raconte aussi brièvement que possible ce qui s’est passé dans l’établissement naguère égayé (?) par les chevauchées de Bid’homme et aujourd’hui transformé en succursale de la Préfecture de Police. J’ai soin de passer sous silence l’installation du belliqueux Kmôhoûn dans ma pauvre cervelle mais j’avoue l’attentat dont Irène a été victime en attribuant ma sauvage brutalité à un accès de folie amoureuse… (Je n’étais pas encore guéri à ce moment là, etc…)… Ce n’est que lorsque j’ai été « certain » d’avoir recouvré toute ma raison que j’ai voulu fuir une maison, pour moi hantée de souvenirs sinistres.

Mon frère m’écoute en se maîtrisant pour ne pas s’emporter. Je crois que si M. Bid’homme l’avait eu pour pensionnaire à ma place, le déplorable aliéniste n’aurait pas attendu la semaine dernière pour renoncer à l’équitation. Il n’eût plus jamais rencontré de selle assez douce pour son râble cruellement endommagé.

Quand j’ai fini mon court récit, Julien demeure comme partagé entre la perplexité et la colère. Il se tire la barbe, puis ferme les poings, puis, malheureusement, rouvre les doigts. Je dis « malheureusement » parce que ces doigts se referment à l’instant même, sur un trop fragile dossier de chaise dont ils font des margotins.

Un peu calmé par cette très légère dépense de force, il me prend par l’oreille et se met à rire un peu nerveusement :

— Polisson ! gredin, va ! Tu sais que je ne suis pas pudibond, mais tu as de ces procédés !… Enfin cela ne me regarde pas et j’aime peu les gens vertueux. Le principal, c’est que tu sois ici. Je vais écrire à ce Le Lancier que je t’ai chez moi, que je te garde et que je l’emmielle. Il ne va pas m’envoyer les gendarmes pour te reprendre, n’est-ce pas ? Tu ne retourneras à Vassetot que si tu le demandes à genoux, — et en pleurant, encore !

— Oh ! sois tranquille !

— Allons ! Tu es en bonnes dispositions. Viens déjeuner ; tu dois crever de faim.

Je demande d’abord à me laver, à changer de linge, à me brosser. En dix minutes c’est fait.

Je suis « tout à la joie » : Le corridor décoré, comme le salon, d’étoffes et d’objets exotiques, encore un vrai bric-à-brac, me paraît beau comme une galerie de palais indien.

Dans la salle à manger claire, des cristaux rient. J’exulte d’être libre, à l’abri chez l’un des miens pour lequel je ne suis plus une sorte de réprouvé uniquement intéressant au point de vue médical. Ici je suis aimé, choyé, les Le Lancier et les Barrouge seraient bien reçus s’ils me parlaient dans cette maison comme ils le faisaient là-bas !

Mais voici que mon radieux bonheur s’ennuage : Assise à table et toute sa figure rechignée, contractée par une grimace méchante qui ne se peut traduire que par : « J’attends et me vexe », — j’aperçois Adrienne, ma belle-sœur, le type de la « femme forte »… et médiocrement indulgente, — de caractère, dirai-je : rêche ? — et de trop virile énergie. Elle a quelque lointaine ressemblance avec la cousine « Raoula » qu’elle estime infiniment : Comme l’épouse Roffieux, elle n’a jamais eu tort cinq minutes dans sa vie, — est parfaite dans ses relations avec tout son entourage ; — (ô l’étonnante, l’effroyable espèce que celle des gens parfaits ! — mais sa perfection même attriste et on lui souhaiterait un tout petit défaut, — aimable.

Je ne sais pourquoi — et c’est très mal de ma part, — elle m’a, de tout temps, fait penser à ce steamer nommé le « Frigorifique », spécialement aménagé pour transporter les viandes de la Plata et dont les cales se maintenaient, même sous l’Équateur, à la température de zéro. Quand elle me regarde, — fût-ce par un jour de canicule, je crois toujours que je vais tousser. Comment mon malheureux frère n’est-il pas devenu phtisique auprès d’elle ? — Quand il m’est donné d’admirer ses yeux gris, d’un gris de ciel lapon, son profil vaguement junonien, toute sa belle personne ample sans être grosse, grande sans exagération, harmonieuse à sa manière, je deviens tout à coup très jeune, tout petit et repentant de je ne sais combien de méprisables gredineries qu’elle connaissait bien certainement et jugeait comme il convenait, avant même que je ne les eusse commises.

Ajoutez à cela qu’elle se croit simple et « bonne enfant », tout juste digne, sans trop de majesté, pleine de condescendance — et que personne ne lui paraît « faire assez de frais » pour elle, s’épanouir assez en sa présence. Elle reproche éternellement « aux gens » d’être guindés, réticents, fermés « comme des tombeaux ». Ne déploie-t-elle pas toutes ses grâces pour leur plaire ? — En veine d’amabilité elle a un petit ton hautainement gaillard, familier mais supérieur, qui tarirait la faconde d’un avocat-politicien. J’ai connu des hommes pleins de sang-froid qu’elle avait voulu « mettre à leur aise » et qui en gardaient, plusieurs années après, comme une sorte de courbature mentale.

Elle regarde fixement son mari qui me précède et lui dit avec une magnanimité peu rassurante :

— J’ai horreur de te faire des reproches ; mais tu savais que ce matin j’ai eu mal à l’estomac !…

Le dos de mon frère se voûte comme sous le poids d’un immense remords ; ses épaules, on dirait plus tombantes, semblent exprimer une désolation infinie :

… — Je ne me pardonnerais pas mon retard si je n’avais à t’annoncer une nouvelle qui va te faire grand plaisir. Devine qui m’accompagne, — qui va déjeuner avec nous ?

La figure d’Adrienne s’éclaire imperceptiblement. Ma belle-sœur aime à recevoir, ne fût-ce que pour faire briller ses talents de maîtresse de maison insuffisamment appréciés de mon frère, trop frivole. Très myope et sans coquetterie superflue, elle pose carrément à cheval sur son nez, d’une pureté de dessin et d’une épaisseur toutes grecques, un lourd binocle dont les verres ressemblent à de petits godets de cristal.

Malgré moi, j’ai fait un pas de côté et me trouve juste derrière mon frère :

— Voyons, Julien ! s’écrie Adrienne un peu impatientée, que signifie cette plaisanterie ? Tu sais bien qu’avec ta hauteur et ta carrure tu cacherais un groupe équestre s’il te prenait fantaisie de te placer devant !

Mon frère s’efface un peu et j’apparais aux yeux faiblement ravis de sa femme. Le binocle tombe et une expression d’ennui envahit tout le visage d’Adrienne. Néanmoins, toujours « femme du monde », elle esquisse un petit sourire de bienvenue si forcé que je regrette presque de n’avoir pas filé sur l’Amérique du Sud comme j’en avais eu, un moment, l’intention. Puis elle me donne une poignée de main qui me voue à de précoces douleurs rhumatismales. J’en ai l’onglée.

— Ah ! vous avez quitté… la campagne ? Je suis charmée, — (sa bouche se pince) — charmée de vous voir en bonne santé. Pauline, un couvert !

Elle réclame ce couvert comme si elle ordonnait à la femme de chambre de m’administrer le knout et me regarde avec un déplaisir de plus en plus marqué.

— Mais asseyez-vous donc ! C’est… charmant de nous faire cette… agréable surprise. Mais pourquoi ne nous avoir pas écrit ?

Quoiqu’elle en ait, son ton devient sévère. Je sens bien qu’elle m’examine avec une sorte de dégoût, qu’elle regrette d’avoir ignoré ma venue. Un petit voyage à sa maison de campagne de Ville-d’Avray l’aurait soustraite à l’obligation de prendre quelques repas côte à côte avec un fou peut-être mal guéri. Mon frère, sachant qu’elle ne reviendrait qu’après mon départ, se serait débarrassé de moi le plus vite possible ! Je sais, du reste, que c’est sa tactique habituelle quand elle redoute les visites de gens, à ses yeux, tarés, de malchanceux peu présentables, de parents pauvres.

Je perds le joyeux aplomb reconquis auprès de mon frère dont l’accueil affectueux m’avait relevé dans ma propre estime.

Assis entre Julien et Adrienne, je me vois sur la sellette, — coupable, — ou en tout cas accusé de quelque chose de vague mais de déshonorant. Je n’ose plus guère bouger et mes rares gestes sont « en bois ». Comme toujours, lorsque je suis intimidé, je souffre de mille petits agacements physiques. J’éprouve des démangeaisons au front, dans le dos et dans tous les membres. Je suis torturé par le chronique coryza qui fait des siennes dès que j’ai envie de me bien tenir ; torturé, — parce que brusquement, — ô paralysante catastrophe ! — je m’aperçois que je ne sais plus me moucher ! Si j’essaie de le faire, je vais être répugnant, odieux, je vais me barbouiller toute la figure, donner des nausées à ma belle-sœur. On ne voudra pas me reprocher ma rusticité mais les quatre yeux braqués sur moi me diront des choses terribles ; j’en resterai accablé de honte, navré à en pleurer, comme un gamin ! — Je m’entends respirer avec bruit. Je ne veux pourtant pas qu’on s’aperçoive de mon enchifrènement qui a déjà, maintes fois, encoléré toute ma famille, qui a déjà, trop souvent, fait concevoir à tant d’amis et d’indifférents « une piètre opinion de moi ». Car c’est comme cela ! Nous autres, les pauvres antipathiques, on nous juge fréquemment sur quelques petites misères corporelles qui sont considérées, — Dieu sait pourquoi ! — comme révélatrices d’une tare morale, — d’une certaine bassesse de caractère. Je suis sûr qu’Adrienne et même mon frère, si bon et si sincèrement attaché à moi, pensent en ce moment ou vont penser :

Si ce garçon ne se mouche pas, c’est qu’il sait parfaitement que ses reniflements nous agacent. N’osant pas se montrer franchement hostile, le mauvais drôle s’ingénie à nous être désagréable sans rien risquer. C’est bien là toujours sa sournoiserie ! On se demande ce qu’il est venu faire ici ! Il est déplacé partout.

Je ne puis pourtant pas leur dire que mon coryza redeviendra bénin dès que je ne verrai plus ma belle-sœur !

Le déjeuner me semble bien long malgré la bonne humeur de Julien. Il me raconte sa dernière tournée dans le Sud de l’Inde, entre Trivanderam et le cap Comorin, ses discussions avec un idiot thasildar de village qui refusait de lui louer des éléphants en lui répétant que les Européens inculquaient à ces grosses masses intelligentes des idées par trop subversives… Il est encore ébloui en pensant à la splendeur verte des forêts de là-bas, aux brefs couchants de rubis et de topaze, aux fuyants crépuscules de grenat et d’améthyste, aux belles et calmes nuits de sombre saphir. — Il avait dû laisser sa femme à Mahé où elle s’ennuyait mais où elle retrouvait de vagues empreintes de la vie française. On aurait cru qu’elle ne voyageait que pour cela ; — pour découvrir, dans les contrées les plus fantastiques, des intérieurs d’habitations et des mœurs rappelant lointainement les us et coutumes de la plaine de Colombes ou des plateaux et vallées de Seine-et-Oise. — Adrienne le laisse dire, puis, quand il a fini, expose très froidement son esthétique :

— D’abord, je dois dire que j’en ai fini avec les voyages. Depuis dix ans du reste, depuis sa première expédition, je n’accompagnais plus mon mari et je ne sais pas pourquoi je me suis départie de ma prudence, l’année dernière, quand il est reparti. — Si Julien garde la manie d’explorer l’Orient et l’Extrême-Orient, qu’il la satisfasse ! Je l’attendrai à Ville-d’Avray ou ici. Dès le début de nos pérégrinations, j’ai pris en horreur les ciels exagérément bleus, la lumière aveuglante, les monstrueuses verdures en fouillis, les peuplades affligées de teints peu naturels. Si c’est cela qu’on appelle le Beau et le Pittoresque, c’est trop beau et trop pittoresque pour moi. Nous sommes nés dans un pays raisonnable, tempéré, où le soleil a de la discrétion et la végétation de la retenue. Il n’y a pas de vrai Beau sans mesure, sans une certaine médiocrité, dirait Julien. Eh bien alors, vive le Médiocre ! Il est anormal, presque inconvenant, qu’une femme pondérée et bien élevée se complaise à des spectacles d’une pompe excessive et barbare… Et je dirai toute ma pensée, au risque de m’attirer des moqueries : Ces pays-là ne sont pas comme il faut !

Je suis pris d’une affreuse envie de rire qui me supplicie, me coupe la respiration, me secoue les côtes pendant de longues, de très longues secondes. (Ô Kmôhoûn !) — Julien paraît atterré de la stupidité de sa femme, de ce crétinisme orné que je ne pouvais supposer aussi compact, massif, monumental ! — Je parviens, toutefois, à me maîtriser, non sans avoir été, peut-être, deviné par la sotte mais vaniteuse Adrienne. Et voilà une femme qui passe pour supérieure ! Ces supériorités-là sont faites d’aplomb, de bagout et d’une instinctive connaissance du degré de bêtise des interlocuteurs. Cette dernière faculté a souvent été parée du nom de tact. Mais le tact n’est pas infaillible, comme je viens de le voir.

Je me sens encore plus mal à l’aise après cette belle sortie d’Adrienne. Je voudrais être à cinq cents lieues de la salle-à-manger où elle pérore et où tout, sauf Julien, me devient hostile. Les meubles de la pièce, eux-mêmes, me reprochent ma présence. Embourgeoisés par ma belle-sœur, ils me demandent ce que je fais là, moi qui ne les ai pas payés, moi qui n’ai pas le droit de me servir d’eux (à peine ai-je celui de les admirer). Les plus insignifiants objets me font d’ignobles farces. Ô combien Katherine Kent-Child-Walker a raison de parler de la « perversité des choses inanimées ! » — (inanimées ??…) — La cuillère à sel tombe dans mon assiette d’où jaillit un léger feu d’artifice de sauce qui tache la nappe. Un bouchon s’introduit — comment ? — dans ma poche et quand je me décide enfin à obéir aux sollicitations de mon coryza, le maudit morceau de liège apparaît dans mon mouchoir comme un minuscule et hideux poupon en des langes tachés de vin. Et je n’ai pas la présence d’esprit de, vite, le dissimuler ; je le contemple longuement, ahuri et triste. Mon chevalet à couvert roule sous la table ; j’ai le grand tort de me rappeler un fâcheux monologue où il est question d’accidents de ce genre et le tort plus grand de le citer en riant bêtement d’un rire forcé. Je saisis, à un coup d’œil de mon frère, qu’il est douloureusement surpris de mon « état ». Adrienne hausse (— à peine ! —) les épaules et a une petite grimace de mépris. Je suis perdu, noyé ! Il m’est impossible de répondre quand on me parle ou je balbutie des âneries incohérentes. Je demande, en regardant la pendule : « Est-ce qu’elle sonne ? » — pour dire quelque chose, n’importe quoi… Serait-ce aussi afin qu’une nouvelle absurdité effaçât le souvenir des précédentes, fît naître un sujet de conversation capable d’orienter les esprits et les regards vers un point de l’espace autre que celui que j’occupe ? Le calcul ne serait pas heureux, car les quatre yeux — (parfois les six quand le lorgnon se met de la partie), — se braquent de plus en plus fixement sur moi. Je comprends que ma figure prend une expression niaisement enfantine, puis une autre abjectement prétentieuse. Je suis odieux, ignoble !

Kmôhoûn qui est mal luné me répète toutes les cinq minutes :

— Ces gens-là savent bien maintenant que tu n’es pas guéri, — que tu es fou, fou, fou !

Quel soulagement quand, le café pris, Adrienne s’éclipse pour nous laisser fumer à notre aise, mon frère et moi ! Mais je suis vite remis sur le gril.

Mon frère paraît inquiet. Il m’examine à la dérobée ; il ne m’adresse que des réflexions banales, cherchant ses mots, s’arrêtant court au milieu d’une phrase. Suivant l’expression des « bonnes femmes » il « n’a pas la tête » à ce qu’il me dit. Bientôt il se fatigue de dissimuler :

— Mon petit Philippe, je ne vais pas tourner, comme cela, deux heures autour du pot. Je te crois tout à fait… rétabli, si tu as jamais été ce que les gens de Vassetot et ces canailles de Roffieux voulaient que tu fusses. Mais il s’est passé quelque chose en toi, entre le moment de ton entrée dans mon bureau et la fin du déjeuner. Avais-tu bu avant de venir et l’effet de l’alcool ne s’est-il produit, comme il arrive parfois, qu’un assez long temps après l’ingestion d’un ou plutôt de quelques vénéneux apéritifs ? Quand tu as fait ton apparition, tu semblais bien dans ton assiette, mais, à table, je retrouvais en toi le petit garçon de douze ans qui ne voulait pas aller dîner chez la cousine Pigeon parce que cette vénérable mais funèbre parente le fourrait toujours entre deux moines bizarres et inquiétants dont il avait une peur bleue. Lorsqu’on l’avait amené par le collet chez l’affligeante vieille dame, le Philippe d’alors devenait gâteux pour toute la durée du repas. On ne lui arrachait pas un mot qui ne fût une stupidité et sa tenue était lamentable. Une fois on le surprit occupé à se laver les doigts dans sa tasse de café, quelques minutes après avoir énergiquement repoussé le bol-rince-bouche dont on l’avait gratifié selon l’usage de ces temps gothiques, — après avoir hélas ! ce qui aggravait sa faute, repoussé le trop ingénieux et balsamique petit appareil tout contre l’assiette du Père Gigoudas, son voisin, en murmurant avec politesse : « Merci, mon Père, bien obligé, mais je n’en prends jamais ! »

» Malgré ta moustache grisonnante, je t’ai cru, tout à l’heure, subitement rajeuni de vingt-deux ans ! Il ne manquait au tableau que la hure noirâtre, les crocs blancs et le regard en lame d’eustache du Père Bougniassou, furibard de ce qu’il prenait pour un outrage à son Supérieur. — Franchement, as-tu été au café avant de venir ?

— Je ne suis arrivé que trop parfaitement à jeun !

— Alors quoi ? Qu’est-ce que tu as ?

— J’aime mieux te le dire tout de suite. Je sais que j’ennuie Adrienne et sa physionomie juste, mais sévère me rend malade.

— Et moi qui avais l’intention de te garder avec nous, puis de t’emmener dans l’Inde l’année prochaine !

— Puisque ta femme ne se déplace plus, j’irai dans l’Inde très volontiers avec toi ; mais quant à rester ici, c’est au-dessus de mes forces. Je tâcherai de te voir tous les jours ; mais il faut que je demeure à part, dans un endroit où les dames « comme il faut » n’auront pas accès.

Et Kmôhoûn, profitant de ce que je ne pensais plus à lui, me force d’ajouter :

— Ah ! quand tu seras veuf !…

Julien ne se fâche pas. Il me considère un moment, sans parler ; — et je vois que ses yeux dont l’expression n’est jamais dure, malgré les terribles sourcils et les cils épais qui les font luire d’un éclat un peu farouche, deviennent très doux, d’une douceur qui me fait mal :

— Mon pauvre garçon ! s’écrie-t-il, ce n’est plus toi ! Oh ! je ne dis pas du tout que ces imbéciles de Vassetot et cette crapule de Roffieux aient eu raison quand ils ont prétendu que tu avais le cerveau atteint ; mais il y a chez toi je ne sais quoi de bizarre, de déroutant. Je veux te faire soigner ici, — ici même. Pas de maisons de santé, de traitements exaspérants ! Je connais « des gens » qui comprendront que ton affection est purement nerveuse et qui te tireront d’affaire, rien qu’en t’imposant une petite discipline mentale, en te traçant un programme de vie nullement sévère, comportant des distractions, des sorties…

Kmôhoûn m’empêche d’écouter le reste de la phrase… Je crois que mon crâne va éclater. Le tkoukrien hurle et tempête mais « pour moi seul ». Seul je puis entendre le vacarme affreux dont m’affole son abominable explosion de rage ; je vais encore dire une sottise, — après tant d’autres, — mais je ne sais pas m’exprimer de façon plus raisonnable. C’est un vacarme psychique dont nul ne sera épouvanté que moi, mais moi j’en suis ahuri. Je ne perds pas un des mots que Kmôhoûn crie bien qu’il n’en articule aucun. Je n’ai pas la moindre envie cependant de les répéter tous ici ; cela roule comme un torrent d’immondices. Je serais forcé d’écrire des pages et des pages où reviendraient des centaines de fois les plus effroyables jurements et les plus révoltantes obscénités. Tout ce débordement d’ordurière se réduit, du reste, à peu près à ceci : « Fou, crétin, idiot, agité ! Tu ne vois pas la gredinerie de ton bandit de frère ? Ah ! je la connais, celle-là ! On ne me la fait pas à moi ! — F…ichons le camp — et au galop ! On va s’amuser dans ce… cette… maison de tolérance ! — Et tu auras ta sale… proxénète de belle-sœur pour exciter contre nous les infects… souteneurs de gardiens qu’on te donnera. Ton frère est un porc breneux, un excrément ambulant, etc. » Et j’adoucis beaucoup les termes de Kmôhoûn !… Jolie, oui, jolie, mon expression de « vacarme psychique ! » Charmante âme de Kmôhoûn !

J’apaise le tkoukrien en lui promettant, de très bonne foi, que nous ne ferons pas un long séjour dans cet appartement embelli par la présence de la délicieuse et indulgente Adrienne. J’ai, moi-même, peur des trop intelligents médecins dont parle mon frère. Si ces hommes supérieurs allaient découvrir en moi l’âme tkoukrienne et me torturer longuement et vainement pour m’en débarrasser ? — Allons, je redeviens fou et plus fou qu’auparavant ! Mais, tant pis ! Je ne veux pas rester ici ! J’aime mieux être ingrat envers mon frère ; je m’enfuirai dès aujourd’hui . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Julien continue sans s’être aperçu de mon désarroi, de ma terreur :

— … Tu seras traité comme un prince. Tu ne veux pas voir Adrienne ? Eh bien, on s’arrangera pour que tu ne la rencontres jamais. Je suis sûr que dans moins de trois mois tu seras tout à fait d’aplomb et capable de veiller sur toi-même. Alors, loin de te retenir, c’est moi qui insisterai pour que tu te donnes de l’air, pour que tu voyages, pour que tu ailles, au besoin, m’attendre dans l’Inde où je ne pourrai pas retourner avant un an…

J’opine à tout ce qu’il propose, comme vaincu par sa bonté (quel ignoble hypocrite je fais !), mais mon parti est pris et bien pris. Je serai désolé de quitter vilainement le meilleur ami que je possède mais ses projets sont trop dangereux pour moi.

Au grand étonnement de Julien, je ramène la conversation sur Vassetot et ses environs. Kmôhoûn m’y pousse et j’obéis sans difficulté. Comme je n’ai pas dit le nom de la chère petite femme si odieusement traitée par moi, comme de plus je suis bien sûr que le père Froin, quoi qu’il ait pu affirmer, se sera bien gardé de parler de l’attentat dans sa dernière lettre, je feins de me rappeler tout à coup que «… parbleu ! au fait ! » mon frère, lui aussi, connaît le pays où l’on m’a encagé… Plus sociable que moi il aura, « n’est-ce pas, Julien ? » fréquenté beaucoup plus de gens. Les Roffieux, du reste, voyaient « pas mal de monde ». Les mauvais drôles aiment généralement « la société » comme tous ceux qui ont besoin de se fuir eux-mêmes. … J’ai l’air de te faire, à toi aussi, un mauvais compliment, mais tu me comprends et tu sais que je te comprends : ta sociabilité, à toi, consiste à supporter les « mufles », non à les rechercher…

— Oh ! ne me parle pas des Roffieux ! clame Julien. Ce sont des canailles ! Ces sales bêtes ont su la date de mon retour, m’ont même écrit et ne m’ont jamais dit un mot de ce qui t’était arrivé. Je suis brouillé avec eux. Adrienne en a été fort contrariée mais il était trop tard pour revenir sur les termes de la lettre de sottises que je leur avais envoyée. Tiens ! j’aime mieux t’avouer ce qui s’est passé. Il y a eu là-dessous toute une machination. Les Roffieux se sont, je le vois à présent, méfiés du Dr Froin et ont écrit à ma femme de ne pas me remettre les plis qui viendraient de Vassetot. Je mentais, tout à l’heure, en te parlant de ma correspondance avec le directeur de la maison de santé. C’est Adrienne qui a correspondu en mon nom, sans me consulter. Elle l’a fait pour le bien. On lui avait prouvé que je ne devais pas te voir, que c’était horriblement dangereux pour toi, dans ton état. De sorte qu’il y a fort peu de temps que j’ai su ton internement…

(… Eh bien, et la lettre où Julien exigeait ma mise en liberté dès son arrivée ? Bah ! une habileté d’Adrienne pour faire patienter le père Froin et lui montrer les « bons sentiments de la famille… »)

— … Comment je l’ai appris ? À la suite d’une scène avec ta belle-sœur, la première que nous ayons jamais eue ensemble et que je préfère ne pas te raconter, tu comprends ! Je ne t’ai dit qu’une seule chose vraie, — (misérable vieux menteur que je suis !) — à savoir que je partais ce soir pour Vassetot et que j’allais démolir Froin. J’ignorais la nouvelle direction Le Lancier et les malheurs du pauvre bonhomme que je calomniais très innocemment. Me pardonneras-tu ?

Si je lui pardonne ? La belle question ! Je reconnais bien là mon vieux Julien. Il s’exaspérera le plus généreusement du monde, voudra rompre les os d’une série d’ogres réels ou imaginaires mais ne consentira jamais à reconnaître que sa femme, l’atroce gredine ! — s’est montrée aussi royalement infecte dans sa haine bête et injustifiable que le Roffieux dans sa ridicule « jalousie », peut-être « panachée » de cupidité.

Kmôhoûn a beau me harceler, répétant vingt fois de suite : « Tu vois ! Ton frère est comme les autres ! » il est bien forcé d’admettre que ma conviction est faite et qu’il perd son temps. Il en revient bientôt à sa première idée :

— Alors ne te laisse pas distraire de tes projets par ces révélations sur la beauté des sentiments familiaux et dépêche-toi de savoir où tu trouveras ta « princesse ».

Je tremble déjà de l’imprudence que j’ai commise. N’aurais-je pu attendre une absence du tkoukrien pour m’informer de ce qui me tient au cœur ? Mon frère n’est pas le seul qui puisse me guider dans mes recherches et Kmôhoûn ne s’amuse pas toujours à suivre toutes mes pensées. En tout cas il n’eût été mis au courant de mes découvertes (en inspectant ma cérébrale galerie de tableaux) qu’à une époque où ses transports sauvages eussent paru presque tolérables ! Ô basse fatuité ! Je suis furieux contre moi-même.

Cependant la petite victoire que j’ai remportée sur mon tourmenteur en le forçant à « garder pour lui » ses accusations contre mon frère, me grise d’une certaine audace. On le calmera, le Kmôhoûn !

— Bon ! C’est entendu ! Je me tiendrai tranquille, acquiesce l’homme de Tkoukra. Mais occupe-toi de ce qui nous intéresse.

Il est trop tard pour reculer. Le mal est fait. Donc je dis à mon frère :

— Te pardonner ? Tu veux rire ! Tu es un trop bon garçon ! Parlons d’autre chose.

Et du ton dont je demanderais un renseignement commercial (j’ai pu étudier, chez Roffieux, la diction des plus éminents industriels et négociants cauchois), je laisse, hors de propos, tomber ces insignifiantes petites phrases :

À propos, tu as dû rencontrer jadis chez Elzéar un certain Letellier. Il est sur le point de se faire nommer député de la neuvième circonscription de Dieppe… (élection partielle). J’aurais besoin de le voir. Oh ! rien de sérieux ! Une affaire de débit de tabac qui traîne depuis l’époque de mon incarcération. Quel homme est-ce ?

— Un animal ! Il y a des années que je ne l’ai plus rencontré et ce n’est pas chez Elzéar que j’ai fait sa connaissance. Roffieux et lui ne se voient pas. On m’a dit qu’il s’était marié et rendait sa femme assez malheureuse. Mais quand tu dis qu’il est sur le point d’être élu député, ta chronologie est en défaut ; il y a plus de six mois qu’il escalade à chaque minute la tribune de la Chambre et fait le désespoir du Gouvernement qu’il prétend soutenir. Un obstructionniste de premier ordre. Il est terrible dans les questions coloniales. On a déjà raconté que le Ministère, pour s’en débarrasser, va le transformer en gouverneur de possession lointaine. Son adresse est évidemment dans le Bottin.

Mon frère va chercher le gros volume, puis feuillette :

— Tiens ! 750, Boulevard des Invalides. Je vais t’accompagner jusque-là si tu veux.

Ah ! non, par exemple ! Julien m’a déjà proposé de sortir avec moi. C’est parfait. Je profiterai justement de cette excellente idée pour disparaître au coin d’une rue, dans un passage, dans un remous de foule. Plus tard, j’irai seul jusqu’au Boulevard des Invalides et à quelque heure impossible, à une heure où mon frère ne pensera pas pouvoir m’y retrouver !

Mais que s’est-il passé dans ma pauvre tête ? Je confonds tout, à présent. Il y a, pour moi, des semaines qui durent des siècles et des mois qui filent comme des journées. Je me suis trompé de six mois dans mes calculs ! Et qu’ai-je appris encore ? Irène est malheureuse comme je le craignais. Que faire ? Ah ! je vais l’enlever, décidément ! Il n’y a pas d’autre solution.

Julien se lève, allume un cigare, prend son chapeau, ses gants et sa canne et me conduit à un grand magasin où je me redéguise en demi-civilisé. Puis nous flânons une heure ou deux en compagnie d’un Suédois, d’un Japonais et enfin d’un Bulgare qui sont, paraît-il, les trois seuls vrais Parisiens que l’on puisse rencontrer aujourd’hui, entre le Faubourg Montmartre et le Rond-Point des Champs-Élysées.

Je commence à désespérer de m’échapper. Il n’y a pas de foule. Pas le moindre embarras de voitures. Les passages sont relativement déserts.

Vers cinq heures, Julien me déclare qu’il est bien tard pour gagner la rive gauche, — que nous irons demain, — et qu’il doit aller prendre des nouvelles d’un ami gravement malade, rue de la Boëtie : nous ne ferons qu’entrer et sortir.

Quand nous arrivons chez le prétendu moribond, un domestique nous annonce que « Monsieur » a pu se lever. Mon frère, rayonnant, change encore son fusil d’épaule et demande à voir son ami. On nous introduit dans une sorte de bibliothèque où nous trouvons le convalescent et une trop nombreuse partie de sa famille. Il y a là une dame à mufle léonin (la femme), un fils qui ressemble à un lionceau, tout roux, tout doré, tout frisé, une mince fille brune, taillée en plein bois et pareille à la célèbre poupée de Jeanneton et une vieille demoiselle au nez en éteignoir. L’ex-malade, figure fine, dédaigneuse et fouinarde, accueille Julien sans enthousiasme et me toise avec une malveillance évidente. Je l’ai connu, dans le temps, ce M. Jagre, dont j’ignorais, toutefois, la famille, — entrevu plutôt que connu — et n’ai pas cherché à me lier avec lui, sa personne confite dans le vinaigre m’étant médiocrement sympathique. Je me suis toujours étonné de l’affection que lui portait mon frère.

Quand Julien lui rappelle qu’il m’a déjà vu, M. Jagre semble sur le point de me tendre la main, — avec beaucoup de répugnance, — du reste. Il fait un effort, avance dans ma direction des doigts qui se replient comme des pétales de sensitive, puis après réflexion, au moment où je vais serrer sans brutalité ces réluctantes phalanges, retire résolument sa dextre et la cache entre deux boutons du plastron fermé d’une redingote élégante et étriquée comme son propriétaire.

Sans aucun doute, mon frère, trop lié avec l’exquis malade pour lui cacher un « ennui de famille », aura notifié à M. Jagre ma villégiature à Vassetot. Les autres membres de la tribu, également informés de ma déshonorante infortune, me regardent avec des yeux amincis, plus méprisants que pitoyables, contemplent ensuite leur chef de file et, devant son attitude réprobatrice, se résignent — sans chagrin — à ignorer mon existence. On tâchera d’admettre que je ne suis pas là, bien que, très sûrement, ma présence déplaise et agace. Mon frère qui n’a pas suivi ces jeux de scène s’installe dans un fauteuil, se met à causer, à féliciter de son prompt rétablissement ce cordial M. Jagre. On continue de m’ignorer. Cependant, voyant que je vais m’asseoir sans y être autorisé, la dame au mufle léonin me désigne un siège, puis détourne la tête avec une sorte d’horreur.

Tout, en cette famille, révèle les mesquins bourgeois à prétentions faussement distinguées, assez imitateurs pour avoir acquis une apparence de tenue impressionnante tout au plus pour un ours de mon espèce, mais trop sots pour remédier aux vices de leur première éducation qui n’a développé chez eux que la vanité la plus outrecuidante et le plus frénétique mépris pour les gens d’ « espèce inférieure ». Ils sont malades de « bon genre » comme ma belle-sœur est malade de « comme-il-faut ».

Julien a dû attenter à une loi primordiale de l’étiquette acceptée par ces fantoches, en m’amenant dans leur demeure sacro-sainte, car la petite figure de M. Jagre se bosselle de tics mécontents. Sa peau luisante se tend sur ses maxillaires saillants, la courbe de la lèvre supérieure devient convexe ; les pommettes ressemblent à des noix ; le mince nez bombé vise la bouche. L’affable valétudinaire mordille furieusement sa moustache effilée et répond aux effusions de mon frère par de légers grognements comme avertisseurs. La dame au mufle léonin que la nature a gratifiée d’une voix de basse tout à fait analogue à celle des grands fauves, rugit de temps à autre de courtes phrases qui me prouvent que Julien a cessé de plaire.

Cette femme évidemment énergique et ennemie de l’hypocrisie dédaigne de trop voiler ses allusions. Mon frère ayant encore insisté sur la surprise agréable qu’il vient d’éprouver, Mme Jagre ne se gêne aucunement pour lui couper la parole :

— Des surprises de ce genre réjouissent en effet ; mais il y en a qu’il est de mauvais goût de faire à ses connaissances.

Elle jette un coup d’œil de mon côté puis fixe le malheureux Julien qui est bien forcé de comprendre et rougit autant que je me sens pâlir. Il y a un peu de colère dans le regard qu’il adresse à la chère femme, mais sa bonne nature reprend immédiatement le dessus. Je suis sûr qu’il se dit : « Cette excellente Mme Jagre est si naturelle, si franche que l’on ne peut lui en vouloir : C’est une « originale », — mais peut-être ai-je eu tort d’amener Philippe.

Il ne veut pas quitter la femme de son ami sans avoir adouci son ressentiment. La connaissance lui garde rancune mais il va tâcher de se concilier la mère :

— Comme Adèle devient jolie ! fait-il effrontément. Elle a une mine charmante aujourd’hui. Et quelle gentille fille, si douce et si bien élevée !

La jeune personne trop rectiligne sourit, flattée, mais la matrone ne désarme pas :

— Vous la comblez, mais elle est encore bien loin de la perfection. Hélas ! à notre époque, une jeune fille a parfois à subir d’étranges voisinages ! Même dans la « maison familiale », elle est exposée à rencontrer « toute sorte de gens ! »

Il faut voir les mines scandalisées et dégoûtées du lionceau, du Sieur Jagre, dont le visage chiffonné rappelle exactement, à cette minute, le museau d’un malingre et dédaigneux matou, — de la vieille demoiselle au nez en éteignoir !

Les regards de toute la smalah convergent vers moi, me somment de sortir, de disparaître. Par affection pour mon frère déjà prêt à se lever, à faire peut-être un éclat, à se brouiller avec une famille qu’il aime — (c’est un goût dépravé !) — j’ai la lâcheté de vouloir sinon me gagner les bonnes grâces de cette race ennemie, du moins calmer ses appréhensions au sujet de ce qu’elle doit appeler ma « hideuse maladie mentale ». Et, prenant « mon courage à deux mains », je balbutie, j’ânonne cette énormité que je prends, sur le moment, pour une plaisanterie un peu lourde mais aimable :

— Oh ! Madame, il n’y aurait qu’un bien mince vernis qui s’écaillerait à un simple contact. Je suis sûr que, grâce à une mère comme vous, mademoiselle votre fille en aune couche épaisse et solide…

Je sens que je blêmis… Ah ! il faut que l’atroce Kmôhoûn ait collaboré à cette jolie phrase ! Et de fait, le misérable rit en moi de toutes ses forces. Il est heureux que je sois le seul à percevoir ce rire. Je lis une colère haineuse, méchante, sur tous les visages des Jagre. Le père va m’hypnotiser. Ses prunelles sont devenues comme phosphorescentes. Puis il relève son petit menton à peine dessiné ; un mépris immense dilate ses narines. Il se retourne vers mon frère et lui dit, comme pour bien marquer que je ne suis pas là, que les derniers propos sont nuls et non avenus :

— Comme vous le faisiez remarquer, mon ch… monsieur Veuly… …Et la conversation continue encore cinq minutes environ, très froide et très cérémonieuse.

Julien fit un mouvement pour se lever, mais Mme Jagre ne veut pas qu’il puisse se vanter d’être parti de son plein gré. Son mufle se fronce de rides perpendiculaires et sa voix retentit, caverneuse :

— Nous sommes trop dans la pièce. Nous fatiguons mon mari : Je me retire un instant avec les enfants… Au revoir, monsieur Veuly…

Tout le monde est déjà debout, sauf le matou convalescent.

Ô ces gens malades de « comme-il-faut » !

Mon frère a été sur pied avant les autres : Il salue pour prendre congé et les cinq Jagre donnent un petit coup de tête d’automates mal graissés. Il n’est plus question de poignées de mains ni d’effusions.

Dans la rue, Julien m’administre une tape amicale sur l’épaule et se met à rire :

— Je ne te savais pas la dent si dure : une couche ! Et épaisse et solide ! Comme tu y vas ! Eh bien, tu as eu cent fois raison de recaler cette vieille Croquemitaine. Je suis content que le mari soit en voie de guérison. Cela me dispensera de retourner dans ce repaire de félins. Et quand je pense que Jagre a été un gentil garçon ! Mais il y a si longtemps de cela !

Mon frère a cru que je m’égayais aux dépens de cette famille de fauves ! Pourquoi lui avouer la fâcheuse vérité ?

Mais je sais ce qui m’attend. Désormais je ne pourrai plus me trouver en face d’amis ou d’indifférents connus sans me figurer qu’ils m’observent, effrayés et hostiles, guettant la crise…

Julien entre dans un débit de tabac pour acheter des cigares. Le soin de bien choisir ses faux « havanes » l’absorbe. Il ne s’occupe plus de moi. Voici l’occasion demandée ! Je sors sur la pointe des pieds, prends le pas gymnastique, tourne un coin de rue, hèle un fiacre, — et, trois quarts d’heure plus tard, je suis à table dans un petit restaurant de la Place du Panthéon, voisin de l’ « Hôtel du Périgord », où j’ai résolu de coucher une nuit ou deux. Mon frère ne viendra pas me chercher là et — demain ou après — demain, au plus tard, après avoir enlevé Irène, de gré ou de force, — (parfaitement !) — après une visite chez le banquier et une indispensable tournée d’emplettes, — en des magasins de la Rive Gauche — je dirai adieu à Paris, à ses pompes et à ses œuvres et un train quelconque nous emportera vers… un pays encore indéterminé.

II

Si mon intention a été de m’isoler complètement avant d’accomplir les hauts faits qui doivent illustrer mon court séjour dans ma ville natale, il faut bien dire que je n’ai pas de chance. À peine ai-je quitté le restaurant et me suis-je installé au « Darcourt » pour prendre le café de la délivrance que survient un ami qui me reconnaît tout de suite. C’est un vieux, vieux camarade dont je suis absolument l’obligé, — qui a fait vingt fois l’impossible pour me sortir des affaires les plus ennuyeuses et les plus compliquées sans que j’aie pu trouver une seule occasion de lui être utile ou agréable.

Je suis, bien entendu, charmé de le voir sans me dissimuler que, dans mon actuel état d’esprit, je vais, à coup sûr, commettre quelque imbécillité qui diminuera son affection pour moi. Et je n’y manque pas. Il lui vient l’aimable mais très malheureuse idée de m’inviter à déjeuner pour le lendemain.

Ah ! vous me voyez d’ici, moi, hanté par la perpétuelle obsession d’êtres vrais ou imaginaires qui m’étudient, me surveillent, me prennent en « flagrant délit » de folie, vous me voyez attablé dans une maison où la famille est assez nombreuse, — le mari, la femme, une belle-mère, trois enfants, deux cousines et un vieil oncle !

Rien qu’à ma façon de manger, — à mes moindres mouvements, — aux gestes, même, que je ne ferai pas mais que je serai sur le point de faire, l’un ou l’autre des convives est capable de tout deviner ! Je ne puis pas accepter ! Je ne puis pas ! non ! non ! Que dire ? quel prétexte inventer ? Je ne sais plus, moi !

Je réponds un peu brusquement : « Demain ! Non merci ! Impossible !

— Mais un autre jour ?

Je ne découvre que cette excuse réellement stupéfiante :

— Ce n’est pas à faire ! Je serais désagréable !

Et mon ami a beau multiplier les arguments pour me prouver que je n’ai aucune raison de me dérober ainsi, que je suis presque grossier, il ne parvient à tirer de moi que cette éternelle réplique-refrain :

— Je serais désagréable ! Je serais désagréable !

Il me quitte, médiocrement ravi de ma bonne grâce. Pendant un long moment, je demeure comme accablé, — avec un gros poids sur le cœur.

…Mais ce Darcourt, — que j’avais justement choisi parce que je le croyais peu fréquenté par mes anciens compagnons de lycée, — est donc devenu le rendez-vous de tous ceux que j’ai rencontrés dans ma vie de collégien et d’étudiant !

Voici un Haïtien, Remilius Saint-Val-Antenax que je croyais à jamais terré à Port-au-Prince et qui reparaît au Quartier Latin pour six semaines : Il a du reste en poche son billet de retour pour Saint-Thomas et Puerto-Rico. Bon garçon et gai, comme la plupart de ses compatriotes, il cherche à me faire rire et n’obtient pour réponse à ses plaisanteries que mon nouveau refrain à peine modifié :

— Je suis désagréable !

Surpris et apitoyé, il s’oublie jusqu’à parler créole, lui, le puriste des puristes, — affirme que son « ché compé » a « gagné chagrin » (traduction : a été ensorcelé) — et s’en va bientôt, rêvant sans doute de « ouanga » et de sombres maléfices, mais tout brillant de la tête aux pieds, brillant de son chapeau de soie à ses bottines vernies, brillant de ses yeux d’agate noire, de ses dents d’émail neigeux, de sa face d’or sombre, de son « complet » de drap noir comme satiné, de son plastron de chemise pareil à un blanc firmament aux étoiles scintillantes, de ses mains baguées…..

Voici Dubousquet le médecin, Graindorge l’avocat, Galusky l’ingénieur ohnétien, les poètes Mauvel et Bonancourt, les peintres Croy, Luz et Brillac, le musicien Brice, l’incomparable Sâr Assourbanipal Dupont, concurrent et ennemi de Péladan, — moins talentueux, par exemple ! — voici même le Juge Persil et l’ex-normalien Le Bigrier transfuge de la Rue d’Ulm, entré dans les ordres et devenu prédicateur à la mode. Un prêtre au Darcourt ? Je dois rêver ! C’est bien lui, pourtant, mais déguisé en monsignore romain, ce qui m’étonne.

Ils sont des centaines, maintenant, qui se pressent dans le café, laissant pourtant un espace libre vers le centre de la salle.

Tout à coup on ferme les portes, on baisse les tonitruants stores métalliques, le patron de l’établissement fait un signe et Irène tombe du plafond, oui, elle ! Irène ! qui se met à danser toute nue sur le carré de plancher blanc margé de costumes sombres parmi lesquels la soutane du Monsignore éclate comme une touffe de violettes au milieu de scabieuses. Irène danse nue, se penche, se relève, se cambre, semble s’offrir toute avec une furieuse lubricité qui me désole et me transporte… et quelqu’un me saisit par le bras et me secoue. Je reconnais le poète Nélix. Grâce à lui on a publié assez souvent des vers de moi dans la « Revue Rouge », seul périodique parisien où j’aie eu la joie de « lire mon nom imprimé ». Le Darcourt a repris son aspect habituel et, cette fois-ci, je ne rêve plus :

— Eh bien ! s’écrie Nélix, que se passe-t-il donc ? Je vous surprends à dormir les yeux ouverts, comme tels somnambules plus que lucides, en adressant un sourire ineffablement triste à une bouteille de cognac du comptoir. Vous ne fumez pas d’opium, que je sache !

À celui-là, — en abrégeant pour ne pas le fatiguer, — je puis raconter mon histoire et ne m’en fais pas faute :

— Très joli, tout cela, me dit-il quand j’ai fini ma petite narration, mais vous n’allez pas demeurer ici jusqu’à deux heures du matin. Dans les belles dispositions où je vous vois, vous seriez homme à vous griser comme un membre de société de tempérance et à confondre, une fois lesté, un banc du Boulevard St-Michel, ou même une bouche d’égout avec votre lit de l’Hôtel du Périgord. Venez passer une heure ou deux à la maison. Je demeure tout près, comme vous le savez. Vous reprendrez votre équilibre au milieu de gens pondérés et je vous reconduirai ensuite jusqu’à votre caravansérail.

Je résiste un moment, plus effrayé que jamais des familles de mes amis. Cependant, Nélix m’ayant mis presque de force sur mes pieds et entraîné sans écouter mes objurgations, je me trouve sur la place du Panthéon, puis sur les marches d’un escalier et enfin, sans avoir eu le temps de me reconnaître, dans une grande pièce claire où des figures inconnues mais agréables me regardent amicalement. Un contretemps, la mère de Nélix souffre d’une terrible migraine. Je me promets dès lors de m’ échapper le plus tôt possible et même déclare tout haut, assez maladroitement selon mon habitude, que je ne tarderai pas à la délivrer de ma présence.

Malheureusement mon ami me parle d’une de mes vieilles poésies (?) qu’il a le tort de juger supportable. Cela m’étourdit d’une capiteuse bouffée de vanité ; je m’échauffe, je cause, je suis pétillant de sottise. On sert du thé ; je bavarde encore, de plus en plus satisfait de ma ridicule personne, malgré quelques nuances d’étonnement qui se manifestent sur les visages encore affables mais peut-être ennuyés. Je devine, enfin, que j’ai assez fatigué mon monde et qu’une prompte retraite s’impose. Je vais me sauver ; je prépare même ma phrase de départ quand, — ô fatalité ! — le timbre de la porte du « carré » retentit. Bientôt se présente un Monsieur que je prends pour un visiteur quelconque.

…Et ne vais-je pas m’aviser, moi, l’ours mal léché, plein d’un assez raisonnable mépris pour les œuvres qui traitent de la « Civilité puérile et honnête », — ne vais-je pas m’aviser de me souvenir — fort inexactement, du reste, — de mes auteurs pseudo-mondains ! J’en oublie la migraine de Mme Nélix… (Que dit Mme Augusta du Pont-aux-Choux dans son immortel non moins qu’étonnant livre « La Politesse non folâtre mais bourgeoisement suave » ?…)

Elle s’exprime à peu près ainsi en termes que je ne garantis pas, mais dont je crois rendre le sens : « Lorsqu’un nombre suffisant de « personnes » sont réunies dans un salon et que l’on annonce une nouvelle visite, celle de ces personnes qui est arrivée la première doit se retirer sans affectation mais avec stoïcisme. » C’est fort bien pensé : c’est une ingénieuse petite loi contre les encombrements. — Mais comme, par malheur, j’ai la tête à l’envers, je traduis : « Lorsqu’un échappé d’asile d’aliénés se trouvera chez des amis et verra entrer chez ces amis un Monsieur inattendu, ledit aliéné aura soin de ne pas bouger, par crainte de paraître dire comme Mme Jagre : « On est déjà assez de mufles comme cela ! » et n’oubliera pas que la dernière personne apparue a le strict devoir de filer la première.

Sans cela il donnerait à comprendre, cet aliéné, que l’intrusion du gentleman l’a embêté profondément. Et je reste, je reste, indéracinable, — prodiguant avec une largesse asiatique les plus navrants échantillons de mon avantageuse imbécillité. J’en souffre d’autant plus que le nouvel hôte est gentil et spirituel… Mais pourquoi ne s’en va-t-il pas ? Je ne puis pourtant pas avoir l’air de lui donner une leçon !… Cela dure si longtemps que je me rappelle les douleurs céphalalgiques de Mme Nélix et vais, — par pitié, — me montrer impoli en levant le siège malgré tous mes bons principes, — quand le tenace visiteur quitte lui-même sa chaise et me dit, après avoir jeté un coup d’œil du côté de la pendule :

— Monsieur, veuillez m’excuser mais il se fait tard. Ma mère est, comme vous le voyez, souffrante, — … je ne vous cacherai pas que je suis moi-même atrocement fatigué, et…..

…..Horreur ! C’est le frère de Nélix et IL DEMEURE LÀ !!

Je voudrais, traversant d’un seul coup les parquets des divers étages, m’abîmer dans les rafraîchissantes ténèbres du second hypogée des caves ! — Au même instant me réapparaît, retourné, remis à l’endroit, le texte véritable de Mme Augusta du Pont-aux-Choux. Ah ! c’est complet !… (ah ! trop !…) — Pour quel immonde rustre j’ai dû passer ! Je me moque des proses civilisatrices de la sévère dame, mais c’est trop cruel de m’être aussi odieusement conduit, par bourgeoisisme (par bourgeoisisme, moi !). Qu’importe, en effet, que j’aie pris le contre-pied d’un usage admis par les snobs — « gens du monde » si je ne l’en ai pas moins respecté, — à ma manière, — et pour aboutir à ce joli résultat !

Certes, le frère de Nélix est encore magnanime et j’aurais mérité d’être expulsé à coups de pied, — mais je suis accablé de honte.

J’ignore de quelle façon j’ai opéré ma sortie… Ah ! ah ! quelle situation. J’en étouffe !… Il me semble bien que, dans la rue, j’ai pris mes jambes à mon cou… Je n’irai plus chez personne, jamais !!

J’ai fait un bel usage de ma première journée de liberté ! Saurai-je seulement me comporter désormais de façon assez décente pour qu’on ne me jette pas dans le premier Charenton venu ? Et c’est moi qui veux enlever Irène ! Non, c’est impossible ! Je vais me cacher….. très loin !

III

Tué de lassitude, j’ai dormi presque toute la nuit comme une souche. Vers le matin, cependant, un cauchemar assez déplaisant m’a réveillé. M. Jagre, plus matou que jamais, les yeux comme des chandelles vertes (ô Alfred Jarry !) — ou tout au moins à flammes vertes, — miaule, grogne et jure en poursuivant Irène, lui mord une oreille, puis la nuque et se livre aux plus érotiques fantaisies sur la personne de ma pauvre « petite princesse ». Mme Robinet, en déshabillé assez peu galant, — une veste de jockey et rien de plus, — les… hanches tellement débordantes que ses énormes mollets et ses robustes chevilles semblent grêles par comparaison, s’assoit sur ma tête pour m’empêcher de courir au secours de l’Exquise. Nélix lit, avec la voix et l’accent de l’Haïtien Saint-Val, certains de mes vers où je célèbre ces abominations, — et toute sa famille, dont ma belle-sœur Adrienne fait subitement partie, me pourchasse à coups de gourdins jusque sur le pont d’un gros steamer noir qui appareille à destination des Antilles. Pourquoi à destination des Antilles ? j’ai le pressentiment que je le saurai dans la journée.

Le bruit sourd des premiers coups d’hélice dissipe le fâcheux rêve et j’entr’ouvre des paupières lourdes et irritées. Je reconnais la chambre de l’Hôtel du Périgord.

Il fait un temps sombre et roussâtre de mauvais augure. Des nuages de suie paraissent frôler les cheminées des maisons. Mais, en dépit de ma fatigue et d’une sorte de découragement, je m’ablutionne avec une rare vigueur, m’adorne de la luxueuse reliure de drap marron achetée hier avec mon frère, me « fais beau », dirais-je, si mon déplorable museau ne protestait contre une expression si flatteuse, déjeune à la hâte et me précipite dans la rue.

« Mon vieux Paris » me semble tout changé à mon égard, on dirait qu’il me boude, — ou m’avertit ? De quoi ? d’un malheur ? d’une simple difficulté ? Ses maisons, aujourd’hui fuligineuses, me font la grimace. Je me sens perdu, étranger au milieu des passants plus lents, d’aspect plus ennuyé que les gens coudoyés hier sur la Rive droite.

C’est ici un Paris plus calme, moins exaspérant pour le Provincial que je suis devenu, mais aussi plus froid — et peut-être plus inquiétant. — Je sais bien que c’est une impression absurde mais je crois sentir qu’il plane comme une sorte de fatalité triste sur ces quartiers à contrastes où de larges rues trop neuves éventrent des entassements de grandes fourmilières noires… Sur le Boulevard des Invalides, je cherche le numéro 750 et le découvre tout au bout, près de la rue de Sèvres.

C’est une vaste maison de rapport de style trop moderne, avec d’idiotes coupoles qui en font une sorte de « Bon marché » plus laid.

Que vais-je tenter là ? Quels travaux d’approche vais-je entreprendre ?

J’interroge le concierge, fonctionnaire à redingote bleue, agrémentée de boutons de nickel. Cet administrateur important et gourmé coupe court à mes incertitudes et donne raison, jusqu’à un certain point, à l’avertissement du Paris de la Rive Senestre :

Mme Letellier ? Il y a douze jours qu’elle est partie avec Monsieur qui a été nommé gouverneur de la « Gobeloupe »…

Ah ! cette rive Senestre ! si je comprends bien le dignitaire préposé à la loge, Irène, dont le mari aura été bombardé gouverneur de la Guadeloupe… et dépendances (style officiel) — parce qu’il harcelait trop les ministres de ses interpellations plus ou moins coloniales, — s’est embarquée le 10 à Saint-Nazaire sur le paquebot des Petites Antilles, accompagnant M. Letellier qui « rejoignait » son poste.

Que faire ?

Je cours, ou plutôt un cheval de fiacre court pour moi, jusqu’aux bureaux de la Compagnie Transatlantique, — sur l’autre rive encore plus dangereuse :

Un steamer partira de Pauillac le 25 pour les Antilles, le Venezuela et la Colombie. Si l’on ne me fait pas réintégrer de vive force le domicile de Julien, c’est ce vapeur qui m’emportera vers ma « princesse ». Nous sommes le 22. En partant ce soir, j’arriverai à Bordeaux avec deux jours d’avance. Je serai parfaitement en sûreté dans cette ville où personne ne s’avisera d’aller me dénicher.

Mon impatience devient fébrile, une impatience si enfantine que je me crois incapable d’attendre le moment de monter en express (7 h. 55 du soir) — ailleurs qu’aux environs de la gare d’Orléans. La fiacre me conduit près de la Halle aux vins, à un restaurant dont j’ai naguère entendu parler. Il me faut des forces pour une nouvelle nuit blanche, — en wagon, cette fois, — et je me bourre en conscience, très ignorant, par exemple, du genre de mixtures alimentaires dont je leste mon estomac, par bonheur obéissant.

Mais comment vais-je tuer le temps qui me sépare de l’heure bienheureuse où je commencerai, enfin, à me rapprocher un peu d’Irène ?

Il n’est pas encore midi. Mon café avalé, je mets hors d’usage une douzaine de cure-dents : c’est un sport que je ne recommande pas. Je fume des cigarettes en prenant un petit verre d’un cognac de pure fantaisie. En désespoir de cause je vais faire des cocottes avec le menu et la carte des vins retirés de leurs cadres de faux maroquin rouge, quand deux Messieurs — très connus de moi, — veulent bien me donner la comédie. Très graves, trop dignes, avec des regards trop profonds, ils pénètrent dans la salle du restaurant à petits pas très précautionneux, comme si le parquet dardait çà et là des pointes de clous.

Ils ne m’ont pas vu. Le réfectoire public s’est passablement garni d’amateurs de « saumon sauce verte » et d’« entrecôte bordelaise ».

Ces deux Messieurs s’installent tout près de moi, — à une table qui fait face à la mienne : nous n’avons entre nous, comme écran, que le feuillage d’une plante que je prends pour une betterave montée.

Ils se sont débarrassés, l’un d’un immense chapeau haut-de-forme, l’autre d’un feutre qui me rappelle le Finistère jadis entrevu. — Après avoir commandé leur déjeuner au garçon, avec une grande profusion de gestes un peu ecclésiastiques et une kyrielle de recommandations marmottées à voix basse, ils se mettent à échanger leurs impressions toujours « sotto voce », mais l’acoustique de la salle me favorise et je ne perds pas un mot :

— « Hein ! partir ensemble ! Nous avons eu de la chance, mais ce que les camarades du Club doivent se trouver désorientés sans nous !

— Le plus… absolument beau, absolument, oui ! c’est de… blim bloum !… d’avoir semé en même temps nos… mécaniques !… nos pions de parents, — blim bloum ! — réciproques !

— Nous allons fonder à nous deux une république de gens vraiment libres dont nous serons, l’un et l’autre, les présidents et les administrés !

— Mais qu’est-ce qui a pris à Le Lancier de… mécanique !… de… d’écrire à nos familles pour dire que nous étions… blim bloum ! guéris ?

— Ah ! nous avions trois ans d’internat, nous étions les deux derniers numéros de la vieille série dite de luxe (Ô l’étrange luxe !). Le père Froin avait exigé, avant son départ, qu’on n’augmentât pas notre pension mensuelle. Le Lancier a trouvé un joint pour tenir sa parole sans la tenir. Il n’a pas demandé un radis de plus à nos chers consanguins ou utérins, au contraire, il les a dispensés de tout douloureux versement en nous donnant la volée, après s’être, bien entendu, assuré de deux autres colons en chambre qui payeront le triple de la somme que nous servions à l’établissement.

— Bien imaginé ; et tant mieux pour nous ! Alors nous… mécaniquons vers le Chili ?

— Ce pays me fut indiqué par le conseil fluidique du Mage Oïrl qui navigua sur les voiliers de la Compagnie Bordes.

— Et une fois… « absolument » là-bas ?

— Nous prenons un homme d’affaires chilien qui, au moyen du Consul français, dégraissera nos excellents cousins ou oncles des quelques sous nôtres dont ils ont eu la bonté de s’embarrasser. Puisque nous ne sommes plus des « aliénés » (la Faculté représentée par Le Lancier ayant bien voulu nous parafer un diplôme de santé mentale), nous avons le droit de posséder.

— Vous sentez-vous aussi… absolument oui ! aussi parfaitement guéri que vous le dites ?

— Hé ! hé !… on se surveillera, — hein ? — Et puis, comme nous montons une maison de fous là-bas, on ne s’arrêtera pas à nos légères excentricités. Nous aurons des repoussoirs ! Chez nous ce sera sublime ! Nous ne prendrons pour gardiens que de très sales gens munis de casiers judiciaires et les avertirons que leur premier devoir sera de recevoir sans réclamer toutes les raclées qu’il plaira aux internés de leur administrer !

— Oh ! admirable ! s’écrie avec un enthousiasme un peu trop bruyant M. Oswald-Norbert Nigeot, mon confrère en Apollon et ex-co-interné.

Il s’arrête court, s’inquiète, regarde autour de lui pour savoir si sa véhémence n’a donné l’éveil à personne.

Mais… il m’aperçoit, — devient pourpre, lie de vin, puis verdâtre sous un lacis de couperose amarante. Il glisse vite deux mots à son compagnon, le docteur Magne, dont la belle figure de Sage de la Grèce se décompose, grimace abominablement. Il m’a vu, lui aussi, maintenant, — du coin de l’œil — et mes deux « philosophes » se lèvent d’un mouvement presque simultané, me tournent le dos et s’apprêtent à changer de table.

(Cette rencontre d’un ancien compagnon d’infortune leur cause une affreuse contrariété.)

— Vous ne trouvez pas qu’il y a par ici un bien fâcheux courant d’air ? fait Magne.

— Oui, nous allons être… blim bloum !… mieux, là-bas, derrière la… mécanique, le… paravent.

Ils se réinstallent à une belle distance de moi pour se relever tout de suite, en quête d’une autre place. Le paravent ne les masque pas ! Ils répètent leur petit manège deux fois encore, guignant toujours de mon côté avec effroi. Je le proclame à basse et peu intelligible voix : ces gens-là ne sont pas guéris ! Je suis plus sain qu’eux !

— Turlututu ! chantonne Kmôhoûn, il n’y a que moi de raisonnable, — en toi !

Mais les nouveaux Hanlon-Lee ont enfin découvert une position géographique à leur convenance. Le comptoir et la grosse dame qui occupe ce monument chargé d’huiliers et de bouteilles d’eau minérale les abritent contre tous les regards indiscrets.

J’allume une nouvelle cigarette, paye mon addition et me prépare à sortir, pour rassurer les deux compères et les laisser déjeuner à leur aise. Mais Kmôhoûn ne l’entend pas ainsi ; pendant que je m’imagine faire route vers la porte, le Tkoukrien donne un coup de barre et met résolument le cap sur le comptoir. Sans m’en douter, je vais droit aux deux « philosophes » dont les visages revêtent la plus touchante expression d’angoisse.

Je veux encore feindre de ne pas les voir mais Kmôhoûn tient absolument à les faire souffrir pour les punir de nous avoir fuis.

Je suis épouvanté quand une voix horrible, celle du naguère si redouté Bid’homme, sort de ma gorge et articule ces mots :

— Ah ! schnapouillots ! margouillards ! bougraîllons ! mangez-bien et… digérez mieux, car, à trois heures précises, nous allons vous coller dans le bassin, — à la grenouillarde ! — et sous une jolie trombe, encore !

Quelques déjeuneurs semblent scandalisés, — mais vite, retombent à la contemplation de leurs assiettes.

Nigeot et Magne ont des yeux comme des billes ; on croirait que ces globes oculaires vont jaillir de leurs orbites : Les pauvres camarades ressemblent déjà à des homards un peu moins myopes que la moyenne. C’est un spectacle dépourvu de toute beauté.

Magne, qui a plus de dignité naturelle que son compagnon, réagit bientôt contre sa peur, se compose une physionomie accueillante et, prenant son parti de la situation, me tend la main sans trop d’effort :

— Ah ! Veuly ! quel plaisir de vous revoir !… Asseyez-vous donc près de nous, mais, pour Dieu ! ne faites plus d’imitations de l’infâme Bid’homme ! Cela donne le frisson !

Nigeot est plus froid. Je l’ai terrifié et il m’en veut. Ses mains rouges — « en viande crue », comme il le dit lui-même, tremblent encore ; son vilain nez pourpre et ocre, qui ferait pâlir le drapeau espagnol, conserve un petit frémissement :

— Toujours sale type ! gronde-t-il. Vassetot a eu tort de lâcher un si détestable… blim bloum… poète. Déshonneur pour l’Art. Publierez des… machins, des bouquins, sale… mécanique !

Ses yeux de Mongol, si exigus, ont un vernis méchant (je ne dirai jamais une flamme en parlant de ces laides et minuscules taches brunes luisantes) ; mais il s’emballe :

— Moi jamais ferai paraître des… machines à 3 fr. 50 ou à moins. Cochonnerie ! Fabrique des vers pour moi tout seul, au besoin pour Magne et aussi pour deux bar-maids des Folies-Bergère. Trois seules personnes intelligentes que je connaisse ! Des vers, oh ! beaux et exquis ! Rimes ? Échos adoucis ; pas jeanfoutreries de rimes riches parnassiennes. Rimes riches ! ah ! Me font l’effet d’un… bloum ! d’un… coup de pied dans le cul ! Pas de mystère, pas de chose, pas de machin, tout ça des mécaniques, rimes riches, comme disait Baudelaire (!!?) qui avait le droit, lui (et il n’en abusait pas !), de rimer richement parce qu’il était LUI. — Ah ! rimes atténuées, pas trop continuelles, rappels lointains, étranges, saisissants, tristes, bleus, doux — exquis ! parfaitement oui ! pas mécaniques, pas blim bloum, absolument non !

Je ne puis m’empêcher de penser que ce maniaque habituellement idiot a cent fois raison avec son obscure mais intelligible théorie poétique. C’est une des rares fois que je l’aie entendu dire quelque chose de sensé. Et il aime Baudelaire ! Ah ! tant pis pour le surhumain poète mais tant mieux pour ce lamentable polichinelle de Nigeot ! Cette admiration passionnée pourra peut-être, avec le temps, rendre tolérable la puanteur de son crétinisme. Je sais, du reste, qu’à Vassetot déjà, le gâteux Oswald-Norbert n’était guère préoccupé que du dieu auteur des Fleurs du mal et ce fut mon unique raison de sympathie pour le « Chinois à la gelée de framboises ».

Mais Kmôhoûn me talonne. Il faut… absolument oui ! que je persécute les deux ex-internés guéris ou affirmés tels :

— J’ai appris, dis-je au barde mandchou, que vous allez au Chili…

— Appr… appris, co… comment ? bredouille Nigeot. Nous avez entendu parler !

Toute sa figure se sillonne de petits ravins jaunes et rouges.

— Ah ! cochonnerie ! s’écrie-t-il. Les paroles, c’est encore de la mécanique ! Ça fatigue, d’abord, à prononcer, — et puis c’est surpris par les Autres, les féroces Autres ! Les pauvres Moi (et Magne est un Moi, tandis que vous êtes un cochon, un saligaud d’Autre), — les pauvres Moi (nous sommes peut-être cent cinquante en tout sur ce cochon de globe terrestre !) — pourquoi ne peuvent-ils se communiquer leurs pensées sans faire des efforts de larynx !

Nigeot s’entendrait avec Kmôhoûn.

— Et puis tout est de la… mécanique, de l’effort, sur ce fumier de planète ! Il faut s’habiller, se déshabiller. On ne peut jamais rester dans un état, il faut toujours changer d’état ! Imbéciles, cochons que nous sommes ! On est bien couché, n’est-ce-pas ? Eh bien, crac ! il faut se lever ! On est bien debout ? Eh bien ! boum, blim, bloum ! il faut se coucher ! S’habiller, se déshabiller ! Cochonnerie ! Mécanique ! Avons perdu notre fourrure, nos poils, en les frottant, en les raclant avec des cochons de costumes ! Regardez les macaques ! Bien plus jolis que nous, mieux parés et pas de mécanique pour se vêtir. La Mécanique, savez, c’est tout ce qui est le contraire de pensée et de bonne inertie : mouvement, remuement bête des bras, laborieuse imbécillité d’être humain bon élève, pas révolté contre stupidités acceptées par la masse lâche, contente de se tyranniser elle-même quand elle est déjà assez embêtée par les « padischahs ». Oui, regardez macaques, les jolis macaques ! Pas de mécanique pour se vêtir, veinards de macaques, bons macaques ! Rien à faire qu’à se foutt à l’eau… (quand ça leur chante !…) — et ils sont prêts ! Ah ! monde actuel ! saloperie où il faut travailler, ne fût-ce que pour boutonner des saletés de bottines ! Ah ! quand serons-nous dans un monde supérieur où l’on n’aura plus de ces infects « battoirs » ? Rien que des petites choses pour voler dans le bleu chaud, — chaud ! savez-bien ? Des petites… mécaniques… ah ! bloum ! pas mécaniques, — infamie ! — des petites affaires en plumes comme en ont les petits… choses qui font des saletés sur nos têtes du haut des arbres et après ça poussent des : couic ! couic ! dans l’air, les… machins, les… oiseaux, parfaitement, oui !…

Et ce Mongol qui professe des opinions de Polynésien ou de Gabonais est originaire de Saint-Étienne, ville où l’activité va jusqu’à l’épilepsie industrielle ! Mais, au fait, c’est bien simple ! Il est « fatigué de naissance », comme le disait un de mes amis qui était dans le même cas, sans avoir rien de commun avec Saint-Étienne.

Enfin Nigeot est franc, plus franc que moi qui n’oserais pas avouer aussi carrément mon amour, ma vénération, pourtant sincères, pour la bonne Paresse !

Mais le docteur Magne l’a interrompu :

— Nigeot, mon fils, vous déraillez. Nous allons au Chili, non pas dans le but de nous déguiser en macaques ou en volucres, mais bien avec l’intention de monter un grand établissement… dont nous reparlerons… Nous avons pris, de plus, la résolution de convertir les populations chiliennes, inconsidérément catholiques, mais douces et maniables entre toutes, au culte de la grande déesse malveillante qui régit, en réalité, ce monde calamiteux : j’ai nommé Mme Auguste, ou, si vous le préférez, Veuly, Mme Veuve Auguste, cette… fertilisante déité qu’adorent les Mages Oïrl et Shnoumah, cette bizarre ex-épouse d’un Brahma herboriste, laquelle, à force d’imiter ces oiseaux perchés dans les branches dont nous parlait tout à l’heure Nigeot, à force d’encombrer d’ordures nos pauvres existences humaines, finira, malgré tout, par nous porter chance dans ce monde ou dans un autre. Nigeot, lui, très révolutionnaire, a tenu longtemps pour le dieu Morovash, ennemi des sergents de ville, flics ou sergots ; mais je l’ai ramené à de plus saines idées ; il a dégommé son faux immortel et se rue, à présent, vers les autels élevés à Mme Auguste.

Nous avons décidément donné un accès au pauvre docteur Magne et sa « mythologie » nous fatigue. Kmôhoûn, qui voulait me forcer à menacer les deux « philosophes » de les accompagner au Chili, — rien que pour rire, pour « voir leurs têtes », — ne songe plus qu’à s’en aller.

Mon ou notre départ réjouit fortement les futurs aliénistes-missionnaires. Ils se résignaient à subir ma présence, mais je n’étais pas « persona grata », pas le moins du monde. Partis ensemble de Vassetot, ils ne se gênaient aucunement l’un l’autre ; leurs destinées se confondaient ; mais moi qu’ils ne s’attendaient pas à voir, j’étais une sorte de spectre évocateur des tristesses de « là-bas ». — Et puis s’ils se sentaient, eux, des libérés sinon guéris, du moins assimilés aux gens raisonnables, grâce à l’ « exeat » signé de deux diplômés, — tout ancien co-pensionnaire brusquement réapparu leur faisait l’effet d’un misérable fou en rupture de ban.

Il me faudra donc m’écarter soigneusement désormais, — si Kmôhoûn me laisse faire, — de ceux qui me connaissent, car à tous, aliénés ou sains d’esprit, j’apporterai une inquiétude ou une souffrance.

Comment agirai-je avec Irène ? Vais-je aussi l’effrayer et l’humilier. Elle a plus de raisons que n’importe quelle créature humaine de redouter mon approche ! — Mais une douce et vaniteuse folie me reprend : Irène est Irène. Elle n’est pas comme les Autres. Elle me pardonnera. Ne viendrai-je pas pour la soustraire aux mauvais traitements de ce monstre de Letellier, du mauvais magicien ?

Il me reste bien un doute qui me déchire le cœur, mais je m’en délivre assez vite. Il me semble que je lui arrache, — à ce doute, — les griffes, les serres plutôt, — et qu’il fuit comme un grand oiseau noir mutilé, — ridicule et pitoyable. Cette étrange matérialisation « d’un doute » m’épouvante de nouveau. Je deviens, bien sûr, de plus en plus dément : pourvu qu’un accès de folie furieuse ne s’empare pas de moi avant que je L’aie revue, rien que revue. — Ah ! Irène ! tes yeux noirs brûlants qui caressent vont me guérir ! Tu m’aimes, tu dois m’aimer, si absurdement laid, si stupide que je sois ! Tu as dû me pardonner mon odieuse brutalité. La passion que j’ai éprouvée pour toi, — avant et après le « crime », — a toujours ou presque toujours été si pure, oui si purement tendre qu’il y a des moments où le Monde Invisible me pardonne, où l’espace n’existe plus pour moi et où je sens ton cœur, ton adorable cœur, battre contre le mien !

Mon exaltation dure peu : Je me souviens tout à coup qu’il me reste une odieuse corvée à faire. Il est indispensable que j’aille trouver M. Cash et Nothingelse, banquiers, et leur demander tout ce qu’ils ont à moi, argent et valeurs. Je veux promener ma « princesse » par toute la Terre jusqu’à ce qu’elle ait trouvé un royaume de quelques hectares à sa convenance, dans tel pays follement bleu.

Cash et Nothingelse ont leurs bureaux sur la Rive Droite, — par bonheur pas trop loin des ponts. Je me présente à la caisse de ces remueurs de métaux franco-yankees (les métaux et les gens), — décline mes nom et prénoms, remets des papiers justificatifs et réclame tout, tout ce que la maison de banque détient pour mon compte. Un gentleman, irlandais de type, mais possesseur du plus nasillard accent, du plus antimusical « twang » du Kentucky, compulse quelques registres, prend une très petite feuille de papier, griffonne une plus petite addition, ouvre un tiroir, en extrait des billets bleus, quelque monnaie d’argent et même des sous — et me met sous le nez la somme de Trois cent douze francs quarante-cinq centimes !!

Ma fureur muette, puis mon ahurissement n’impressionnent en rien le sous-financier transatlantique. Il m’explique avec gravité que ce qu’il vient de faire serait très irrégulier si « mon conseil judiciaire, Mossiôw Roffiôw », n’avait pas dit que je pouvais toucher cette somme (il dit : « cette chose » et prononce : ceïtte chowze) ; — que « Mossiow Roffiow » a mis tout le reste « dans son powche » et placé mes sesterces « ôïlleurs », — il ne sait pas où :

— Alors j’ai un conseil judiciaire et c’est M. Roffieux ! Je suis très surpris que mon cousin ait dédaigné la petite « chowze  ». Il n’y a pas de petites sommes pour lui…

Mon celto-yankee excuse Elzéar en m’apprenant que la somme n’était pas rentrée quand vint le mari de Raoula et que mon scrupuleux parent « croyeït il rentreït pas ». Alors il a dit que je pouvais toucher et j’ai « toucheï ».

L’excellent Kentuckien referme son guichet et je n’ai plus qu’à me retirer, — pour aller cuver ma stupéfaction dans la rue.

Je paie le fiacre. « Mes moyens » ne me permettent plus de me faire secouer les viscères par des caisses à roulettes : L’omnibus, lui-même, ne tarderait pas à me conduire à la ruine. Il y a bien les camions et les haquets, mais les charretiers ont pris l’exécrable habitude de débarquer leurs passagers à coups de fouet, — et puis je n’en rencontre pas. D’ailleurs, il est tout à fait inutile que je regagne la Rive Gauche, j’ai bien de quoi aller jusqu’à Bordeaux, — mais après ? En admettant que je puisse m’offrir une place de troisième classe sur un transatlantique, j’arriverai aux Antilles sans le sou. Il m’est loisible de « travailler pour mon passage », mais les Compagnies de vapeurs se prêtent de moins en moins à cette « combinaison ». Je dois plutôt recourir aux voiliers. J’en trouverai à Nantes, mais le voyage pour me rendre en Loire-Inférieure est beaucoup plus cher que celui de Paris au Havre — et, dans ce dernier port, je n’aurai que l’embarras du choix.

Je sais parfaitement que Roffieux est à chaque instant fourré au Havre pour ses affaires et qu’il me sera désagréable de lui dire toutes les sottises qu’il mérite si je le rencontre. Mais tant pis ! Je ne vais pas me déranger pour un semblable filou. Si sa vanité est écorchée, il pourra la panser avec une compresse de billets de banque, car je ne vais pas lui faire un procès ! Je ne reconnais aucune espèce de tribunaux.

Je reprends donc le chemin de la gare Saint-Lazare et, quelques heures plus tard, les Havrais attardés sur le quai d’Orléans peuvent me voir déambuler, mélancolique mais plein d’espoir, regardant les navires en partance. Il est trop tard pour m’aboucher avec un armateur ou un capitaine, mais demain il y aura encore de l’eau salée verte ou bleue, et de grands joujoux en bois pour aller dessus.

IV

Onze heures du matin. Je sors de chez M. Onésime Bourdon, propriétaire de la ligne des Clippers antillais.

Ce notable commerçant m’adresse au capitaine Le Coatmabergastmelen commandant le trois-mâts Augustine Bourdon qui part dans deux jours pour la Pointe-à-Pitre (Guadeloupe).

Comme je vais m’engager dans la rue du Chilou pour gagner le quai, j’aperçois sur le boulevard de Strasbourg deux silhouettes qui me sont trop peu inconnues. Malgré moi, je ralentis le pas. Mes silhouettes s’arrêtent devant la Grande Poste, puis se remettent à marcher et se rapprochent de moi tout doucement… Je vois bien qu’Elzéar et Raoula ne s’attendent guère à la surprise… que je ne leur avais pas ménagée.

Kmôhoûn exulte : « Fiche-leur donc une trempe à tous les deux ! » ricane-t-il. — Un instant, je suis sur le point de suivre ce conseil, car Elzéar est tellement rayonnant de bonté, son visage est si beau de rude et mâle franchise, ses yeux brillants disent si bien : « Je suis le sévère mais béat justicier », qu’il attire le horion comme le fer attire la foudre.

L’ineffable Raoula, également, a une dégoûtante expression de figure. On devine sans peine qu’elle se sent une « fâhmme arraprochable et admarablement bianvaillante et qu’elle remarcie le Cial de n’avoâr que dàs sentaments bian portés, alagants, discrâts et noblement dalicieux »… Ma foi ! je vais à eux, la canne levée !

En me reconnaissant, ils ont, l’un et l’autre, un mouvement de recul bref — mais très marqué : s’ils n’étaient pas aussi « distingués », je crois qu’ils tourneraient les talons et fileraient comme des lapins de garenne. Mais leur instinct de ce qui est « bienséant » leur prête un courage factice et ils me sourient si joliment que c’est moi qui perds contenance. Je suis affreusement gêné par ma canne dressée comme la trique de Guignol.

Ne sachant plus qu’en faire, j’en donne de grands coups sur le trottoir pour ne pas désarmer complètement. Des paroles me sont montées aux lèvres. Elles veulent sortir. Kmôhoûn, aussi, me tourmente, me taraude pour que je lâche mes épithètes, mais c’est d’un ton presque goguenard, en tous cas des moins menaçants, que je prononce :

— Canailles ! gredins ! escrocs ! Ah ! je vous tiens, bandits ! pirates ! saligauds ! voleurs !…

… Ils comprennent qu’ils peuvent affecter de croire que je prends la chose « à la blague » :

— Voilà bien des transports ! fait ironiquement Elzéar. Pourquoi ne pas dire en termes convenables que tu nous en veux de n’être pas revenus te voir à Vassetot ? Mais nous avons été si occupés ! Sans cela nous ne t’aurions pas fait languir…

— Et je n’âhme pas lâs « gros mots ». Ça me gâte mon plâhsir de vous retrouvâh ! chantonne Raoula.

— J’ai été bien heureux de savoir, reprend Roffieux, que le docteur Le Lancier t’avait donné ton « exeat »… sur ma demande….

Et il fait un geste comme pour parer une gifle qu’il s’imagine que je vais lui envoyer, outré de tant d’impudence. On devine qu’il a l’habitude de ce genre de parades… mais je ne suis pas outré. Je suis confondu !

Cependant je tiens à lui dire ce que je pense de sa conduite, — et sans ménagements :

— Tu ne sais rien de ce qui s’est passé à Vassetot, mauvais drôle ! Et raconte-moi un peu, filou, ce que tu as été faire chez Cash et Nothingelse, à Paris ?

— Une chose dont tu me remercieras du fond de ton cœur, plus tard, prêche mon cousin. « J’ai tout risqué », ta colère — et peut-être pis que cela : ton mépris ! — pour te défendre « contre toi-même » ; Je supporterai tes mauvais traitements s’il te plaît de m’en infliger. Je subirai n’importe quoi, trop content de t’avoir rendu « fraternellement » service.

— Et nous n’espâhrons aucune reconnâssance ! gronde la tragique Raoula. Notre affâhction n’a eu en vue que votre intérâht. Vous pouvâz nous vilipendâh ; pardonne-luah, Alzaar !

… Les bras m’en tombent ! (Ils m’ont pardonné !!) Et c’est à peine si je parviens à bredouiller :

— … Trop forts pour moi, ces gens-là ! C’est trop raide ! J’en suis renversé, — malade, — tué ! Ah ! vous savez, ce n’est pas le toupet qui vous manque !

Je lance ma canne dans le ruisseau et pivote sur mes talons. Arrivé à quelques pas de mes cousins, j’entends Elzéar qui, perdant la boule pour la première fois de sa vie, crie, — de trop loin, — à deux sergents de ville apparus :

— Empoignez-le ! C’est un fou échappé !

Mais c’est moi qui lui cours dessus. Il a le temps de se réfugier dans les bureaux de la Poste. Si je fais du scandale dans un « édifice public » on va me coffrer. Je me retire donc en jetant un regard inquiet du côté des « appariteurs » qui n’ont rien entendu : ils viennent de sauter sur un charretier en contravention, — le bousculent et le gourment. Je puis reprendre la rue du Chilou et me diriger vers le Bassin. Elzéar ne me poursuivra pas, maintenant. Je me hâte toutefois, non sans me retourner de temps à autre. Rien en vue. Mais je ne me sens bien à l’abri de toute ingérence policière, aliéniste ou fraternelle qu’au moment où, franchie la planche qui relie au quai l’Augustine Bourdon, je descends l’escalier de la chambre d’arrière.

Parfums de goudron, de suif, d’alcool et de tabac, — pour notre malheur ignoré de la Régie française.

Dans la chambre aux boiseries peintes en blanc et relevées de filets jaunes, dans la lumière un peu verdâtre que versent l’écoutille, les hublots et deux espèces de sabords, le capitaine Le Coatmabergastmelen, quinquagénaire cuivré et orné d’une terrible barbe fauve que ne fleurissent pas encore les pâquerettes d’automne, puise quelques forces dans un verre de grog très fragrant et des plus foncés. Du puro qu’il fume, un puro une idée moins gros qu’une banane, s’élèvent de capiteuses vapeurs bleues. — Le capitaine me regarde avec une certaine indignation et c’est sans grande douceur qu’il me demande :

— Qu’est-ce qui vous a autorisé à dégrader mon escalier et à pourrir le plancher de la « chambre » ?

— Je viens de la part de M. Bourdon.

— Ah ! nom d’un bougre ! c’est différent. L’aimez-vous corsé ?

— Qui, quoi ?

— Le grog, parbleu !…

Et M. Le Coatmabergastmelen me passe une banane de tabac qui, une fois allumée, me fait deviner ce que pouvaient être les chaudes brises du Paradis Terrestre…

— Je l’aime assez fort… avec très peu de sucre.

— Bon ! je vais vous envoyer ça, ce qui s’appelle carabiné. Collez votre derrière sur un siège. Remettez votre chapeau. Il n’y a pas de patères ici. Expliquez-moi le pourquoi de vot’ gracieuse visite, mon cher monsieur.

Le capitaine devient plus saccharin que le plus sucré des grogs :

— Capitaine, M. Bourdon m’a affirmé que vous m’admettriez à votre bord en qualité de pilotin.

— Ah ! mon enfant de garce ! Et vous n’avez pas honte, à votre âge !

Le capitaine se dessucre immédiatement. Il ne m’en envoie pas moins mon verre de grog avec un geste qui signifie : il est versé, il faut le boire !

— Mais, capitaine, M. de Fialligny a bien éfé pilotin à quarante ans et je n’en ai pas trente-cinq.

— Oui, il est légendaire dans la marine marchande, mais il nous a fichu là un bien fâcheux précédent. J’ai vu le moment où j’allais être obligé d’embarquer le Schah de Perse et le Roi Denis du Gabon. Qu’est-ce que vous fabriquerez à bord ? Vous ne savez rien f…

— J’apprendrai vite et j’ai de bons bras.

— Enfin ! Ça servira toujours pour « haler dessus ». Qu’est-ce qu’il vous demande par mois, M. Bourdon ?

— Deux cents francs à cause de mon âge avancé. Les jeunes, il les prend à moitié prix.

(Hélas, oui ! Je débarquerai à la Pointe-à-Pitre avec moins de cinq louis.)

— Deux cents francs ! C’est donné ! Vous savez qu’en chargeant un pilotin, l’armateur ne se contente pas de toucher une mensualité ; il fait encore l’économie d’un vrai homme qu’il payerait sans cet embarquement d’un « infirme ». Ça va me désorganiser tout mon équipage. Je croyais bien pourtant, cette fois-ci, échapper au « coup du pilotin », car nous partons après-demain et j’avais mon monde au complet. Voilà qu’il faut que j’envoie promener un vrai homme inscrit depuis huit jours. C’est…f…zutant ! — Enfin, c’est tant pis pour vous ! Vous ignorez tout et il vous faudra travailler comme si vous saviez….. autrement je vous f…..lanquerai aux fers, moi ! — Voulez-vous un autre grog ? Voilà comme je suis, moi ! Exigeant, très exigeant, — et vous vous en rendrez compte, mon gaillard ! — mais bon garçon, — le verre sur la main. Dites, revoulez-vous un grog ?

— Non, merci.

— Eh bien ! foutez-moi le camp, mais revenez demain matin à sept heures. Vous aurez acheté des bottes de mer, un surouât, un cirage, des chemises de flanelle épaisse et une couverture pour votre « cabane »[1] Vous apporterez tout cela et vous vous présenterez vêtu de toile bleue : c’est l’uniforme à mon bord. Vous « donnerez la main » à embarquer la légume.

V

Je ne dirai rien de la Pointe-à-Pitre. J’ai été malade tout le temps qu’a duré le déchargement…..

Nous avons « relevé » pour la Martinique où nous arrivons ce matin. (J’ai appris que « Mme Letellier, femme du gouverneur de la Guadeloupe », souffrante, elle aussi, — ma pauvre petite « princesse ! » — était allée se rétablir à Saint-Pierre. C’est pour cela que je suis encore à bord de l’Augustine Bourdon.)

J’ai cinq francs pour monter mon ménage à la Martinique, car j’ai versé dix louis au Capitaine pour mon mois. Nous avons mis exactement trente jours à venir du Havre jusqu’ici. Je compte : vingt-deux jours du cap de la Hève à la rade de la Pointe-à-Pitre, — traversée extraordinairement rapide, — six jours pour décharger, un jour pour lester, et vingt quatre heures pour filer grand largue d’une colonie à l’autre.

Il paraît que ce n’est pas l’usage de payer sur le bateau, que l’on doit s’ « arranger » au retour avec l’armateur. Mais j’ai déclaré à Le Coatmabergastmelen que je n’étais pas sérieux, que je ferais des bêtises à terre et il a consenti à me rendre service en me débarrassant du dangereux métal. Comme cela je ne volerai pas la Compagnie des Clippers Antillais, — car vous savez d’avance que je ne remettrai jamais le pied à bord du trois-mâts dès que j’aurai pu opérer seul une petite descente sur le souriant rivage qui s’infléchit là-bas en croissant vert.

Non que l’on m’ait mal traité sur cette bienheureuse Augustine Bourdon. Le Capitaine est décidément un brave homme, parfois quinteux, mais en général rempli de mansuétude, quelle que soit sa férocité verbale.

Malheureusement, les autres voiliers ont déjà raflé toute la récolte de la colonie et ce n’est pas en allant charger du campêche en Haïti ou ailleurs que j’aurai la moindre chance de pacifier ma petite princesse et de gagner « les sommes » dont j’ai un absolu besoin si je veux l’enlever convenablement.

Et tandis que Le Coatmabergastmelen s’impatiente un peu injustement contre le Médecin retenu par deux maudits bateaux morutiers qui apportent de Terre-Neuve — en plus de leur odorante cargaison, — l’influenza et la pneumonie infectieuse, je repasse les souvenirs de mon étrange traversée, tout en m’extasiant, avec Kmôhoûn, sur l’incroyable beauté du paysage caraïbe, vert de tous les verts dans le bleu diaphane, tout frémissant de profondes végétations, aigretté des hautes palmes luisantes des cocotiers, — sur la grâce de la longue ville polychrome nonchalamment étendue sur les dernières ondulations des mornes, de chaude, de claire, de sombre émeraude.

Oui, ç’a été un bizarre voyage ! J’ai embarqué de la légume et du charbon pour le cuisinier, j’ai fourbi les cuivres des roufs et de la « chambre », j’ai appris à « briquer » un pont, le matin avec les matelots, à faire disparaître, dans la journée, de ses planches d’un blanc rosé les moindres traces des… …oublis des chiens emmenés par le Capitaine. J’ai nettoyé les cages à poules et la « bouteille », — sports charmants ! Il m’a fallu travailler dans la mâture, perché sur le marche-pied en filin des vergues, quand j’avais déjà bien du mal à « me tenir ». Je me suis habitué difficilement à ces besognes aériennes et ma poltronnerie a souvent prêté à rire à mes compagnons plus aguerris. Mais vraiment, les premières fois surtout c’était affreux. Par le gros temps les enfléchures paraissaient devenir, aux ballets désordonnés des vagues, tantôt de trop fragiles élastiques, tantôt des lames terriblement tranchantes, car je devais monter dans le gréement, nu-pieds, comme les camarades. Le ciel noir, le vol fou et les cris aigres et lugubres des goélands augmentaient ma terreur. Je me prenais à croire parfois que j’étais un damné dans un enfer gélide et sombre où de brutales trombes d’eau remplaçaient les flammes.

J’ai acquis un certain nombre de talents. Je sais « lover » les « drisses » et les « cale-bas », galipoter les mâts, faire de l’étoupe avec de vieux cordages et surtout « récurer » sans tripoli, ce dont je ne suis pas médiocrement fier. Mais, si satisfait que je sois de moi-même, je n’arrive pas à convaincre le Capitaine de mes aptitudes nautiques. De temps à autre, quand je m’avise de montrer quelque vanité après la conclusion d’un travail que je juge tout à fait remarquable, — et peut-être surhumain, — il hausse les épaules et me dit sans méchanceté, avec un dédain plutôt cordial :

— Oui, vous êtes un bon petit vieux jeune homme, mais vieux, vieux pour tout cela et puis froussard et feignasson. Vous ne serez jamais foutu de commander même une « Marie-Salope » (une de ces dragues à vapeur qui enlèvent la vase des ports) ; je ne vous fiche plus à la barre, même en pleine mer, — vous ne faites que des embardées, — et dans les atterrissages je commettrais un crime en vous laissant au gouvernail ; car « ce serait alors que j’aurais envie de suicider mon équipage et moi avec ».

Il doit avoir raison, mais je suis vexé tout de même, surtout depuis qu’il a refusé de m’apprendre à « faire le point » en m’affirmant que j’étais trop idiot pour « y foutt’ goutte ».

Nous avons aussi passé quelques nuits désagréables avant de reconnaître les Açores. Les heures noires n’étaient jamais bien réjouissantes en plein Océan, tant que nous sommes restés dans la zone dite tempérée. Les ténèbres opaques, sans la vacillante clarté de la plus petite étoile, le froid inquiétant et comme hostile, les bruits frôlants et tristes de la mer qui semblait cracher des menaces, les lueurs louches des feux de position dans la brume d’Érèbe, les cris sinistres de l’homme de bossoir perdu à l’avant, penché sur le gouffre d’encre, les navrantes sonneries d’heure en heure, tout cela parlait de mort et d’abîme. Mais si un fort coup de vent se mettait de la partie, la vie n’était plus tolérable. Quand, accablés de fatigue, à peine réchauffés par nos couvertures, nous étions réveillés en sursaut par l’affreux cri : « En haut le monde ! », je me sentais une âme d’assassin, j’aurais volontiers étranglé le Capitaine, le Second et le Maître d’Équipage par-dessus le marché. Nous bondissions hors de nos « cabanes », à demi vêtus, en pantalon et en tricot, sans même songer à remettre nos bottes, et nous jaillissions — littéralement — du poste des matelots. Nous titubions sur le pont balayé de lames glaciales, nous roulions les uns sur les autres, nous relevions et c’était une confusion de chocs, de chutes, de sauts épileptiques sur les planches glissantes, visqueuses, puis inondées, une folie d’ordres et de contre-ordres, une démente gymnastique d’escalades et de dégringolades dans les haubans, sur les hunes, sur les marchepieds de « grand voile », de « fixe », de « volant », de « perroquet » et de « cacatois », puis de nouveau sur le filin de la basse mâture, sur les hunes, sur les enfléchures dansantes mais plus solides à mesure que l’on descendait, puis sur le pont douché comme un patient de Bid’homme….. Et l’on se retrouvait grimpant ailleurs dans le noir, dans l’ouragan et les souffletants, les brisants paquets de mer. Les doigts cédaient, se décollaient du chanvre goudronné, se ragrippaient éperdument ; tant pis pour les ongles qui s’arrachaient !

Au matin on constatait qu’une chaloupe avait disparu ou qu’un « rouf » avait été à moitié démoli et par de beaux temps bleus et allègres nous rétablissions la voilure et refilions grand largue ou vent-arrière sur la mer de lapis-lazuli fluide qui roulait encore de petites collines d’eau, assez dangereuses malgré leur souriante luisance céruléenne.

….. En tout cas je n’aurai pas brillé comme marin. Le capitaine, révolté de mon affreuse maladresse et de mon ahurissement, a tenté par deux fois de « m’ouvrir les idées » en me mettant aux fers après des bêtises de calibre par trop monumental. Mais il a dû abandonner tout espoir de faire de moi un gabier tolérable et s’en console en me chargeant des corvées les plus particulièrement sales et répugnantes. Comme ce n’est pas, je le répète, un mauvais homme, en dépit des qualificatifs stercoraires dont il me décore à l’heure et à la journée, comme il a le grog facile et se montre assez jovial les jours de « belle brise », je garderai de lui un souvenir qui n’aura rien d’effrayant.

Et Kmôhoûn ? — Cet ex-mangeur de Tkoukriens tout crus fait le mort, s’abandonne complètement. Ce n’est que la veille de notre arrivée à la Pointe-à-Pitre par mer calme et sous un ciel joyeusement diamanté de rires d’étoiles qu’il se réveille pour m’adresser ce reproche bien digne d’un Aldebaranien plein de mauvaise foi :

— Ta hideuse peur est si violente qu’elle a fini par m’affecter, moi le brave des braves de Tkoukra !

C’est abject et ridicule. Il a été si parfaitement anéanti par l’épouvante qu’il n’a pas même eu le courage de se sauver et d’aller voir à Paris, loin des tempêtes, ce qui se donnait à son cher Ambigu !

Mais moi, je lui échappe pour quelques heures, assez involontairement du reste, pendant notre dernière nuit à la mer, entre la Guadeloupe et la Martinique.

Je ne crois pas qu’il soit possible d’attribuer ce que j’ai vu alors à un rêve. Nous venions de nous lever pour remplacer les tribordais. Il était minuit, mais l’azur nocturne était si limpide que je me figurais, à certaines minutes, vivre au centre d’un immense saphir, sombre mais admirablement transparent. J’étais éveillé comme à midi, occupé à « parer » des « manœuvres » sur le râtelier de grand-mât ; je vois encore les défauts du filin, des bosses, des écorchures, et distingue nettement deux petites taches de coaltar sur la drisse de perroquet. Tout à coup je me sens comme grandir, comme monter dans l’air, puis je sais, à n’en pouvoir douter, que je ne suis plus dans mon corps. Je l’aperçois au-dessous de moi, ce corps, faisant des mouvements identiques à ceux que mon instinctive volonté lui communique d’ordinaire. Puis il diminue et disparaît… Me voici flottant, vague et impondérable, dans une atmosphère de plus en plus bleue ; je traverse des zones lumineuses où tremblent de longs rayons bleus, verts, argentés, — d’or blême, d’opale blondie. C’est splendidement beau, mais, malgré mon état immatériel, je suis encore « trop près de la vie terrestre » pour ne pas souffrir de l’horreur du gouffre et de cette sensation que je suis perdu en le sublime inconnu de l’Infini. Qui me retrouvera dans cette immensité, qui aura pitié de moi ? Une voix me rassure : est-ce la voix de Jeanne Stolz, de la femme jadis aimée que me destinait le généreux Elzéar ? non, et pourtant !… Les paroles qu’elle prononce sont de celles (trop sublimes) que comprend faiblement ma médiocre intelligence ; je ne puis m’en faire qu’une très inexacte, très incomplète, très lointaine idée sans doute obscurcie par de grossiers contre-sens, mais je devine, me semble-t-il bien, que « certaines âmes humaines sont, par exception, trop suavement belles pour n’exister qu’enfermées dans leur triste prison de chair ; que chacune d’elles a son double, pareil aux plus scintillantes étoiles, en d’éblouissantes constellations invisibles pour le monde terrestre… et que… je flotte vers le reflet stellaire d’Irène. Très vite je franchis des espaces énormes dans une lumière de plus en plus adorablement troublante. La nuit du vide n’existe plus pour moi entre les archipels de Mondes : voici des systèmes solaires que ne révèrent jamais les astronomes de notre planète, des myriades d’étoiles qu’on dirait faites d’idéales pierreries (et combien mesquine est cette comparaison !)… Puis, dans l’aveuglant abîme, un astre grandit, grandit, paraît monter à ma rencontre, m’ « encercler », m’emprisonner dans ses éclatants horizons. Je suis comme capté par l’immense sphère d’or rose qui monte encore « autour de moi » et va m’absorber. Il me semble que je roule (un esprit !), que je tourbillonne dans des flots de clarté de plus en plus douce maintenant… Enfin je touche en quelque sorte le bel astre aimé, — aimé, oui ! — puisqu’il dépend d’Irène ou qu’Irène dépend de lui…

Une forme s’éloigne, est-ce celle de Jeanne Stolz, toute vêtue, croirait-on, de rayons de soleil tissés ? Est-elle morte, Jeanne, ou son âme est-elle venue à mon secours du fond des radieux océans du sommeil ?

… Ma bassesse intellectuelle m’empêche de jouir complètement de ce qui m’entoure. Je suis sûr que, dans le peu que je vais essayer de dire, je vais tout caricaturer, tout rapetisser, tout matérialiser. En ce décor inconnu et presque indescriptible, si supérieur à ce que je suis ordinairement capable de voir, je m’imagine, — sans doute par un effet de mon aveugle grossièreté, — rencontrer des choses lointainement analogues à ce que j’ai contemplé de plus beau sur le globe sublunaire. Je me figure distinguer une flore : j’aperçois comme de grands bois dont les arbres ne sont que des fleurs ; rien que des pétales, des corolles, des calices embaumés, bercés par une brise qui est, elle-même, un parfum distinct des émanations florales, — mais également suave. Toutes les nuances du rose parent ces gigantesques bouquets fluctuants ; certains de ces roses, d’un rose de lèvres de brune, sont si incroyablement « émotionnants » et « voluptueux », — si je puis parler ainsi, — que j’ai l’impression qu’ils me font une âme neuve. Souvent une fleur se dresse seule, aussi grande qu’un arbre, — et d’une forme si divine, d’une senteur si « enlaçante » — c’est le seul mot qui rende (un peu ridiculement) ce que je ressens, — que l’air jouant autour d’elle tuerait de trop grand bonheur un être humain normal. Désincarné, je puis la respirer impunément, — et même, éperdu de joie, me fondre en quelque sorte en son enivrant nuage incarnadin. — De grands oiseaux prismatiques volent entre les cimes des arbres-fleurs où ils se posent parfois comme des caresses de lumière. Leur chant aux notes lentes évoque de magiques passés plus charmeurs encore que ce splendide présent. Le ciel est rose et or. Des sources roses traversées d’éclairs d’or fluent, — dont la musique ne se peut comparer qu’à celle de harpes qui auraient, — absurdement — des cordes de cristal, — et, allons plus loin dans l’absurdité : de cristal vivant. — Toute cette nature est comme « nimbée » — et pénétrée en même temps, — de gaîté tendre. Je flotte en les parfums roses des « bois », en la radiance apaisante des clairières, en toute cette douceur, en toute cette beauté que je sens être une infinie bonté manifestée par de transportantes images et par un « immatériel bien-être »…

Et, bien que follement désireux de ne jamais quitter cette atmosphère de délices dont je n’ai su donner aucune idée vraie, — je me sens inharmonieux, brutal, « déplacé », dans ce milieu de trop éthérée suavité. Une force bienveillante, attristée, je le devine, de me sevrer de joies dont je suis indigne, me chasse presque malgré elle.

Toutefois, au moment de quitter la délicieuse étoile qui me semble pâlir avant même que je l’aie abandonnée, — m’apparaissent tout à coup, plus diaphanes, plus aériens que le reste du surnaturel décor, — de merveilleux, d’invraisemblables palais de rêve et des végétations de prodige : ce sont les domaines imaginaires de ma « princesse »…

… Et, un peu à l’écart, s’élève plus nette, plus fermement dessinée (?), une sorte de grande villa antillaise à vérandas et à piliers comme de lumière blanche. Une mer ruisselante de soleil atteint presque son large perron neigeux, serti de roses pourpre, et lance une pluie de brillants irisés vers la forêt de cocotiers qui l’étreint et dont les longues pennes d’or vert frôlent ses hautes galeries.

Je crois l’avoir déjà vue, mais où ? en songe ou dans une autre existence ?…

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Et je me suis réveillé (?) au bruit de l’ « appel au quart » sur le pont de l’Augustine Bourdon….


Autour du voilier maintenant, quelques heures après que j’ai fait cet étrange rêve (?) — les embarcations des noirs, yoles fines et pointues des deux bouts, peintes de tous les bleus, de tous les roses, de tous les verts, décrivent de longues courbes sur la tranquille rade couleur queue de paon. La plupart vont à la pêche ou en reviennent. Quelques-unes portent des « promeneurs » blancs, noirs, cuivrés, bronzés, citrins, ambrés, — de ceux pour qui l’arrivée et le mouillage d’un voilier sont un captivant spectacle qu’ils manquent rarement. D’autres sont montées par « Missié l’Arrimeur », le charpentier, le calfat, le boucher, des marchands de fruits, — jaunes et luisantes bananes, oranges énormes, parfumées et savoureusement mûres malgré leur nuance d’émeraude sombre, ananas écailleux, mangos, pommes-cannelle, avocats, sapotilles, etc., etc. (et tous les fruits, — rouges, verts, jaunes, violets, maïs ou ocre sont délectablement bons à la Martinique, peut-être meilleurs que partout ailleurs, — sauf les « fraises-pays » d’un magnifique et luisant rouge entre rubis et grenat, superbes mais détestables). — La petite goélette de « Missié Dominique », le pilote-major, nous quitte, gracieusement virante, comme un goéland qui serait tout blanc, — les ailes étendues et « gonflées » de brise. — De grosses gabarres se traînent sur le flot à la queue-leu-leu, chargées de barils de rhum, de boucauts de sucre et d’ « emballages » fantastiques. Des mariniers vocifèrent, perchés sur les ballots, courant sur les grandes caisses, — ceux-ci d’un noir brillant comme une cassure de réglisse, ceux-là tabac sombre, fève tonka, chocolat frais, palissandre poli, très vieux chêne terni, fumé, — café grillé, café-au-lait, or sombre, jaune ambré, jaune mat.

On vit beaucoup sur l’eau et dans l’eau ici. Des centaines de baigneurs, de six à soixante ans, courent sur la plage, cabriolent, avancent dans la mer, toujours galopants, s’allongent sur le flot, se lancent à la nage, barbotent comme des Terre-Neuve, bondissent et se bousculent comme des troupes de marsouins.

Là-bas, sous les grands arbres du Mouillage, une foule aux vêtements d’un coloris vénitien s’agite, va et vient, semble processionner, — d’un éclat incroyablement gai dans tout ce vert intense, doux et profond.

… Enfin « la Santé » nous aborde, nous arraisonne et nous accorde la permission d’aller à terre. On descend le « youyou » à l’eau, puis on largue l’échelle « de commandement ». Le Capitaine et quatre matelots, dont je suis, selon la promesse de Le Coatmabergastmelen, prennent place dans ce youyou, dans cette yole, — et en route pour le Marché du Mouillage.

Sous la haute voûte de verdure il fait une chaleur un peu entêtante mais délicieuse, dans les parfums des fruits et des fleurs. La fontaine à large vasque tintante chante sa chanson fraîche et la brise de mer, encore légère, fait doucement osciller les arceaux de feuillage. De grandes femmes sveltes et nonchalantes, — sombres yeux caressants, carnations noires, mordorées, chaudement pâles ou à la fois brunes et délicatement rosées, poitrines bombées, hanches en forme de lyres, — habillées de longues et multicolores « gaules » traînantes, coiffées de madras flambants, d’un jaune solaire ou teintés d’aurore ou de couchant — circulent, onduleuses, d’un pas balancé, entre les étalages de citrons verts et de piments écarlates, d’aubergines violettes, de tomates, de bananes, de tous les fruits antillais chatoyants et comme vernis, — de poissons sur lesquels frémit la lumière et qui sont des joailleries d’or rouge, d’argent et de nacre bleue et rose. — Tamisée pourtant par les frondaisons, la clarté devient parfois si vive, surtout dans le halo rayonnant qui semble émaner des aveuglants piments et des citrons verts que l’on jurerait que les étalages vont prendre feu.

Là-bas, de larges palmes se balancent dans l’air bleu poudré d’or.


Un gros petit boucher noir et luisant comme une mûre, fait, avec son coutelas, une musique (?) étourdissante sur l’une des tables de pierre, à seule fin d’attirer la clientèle. Une vieille bonne femme assez fuligineuse, auréolée d’un madras potiron et lilas, lui réclame avec acrimonie un « ’ti môhceau » de viande qui manquait, paraît-il, à son poids, hier. L’homme au coutelas répond dans un magnifique créole, mâtiné de montmartrais, — car le montmartrais arrive jusqu’aux Antilles aujourd’hui[2] :

— Ou pas fai’ vie bâton-chaise comme ça : foutez camp !

Il répète trois ou quatre fois cette sommation sur un ton de plus en plus menaçant. À la fin la bonne femme perd courage et se résigne à suivre l’avis si énergiquement formulé, non, toutefois, sans s’être soulagé le cœur en lançant à son ennemi cette suprême insulte antillaise, insulte neutre qui se jette aussi bien à une femme qu’à un homme ;

— Foutt’ sâlopp !

Vaincu par tant de gentillesse, le boucher la rappelle et lui donne son « ’ti môhceau » — et rit, — et rit, — à croire que sa bouche va lui faire le tour de la tête.

La chaleur est de plus en plus ensommeillante sous les arcades vertes, mais la brise prend de la force et son souffle tiède paraît exquisement aiguisé de fraîcheur dans tous les parfums de fleurs et de fruits qui combattent les acres et brûlantes senteurs des rhummeries, — où il y a comme un mélange de caramel — (bien entendu !) — de peau d’Espagne et de tan.

Les longues et robustes et souples femmes s’alanguissent encore et semblent glisser, flotter, — leurs beaux yeux à demi-clos, — au-dessus des dalles d’un rose presque mauve dans l’ombre verte où s’infiltre une bruine de topaze.

Nous voici, nous, les quatre matelots, chargés comme des consciences de politiciens. Le Coatmabergastmelen nous regarde avec satisfaction plier sous le faix. Puis il a pitié de nous :

Tiens bon, garçons ! Il y en a assez comme ça ! Au tour du cuisinier de rigoler quand il va nous voir embarquer tous nos vivres.

Nous n’avons guère de chemin à faire pour regagner le youyou, mais nous sommes terriblement alourdis par les sacs de pain, de légumes et de fruits, — les paniers de viande et de poisson, J’avais bien l’intention de profiter des allées et venues des acheteurs et acheteuses pour disparaître dans cette petite rue toute verte qui s’ouvre entre deux hautes cases de bois à balcons frêles et à vérandas… Par malheur le capitaine ne me quitte pas d’une semelle. Je ne pense pas qu’il y mette de la malice ; mais il est de belle humeur, en veine de causer et j’ai la malchance qu’il m’ait choisi aujourd’hui comme auditeur… Mais, au fait, j’entrevois maintenant un petit projet d’évasion plus facilement exécutable et bien plus simple que le premier, — ne nécessitant ni bousculades ni trots éperdus. Attendons à ce soir.

Nous rentrons à bord, déjeunons sur le pont, sous la tente de toile à voile que rend nécessaire le trop beau soleil des Antilles, — nous intéressant à ce qui se passe sur les dunettes et tillacs des navires mouillés auprès de nous. Il fait bon sur la rade, en plein bleu, avec la vision féerique de l’île voisine.

Bientôt une nouvelle provenant des bureaux du consignataire me charme au delà du possible : comme il n’y a, décidément, plus rien à glaner dans le port de Saint-Pierre, l’Augustine Bourdon quittera demain le Mouillage pour se rendre à Miragoane (Haïti). Je trouverai sûrement un peu après la tombée de la nuit l’occasion que je cherche et demain, tandis que je jouerai des jambes sur les routes ombragées de manguiers et de sabliers, allègrement empanachées de palmes volantes, l’équipage du trois-mâts aura autre chose à faire qu’à me chercher, — larguant des voiles, en carguant d’autres, changeant « les bras » au vent, par les « folles risées », dans l’azur du large.

Je ne m’étais pas trompé. Messieurs les fournisseurs, curieux et autres sportsmen, pour lesquels le pont d’un voilier est un champ de manœuvres tout indiqué, ne sentent pas leur ardeur visiteuse refroidie par la tombée de la nuit.

Pendant le dîner, vers sept heures et demie, avant le lever de la lune, — retentit de nouveau, lancé de la plage, le cri tant de fois entendu dans la journée :

— Ahghîstine Bouhhdon ! ho !

Comme je m’y attendais, tout le monde proteste cette fois, depuis les marins installés à l’avant jusqu’au capitaine, qui, attablé près du mât d’artimon, finit son plat de « cribiches » (crevettes grosses comme de petites écrevisses), et surveille déjà sa cafetière, russe… ou autre.

À l’immense stupéfaction de Le Coatmabergastmelen qui me sait fainéant et ennemi des corvées, je me lève sans trop d’empressement mais avec décision et, — à ceux qui me reprochent d’encourager les « em… nuyeurs », j’adresse cette réplique, — inattendue de ma part :

— Oui, c’est toujours comme cela : on ne veut pas répondre le soir, — et puis le lendemain on s’en repent. C’est peut-être quelque chose de très grave que l’on veut nous faire savoir !

— Ouatt’ ! Un simple baladeur qui n’a pas encore son petit effet de nuit sur rade dans sa collection…

— Enfin, du moment que vous ne vous dérangez pas, que vous importe !… Je crois plus prudent d’aller voir…

— Vous allez vous foutt’ au plein ou capoter avec la yole.

— Pour cela non ! Je suis mauvais marin mais je canote comme feu Banc-à-coulisses lui-même.

— Ça, c’est vrai, grogne Le Coatmabergastmelen, ces sales Parigots, c’est tout le temps à naviguer dans des espèces de boîtes à savon entre la Morgue et… l’Opéra (!!)

Mais ce n’est pas le moment de relever des erreurs géographiques, même grossières comme celle-là. Le Capitaine me laisse aller, — c’est le principal ; il fera un autre jour ses excuses au maire du IXe arrondissement.

La nuit est d’un splendide bleu sombre velouté, les étoiles semblent sourire à leurs images dans l’eau calme.

Je descends rondement l’échelle, détache le youyou et, sur un liquide ciel nocturne où des rayons d’astres, par un frisson de houle, zigzaguent brusquement comme des éclairs, je « nage » vite, vite, vers les « accores ». J’ai aperçu mon « crieur » qui répète son appel infatigablement, jusqu’à la seconde où l’étrave de la barque touche terre à un mètre de lui.

C’est un vieux monsieur très noir, de physionomie respectable et paterne. Il me sourit, bénignement, au clair d’étoiles. Je lui tire mon chapeau et lui dis avec une extrême politesse :

— Vous seriez infiniment bon, Monsieur, de m’attendre cinq minutes. Je suis chargé par le Capitaine d’aller chercher deux litres de rhum chez Mme Cambyse, en face de la gendarmerie du Mouillage.

— Allez, allez, mais faites vite, mon ché. Il faut que je voie votre capitaine pour une affaire incroyablement sérieuse. Je suis Missié Célinice Inzinor chante la basse-taille gutturale du bon vieux, une voix importante d’orateur pour Conseils municipaux.

La place du Marché traversée, une rue montée, je me trouve dans la verdure, — un peu oppressé par de chaudes et trop suaves odeurs de serre… Je ne pense plus au brave M. Célinice Inzinor.

…….. C’est très joli de me trouver libre, à terre, dans la colonie où ma « petite princesse » est venue en convalescence, mais je n’ai plus que cent sous et ignore où je coucherai. Il ne faut pas songer à camper à la belle étoile, dans une île où les serpents, — des bothrops lancéolés, — aiment, paraît-il, à faire leur petit tour par les nuits sereines. Je marche longtemps, un peu au hasard, sous la voûte feuillue, débouche sur une large route et, abruti de fatigue, ne songe plus, pour le moment, qu’à demander un coin où dormir, dans la première case venue.

En voici justement une dont l’apparence est inviteuse. Le toit disparaît sous les plantes grimpantes maintenant bleuies de lune, et les minces piliers qui soutiennent l’auvent de la galerie basse sont enguirlandés de longues « grappes » de fleurs.

Toute la maisonnée, — de braves noirs à figures ouvertes et rieuses, — m’accueille comme un camarade. On est hospitalier à la Martinique et c’est à qui me versera une tasse de café ou une goutte de rhum, me servira une grande assiettée de « court-bouillon poisson » ou de soupe zhabitants au gombo et aux pois d’Angole.

On ne me demande ni ce que je fais dans le pays ni mes intentions futures. On m’installe proprement pour la nuit et je m’endors, tandis que mes hôtes chantonnent tout bas ou causent entre eux à petit bruit.

Au matin, après avoir insisté pour me faire déjeûner, le maître de la case avise mon couteau pendu à ma ceinture par un bout de fil-caret — et qui est sorti de ma poche. Il prend un air mystérieux et me fait une assez copieuse allocution en créole. Comme je ne comprends pas bien, il se donne la peine d’aveindre son français des jours de gala et me tient le petit discours suivant :

— Couteau-là est bavard. Il dit vous avez foutu camp d’un bateau. Oh ! ça pas bien dangereux, vous n’êtes pas marin-l’État, alors les gendâhmes-grosses-bottes (!!) yo vont pas couri’ après vous. Mais vous avez pas de l’âhgent en pile, est-ce pas, mon ché ? Suis pas riche, moi, mais ya toujou ion vié pièce-dix-sous pour les « côllègues » emmêhdés (Il gagne deux francs par jour et a sept enfants).

Et après une petite lutte, il faut bon gré, mal gré que j’empoche les cinquante centimes. Je fais semblant de rire, mais je crois que je n’ai jamais été aussi reconnaissant de ma vie. Comme on l’a dit souvent, l’intention est tout. Et ce n’est pas fini : avant de me mettre en chemin, je dois encore « décrocher mabouya ». Le mabouya est un mystérieux et, du reste, imaginaire lézard dont on a parfois la gorge obstruée, le matin, aux Antilles. Ce saurien est fort méchant et — pourvu de terribles griffes, — s’accroche impitoyablement aux parois du pharynx de ses victimes ; rien ne peut lui faire lâcher prise, rien, — sinon un fort coup de rhum. Quand le mabouya est décroché, il est élégant d’ « envoyer gendâhme ». Envoyer un gendarme, c’est avaler une bonne goutte du déjà nommé rhum, puis se rafraîchir la bouche avec une gorgée d’eau qui doit suivre immédiatement l’alcool.

Enfin me voici en route, après avoir serré la main de Cicéron Fanfan, mon hôte.

Je crois qu’il n’y a pas, au monde, de meilleure population que celle de la Martinique, — (blanche, noire ou mulâtre).

Vais-je me diriger sur Fort-de-France ou commencer par demander où se trouve la femme du gouverneur de la Guadeloupe, qui doit être connue ? Les deux idées ne valent pas grand’chose. Il aura été inutile à Irène d’aller aussi loin que Fort-de-France pour trouver le bon air. Toute la colonie est admirablement saine, deux ou trois points exceptés, et si je parle de la « conjointe » d’un grand manitou colonial, — moi, vagabond mal équipé, — je puis devenir suspect. — Puis une obscure intuition me porte à retourner à Saint-Pierre. Le plus « sage » n’est-il pas de me fier à la veine qui m’a bien servi jusqu’ici ? — La petite pièce d’argent de Cicéron Fanfan sera certainement un bon fétiche. Je la jette en l’air : si elle retombe face, je ferai route vers le Nord ; si elle me montre le côté pile, je mettrai le cap au Sud. — Face ! C’est décidément vers Saint-Pierre qu’il convient de cheminer.

À l’instant même où je reviens sur mes pas, l’augure est confirmé par un fait des moins étranges, mais en lequel je me plais à voir, alors, un mystérieux encouragement. Cette route des mornes, la « Trace », — à l’endroit où j’ai consulté le Fatum, — surplombe si bien les basses terres que n’apparaît plus à mes yeux le plus petit morceau de plaine : rien que la mer, toute de saphir lumineux :

Or, — exactement à la minute où mes regards se reportent sur le bleu des vagues, voici que semblent sortir de l’immense muraille de brillante végétation que j’ai sous les yeux, une pointe de mât, puis une vergue, deux mâts, trois mâts, puis toute une coque, — la coque de l’Augustine Bourdon, — parbleu ! — la seule sur rade qui soit peinte, — sous prétexte de gris, — d’un mauve presque rosé, reconnaissable à des milles de distance. Le bon voilier prend le large en m’abandonnant. Hurrah ! hurrah ! Saint-Pierre m’est ouvert à présent. Je vais traverser la ville, — la suivre, plutôt, dans toute sa longueur, et chercher au Nord, toujours au Nord, jusqu’à ce que la côte tourne…

Je redescends allègrement vers la plage par un « raccourci », — … assez long ! — parcours les trois grandes rues du Mouillage, du Centre et du Fort, aux maisons de bois vieilles ou neuves, simplettes ou coquettes, mais toujours propres, les unes sans un ornement, les autres garnies de jolis balcons ouvragés, — entrevois la Savane de l’Évêché, profondément verte et intensément créole, presque « Paul et Virginienne », le Théâtre et ses cocotiers, la Batterie d’Esnotz aux ombres bleues, jusqu’où paraissent monter les reflets des feux bleus de la mer, — la Roxelane dite Rivière du Fort, son pont de pierre et tout son « décor de fond » feuillu et fleuri, le Marché du Fort, aux manguiers et sabliers géants, — l’Église Saint-Pierre et Saint-Paul perchée sur un terre-plein d’où montent, droites, les colonnes blanches et smaragdines et les flèches pennées des palmistes ; — je dépasse les dernières maisons de la ville. Maintenant blanchoie l’Habitation Périnelle, jadis célèbre et toujours jolie avec ses hauts, aériens et grêles palmiers. Je marche encore longtemps, puis me repose en mangeant la première chose venue dans un -k-[3] assez primitif et africain d’ornementation…

….. Voici que houlent les panaches d’une forêt de cocotiers toute diamantée d’embruns lancés par les grosses vagues, crêtées d’écume, d’une petite anse, — béryl, turquoise et mousse d’argent. Une grande villa, comme de lumière blanche, miroite entre les pennes d’or vert et des roses pourpre qui semblent vouloir ensanglanter son perron neigeux. C’est la maison que j’ai « entr’aperçue » dans l’étoile délicieuse. Je jurerais qu’Irène est bien près de moi, à présent que je vais la voir…..

Des domestiques de tous les teints connus, depuis le rouge clair normand jusqu’au noir satiné le plus congolais, vont et viennent sous les galeries, sur les marches, — sous les verdures qui entourent la villa. Je n’ose interroger personne, mais je suis de plus en plus certain que je suis arrivé à bon port. J’attends longtemps, caché derrière un bosquet d’orangers hauts comme des cèdres — et commence à désespérer de contempler ma « princesse » ce jour-là quand ma bonne étoile (?) me met brusquement en présence de Chapitel, l’ancien domestique de Roffieux, devenu comme il va me le raconter, — le valet de chambre du potentat Letellier :

— Oh ! monsieur Veuly ! Vous ici — et dans cette tenue….. de….. de….. navigateur !…..

Et après un échange d’explications :

— …..Sûr alors que Léonard, ç’ui d’Vassetot, n’avait pas tort quand il prétendait que vous en teniez dur pour Madame, car ya du ch’min et d’la nausée depuis la Seine-Inférieure jusqu’à ici. Mais s’il est permis à un simple serviteur comme moi, qui suis le vôtre, d’exprimer une « manière d’opinion », j’aurai celui de vous dire que vous vous êtes pas ennuyé : y’avait aussi l’aut’ Madame, celle de Monsieur vot’cousin qui en avait un, de coup de marteau, pour vous ; et sans offense vous n’avez rien d’une estatue ni d’un curassier ou zouavre. Elle parlait souvent seule, la Dame de M. Roffieux et j’ui en ai entendu défiler, un chapelet, un soir, qu’yyavait eu du monde et des petits verres : Les personnes parties, elle était restée dans le fumoir où j’étais venu pour ramasser des cigares qui traînaient, — (des « pas fumés » et aussi des « à peine ») — ….. Elle en racontait, elle en racontait mais elle en revenait toujours à répéter : « Ah ! Philippe Veuly ! Philippe Veuly ! Tu m’aimes pas après que je me serai scarifiée pour toi ! Eh bien, je t’abandonne aux esplotations de cette canaille d’Elzéar. Tu m’as aimée pourtant puisque tu t’es « esbigné » une nuit de ton Vassetot pour me déshonorer de tes amours saladiques et que t’as réintégré ta boîte après ça ! — Elle s’exprimait mieux que moi, vous pensez ! J’arrange ça comme je peux : yavait des mots d’officier !

(Chapitel sait fort bien que lui-même ignore peu de « mots d’officier ».)

Kmôhoûn qui ne bronchait plus depuis la scène qu’il m’avait faite la veille de notre arrivée aux Antilles, se met à ricaner. Bien entendu, ce rire ne sonne pas mais il me secoue plus atrocement les nerfs que les éclats de grossière gaîté de cent alcooliques assemblés.

Et pendant que Chapitel continue à m’entretenir des sentiments de la distinguée « Raoula », le Tkoukrien se confesse :

— Ah ! je ne t’en ai rien dit, mais tu aurais pu t’en apercevoir si tu avais consulté mes souvenirs. Et tu ne regardes jamais en toi-même ! — Mon vieux ! Ce que c’était délirant de cocasserie ! Tu connais le sourire — exaspérant de prétention, — de « l’épouse Roffieux »….. Eh bien ! tu sais, — cette chose, cette chose que l’on ne voit guère que dans ces cas-là, — (quand on la voit !) — oui ? — eh bien ! la chose avait presque….. (Il s’esclaffe), — le même sourire, — ou je me le suis imaginé ! C’était tordant !

Quel affreux dégoût ! Infect, répugnant Tkoukrien ! Que n’as-tu un corps que je puisse tenailler, lacérer, mettre en charpie, — en bouillie !

Mais il importe que l’expression horrifiée, sauvage et féroce de ma physionomie ne mette pas en fuite le bienveillant Chapitel. J’ai des renseignements plus importants à lui demander. — Je me calme par un terrible effort de volonté et interromps sans brutalité sa conférence sur Raoula en le priant de me donner des nouvelles d’Irène :

— Elle est bien mieux ! Il n’y a plus ça de folie, plus ça ! Et c’est elle qui domine son mari à l’heure qu’il est. — Au commencement, il lui fichait des beignes, il l’appelait d’un tas de vilains noms et lui envoyait des « objets » à la tête, qu’elle en a une marque ou deux. Mais maintenant il y a une vieille négresse un peu sorcière qui prétend qu’elle lui a donné un philtre pour avoir « le dessus avec Monsieur ». Oh ! il est vraiment gentil à présent avec elle qui fait ses efforts pour lui cacher que, sans lui en vouloir (car elle n’est pas méchante,) elle aimerait bien le voir plus loin….. Il en maigrit…..

Je vois que je n’obtiendrai plus que des ragots imbéciles, — et coupe encore une fois la parole à l’officieux de l’omnipotent satrape.

— …..Et sort-elle parfois dans l’après-midi ?

— Certes, et elle ne va pas tarder. Vers ces heures-ci, quand la brise donne comme « tout de suite » elle va faire un tour jusqu’à l’autre bout de Fond-Corré, vers Saint-Pierre sous les cocos et les manguiers.

Je me délivre de Chapitel en lui affirmant que je dois retourner à bord avant la nuit, que j’ai eu des maheurs (détail, hélas ! trop vrai !) et que j’émigre (voyons ! où pourrais-je bien émigrer ?)… Tiens !… au Vénézuela où l’on vient de découvrir des mines d’or dans la province de Guarico…..

Puis je fais un grand détour et vais me poster de l’autre côté de la villa, dans une étroite sente où la haute, l’épaisse feuillée tropicale, blutant la splendide averse de flammes blondes, la transforme en vert crépuscule.

On ne me surprendra pas. Ne doivent se faufiler dans ces enchevêtrements de lianes que de bons vagabonds noirs, chasseurs de tourterelles sauvages ou des immigrés hindous coupeurs de choux-palmistes…..

Et je puis parfaitement surveiller les abords de la belle case blanche, lumineuse.

Des heures, — ou des minutes incroyablement longues — s’écoulent :

Enfin, une femme que je reconnais — et ne reconnais pas, j’étouffe un peu ! — Mon cœur bat à grands coups sourds qui me secouent, qui me brisent, — une femme vêtue de mousseline rose pâle descend les marches du perron ; personne ne l’accompagne :

Est-ce elle ? Je ne sais plus ! Oui, c’est Elle ! mais qu’y a-t-il en Elle qui me déroute ainsi ? — Elle est sur le chemin qui longe la mer ; elle s’avance de mon côté ; elle s’approche, s’approche !….. —

À cinq pas de la sente, Elle s’arrête — et demeure là un long moment, comme attirée et repoussée par l’allée sombre aux larges feuillages retombants. Je la vois en pleine lumière et la regarde avidement ; oui, avidement ! Si je ne redoutais de paraître grotesque, j’écrirais que mes yeux ont faim et soif d’Elle ! Mais qu’y a-t-il, mon Dieu ! — De loin, après une courte hésitation, je l’ai reconnue. À la contempler de si près, je n’éprouve plus du tout la joie immense que j’espérais, que je craignais, — cette joie dont l’attente me causait une douloureuse, une exquise peur…..

C’est Irène et ce n’est plus Irène ! — Serais-je un misérable assez brutalement insensible pour l’aimer moins parce qu’il est évident qu’elle a souffert, — et beaucoup souffert ?

Elle est toujours belle, mais autrement qu’à l’époque où elle est « entrée en moi » non comme « un coup de couteau » selon l’expression du dieu Baudelaire, mais comme un suave et puissant parfum qui a envahi tout mon être. La nuit magique de ses yeux est aussi sombrement resplendissante que par le passé. Si son teint a pâli, s’est en quelque sorte un peu éteint, il a pris des délicatesses, une douceur de pétale mourant. Son visage a la fine et chaude couleur d’une rose-thé qui se velouterait d’un presque imperceptible pollen d’or. Sa bouche aux cruels et adorables arcs roses est toujours aussi fraîche. Tous ses traits ont gardé leur pureté. Je les revois pareils à ce qu’ils furent naguère — (y a-t-il plus ou moins d’un an ?) — oui, pareils, mais pourquoi leur harmonie d’ensemble est-elle différente ? — Il n’y a en elle aucun changement très marqué, — pourtant ce n’est plus la même femme. Bien que sa beauté ne présente rien de morbide — (loin de là : Irène semble plus forte, plus énergique ; il y a même dans son œil un éclat de fière volonté que j’ignorais) — bien que cette beauté n’ait rien que d’épanoui, de triomphant, de superbe, un peu dans le sens latin du mot, — je ne puis m’empêcher de sentir, au fond de moi-même, qu’elle a, je le répète, beaucoup souffert, qu’il s’est produit en elle une transformation à la suite de laquelle son essence intime s’est complètement altérée. Je suis sûr que c’est son ancien reflet que j’ai vu dans l’étoile délicieuse, et non l’actuel.

Elle est toujours charmeuse, mais son charme est autre, moindre, par conséquent, pour moi. Je m’imagine que mon amour se modifie, que je ressens pour elle une nouvelle passion, mais ce n’est plus la passion de jadis qui m’inondait d’un trouble, bonheur si follement grisant, si exquisement inquiet. Et pourquoi me leurrer ? Non, ce n’est plus cette femme-ci que j’aime, mais bien l’Irène de jadis, — celle qui a disparu ! — Oui, c’est une Irène que je dévore, que je bois des yeux, cherchant en elle un rien qui puisse faire renaître la vieille ivresse, la seule réelle, mais ce n’est pas mon Irène !

Alors, c’est fini ! J’aime une femme qui n’existe plus. Je n’aurai même pas l’espoir de la retrouver dans une autre vie, puisque, maintenant, a varié le principe subtil qui émanait d’Elle comme le parfum d’une fleur. Elle n’est plus Elle ! Elle ne sera jamais plus Elle !… Et moi-même, ai-je encore une raison d’être après cela !… Ce n’est pas de la douleur que j’éprouve ; c’est une sorte de morne indifférence pour tout ! Rien ne m’intéressera plus. Oui ! c’est fini ! et je suis fini aussi !…

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Je me mets à rire si fort qu’Irène étonnée, — oh ! nullement apeurée ! — marche droit au petit sentier, soulève un rideau de lianes et de feuilles retombantes et m’aperçoit. Non, certes ! Elle ne se ressemble plus ! Que reste-t-il de la « petite princesse » craintive et si divinement « femmelette » ? (oh ! pas toujours si femmelette !) Sa physionomie devient énergique, presque menaçante ; sa voix, encore douce mais plus grave qu’autrefois, sonne autoritaire, dans le silence des futaies :

— Votre plaisanterie est stupide ! vous avez voulu m’effrayer, n’est-ce pas ? Si vous n’avez pas réussi, je vous sais quand même mauvais gré de la détestable intention. Allez-vous-en et vite ! vous m’entendez !

Ces paroles allument en moi une insane et furibonde colère immédiatement attisée par Kmôhoûn. Malgré mon trouble, je lis, je suis forcé de lire dans l’âme du Tkoukrien mieux qu’en la mienne propre. Lui aussi est enragé contre cette femme qui se permet de lui apparaître différente d’elle-même, — qui ne pourrait plus lui donner exactement les mêmes joies que la nuit de… mon emprisonnement dans la cellule, — contre cette femme qui après cela nous parle « comme à des chiens » ! — Exaspérés, nous nous jetons sur Irène ; je la saisis aux coudes et l’attire violemment dans le fourré. Oh ! ce n’est pas que je la veuille, à présent ! Il me serait moins pénible de me tromper avec une autre qu’avec Elle. Non, je ne la veux pas. Mon désir forcené est de la meurtrir, de la punir dans sa chair menteuse, — oui, menteuse puisqu’elle ne m’illusionne plus de la même façon, — de la battre sauvagement, comme l’eût fait une brute de l’Âge de pierre châtiant sa sournoise femelle pour se venger d’une longue trahison.

Et tout en me révoltant contre moi-même, je la frappe, je la supplicie avec des raffinements de férocité. — Et arrive ce que je prévoyais obscurément sans oser me l’avouer : elle m’a reconnu, maintenant — et s’interdit les plaintes pour éviter que l’on se rue à son secours, que l’on m’abatte comme une bête hydrophobe. Oui, à Vassetot, je l’ai honteusement souillée ; aujourd’hui je la martyrise, abject bourreau que je suis ! Mais par le fait du viol perpétré naguère et qu’elle subit à demi consentante… pendant… des secondes… je suis devenu en quelque sorte une chose à elle, moi qui croyais m’emparer d’elle — et elle me défend par son silence.

Moi, hideux lâche, je me réjouis de la voir pleurer à grosses larmes, tandis qu’elle serre les mâchoires pour ne pas crier. Je lui tords les poignets, je les mords ; je lui enfonce mes ongles dans la gorge. Elle essaie de lutter un peu, mais je lui en ôte tout envie en lui tenaillant les joues, en lui pétrissant les seins, en fourrageant ailleurs, les griffes en avant. Oh ! quelle douloureuse jouissance me causent ses gémissements étouffés ! Combien je souffre de ses souffrances, mais que c’est atrocement bon ! Ah ! je vais prendre mon couteau, l’entailler, la saigner un peu, pas trop ; je ne tiens pas à la tuer si vite ; je veux faire durer le plaisir !… Et je pleure autant qu’elle… Oh ! cette délectable torture de l’affreuse pitié vaincue ! Je pleure, mais j’exulte !… Irène a vu la lame briller. Ses yeux expriment une terreur infinie — et, tout à coup, tant de douceur suppliante ! Mais redevient-elle folle ? Voici qu’elle me passe un bras autour du cou et m’écrase, me brûle les lèvres, — de quel baiser ! — Ah ! je comprends : la « drôlesse » veut se sauver en se « prostituant ». Elle aimait mieux mes violences de là-bas ; c’était plus gai ! — Et je lui mords la bouche jusqu’au sang !…

Mais brusquement tombe ma frénésie. Une vraie, une délirante pitié s’empare de moi, me bouleverse, me navre d’une peine si aiguë que j’en hurle presque…

Car le néfaste Kmôhoûn, le glaçant fantôme évocateur de l’Astre Rouge, du lointain globe de sanie, vient de s’élancer hors de moi, de me délivrer de sa présence « à jamais », a-t-il grondé (je crois l’avoir, cette fois, matériellement entendu).

Part-il heureux de m’avoir conduit où il devait me conduire : à l’infamie des infamies, — ou l’ai-je horrifié par ce crime sans nom qu’il a voulu et que je viens de commettre, en rendant morsure haineuse pour baiser, — forfait peut-être sans exemple dans l’histoire des Mondes ?

VI

C’est à peine si j’ai la force d’écrire à présent, après cet aveu de ce que j’ai, sans doute, perpétré de plus effroyable au cours de toutes mes existences…

Je crois que je me suis jeté sur le corps d’Irène et que je l’ai couvert de tendres et sanglotantes caresses… Oui, j’en suis sûr. Elle m’a même encore donné de sa bouche meurtrie un baiser qui pardonnait l’impardonnable.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais Irène s’évanouit. Je la crus morte. On venait, du reste… on la cherchait… on avait entendu mes cris. Le désespoir et la terreur m’affolèrent de nouveau. Je ne fus plus qu’une bête qui fuyait…

Qu’est-il arrivé alors ? Il me semble que je me vois tapi dans les broussailles de terribles forêts, bondissant par des savanes blondes et vertes… Après cela j’ai dû vivre assez longtemps sous de farouches et puissantes frondaisons de féerie, farouches, puissantes et gracieuses aussi, les plus belles que j’aie vues dans ma vie actuelle, mangeant des fruits étranges, buvant à même les ruisseaux, dormant la nuit dans des arbres, sur de solides et inextricables entrelacements de branches… Un jour, des gens m’ont pris, dans une clairière, près de la mer… Oui, j’entrevoyais comme un port, des maisons, une ville… Autant que je puis me le rappeler, ils m’ont emporté, ficelé comme un singe capturé vivant, — et m’ont jeté dans une petite pièce noire. Je devais être alors enfermé de nouveau dans une maison de fous car j’ai entendu là, souvent, des femmes qui criaient, comme celles de Vassetot. Combien de temps ai-je pu rester là ? J’ai réussi à m’échapper encore, comment ? Je n’en sais rien… Je me retrouve sur un navire, puis sur d’autres, travaillant machinalement, plutôt abruti que fou : on n’aurait pas enrôlé un aliéné ! Un imbécile, c’était différent ! Il me paraît que j’ai été à la Guyane, à la Plata, aux Îles Malouines, dans l’Extrême-Sud Chilien, puis à Valparaiso où je n’ai pas pensé à demander des nouvelles de Magne et de Nigeot…

….. Je pus toutefois remettre la main sur les aventureux mabouls dans un hôpital d’une petite république… oh ! très chaude ! du Centre ou du Sud du Continent américain : ….. Un accès de fièvre accompagnée de délire (?) m’avait fait admettre dans cette « maison-modèle » où mes deux anciens compagnons de Vassetot — qui l’avaient fondée — après s’être vus expulsés du Chili pour propagande religieuse par trop bruyante, — étaient, à l’époque, internés. Considérés comme infiniment peu dangereux, ils circulaient partout, de jardin en jardin, de salle en salle, semant, — croyaient-ils, — sur leur passage, les bénédictions et les cures miraculeuses, car ils s’imaginaient être devenus des dieux (fortunés hommes !) — Ils s’étaient, bien entendu, mués en purs esprits et le proclamaient. Cet oubli absolu de leurs corps les rendait presque méconnaissables à force de malpropreté, mais ils semblaient parfaitement heureux.

Ce fut dans cette même république centre ou sud-américaine que j’appris une nouvelle qui me navra. Le Ministre plénipotentiaire français, un certain M. Letellier, ex-gouverneur de la Guadeloupe et dépendances, — (style officiel), — passé de l’administration coloniale à la carrière diplomatique avec cette facilité d’adaptation qui caractérise nos politiciens — était accusé de séquestrer sa femme…

….. Or, comme après quelques semaines de traitement et un sérieux examen médical, on m’a déclaré « atteint de crétinisme simple (?) incurable, — mais inoffensif pour toute personne armée d’une solide trique et fortement chaussée » (sic), — … voici ce que je vois, l’un des premiers jours qui suivent ma libération.

Je suis parti le matin pour aller m’embarquer au port de Majaderos. La route court dans la forêt équatoriale illuminée d’émeraudes et de diamants après l’averse, car nous sommes en pleine saison des pluies. À un coude de la « carretera », au moment où je contemple, ravi, de grands arbres comme fleuris de neige rosée, où je respire avec une joie sensuelle leurs parfums vraiment paradisiaques, — on dirait humer du bonheur répandu dans l’air, — deux hommes à têtes de forçats ou de mouchards sortent d’un fourré à deux pas de moi, emportant un cadavre nu — et çà et là sanglant — de femme très belle mais émaciée, dont les cheveux traînent sur la terre détrempée.

N’est-ce pas une nouvelle folie qui me traverse le cerveau ? J’ai l’idée que ces hommes, je les ai vus récemment, que ce sont des infirmiers de l’hôpital d’où je sors ?

Ils jettent brutalement la morte dans une sorte de fourgon que je n’avais pas encore aperçu et, avant que je sois sorti de ma stupeur, le cheval s’éloigne au galop sur la route boueuse. La fange vole, éclaboussant le sinistre char de grosses macules jaunâtres, — … et tout disparaît.

Et je reste des heures… et des heures, là, vautré dans la boue, en proie à une crise de sauvage désespoir… Car, à l’instant où le corps passait si près de moi, — j’ai, sans pouvoir faire un seul geste, porter un seul coup aux bourreaux, — (oui, aux bourreaux — je me rappelle mon affreuse vision d’antan ! —) j’ai, — malgré la chevelure terreuse, malgré le terrible amaigrissement, malgré tout, — reconnu la forme naguère tant aimée d’Irène, — de ma « petite princesse » !…

. . . . . . . . . . . . . . . . .

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Je ne sais pas comment je suis revenu en France. J’ai revu mon frère, mais quoi qu’il ait pu me dire, j’ai insisté pour être ramené à Vassetot que je ne quitterai plus. Car les grands bâtiments blancs et les jardins profonds seront à jamais, pour moi, hantés par l’Exquise des Exquises, par l’Irène de jadis, redevenue pareille à elle-même — et qui vient encore de me sourire, nimbée de rayons solaires et de roses de lumière rose, comme elle planait près de la fenêtre où je l’ai vue la première fois.

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. . . . . . . . . . . . . . . . .

Léonard a demandé à être, de nouveau, chargé de moi. Il m’a rendu son estime depuis qu’il connaît la cause de mon évasion. Je ne lui ai pas raconté la fin du rêve !

Il possède maintenant un chapeau-melon lilas clair, don d’un jeune interné originaire de la République de Libéria. Et mon Léonard, à tort ou à raison, ne se fie plus aux benzines quand il s’agit de nuances aussi « fragiles ». — Il prend donc, ces temps-ci — (je n’invente rien, je vous le jure !) — des leçons d’aquarelle d’un brave fou jadis médaillé au Palais de l’Industrie, — à seule fin de pouvoir, si l’occasion s’en présente, réparer lui-même son luxueux galurin… au pinceau !

Je n’ai plus revu Mme Robinet qui a épousé en secondes noces un instituteur ! S’il lui plaît de se remettre à la calligraphie murale, elle disposera d’un tableau noir et de mines de craie.

Je plains, dans ce cas, les élèves de son mari.

VII

lettre du docteur

« Monsieur,

« En inventoriant des papiers demeurés dans l’armoire de la chambre qu’occupa pendant plusieurs années votre parent éloigné, M. Eumolphe Gigon, récemment décédé à Vassetot, j’ai découvert un manuscrit (un brouillon) assez volumineux intitulé FORCE ENNEMIE. — Au manuscrit était jointe une lettre signée de vous — et dont j’ai pris connaissance. Il y était question d’un ouvrage portant le titre précité.

« Vous annonciez à M. Eumolphe Gigon l’intention de faire publier, dès que vous trouveriez un éditeur, ce travail littéraire (?)[4] — votre œuvre commune.

« Au cas où vous réaliseriez ce projet, vous me permettriez de vous présenter quelques observations nullement comminatoires, croyez-le bien, mais justes et essentielles :

« 1° La maison de Vassetot n’a point été fondée par un certain docteur Froin, mais bien par le soussigné.

« 2° Le dit docteur Froin, son adjoint Bid’homme et messieurs Le Lancier et Barrouge n’ont jamais, à aucun titre, fait partie de son Administration. Par contre, les internés Froin, Bid’homme, Le Lancier et Barrouge, tous quatre morts aujourd’hui, mais tous quatre radicalement guéris au préalable[5], ont reçu mes soins empressés pendant des périodes variant de cinq à neuf ans.

« 3° Les noms des gardiens et gardiennes sont de pure fantaisie.

« 4° Les prouesses qui leur sont attribuées sont impossibles avec la sévère discipline qui règne à Vassetot. Les gardiennes et internées n’ont jamais, au grand jamais, grâce aux précautions prises par moi, communiqué avec les gardiens et internés. Les hideuses scènes de débauche relatées au cours du récit ont donc pris naissance dans votre imagination.

« 5° Je n’ai, à aucune époque, reçu chez moi de pensionnaires portant les noms de Veuly ou de Nigeot. Votre collaborateur, M. Eumolphe Gigon, s’est parfois affublé indûment de ces patronymes : Veuly, Nigeot et M. Eumolphe Gigon sont une seule et même personne à différents états d’aliénation mentale. — Le docteur Magne m’est entièrement inconnu. Le seul médecin que j’aie eu comme patient (je ne compte pas les officiers de santé Froin et Bid’homme), se nommait Crapoussinet. — Je n’ai pas eu, davantage, le plaisir de connaître M. Kmôhoûn de Tkoukra[6].

« 6° Les malades traités dans mon établissement n’ont jamais, sous quelque prétexte que ce fût, subi le « supplice de la lance d’arrosage ». La douche même n’est employée que dans des cas infiniment rares. (Les appareils consacrés à cet usage sont de premier choix).

« 7° M. Eumolphe Gigon se vante quand il affirme s’être enfui de Vassetot. On ne s’évade pas de ma maison. Il a, il est vrai, divagué souvent au sujet de l’Amérique du Sud et des Antilles, régions qu’il avait visitées dans sa jeunesse et dont il était préoccupé au point d’en radoter.

« 8° Je n’ai jamais soudoyé de paysans-chasseurs-d’hommes.

« 9° Mme Letellier était une vieille aliénée fort respectable, à physionomie de sorcière maugrabine, que M. Gigon n’a pu apercevoir que de fort loin. Le mari de cette dame, loin de « figurer avec honneur dans nos assemblées délibérantes », de « présider aux destinées de l’une de nos plus vieilles colonies » ou de « faire entendre sur des rives lointaines la parole fièrement pacifique mais sagement guerrière de sa patrie »[7], cultive depuis de longues années les bords verdoyants de la Rivière Diahot (Nouvelle-Calédonie) « en sa qualité »[8] de relégué à vie.

« 10° Mes gardiens, moi vivant, ne se livreront à aucun moment à des occupations inutiles, — surtout artistiques — (telles que travaux en ficelles ou sur cocos, ébénisterie ou peinture, — quand même il ne s’agirait que d’aquarelle). Je viens, de plus, de leur défendre le port de tout chapeau de couleur bizarre ou inusitée.

« 11° M. Elzéar Roffieux a été indignement calomnié par vous. Les quelques détournements de fonds et faux dont on l’a naguère accusé ont été commis par lui dans un but hautement humanitaire. Il a épousé, non pas une Raoula Fromage, mais bien ma fille Gastonie. Il n’a rien de commun avec la famille Gigon et figure au nombre des commanditaires de la maison de Vassetot. Ce dernier détail me dispense de plus longs éloges.

« 12° Je n’ai jamais abrité d’incendiaires sous mes toits.

« Je vous somme de faire paraître cette lettre à la fin de votre volume que je serai heureux de voir précédé de quelques lignes de préface rédigées par vous et prévenant les patients lecteurs que ne rebuteront point les peintures grotesques ou malséantes contenues dans l’ouvrage, — de la nature non documentaire, mais bien plutôt fantastique, de votre FORCE ENNEMIE.

« M. Eumolphe Gigon déformait tout ce qu’il voyait et sa lucidité, — intermittente, du reste, — portait généralement des lunettes de couleur. Ce n’était pas un monomane, — oh ! loin de là ! s’il m’est permis de me servir encore d’une image, c’était une sorte d’homme-orchestre de la folie.

« Je suis fâché, Monsieur, d’avoir à vous reprocher votre perfidie. Vous avez profité des nombreuses visites que je vous ai autorisé à faire à votre parent pour collaborer à un livre puéril et mensonger. — Je n’essaierai pas, en entravant sa publication[9], de procurer à cette « histoire de brigands » un succès qu’elle ne mérite nullement.

« Veuillez, Monsieur, souscrire à mes trop justes demandes et agréer ce que vous croirez devoir vous attribuer de ma considération.

(signé) « Docteur Le Joyeulx des Eypaves. »

Je vous ai obéi, Seigneur Docteur.


FIN
  1. Cabane (une couchette en langage maritime).
  2. Ces choses étaient écrites avant l’horrible catastrophe du 8 Mai dernier et l’auteur serait très affligé si l’on croyait devoir lui prêter l’intention de plaisanter méchamment des gens qu’il avait en grande affection et qui méritaient cette affection.
  3. -k- (k barré) — cabaret — plaisanterie graphique de là-bas ; le -k- sert d’enseigne à beaucoup de bouchons de la Colonie.
  4. Le point d’interrogation a été mis par le Docteur qui manque visiblement de toute éducation.
  5. C’est moi qui ai souligné.
  6. C’est moi qui ai souligné.
  7. Le Docteur a certainement assisté à des séances de réception au Palais Mazarin.
  8. Assez joli !
  9. « Je vous somme »… « entraver la publication »… Le Docteur me paraît s’exagérer son omnipotence, mais je ne voudrais pas priver les lecteurs de ce livre de sa seule page un peu gaie.