Fontaine aux Perles/19. L’Abattis

Fontaine aux Perles
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 138-143).
XIX
L’ABATTIS


Le vieux Carhoat, Prégent et le chevalier étaient toujours réunis dans la loge abandonnée du carrefour de Mi-Forêt.

Ils ne se montraient point chagrins et soucieux comme Philippe et Laurent dans le creux de leur chêne.

La gourde passait gaillardement de main en main. Le vieux Carhoat contait quelque bonne histoire du vieux temps, Kérizat disait ses fredaines de Paris, Prégent buvait, écoutait et haussait les épaules en disant : Bah ! avec tout plein d’admiration.

Du carrefour de Mi-Forêt, on entendait de temps à autre, comme à la Fosse-aux-Loups, les bruits errants et lointains de la chasse ; mais les trois bons compagnons n’étaient point d’humeur à s’en inquiéter.

Au moment où la gourde trop souvent retournée commençait à devenir légère et sonnait le creux, Francin Benard arriva tout essoufflé. Son chapeau en éteignoir couvrait les trois quarts de son visage. Il avait laissé aux branches du taillis une bonne part de sa veste en lambeaux. Ses jambes velues saignaient :

— Respect de vous, nos messieurs, dit-il, il faut se mettre en besogne !… je suis venu à pied, et il est à cheval.

Les deux Carhoat et le chevalier se levèrent aussitôt et sortirent avec leurs fusils.

Francin Benard, avant de les suivre, saisit la gourde abandonnée et mit le goulot dans sa bouche, déterminé à boire un énorme coup.

Il eut beau renverser sa tête en arrière et lever le ventre de la gourde, pas une goutte de liquide ne tomba dans son gosier desséché.

Le paysan grogna et sortit à son tour.

Il faisait nuit noire. Les deux Carhoat et le chevalier avaient mis sur leur visage les masques de peau de loup. Ils se concertèrent un instant, puis ils traversèrent le rond-point de l’étoile de Mi-Forêt et gagnèrent la tête de la route de Rennes.

Ils n’avaient point passé tout leur temps à boire. Kérizat et le vieux marquis étaient de vrais virtuoses, faut-il croire, en fait d’attaques de grandes routes. Avant de déboucher la gourde, ils avaient pris leurs mesures et dressé leurs batteries.

Au plus épais du bois, ils avaient coupé de fortes branches et des jeunes arbres tout entiers, qu’ils avaient traînés jusqu’au carrefour et jetés en travers la route.

C’était là, nul n’en peut disconvenir, un stratagème fort recommandable. Les branches et les troncs, renversés pêle-mêle, poussaient en tous sens leurs menus rameaux, et formaient comme un large piège où devait tomber leur victime.

L’idée appartenait au vieux Carhoat. Prégent l’avait combattue par forfanterie et Kérizat pur insouciance.

— Nous sommes cinq contre deux, avaient-ils dit ; — à quoi bon ces excès de précautions !… — Mais Carhoat avait répondu :

— On ne tue pas un Breton comme un chien… Si c’était un Français, je ne me donnerais pas tant de peine.

L’argument n’admettait point de réplique.

D’ailleurs ce coup de main était le prélude de l’attaque du château. Il ne fallait pas s’exposer à échouer ainsi, avant même que la vraie bataille fût engagée.

Carhoat eut gain de cause, et la tête de la route de Rennes fut fermée par le perfide abattis.

Le vieillard se posta au centre de ce piège, le fusil à la main. Les deux autres prirent place sur les bas-côtés. — Francin Renard forma l’arrière-garde.

L’ennemi ne se fit pas attendre.

Il y avait trois minutes à peine qu’ils avaient pris position, lorsque M. de Talhoët, débouchant par la route opposée, s’engagea dans le rond-point.

Le vieux Carhoat se fit un porte-voix de ses deux mains.

— Ho ! oh ! oh ! cria-t-il lentement.

M. de Talhoët s’arrêta court au milieu du rond-point.

Et à l’instant même une voix partant de la route qu’il venait de parcourir répondit :

— Ho ! ho ! ho !

— Les enfants sont là, murmura le vieux Carhoat. — Attention, et tenons-nous fermes… Il est à nous. — Les enfants étaient là en effet ; Laurent et Philippe se cachaient derrière les derniers arbres de la route. — Ils avaient suivi M. de Talhoët depuis la Fosse-aux-Loups.

Ce dernier tira son épée, et prit un pistolet de la main gauche. Son domestique l’imita — Il n’apercevait qu’un seul ennemi debout, au milieu de la route qui conduit à Rennes.

— Pique des deux, Gérard, dit M. de Talhoët à son valet.

Les chevaux éperonnés à la fois, s’élancèrent et vinrent s’empêtrer dans les fortes branches munies de leurs rameaux, qui avaient été jetées à dessein en travers la route.

Celui du valet s’abattit au bout de quelques pas. — Au même instant Talhoët sentit le sien s’arrêter, bien qu’il lui mît ses éperons dans le ventre.

Il finit par s’apercevoir qu’un homme tenait le cheval par la bride, et en jetant les yeux autour de lui, dans son inquiétude, il vit que des ombres noires avaient surgi de tous côtés et l’entouraient.

Ces ombres qu’il distinguait vaguomeot dans la nuit, étaient au nombre de six et semblaient n’avoir point de visage.

— Allons, cher monsieur de Talhoët, dit une voix railleuse qui sortait évidemment de dessous un masque, — n’esssayez pas de résister à de braves garçons qui ne veulent que votre bien… ne bougez pas. Laissez-nous déboucler votre valise, et vous arriverez à Rennes sain et gaillard comme si vous n’aviez point rencontré de Loups sur votre route.

M. de Talhoët était un homme de fier courage qui avait vu le danger souvent et qui était fait aux aventures.

— Ce que contient ma valise n’est point à moi, répondit-il. — Les Loups étaient autrefois de braves cœurs, dit-on… si vous êtes des Bretons, livrez-moi passage.

— Quant à être Bretons, répliqua le vieux Carhoat, — cela ne fait pas l’ombre d’un doute… Nous sommes Bretons de la vieille roche… et nous avons besoin d’argent pour nous refaire un duc et le mettre en son palais à Nantes ou à Rennes comme c’est notre droit… Qui sait, Talhoët, si notre choix ne tombera pas sur vous… vous êtes bon gentilhomme, vous pourriez bien être duc quelque jour !

Quatre éclats de rire contenus murmurèrent dans la nuit.

Laurent et Phihppe, aidés par Francin Renard, s’ingéniaient à couper tout doucement par derrière les courroies de la valise.

— Et quand vous serez duc une fois, Talhoët, reprit le chevalier de Briant qui fit une tentative adroite mais infructueuse pour lui arracher son épée, — du diable si vous ne nous donnez pas de bonnes places autour de votre altesse.

— Je veux être grand écuyer, dit Laurent.

— Moi, grand bouteiller, ajouta Prégent.

— Moi, connétable, reprit Philippe.

— Moi, dit Kérizat, je me contenterai de la charge de premier gentilhomme de son altesse.

— Je demande formellement la vénerie, dit à son tour le vieux Carhoat. — Et je présente humblement requête à cette fin que notre seigneur, le duc Amaury, nomme Francin palefrenier des bêtes malades et Noton fille d’honneur de la duchesse.

Les rires redoublèrent. Talhoët donna de l’éperon à son cheval, qui fit un saut de côté.

— Allons, enfants, allons ! dit le vieux marquis ; — c’est assez rire… Jouons des dents comme de bons Loups !

Cinq des assaillants s’élancèrent à la fois, et l’on entendit durant quelques secondes le cliquetis du fer.

Francin Renard était occupé à contenir le domestique, sur la poitrine duquel il s’était assis tranquillement.

L’obscurité était complète, mais Talhoët et ses adversaires avaient l’œil fait maintenant aux ténèbres ; ils se voyaient.

Talhoët se défendait vaillamment et sans trop de désavantage, parce que les assaillants le ménageaient. Les jeunes Carhoat avaient déjà reçu quelques horions qui lassaient leur patience et leur donnaient bonne envie de mettre fin tout d’un coup à la lutte.

— Morbleu ! père, dit Philippe qui arma son fusil et fit un pas en arrière, pensez-vous qu’il faille se faire tuer pour épargner cet homme ?

— Attends ! répondit Prégent, — nous allons finir ça tout de suite…

Il jeta son fusil et prit entre ses bras la botte forte de Talhoët pour le soulever et le jeter à bas de son cheval.

Talhoët déchargea son pistolet à bout portant. Prégent tomba à la renverse.

Le fusil de Philippe partit au même instant. Talhoët poussa un gémissement sourd, — mais il redoubla d’efforts et durant une seconde la lutte fut terrible.

En ce moment même des pas nombreux de chevaux retentirent sur le gazon du rond-point.

C’était la chasse qui arrivait, M. de Presmes en tête.

Talhoët, grièvement blessé, étourdi par la grêle de coups qui venait de l’assaillir, avait éperonné son cheval à tout hasard, et l’animal, effrayé, courait maintenant ventre à terre dans la direction de Rennes.

Mais il n’avait plus la fameuse valise, qui était restée entre les mains de Laurent de Carhoat.

La moitié des cavaliers de Presmes perdit les étriers en arrivant au milieu de l’abattis. Il est à peine besoin de dire que le baron de Penchou et Corentin Jaunin de la Baguenaudays furent au nombre des désarçonnés.

Ces deux vaillants gentilshommes ne perdirent point pour cela l’occasion de gagner de l’honneur. Chacun d’eux rencontra un adversaire dans l’ombre, et chacun d’eux entama une lutte à outrance.

Des cris se croisaient cependant ; on cherchait à se reconnaître, et l’on frappait sans se ménager.

Les brigands, suivant toute apparence, devaient être fort mal menés, car les coups de crosse pleuvaient et les horions s’échangeaient avec une prodigalité sans pareille.

On eut dit que tous ces malheureux chasseurs voulaient se dédommager sur les bandits, du piètre résultat de leur journée.

Et ils y allaient de tout leur cœur, battant, sacrant, s’échauffant.

— Holà ! Noël ! s’écria enfin le vieux de Presmes, en s’adressant aux valets de chiens qui étaient restés en arrière. — Holà ! Guyot ! — Allez chercher de la lumière à la loge du sabotier de Mi-Forêt, et revenez vite !

Les valets obéirent ; mais il y avait bien trois cents pas du carrefour à la loge. Avant que Guyot et Noël fussent de retour, M. de Presmes, qui s’était désigné lui-même en prenant la parole, eut le temps de recevoir une demi-douzaine de coups de crosses passablement appliqués.

Les autres combattants redoublèrent de zèle, et la lutte se poursuivit au milieu d’un concert de hurlements.

Enfin des torches apparurent dans le lointain, derrière les arbres et s’approchèrent rapidement.

— Arrivez ! arrivez, cria M. de Presmes. — Ce fut comme un signal.

M. de Presmes reçut en plein sur la tête un dernier coup de crosse, et une voix moqueuse s’éleva tout près de son oreille pour lui dire.

— Bonsoir, vieux fou !… nous aurons encore bientôt affaire ensemble !

Au même instant, les deux valets de chiens et plusieurs charbonniers, munis de branches de pins enflammés, arrivèrent sur le lieu de la scène, qui fut éclairée vivement tout à coup.

Les chasseurs cherchèrent leurs ennemis et se virent avec étonnement au milieu de ces arbres abattus qui prolongeaient les taillis jusque dans la route tracée.

Mais ils n’eurent pas le temps de garder ce sujet de surprise.

Ils étaient en famille pour ainsi dire, et nul adversaire ne se montrait autour d’eux.

C’était entre eux qu’ils s’étaient distribués ces vaillants horions de tout à l’heure.

Hervé Gastel avait mis dans un état pitoyable le maître piqueux de Presmes, et avait pris ainsi à son insu une ample vengeance des propos téméraires que maître Proust avait tenus sur la jolie fille de Jean Tual, au souper de la veille.

Les écuyers s’étaient rués contre les veneurs. — Ce n’étaient que plaies et bosses. Chacun avait fait son devoir en conscience.

Enfin, dans un coin entre deux arbres abattus, qui les entouraient de leurs rameaux, le baron de Penchou et Corentin Jaunin de la Baguenaudays faisaient rage l’un contre l’autre, lis s’étaient saisis aux cheveux dans l’obscurité et s’étaient assommés sans miséricorde.

Un des deux petits yeux noirs du baron de Penchou disparaissait maintenant sous une énorme bosse. — Corentin avait perdu plusieurs dents, et des mèches entières de ses cheveux fades jonchaient le sol.

Il est vrai de dire que de ces cheveux jaunes et laids il en restait encore assez pour couvrir deux têtes : tant la Providence avait été généreuse à cet égard envers le jeune de la Baguenaudays !

Il faudrait un chapitre entier pour peindre comme il faut les ravages exercés sur Corentin par le baron et par Corentin sur Penchou.

Vous ne les eussiez point reconnus. Jaunin était privé de l’une de ses longues oreilles, le nez camard du baron s’élargissait aplati et couvrait ses deux joues.

Ils s’étaient contusionnés, égratignés, mordus !

Les autres gens de la chasse, quand ils eurent reconnu leur méprise, se donnèrent une poignée de main de bon cœur, et tout fut dit.

Les ténèbres seules étaient coupables, et d’ailleurs il n’y avait point eu de dangereuses blessures, à cause de la confusion qui avait gêné les mouvements et de l’impossibilité où chacun s’était trouvé de faire usage de ses armes.

Mais il n’en fut point ainsi du baron de Penchou et de Corentin Jaunin de la Baguenaudays. — Quand les deux malheureux gentilshommes se reconnurent après leur bataille homérique, ils se lancèrent de fauves regards.

— Ah ! c’est toi qui m’as ravi mon oreille ! pensa Jaunin.

— C’est toi qui m’as mis une bosse sur l’œil ! se dit le baron.

Ils se mesurèrent, se menacèrent du geste et prirent une position hostile Les gens de Presmes les entouraient et riaient à gorge déployée, à les voir ainsi malmenés.

Ces rires exaltèrent la fureur des deux anciens amis, qui se ruèrent l’un contre l’autre avec rage.

Quand on les sépara, l’infortuné Jaunin avait perdu sa seconde oreille, et une bosse incommensurable était sur le second œil de Penchou.

On les laissa prendre rendez-vous pour le lendemain, toucher majestueusement la garde de leurs épées, et se promettre un combat plus digne de gentilshommes.

Cependant où étaient passés les brigands ? — Car il y avait eu là une attaque nocturne : les abattis en faisaient foi, et d’ailleurs on venait de trouver le malheureux valet de Talhoët gisant à terre privé de sentiment et comme étouffé sous le poids de Renard qui s’était assis sur sa poitrine.

Les coups de crosse qui étaient tombés sur le crâne de M. de Presmes et auxquels une tête bretonne avait pu seule résister, partaient évidemment d’une main étrangère. — Les paroles menaçantes et radieuses, prononcées aux oreilles du vieux veneur, au moment où les torches étaient arrivées, ne pouvaient laisser aucun doute à cet égard.

Battre la forêt était désormais chose impossible.

On dut se déterminer à regagner Presmes, avec l’homme évanoui qui commençait à reprendre ses sens.

Comme on rassemblait les chevaux occupés à brouter paisiblement, on entendit au plus fourré de l’abattis un gémissement faible.

Tout le monde s’élança de ce côté.

Après un instant de recherche, on découvrit entre les branchages un homme renversé sur le dos, qui laissait échapper des plaintes confuses.

Cet homme avait un masque de peau sur le visage.

— Oh ! oh ! dit Hervé Gastel, nous avons eu affaire aux Loups !

Le vieux de Presmes se courba et souleva le masque du blessé.

— Prégent de Carhoat ! murmura-t-il. — Pas n’est besoin de chercher pour deviner quels étaient les autres !…

— Voilà de quoi faire pendre toute la couvée de Marlet ! dit le maître-piqueux.

M. de Presmes lui imposa silence par un geste où il y avait de la tristesse.

— Carhoat s’est assis bien souvent à ma table, pensa-t-il tout haut ; — et bien longtemps je l’ai nommé mon ami… était-ce donc ainsi que devait finir cette noble race ?…

Il s’interrompit et passa le revers de sa main sur son front incliné, puis il se redressa tout à coup, et son visage paisible prit une expression sévère.

— Mais je suis officier du roi, dit-il en changeant de ton, — et mon devoir est tracé… Qu’on charge cet homme sur un cheval, et qu’on le conduise à Presmes, jusqu’à ce qu’il soit en état d’être aux mains de M. le lieutenant criminel.