Fontaine aux Perles/23. Le blessé

Fontaine aux Perles
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 167-174).
XXIII
LE BLESSÉ


M. le chevalier de Talhoët était arrivé à Rennes, la veille au soir, dans un assez triste état.

Il avait plusieurs blessures, dont l’une présentait quelque gravité. Il était harassé de lassitude, et sa valise avait disparu.

Cette valise, outre une somme assez considérable, contenait des papiers auxquels M. de Talhoët tenait singulièrement.

Depuis fort longtemps, il était mêlé à toutes les intrigues politiques qui se rapportaient directement ou non à la restauration de l’indépendance bretonne. Sans nul doute, ces papiers contenaient quelques notes secrètes, dont la découverte pouvait présenter de graves dangers.

Toujours est-il que M. de Talhoët se préoccupait de leur perte plus encore que de la perte de son argent. Or, les gentilshommes bretons, qui faisaient à cette époque de l’opposition contre le gouvernement de France, avaient, à peu de chose près, épuisé toutes leurs ressources. L’argent était précieux, et pour que M. de Talhoët mît ses papiers au-dessus de son pécule, il fallait que leur importance fut bien grande.

Son valet était resté couché sur le gazon, au carrefour de Mi-Forêt et n’avait pu le suivre. À cette heure, il devait être au château de Presmes, où le vieux veneur lui avait sans doute offert l’hospitalité.

M. de Talhoët arrivait seul. Il descendit à la plus belle auberge de Rennes, qui portait pour enseigne le portrait de la duchesse Anne, et était située derrière le palais des États, au coin de la rue aux Foulons.

Dès qu’il eut pris possession de son appartement, il donna deux messages au domestique de l’auberge. Le premier message était verbal et avait pour objet d’appeler un chirurgien qui pansât ses blessures.

Le second était un billet de quelques lignes adressé à mademoiselle Laure de Carhoat.

Laure attendait, impatiente, depuis deux heures déjà. Elle prit à peine le temps de lire le billet qu’elle serra dans son sein, et partit à pied toute seule pour se rendre à l’auberge de l’Image Sainte-Anne.

Car le bon aubergiste avait sanctifié la duchesse, malgré le caractère peu canonique que l’histoire prête à certains détails de sa vie.

Laure avait jeté sur ses épaules une mante de soie noire dont les plis amples et longs dissimulaient les perfections reconnaissables de sa taille. — Elle avait mis sur son visage un voile épais.

Elle traversa les rues de Rennes, où quelques jeunes gentilshommes préludaient aux espiègleries bruyantes qui se jouaient la nuit en plein air, et qui étaient de merveilleux goût à Paris comme en Bretagne.

On lui barra le passage en riant, on lui fit des déclarations grotesques, et quelques mains hasardées s’approchèrent même de son voile pour le soulever.

L’inconvénient n’eût point été aussi grand alors que de nos jours, car les réverbères étaient rares dans la cité bretonne ; néanmoins, quelques lueurs égarées, sortant des maisons voisines, auraient pu éclairer les traits si connus de Laure ; — mais parmi les jeunes espiègles, il y avait des cœurs chevaleresques qui prirent fait et cause pour la belle inconnue.

On lui laissa son voile, on l’escorta même jusqu’à la rue aux Foulons, et, quand elle entra dans l’auberge, un chœur de compliments l’y accompagna.

Le chevalier de Talhoët était déjà sur son lit ; la fatigue et une abondante perte de sang ne lui permettaient point de rester debout sans danger.

Le chirurgien était à ses côtés et posait le premier appareil sur ses blessures.

Laure n’osa point relever son voile devant ce témoin, et se tint à l’écart.

Elle voyait le chirurgien étancher le sang de M. de Talhoët, qui était pâle et semblait bien faible.

À ce spectacle son cœur défaillait. — Elle était venue chercher de la joie, et, au lieu du bonheur promis, elle trouvait de la douleur…

Talhoët tournait vers elle son visage souriant et heureux. C’était une façon muette de lui souhaiter la bienvenue. — Mais sous ce sourire, il y avait tant de fatigue et de souffrance !…

Le chirurgien posait les appareils de son mieux, et, tout en s’acquittant de cette tâche, il maugréait contre les mains maladroites qui avaient fait ces blessures.

— Voici un coup de couteau, monsieur le chevalier, disait-il, — qui est porté de la façon la plus malheureuse ! les chairs sont mal tranchées… Il est pitoyable d’être frappé ainsi avec des couteaux qui ne coupent pas !

Talhoët, qui ressentait en ce moment l’atteinte de la main lourde de l’opérateur, laissa échapper un gémissement faible.

Cette plainte répondit jusqu’au fond du cœur de Laure.

— En se mettant en contact avec les lèvres de votre plaie, monsieur le chevalier, reprit le chirurgien, — mon doigt a dû vous causer une légère sensation de douleur… Ne faites pas attention à cela, je vous prie… c’est la moindre chose… mais on disait que ces diables de Loups avaient quitté la forêt de Rennes pour s’établir dans la ville même !… Il paraît qu’il en est resté quelques-uns, puisque monsieur le chevalier a été attaqué par eux… Veuillez étendre le bras, s’il vous plaît, pour que je bande cette piqûre

Le chirurgien mit une compresse sur l’avant-bras de Talhoët et poursuivit :

— Du reste, ce n’est ici un mystère pour personne… Il paraîtrait que ce ne sont pas les Loups tout seuls qui mordent là-bas dans la forêt… et que certains gentilshommes ont pris aussi le rôle de détrousser les passants sur les grands chemins. — Laure se sentit pâlir sous son voile.

— Quels gentilshommes ? demanda M. de Talhoët.

Le chirurgien hésita, et Laure se sentit le cœur serré comme si elle eût été en équilibre sur le bord d’un abîme.

On eût dit que le nom qui allait tomber des lèvres de cet homme pouvait être pour elle le coup de la mort !

La bouche du chirurgien s’ouvrit et Laure ne respira plus.

Mais le chirurgien était un homme prudent, qui aimait mieux calomnier dix bourgeois que de médire d’un gentilhomme.

— Eh ! eh ! monsieur le chevalier, répliqua-t-il, — je ne suis qu’un pauvre praticien, et les gens dont je parle passent pour avoir le bras long… D’autres vous diront comment ils s’appellent, car c’est ici le secret de la comédie… Mais le premier devoir de mon état est d’être discret. Voici ma besogne finie… J’ai l’honneur, monsieur le chevalier, de vous présenter mes respects, et je n’ai pas besoin de vous dire qu’à toute heure du jour et de la nuit, je me mets entièrement à vos ordres. — Le chirurgien salua et sortit.

Laure, dont le cœur bondissait, délivré d’un écrasant fardeau, s’élança vers le lit et prit la main du blessé qu’elle porta à ses lèvres.

— Que faites-vous, mademoiselle ? s’écria Talhoët, qui voulut se lever sur son séant. — Laure mit une douce violence à le retenir.

Elle s’assit à son chevet. Son voile était maintenant rejeté en arrière ; les rayons de la lampe éclairaient en plein son charmant visage, entouré de sa luxueuse parure de cheveux blonds.

Talhoët la regardait émerveillé. Il ne l’avait jamais vue si belle. Le ravissement chassait la douleur. Il ne songeait plus à ses blessures.

Il ne songeait plus à rien, pas même à la perte irréparable qu’il venait de faire, et il était heureux.

La main de Laure s’oubliait dans la sienne. Ils se regardaient et ils se souriaient. — Ils s’aimaient. Laure durant toute cette nuit fut sa garde-malade.

Et ce furent de douces heures. Ils avaient tant de choses à se dire et à se rappeler ! Ils avaient si souvent tous les deux souhaité cet instant du retour !

Quand Talhoët renversait sa tête pâlie sur l’oreiller et cédait à la fatigue, Laure retenait son souffle pour ne point troubler son sommeil.

Elle le contemplait avec une tendresse passionnée. La vue de son amant suffisait à mettre dans son âme une joie sans mélange et de radieux espoirs.

Elle ne savait plus rien du malheur qui l’accablait naguère. Le malheur était trop loin d’elle maintenant, et l’amour la gardait comme un bouclier impénétrable.

Cet homme, qui était là devant elle, et à elle, avait eu son premier, son unique amour. Il lui avait enseigné à lire au dedans d’elle-même. Il lui avait appris à la fois l’allégresse et l’angoisse de la passion.

Elle l’aimait de toutes les forces de son âme. Il n’y avait rien en elle qui ne fût à lui, tout à lui ! — C’était un cœur jeune, fougueux et plein de hardis élans. Son amour dépassait les bornes de la tendresse vulgaire. Elle eût voulu se dévouer, souffrir, mourir ! — Et, d’autres fois, ses ardentes fougues s’alanguissaient, et une extase la berçait en de douces rêveries…

Elle voyait l’avenir bien beau, l’avenir avec lui, dans quelque solitude, loin de l’œil railleur du monde et sous le regard de Dieu qui la savait pure…

Elle priait. — De belles larmes humectaient sa paupière…

Quand M. de Talhoët s’éveillait, secoué par la fièvre, le visage de Laure se penchait au-dessus de lui. En s’ouvrant, le regard du blessé rencontrait son adoré sourire. — Et la surprise heureuse combattait de nouveau sa souffrance. Un baume coulait en ses veines. Il se sentait rafraîchi, soulagé ; il pouvait sourire à son tour.

Alors c’étaient de douces paroles échangées tout bas. On faisait des plans d’avenir. Cet amour mettait dans la vie du chevalier un élément nouveau, et depuis qu’il avait vu Laure à Nantes, il songeait sérieusement à se retirer de la politique. — Quelle paix ! quel repos ! que de calmes plaisirs !

Ils vivraient tous les deux au solitaire manoir de Talhoët, ils se suffiraient l’un à l’autre et leur vie serait un long bonheur.

Les heures de la nuit s’écoulèrent. Le jour naissant trouva Laure au chevet de Talhoët, qui n’avait plus de fièvre, et se sentait ranimé par cette nuit de reposante allégresse.

Le chirurgien revint, posa de nouveaux appareils, et déclara l’état du blessé aussi satisfaisant que possible.

Laure écouta cet oracle avec bien de la joie. Elle reprit sa place au chevet de Talhoët après le départ du chirurgien, et la journée commença comme avait fini la nuit, par de tendres paroles doucement échangées.

Il semblait qu’il ne fût point au pouvoir des choses de la terre de jeter un nuage entre ces deux cœurs qui s’aimaient d’un amour si entier et si sincère !…

Vers neuf heures du matin, un valet de l’auberge entra, et annonça M. le chevalier de Briant.

Laure ne connaissait point ce nom.

Elle passa dans une chambre voisine, et Talhoët ordonna d’introduire le chevalier.

Le chevalier de Briant fit son entrée presque aussitôt après.

Talhoët avait eu occasion de le voir à Paris, où il passait auprès des mécontents pour un chaud partisan de l’indépendance bretonne, comme il passait auprès de M. de Presmes et de beaucoup d’autres encore pour un serviteur dévoué du roi de France.

Il n’était, à vrai dire, ni l’un ni l’autre, et cherchait fortune comme il pouvait, par toutes voies, par tous moyens, sans se donner le souci de choisir. La visite matinale qu’il faisait en ce moment à Talhoët était une de ces précautions hardies que les gens de sa sorte risquent parfois, pour se faire la partie plus belle en cas de malheur.

Dans les idées de tous, on ne va guère demander de ses nouvelles à un homme qu’on attaqua la veille sur un grand chemin.

En conséquence, le chevalier venait demander à M. de Talhoët comment il se portait.

C’était comme une vague présomption d’innocence qu’il mettait de côté pour l’avenir.

Il avait le costume que nous lui avons vu à la ferme de Marlet et dans le château de Presmes.

Ses manières étaient ici, comme toujours, avenantes, franches, nullement dépourvues de distinction, et comme imprégnées d’un parfum de bienveillante rondeur.

— J’apprends à l’instant, chevalier, dit-il, — qu’il vous est arrivé hier un accident sur la route Pardieu ! le malheur s’en est mêlé… Si les coquins s’étaient attaqués à moi qui n’ai ni sou ni maille, ils n’auraient eu que des coups à recevoir !… Mais vous, si l’on ne m’a point trompé, vous étiez porteur de quelques fonds appartenant à notre confrérie bretonne…

— C’est la vérité, monsieur, répondit Talhoët. — Je les remplacerai.

— Je n’en doute pas, monsieur mon ami, je vous prie de croire que je n’en doute pas !… D’ailleurs, dès qu’il s’agit d’argent, quelle que soit la somme, c’est toujours une bagatelle Mais ce qui est sérieux, ce sont vos blessures, à ce qu’on dit Les coquins vous ont mené rudement et M. le lieutenant de roi, que j’ai vu ce matin, m’a chargé de vous offrir de sa part les services de son médecin.

Kérizat disait vrai. Il avait vu ce matin même le lieutenant de roi et quelques autres gentilshommes. Il était venu à Rennes pour prendre langue et savoir si la nouvelle de l’attaque y faisait du bruit déjà.

Le commun des citoyens n’en était point instruit encore, mais les autorités savaient, depuis le soir de la veille, l’attaque qui avait eu lieu. M. de Presmes, en effet, avait dépêché au lieutenant criminel un exprès qui dénonçait le crime commis, et déclarait que l’un des coupables, M. Prégent de Carhoat, avait été saisi en flagrant délit.

Ces renseignements, pris à bonne source, réglèrent la conduite de Kérizat.

— Monsieur mon ami, — poursuivit-il en donnant à ses traits une expression d’intérêt affectueux, — bien que nous soyons, par principe, opposés à M. le lieutenant de roi, il me semble que vous pouvez accepter son offre bienveillante.

— Je n’en ai pas besoin, répliqua Talhoët, — mes blessures ne sont rien, et j’ai un chirurgien excellent.

— Tant mieux, mille fois ! s’écria Kérizat, — et puissiez-vous guérir aussi promptement que je le souhaite !… Il y a gros à parier que vos adversaires seront plus sérieusement malades que vous.

Kérizat prononça ces paroles en souriant d’un air malicieux.

— Connaîtrait-on déjà le nom des coupables ? demanda Talhoët.

— Oui, monsieur mon ami… Ah ! voyez-vous, notre Bretagne n’est plus un pays perdu… Il y a bien encore quelques bandits çà et là… mais on s’occupe activement de les pendre… Ce sont ces diables de Carhoat qui vous ont fait un mauvais parti dans la forêt.

Le blessé se dressa sur son séant ; il crut avoir mal entendu.

Ce nom de Carhoat, à part même son amour pour Laure, se liait chez lui à des idées de haute noblesse et de position considérable.

— Carhoat, répéta-t-il.

— Oui, oui, reprit Kérizat, — le vieux marquis et ses trois sauvages de fils… Pensez-vous que ce soit là leur coup d’essai ?

— Mais, nous ne nous entendons pas, murmura Talhoët stupéfait ; — il est impossible que vous me parliez de cette famille de Carhoat dont le chef représentait dernièrement encore la noblesse de Morlaix aux États de Bretagne.

— Si fait, monsieur mon ami, c’est précisément cela ! il y a, par ma foi, bien assez d’une famille de Carhoat en ce monde !

— Vous vous trompez, monsieur, dit Talhoët, qui se sentait pris de colère.

Kérizat le regarda en souriant, et il y avait dans son sourire quelque chose d’insolent et de railleur.

— Ah çà ! s’écria-t-il, — monsieur mon ami, ce qu’on m’a dit là-bas à Paris serait-il donc vrai ?… est-ce que vous auriez fait la folie de devenir amoureux de la Topaze ?

— Je ne vous comprends pas, monsieur, dit le blessé.

— À la bonne heure !… On m’avait affirmé que les beaux yeux de la petite Laure avaient fait sur vous la même impression que sur tant d’autres…

La pâleur du blessé devint livide et ses sourcils se froncèrent.

— De qui parlez-vous, monsieur ?… demanda-t-il d’une voix brève et presque menaçante.

— Eh ! pardieu, de la petite Laure, monsieur mon ami… tout le monde connaît cela !… de Laure de Carhoat, que l’admiration générale a surnommée la Topaze !…

Talhoët ouvrit la bouche pour parler, mais sa faiblesse vint en aide à son émotion pour la dompter. Il laissa retomber sa tête sur l’oreiller.

Kérizat continua comme si de rien n’eût été :

— Ma foi, monsieur mon ami, vous sentez qu’avec l’affection que je vous porte, je n’ai pu qu’être extrêmement molesté en entendant porter contre vous cette accusation absurde… Car on ne disait pas que vous étiez l’amant de la Topaze, — on disait que vous aimiez la Topaze… que vous l’aimiez comme on aime une femme à qui l’on veut donner son nom… Que sais-je, moi ? des folies !… J’ai répondu, comme je le devais, par un démenti positif… Que diable ! messieurs, ai-je dit, je sais cela mieux que personne !… La Topaze est une adorable créature ! mais, en définitive, on n’aime pas la Topaze !

Talhoët perdait le souffle et se sentait défaillir.

Kérizat continuait sans faire attention à cette amère souffrance.

— Il faut vous dire, monsieur mon ami, — que la Topaze et moi nous sommes de vieilles connaissances… Au temps où le service de la cause bretonne ne m’avait pas forcé encore à changer de nom, et où je m’appelais M. de Kérizat, ce vieux fou de Carhoat s’était jeté parmi nous avec l’ardeur inconsidérée de gens qui n’ont plus rien à perdre… Il était le plus pressé de nous tous… Il voulait la guerre !… Il voulait renverser le royaume d’un coup de poing !

Kérizat se prit à rire et poursuivit :

— Il n’y avait qu’une seule personne au monde qui fût plus follement enthousiaste que lui… C’était sa fille Laure… Les Carhoat étaient ruinés de fond en comble. Ils n’avaient plus rien, et la petite Laure regrettait amèrement ses robes de soie, ses colliers de perles et toutes ces belles choses qu’elle portait aux bals de messieurs des États… Ne pouvant plus danser, elle se mit en tête de devenir une héroïne… Cela ne vous semble-t-il pas très-plaisant, monsieur mon ami ?

Talhoët avait fermé les yeux. Il avait toute sa connaissance, mais il était incapable de faire un mouvement et de prononcer une parole.

Ce malheur inattendu, qui le frappait au milieu de sa joie, le brisait.

— Ma foi, poursuivit encore Kérizat, — ce fut moi que le hasard choisit pour guider la vocation de notre charmante enthousiaste !… Elle était jolie… Ah ! vous ne pouvez pas vous en faire une idée !… Nous partîmes un beau soir de la forêt de Rennes, et nous allâmes à la pêche des partisans de l’indépendance bretonne… Nous allâmes à Nantes, nous allâmes à Vannes, à Brest, à Quimper, partout !… Je ne me souviens plus trop, à parler franchement, si nous fîmes beaucoup de prosélytes ; mais ce qui est certain, monsieur mon ami, c’est que depuis ce temps je n’ai jamais pu retrouver sur ma route de maîtresse aussi adorable que la petite Laure de Carhoat !

Un gémissement s’échappa de la poitrine de Talhoët.

Une plainte faible se fit entendre du côté de l’appartement où Laure s’était retirée, et l’on ouït la chute d’un corps sur le parquet…

— Qu’est-ce que cela ? demanda Kérizat.

Comme Talhoët ne lui répondait point, il feignit de s’apercevoir seulement alors de l’extrémité où le blessé se trouvait réduit.

— Eh ! mon Dieu ! dit-il en se levant, — je crois que vous vous trouvez mal, monsieur mon ami !… Je vais chercher du secours à l’instant même !

Il se leva, sortit et dit en passant au domestique de l’hôtel d’aller chercher le chirurgien de M. Talhoët.

Une fois dans la rue, il partit d’un large éclat de rire.

— Si celui-là m’accuse, pensa-t-il, — je déclare qu’il a l’esprit mal fait !… En tout cas je me suis vengé vertement de mademoiselle Laure… En bonne chevalerie je n’ai rien à me reprocher, puisqu’on n’est obligé à garder que le secret de ses maîtresses… Laure n’a pas voulu être la mienne… tant pis pour elle !

Laure, pendant ce temps, était évanouie sur le plancher de la salle où elle s’était retirée. Elle avait tout entendu…

Au moment où le calomniateur l’accusait d’avoir été sa maîtresse, elle avait voulu s’élancer pour le confondre. — Mais il était trop tard, sa torture durait depuis trop longtemps déjà.

Les forces lui manquèrent à ce dernier coup ; elle tomba foudroyée.

Quand elle reprit ses sens, on n’entendait plus aucun bruit dans la chambre de M. de Talhoët.

Elle entr’ouvrit la porte et le vit étendu, immobile et pâle sur sa couche.

Le chirurgien était venu et l’avait rappelé à la vie.

Laure, faible encore et chancelante, traversa la chambre à pas lents et s’approcha du chevet du blessé, qui ne bougea point et garda ses yeux perdus dans le vide.

— Amaury, prononça-t-elle tout bas.

Il ne répondit point.

— Amaury ! répondit-elle en pleurant, — je vous prie… ah ! je vous en prie, parlez-moi !

Le blessé gardait un silence morne.

Mademoiselle de Carhoat se mit à genoux ; son visage était inondé de larmes.

— Un mot, un seul mot ! murmura-t-elle d’une voix mourante ; — croyez-vous ce que cet homme vous a dit ?

Talhoët tourna vers elle son regard froid et triste.

Mais il ne répondit point encore.

Mademoiselle de Carhoat se couvrit le visage de ses mains. On entendit un sanglot déchirer sa poitrine.

Puis le silence régna dans la chambre du blessé.

Au bout de quelques instants, Laure se releva et ses mains retombèrent.

Son beau visage avait une expression de calme effrayant. — Ses yeux étaient sans larmes.

— Adieu ! murmura-t-elle d’une voix sourde et si faible que Talhoët eut peine à l’entendre.

Puis elle se dirigea vers la porte et disparut.