Fontaine aux Perles/9. La piste de Bleuette

Fontaine aux Perles
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 64-70).
IX
LA PISTE DE BLEUETTE


Les officiers de la capitainerie restaient seuls à table avec le baron de Penchou et Corentin Jaunin de la Baguenaudays.

Ces deux derniers n’avaient pas compris grand’chose à tout ce qui venait de se passer, mais ils sentaient autour de leur épaisse cervelle comme un vent de mystère, et ils crurent devoir donner à leur physionomie des expressions de circonstance.

Corentin passa ses longs doigts dans le blond fade de ses énormes cheveux ; en même temps il rida son front plat et cligna de l’œil, de manière à faire croire qu’il avait réellement une idée.

Dans le même but, le baron de Penchou frotta son gros nez énergiquement et souffla dans ses joues que rougissait le cidre.

Corentin et lui étaient faits évidemment pour se comprendre.

— Ah ! monsieur, dit Penchou, — voyez-vous bien… Diable !

— Diable ! répliqua le jeune Jaunin de la Baguenaudays, — évidemment… Ah ! monsieur !

Ils se regardèrent pendant quelques secondes, puis Penchou reprit en haussant les épaules :

— Après cela, dit-il, — que voulez-vous, on n’y peut rien !

— Évidemment, répondit Corentin Jaunin de la Baguenaudays, en levant les yeux au plafond, — à la guerre comme à la guerre !…

Ils se serrèrent la main derechef d’un air fatal et allèrent se coucher.

Penchou rêva que la comtesse Anne l’appelait imbécile, et Corentin Jaunin de la Baguenaudays songea que la femme de charge de son père avait les cinquante mille écus de rente de Lucienne.

Ce grand jeune homme blond fut transporté de joie, parce que l’amour de la femme de charge de son père était jusqu’à un certain point à sa portée.

Au bas bout de la table, les veneurs et les officiers continuaient de boire et de causer.

Il fut question pendant quelques minutes encore de politique et de ce personnage mystérieux qui avait osé exprimer un blâme contre la fille aînée de monsieur de Presmes ; puis, le vin et le cidre aidant, l’entretien glissa vers des sujets plus joyeux.

Ces officiers étaient pour moitié, des gens d’un certain âge, rompus aux manœuvres de la chasse, pour moitié, des jeunes gens alertes et bien découplés, qui faisaient leur apprentissage au noble art de la vénerie.

Les uns et les autres étaient, ma foi, de bons vivants, et les vieux, aussi bien que les jeunes, parlaient volontiers d’amourettes.

— Eh bien, Hervé, dit le maître piqueux à un jeune veneur de belle mine qui levait le coude moins souvent que les autres, — tu brises donc toujours dans la voie de Bleuette.

— Ça vous dérange-t-il, maître Proust ? répliqua Hervé, susceptible comme tous les amoureux.

— Oh ! que non, mon bellot ! dit le piqueux ; — Bleuette est gentille et sage… m’est avis que tu ne pouvais pas mieux t’adresser.

Il y a des gens qui n’aiment point à entendre parler de leur maîtresse même lorsqu’on en dit du bien.

— C’est bon, c’est bon ! murmura Hervé, — Bleuette est ce qu’elle est et je sais ce que je fais.

— Tu es assez grand pour cela, mon bonhomme, riposta maître Proust — mais tu as beau faire semblant de te fâcher… nous savons que tu es un bon diable… Messieurs, il faut que vous m’aidiez à faire un sermon à Hervé… Quand il va au bois le matin, ce n’est pas le sanglier qu’il cherche, et son limier a le diable au corps pour suivre, au lieu des pieds de la bête, de jolis petits pas mignons qui s’en vont toujours du côté de Fontaine aux Perles…

— C’est là qu’elle se rembûche… dit un écuyer à demi-voix.

Hervé haussa les épaules et fronça le sourcil.

— Ah ! Hervé, mon ami, s’écria maître Proust, tu as entendu pourtant bien des fois en ta vie le refrain de la complainte :

Du plus sage et du plus fou
L’amour vous casse le cou !…

— Mon cou est à moi, dit Hervé, — si je veux le casser.

— Ça te regarde, interrompit le piqueux, — ça c’est vrai, mon garçon… Mais, n’est-ce pas, vous autres… notre devoir est de lui faire un bon petit sermon ?

Les convives approuvèrent bruyamment.

— Ce n’est pas une conduite, reprit le maître piqueux : Hervé en perd la tête. Quand on entend sous le couvert la chanson de ce petit lutin de Bleuette, on est bien sûr que maître Hervé est quelque part dans les buissons d’alentour, blotti comme un cerf de meute qui vient de donner du change… Deux ou trois fois cet automne j’ai fait le bois avec lui…

— Ah ! maître Proust !… interrompit Hervé avec un accent de reproche.

Mais le maître piqueux était en veine.

— Ces jours-là, poursuivit-il en riant, les sangliers dormaient leur grasse journée…, car maître Hervé cherchait Bleuette, et moi je m’amusais à chercher Bleuette et maître Hervé.

Le jeune veneur rougit, les autres éclatèrent de rire.

— Il n’y a pas besoin de limier pour suivre leur piste, continua maître Proust qui s’égayait de plus en plus ; — je vais vous dire comment on s’y prend… On descend l’avenue en mangeant un morceau sur le pouce… on passe le petit pont et l’on grimpe de l’autre côté de la Vanvre, en choisissant la première coulée venue. Là, au lieu de s’occuper des traces et des boutis, au lieu de chercher les souils, on s’assied tranquillement sur l’herbe et l’on boit une gorgée à sa gourde… Au bout d’un quart d’heure on entend une trompe sonner doucement et dire : — Là ira, ha ! ha !… là ira ! alors vous vous levez, et vous allez par le taillis à la rencontre du cor… la réponse ne se fait pas attendre… une petite voix s’élève sous le couvert et chante bien bellement :

Ma grand’mère était la femme
Du métayer de Marlet,
Qui chantait au flageolet
La complainte de madame…
L’amour vous casse le cou
Du plus sage et du fou…

Maître Proust chanta ce couplet d’une voix aiguë et flutée qui voulait imiter la voix d’une jeune fille.

Tout le monde répéta en chœur, non sans regarder malignement le pauvre Hervé, victime de cette joie :

L’amour vous casse le cou
Du plus sage, du plus fou !

— Voilà qui va bien, reprit le maître piqueux, échauffé par son propre succès. — Le couplet fini, la trompe reprend son là ira ; puis la voix rapprochée continue avec une petite émotion qui rajeunit les pauvres gens de mon âge :

Madeleine était la reine
De la danse aux alentours ;
On eût été jusqu’à Tours,
Jusqu’à Tours en la Touraine,
Sans trouver fille, ma foi,
Qui valût son petit doigt !

Les convives frappèrent leurs couteaux sur la table, et répétèrent encore :

Sans trouver fille, ma foi,
Qui valût son petit doigt !

— Oh ! mes fils, poursuivit le piqueux, on irait bien jusqu’à Paris sans mieux faire… Ce coquin d’Hervé est le plus heureux gars de la province… Mais ce n’est pas tout : la trompe bavarde encore son là ira… Bleuette est maintenant tout près, et il semble qu’on voit son grand œil noir malin et souriant, tandis qu’elle chante :

Notre maître, le bonhomme,
Voulut être son époux :
Tous les maîtres qui sont fous
Ne vont pas le dire à Rome…
Notre maître, ce printemps,
Allait avoir soixante ans.

— C’est comme notre monsieur, dit Janet l’écuyer.

— Et le taillis s’agite, poursuivit le maître piqueux, — et la petite fermière de Fontaine aux Perles bondit comme une chevrette hors des buissons… est-ce vrai ça, Hervé ?

Le jeune veneur ne répondit point. — On voyait qu’il faisait effort pour retenir son impatiente colère.

— Et après ? dirent les convives.

— Après ? répéta le piqueux. — Ah ! dame… chacun a ses petits secrets… Mais ce qu’il y a de drôle, c’est qu’on a vu ce soir, — dit-on, — un beau soldat du roi installé dans la ferme du vieux Jean Tual et causant de bien près avec Bleuette.

Hervé se leva enfin, pâle de colère.

— Vous êtes pour moi un vieux compagnon, maître Proust, dit-il d’une voix tremblante, — je ne voudrais pas l’oublier ; mais souvenez-vous, croyez-moi, que Bleuette est ma fiancée et qu’il faut la respecter comme si elle était ma femme !

— Bien, bien, mon garçon ! répliqua maître Proust, — je n’ai pas voulu te fâcher…

— Ça n’empêche pas, dit à demi-voix l’écuyer Janet, que le soldat du roi…

Il n’acheva pas, parce que Hervé avait fiché son couteau de chasse dans le chêne de la table en le regardant fixement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il était dix heures du soir environ. Tout était silence au château de Presmes. Les plus intrépides buveurs avaient quitté la table, et un calme profond régnait par les longs corridors du manoir.

Au dehors, l’orage apaisé donnait à l’atmosphère une fraîcheur limpide et découvrait les myriades d’étoiles suspendues à l’azur foncé du firmament.

Le croissant descendait lentement à l’horizon et marquait d’une lueur douteuse les dents inégales des collines lointaines.

On entendait les grands arbres du parc frissonner doucement au souffle affaibli de la brise.

Nul autre bruit ne s’élevait, si ce n’est, çà et là, des murmures voilés, inconnus, mystérieux que les gens de la forêt prennent pour le chant des lutins, et qui courent, et qui glissent le long des hauts talus, parmi les genêts solitaires ; si ce n’est encore le cri de la girouette attristée ou l’aboiement confus d’un chien somnambule, courant le chevreuil en songe sur la paille du chenil…

Malgré ce calme et ce silence, il y avait pourtant au château de Presmes plus d’un œil qui ne dormait point.

Trois fenêtres restaient éclairées sur la façade qui regardait les jardins.

Une de ces fenêtres, petite et mansardée, était située au second étage de l’une des tours latérales, affectée au logement des officiers de la capitainerie.

Elle donnait dans la chambre de maître Hervé Gastel, qui portait le titre tout honorifique de sous-lieutenant des chasses, et remplissait à la capitainerie de Liffré, l’office de veneur.

C’était un garçon bien fait de corps et beau de visage. D’ordinaire sa figure éveillée et hardie avait de la gaîté ; mais en ce moment son air était soucieux. Ses sourcils froncés se joignaient. Il se promenait à grands pas en long et en large dans sa chambre étroite.

C’est qu’on avait parlé de Bleuette, la fille de Jean Tual, à la fin du souper, et que les dernières paroles prononcées tintaient encore aux oreilles d’Hervé Gastel.

On avait dit qu’à Fontaine-aux-Perles, chez le vieux Jean Tual, il y avait un soldat du roi.

Or, Bleuette était si charmante et le jeune veneur l’aimait tant !

La seconde fenêtre éclairée avait des rideaux de mousseline brodée derrière ses carreaux. Elle se trouvait au premier étage de l’aile droite, où les deux filles de monsieur de Presmes avaient choisi leurs appartements.

Le regard indiscret qui aurait pu se glisser entre les plis rapprochés soigneusement de la mousseline aurait vu ce qui était vierge de tout regard masculin : la retraite de Lucienne de Presmes.

C’était un petit sanctuaire, élégant et mignon, où la coquetterie avait comme un parfum exquis de pudeur. — On y sentait en quelque sorte, la belle âme de l’enfant vêtue d’innocence et d’amour. — Martel s’y fut mis à genoux.

Lucienne était assise sur le pied de son lit, entouré de rideaux blancs, — elle avait les mains jointes et la tête inclinée.

L’agrafe de sa robe venait de tomber. Sa ceinture était lâchée ; ses petits pieds roses s’enfonçaient tout nus dans les poils soyeux du tapis.

La rêverie l’avait surprise au moment où elle allait éteindre sa lumière.

Sa rêverie, c’étaient des souvenirs mêlés d’oraisons pieuses et de vœux bien doucement exhalés vers le ciel…

C’était de l’amour pur et de la dévotion tendre, — parce que, dans l’âme de Lucienne, l’amour liumam s’appuyait sur l’amour de Dieu.

Parfois un demi-sourire éclairait son front penché. Sa bouche s’entr’ouvrait, murmurant un nom qui était une prière, son esprit s’envolait bien loin de Presmes, sur l’aile capricieuse de l’espoir.

Puis une larme tombait sur son sourire…

La troisième fenêtre appartenait à la chambre de monsieur le chevalier de Briant.

Ce gentilhomme était assis auprès d’un bon feu qu’il s’était fait allumer pour combattre l’humidité des vieilles murailles de Presmes, et causait avec lui-même, les pieds sur les chenets.

Il y avait à côté de lui, sur une table, un verre et une bouteille débouchée.

Malgré ce confort, le chevalier semblait être d’humeur détestable. Son front était soucieux ; sa figure avait pris une expression chagrine qui la vieillissait de dix ans.

— C’est dangereux ! grommelait-il de temps en temps. — Qui sait où tout cela peut me conduire ?

Il se versa un plein verre de bordeaux et l’avala par petites gorgées.

Ce médicament lui rendit quelque liberté d’esprit.

— Ce n’est pas que je sois mécontent de moi, reprit-il. — Je n’avais pas de plan, j’ai dû faire un impromptu… mais il n’y a pas à dire, c’est dangereux !

Il eut recours à la ressource suprême de tout homme embarrassé auprès d’un bon feu : il tisonna.

— C’est dangereux, reprit-il, parce que désormais il faudra emporter la chose d’un coup !… Le moindre hasard ne peut-il pas apprendre à monsieur mon ami que je n’ai pas plus mission du roi que du Grand-Turc ?… C’est égal ! continua-t-il en se caressant le menton avec un sourire, — j’ai bien joué !… Sous le rapport de l’exécution artistique, je suis content de moi.

Il se versa une seconde rasade et regarda sa lampe à travers les rubis de son verre.

— Je m’y connais, poursuivit-il, — la petite a les yeux tournés et probablement la tête à l’envers… Elle a au cœur, j’en voudrais faire la gageure, un amour profond, terrible, fatal, pour quelque imbécile du voisinage… C’est toujours comme ça… plus elles sont jolies ; — et vrai Dieu ! celle-là est bien la plus jolie fleur qui ait jamais pris racine sur le fumier d’une gentilhommière ! — plus elles sont jolies, plus elles sont folles !… J’ai vu des jeux bleus célestes sourire à des hobereaux barbus, trapus, obtus, rouges, grossiers, stupides, laids, mal peignés, mal vêtus, dont je n’aurais pas voulu pour étriller mon cheval !… L’autre, la comtesse de Landal… Ah ! ah ! cent mille écus de rente, celle-là !… et charmante aussi !… Je ne pense pas qu’elle soit amoureuse… Non… elle est veuve et il faut un temps moral aux femmes pour reprendre le courage d’affronter un mari… Quand je pense que sans cette diable de Laure, la comtesse ne serait probablement ni comtesse ni veuve, mais bien madame de Kérizat… Je lui plaisais beaucoup…

Le chevalier retroussa les crocs de sa moustache et se sourit à lui-même.

— Je lui plaisais énormément, dit-il encore, — en ce temps là… c’est une raison pour que je lui déplaise aujourd’hui… J’ai vu cela, je la gêne… Cette position ne serait pas mauvaise si on avait le temps de soupirer… Mais le loisir manque pour faire un siège en règle…

Il se leva brusquement et fit quelques pas dans la chambre.

— Allons, s’écria-t-il en mettant son feutre sur sa tête. — Il est évident que j’ai agi pour le mieux… C’est dangereux, mais en jouant comme il faut, ces coups-là se gagnent… Je vais commencer la partie !

Il but un dernier verre de vin, mit son manteau sur son bras et boucla le ceinturon de son épée. Puis il ouvrit la porte de sa chambre et s’engagea sans lumière dans les grands corridors du château.