Fontaine aux Perles/17. Maître Colin

Fontaine aux Perles
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 123-131).
XVII
MAITRE COLIN


Il faut croire qu’au dix-huitième siècle, les femmes galantes de Bretagne n’étaient point si avancées que les marquises sages de Paris : la Topaze ne recevait point à sa toilette.

On n’y voyait point cette foule papillonnante de petits vicomtes, de petits abbés, de petits chevaliers et de gros Mondors, dont abusent si candidement les petits artistes et les petits poètes qui ont inventé les petits soupers.

Car de nos jours, on invente tout. Il s’est trouvé récemment une muse fade pour proclamer sans rire que Voltaire est un être réel et que madame de Pompadour n’est point une marquise fantastique. — Ces deux personnages ayant existé bien positivement, comme on peut s’en convaincre en prenant la patience de feuilleter les pauvres blonds livrets de ladite muse lymphatique et douceâtre.

Laure resta quelques instants seulement devant le miroir de la toilette en marqueterie qui ornait son boudoir.

Puis elle se leva en disant :

— Je suis bien laide ce matin, ma fille ; je veux mettre de la poudre.

Elle passa dans la chambre voisine qui était son vrai cabinet de toilette, et se plaça devant une grande glace à pivot, où elle pouvait se voir de la tête aux pieds.

— Fais monter Colin, dit-elle.

Ces paroles n’étaient pas encore prononcées qu’un petit homme, blanc de poudre depuis le sommet de la tête jusqu’aux basques de son frac, fit irruption dans la chambre.

Il saluait, souriait et sautillait. — Un nuage de poudre voltigeait autour de lui et il apparaissait comme un saint au milieu d’une blanche auréole.

C’était maître Colin, dit Ménélas, à cause du caractère aimable de sa femme, le perruquier à la mode parmi le beau monde de Rennes, et l’homme le plus gracieux qui fût en Bretagne.

— Madame a manifesté un désir, dit-il avec un sourire de perruquier ou de chanteur. — Cela suffit… Madame est une fée… Si madame est prête à se faire coiffer, je suis aux ordres de madame.

Laure prit posture devant si grande glace.

Le petit perruquier salua encore, sourit davantage, et plongea ses deux mains dans les poches de son frac lilas.

On sait ce que peut contenir la poche d’un perruquier : c’est une corne d’abondance où rien ne manque.

Maître Colin, dit Ménélas, à cause du caractère aimable de sa femme, se plaça à la droite de Laure et mit ses deux pieds à la troisième position, comme s’il allait commencer un menuet.

En même temps il arrondit ses bras en zéphir, sucra son sourire, et pencha légèrement la tête de côté. — Cela fait, il planta le peigne dans la belle chevelure de la Topaze.

— Certes, voilà bien des fois que j’ai le bonheur de coiffer madame, dit-il avec un salut timide, mais je ne puis m’accoutumer aux cheveux de madame… Ce n’est pas la parure d’une simple mortelle… et Vénus…

— Y a-t-il du nouveau en ville, monsieur Colin ? interrompit Laure.

Le perruquier inclina son sourire sur l’autre épaule.

— Toujours la même nouvelle, répondit-il. — Tous les jours, on se demande si madame sortira… si la ville jouira de la vue de madame…

— Vous êtes un flatteur, maître Colin ! dit Laure en relevant sur lui son regard.

Le perruquier mit sa main devant ses yeux comme pour fuir un éblouissement inévitable.

— Est-il possible de flatter madame ? murmura-t-il. — L’imagination la plus poétique, dès qu’il s’agit de madame, reste au-dessous de la réalité… Quelle taille !… quel teint !… quels yeux !…

Laure eût imposé silence peut-être à cet irrévérencieux enthousiasme, — mais elle n’écoutait plus.

Son esprit se redonnait à la rêverie.

Maître Colin, dit Ménélas, faisait voltiger son peigne avec une aisance de prestidigitateur.

Et tout en accomplissant sa tâche, il poursuivait complaisamment :

— Ce n’est point mon avis personnel que je dis à madame… Si madame pouvait entrer dans ma boutique à l’heure où je coiffe ma clientèle, sa modestie serait assurément aux abois… On ne tarit pas sur madame… M. le marquis dit ceci… M. le vicomte dit cela… M. le baron propose une gageure… le petit chevalier la tient… et le marquis, le vicomte, le baron, le petit chevalier, tous parlent de madame et ne parlent que de madame !… Madame trouve-t-elle ce crêpé comme il faut ?

— Oui, répondit Laure. — Cela m’est égal.

— Le fait est, riposta témérairement le perruquier, — que madame est peutêtre la seule au monde qui ait le droit de répondre ainsi : Cela m’est égal… Qu’importe à madame que les crêpés remontent ou descendent, avancent ou reculent ?… Madame est toujours belle, et mon art ne saurait rien ajouter à ses perfections… Je pare les autres femmes en les coiffant… Mais c’est madame qui pare ma coiffure.

Le perruquier se redressa, glorieux d’avoir trouvé ce délicat madrigal. Il glissa son regard du côté de la glace, qui lui renvoya son sourire triomphant et heureux.

Il attendit un instant pour voir si sa belle pratique lui ferait compliment. — Comme Laure gardait le silence, il réprima un léger mouvement de dépit et continua :

— Quant à ce qui regarde la ville, on n’est pas trop content, ma foi, de voir les ministres de Sa Majesté refuser des juges à M. de la Chalotais… Si madame me demandait mon avis à cet égard, je lui dirais que je ne suis ni pour les jésuites ni pour messieurs de l’ancien parlement, parce que mes fonctions m’obligent à la plus grande circonspection au sujet de la politique : je coiffe toutes sortes de têtes ; — mais il me paraît injuste de ne pas permettre à un homme de se défendre et de le laisser se morfondre tantôt en prison, tantôt en exil, lorsqu’il n’a pas été bel et bien condamné…

Maître Colin passa derrière la Topaze et s’occupa de son chignon.

— En tous cas, reprit-il, — c’est l’avis d’un simple bourgeois, qui n’est pas même membre du tiers… car c’est une chose étonnante comme les bourgeois de notre bonne ville sont malheureux dans le choix de leurs représentants !… On parle encore de quelques castilles entre M. l’intendant royal et les bonnes gens taillables du pays de Saint-Malo… Mais du diable s’il y a de quoi s’inquiéter : les récalcitrants payeront double, et les plus méchants seront pendus… je n’y vois point de mal… Que madame ait la bonté de relever un peu la tête… Quel cou divin !… On parle aussi un peu de la nouvelle salle de théâtre que l’on construit derrière l’hôtel de Brissac !… Ah ! ah ! Mgr l’évêque dit que c’est loger le diable… mais nos jeunes seigneurs ne sont pas de cet avis-là… C’est un bel et noble édifice ! on y tiendra quatre cents personnes sans se gêner, et l’on y pourra jouer les tragédies de M. de Voltaire.

Le perruquier s’interrompit brusquement et déclama d’une façon très-originale :

Un bruit assez étrange est venu jusqu’à moi ;
Seigneur, je l’ai jugé trop peu digne de foi.
On dit, et sans horreur je ne puis le redire…

Il s’interrompit encore pour reprendre aussitôt sans ponctuer sa loquace volubilité :

— Mais madame connaît aussi bien que moi les tragédies de l’auteur d’Alzire… Madame sait parfaitement que Racine et Corneille étaient des écoliers auprès de lui !

Maître Colin donna un dernier coup de peigne au chignon de la Topaze, puis il se regarda encore dans la glace, pour échanger avec lui-même un sourire souverainement satisfait.

Avant de reprendre la parole, il eut le loisir de s’avouer que ses connaissances littéraires égalaient pour le moins son coup d’œil politique.

— On dit encore, poursuivit-il remplissant en conscience son office de gazette, — on dit encore que l’auberge de la Mère-Noire, dans la rue du Champ-Dolent, donne du fil à retordre au guet toutes les nuits. Il paraîtrait que ce qui reste des anciens Loups de la forêt de Rennes s’est abattu sur ce taudis… Madame n’a sûrement jamais eu l’idée de passer dans la rue du Champ-Dolent… C’est un méchant repaire où l’on tue des moutons et des hommes… Et, Dieu me pardonne, je suis payé pour savoir cela, puisque mon oncle a été étranglé derrière le glacis de Toussaint et jeté dans la Vilaine pour douze sous qu’il avait dans sa poche… Je prie le ciel de faire paix à son âme… C’est son héritage qui m’a permis d’élever ma boutique.

Maître Colin attaquait maintenant le côté gauche de la chevelure de Laure ; — l’âme de celle-ci était bien loin de sa toilette. Les innombrables paroles du perruquier babillard bourdonnaient vaguement autour de ses oreilles inattentives, et passaient comme de vains sons.

— Est-ce bientôt fait, maître Colin ? dit-elle.

— Que madame daigne prendre un peu de patience, reprit le perruquier. — Je fais de mon mieux et au plus vite… Mais madame a tant de beaux cheveux qu’on aurait plus tôt fait de coiffer trois autres femmes que madame… Ah ! je sais bien de bons gentilshommes… et je dis des plus riches !… qui donneraient quelque chose pour être à la place où me voici… pas plus tard qu’hier… Mais je ne sais si je dois me permettre de raconter ces bagatelles à madame ?

Laure ne répondit point, parce qu’elle n’avait pas entendu.

Le perruquier attendit l’espacede deux secondes ; puis, enhardi par ce silence, qu’il prit pour un tacite consentement, il poursuivit :

— Je l’ai dit bien souvent à madame… et pourquoi ne le répéterais-je pas, puisque c’est la vérité ?… Madame est la Providence de ma pauvre boutique… Depuis qu’on sait que j’ai la tête de madame, mon salon ne désemplit pas… J’ai été obligé de prendre deux apprentis, et j’espère bien sous peu en avoir un troisième… La noblesse et les écoles se donnent rendez-vous chez moi… J’ai deux ducs, six marquis, seize comtes, vingt-huit vicomtes, et quant aux barons et aux chevaliers, j’avoue franchement à madame que je n’ai même pas essayé de les nombrer… Mes confrères enragent, et ce n’est pas là le moins flatteur de mon succès… Madame comprend que tous les jours j’entends bien des paroles passionnées.

Le perruquier baissa la voix et se pencha pour tâcher de voir les yeux de la Topaze.

Ces grands yeux, demi-fermés, étaient fixes et regardaient sans voir.


COIFFURE DE LA TOPAZE
FONTAINES-AUX-PERLES

Maître Colin, dit Ménélas, à cause du caractère aimable de sa femme, replaça son peigne dans sa trousse. Il avait achevé de crêper le côté gauche.

Sa main se glissa, adroite et légère, entre les divers étages de la coiffure, afin de leur donner la symétrie convenable.

Et tout en activant son travail, il continua :

— Comme madame peut le penser, personne ne perd jamais le respect qui est dû à madame… on cause, on admire, on fait des souhaits… mais celui qui se permettrait de parler autrement qu’il n’est convenable trouverait close le lendemain la porte de ma boutique.

Le perruquier fit un geste noble pour accompagner cette chevaleresque déclaration.

— D’ailleurs, ajouta-t-il, un mot prononcé de travers mettrait au vent vingt rapières… Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit… Je voulais rapporter à madame une petite histoire pour rire, si elle daigne m’en accorder la permission.

— C’est fait, n’est-ce pas ? demanda brusquement la Topaze.

— À l’instant, répliqua maître Colin, — un peu de poudre et tout sera dit… Voici la chose… M. le vicomte de Plélan, se trouvant hier dans ma boutique, me disait : Colin, mon ami, tu es un gaillard bien heureux !… Veux-tu que nous fassions une affaire ensemble ?

Moi, j’ai répondu : — À vos ordres, monsieur le vicomte.

— Écoute, a-t-il repris, — je vais te compter vingt-cinq louis… et toi tu vas me donner en échange ta trousse, ta houppe, et ton frac lilas.

Moi, j’ai répondu : — Monsieur le vicomte veut railler… Mon frac lilas, ma houppe et ma trousse, je lui donnerai tout cela pour quatre pièces de six livres.

— Non pas, non pas ! a répliqué le vicomte. Je veux autre chose encore, et ce n’est pas trop de vingt-cinq louis pour cela… Je veux que tu me laisses aller à ta place demain. — J’ai vraiment peur d’importuner madame, s’interrompit le perruquier en prenant position à quatre pas pour lancer la poudre qui devait mettre un nuage blanchâtre sur les admirables cheveux de Laure.

Celle-ci n’avait garde de l’encourager ; elle n’avait pas entendu un mot de l’anecdote.

Le perruquier agita la houppe en faisant ce geste que la tradition nous a gardé, et qui sert encore à nos gamins de Paris, pour exprimer leurs espiègles dédains.

La poudre se prit à voltiger, emplissant la chambre d’une vapeur odorante. Malgré la distance, l’adroit Colin en envoyait une bonne part à la tête de la Topaze, qui blanchissait peu à peu comme un arbre où se forme le givre.

Le silence de Laure l’intimidait.

Ce fut entre ses dents et à voix basse qu’il dénoua son anecdote.

— Madame sait bien, murmura-t-il, que j’aimerais mieux tomber de mort subite que de m’exposer à l’offenser… M. le vicomte de Plélan est un galant seigneur qui n’a voulu faire qu’un badinage… Il voulait me remplacer auprès de madame, parce que c’est vraiment un office divin que de…

La Topaze fit un mouvement.

Maître Colin s’arrêta effrayé.

— Mais je ne l’ai pas permis, ajouta-t-il en redoublant de prestesse et en épaississant le nuage de poudre qui tournoyait autour de lui. — Madame peut m’en croire… J’ai répondu au vicomte de la bonne façon et comme pouvait le faire le plus respectueux des serviteurs de madame…

— Que dites-vous donc là, maître Colin ? prononça Laure du ton d’une personne qui s’éveille.

Le perruquier se pinça la lèvre ; il était humilié profondément.

— Madame ne m’a pas fait l’honneur de m’écouter ? dit-il en dessinant un raide salut. — Je ne suis pas fait pour occuper l’attention de madame… Madame est coiffée.

Laure se leva et donna un coup d’œil distrait à sa coiffure.

— C’est bien, maître Colin, dit-elle.

Celui-ci salua par trois fois en tâchant de rappeler son sourire, — puis il prit la porte.

Quand il fut dehors, il haussa les épaules énergiquement.

— C’est insolent ! grommela-t-il. — C’est impertinent !… c’est maussade !… et ce n’est, après tout, que la Topaze !…

Cette petite vengeance accomplie, maître Colin, dit Ménélas, à cause du caractère aimable de sa femme, regagna sa boutique.

C’était au tour d’Aline, qui s’approcha de sa maîtresse pour lui demander ses ordres.

— Je monterai à cheval, dit Laure. — Faites prévenir M. le lieutenant de roi qu’il m’accompagnera aujourd’hui à la promenade.

Aline sortit pour transmettre cet ordre à un valet, et revint presque aussitôt.

La poudre changeait peu la physionomie de mademoiselle de Carhoat. Elle adoucissait seulement un peu la fière expression de son visage.

C’est une chose charmante que la poudre ; mais c’est un voile, et sur des cheveux comme ceux de Laure, tout voile était de trop.

Laure se mit entre les mains d’Aline. Une longue amazone de soie grise à reflets roses remplaça sa robe légère ; un corsage étroit emprisonna sa riche taille, et, sur ses cheveux étages, un petit béret de velours se posa de côté coquettement.

Elle était belle ainsi à tourner la tête des gentilshommes de Rennes et de tous les gentilshommes de France.

Comme elle allait descendre, on annonça M. le lieutenant de roi.

M. le marquis de Coëtlogon, qui tenait cette charge, à peu près héréditaire dans sa famille, était un homme d’un certain âge, mais qui conservait une belle mine, malgré son embonpoint un peu exubérant.

Il entra, la sueur au front et l’haleine essoufflée.

— Belle dame, dit-il en baisant la main de Laure, — je craignais de vous avoir fait attendre… M. le gouverneur de la ville, le maréchal et M. de Fitz-James se sont réunis ce matin, et m’avaient convoqué… J’allais prendre place au conseil, lorsque votre message m’est parvenu… Belle dame, le service du roi passe avant tout, mais après vos ordres… le conseil peut attendre : me voici.

Le lieutenant de roi passa son mouchoir sur son front et s’assit sur un fauteuil pour reprendre haleine.

— Nous partons, dit Laure.

Le lieutenant de roi se leva aussitôt et parut oublier sa fatigue.

Dans la cour, un fringant cheval attendait Laure ; elle se mit en selle avec le secours de M. le marquis de Coëtlogon, et tous les deux passèrent la porte de l’hôtel.

À la fenêtre du boudoir de Laure, la petite Aline, accoudée au balcon, tournait ses regards pensifs sur la rue qui descendait aux remparts.

Lorsque Laure de Carhoat, escortée de M. de Coëtlogon, s’engagea dans cette voie après avoir tourné l’angle de la rue Saint-Georges, les yeux d’Aline s’animèrent, et un sourire ému vint à sa lèvre.

— Mon Dieu, murmura-t-elle, ayez pitié de ma maîtresse ! — Vous qui l’avez faite si belle et si bonne, mon Dieu ! la laisserez-vous toujours souffrir ?…

La tête poudrée de la Topaze disparut derrière les premières maisons qui bordaient les Murs. — Aline resta bien longtemps pensive à la fenêtre. Ses grands yeux naïfs rêvaient ; son esprit, éveillé, tâchait à sonder un malheur qui la touchait, mais qu’elle ne comprenait point.

Laure allait, gracieusement assise sur la selle et montrant les perfections de sa taille, au balancement du pas de son cheval. Les glands d’or de son béret se jouaient sur son épaule. Elle avait retrouvé son beau sourire, — ce sourire qui enivrait le cœur et la faisait sans rivale.

Sur son passage, les jeunes garçons s’arrêtaient et admiraient, disant avec un vague accent de désir :

— C’est la Topaze !

Les femmes répétaient avec un mépris affecté, où il y avait de l’envie et de la haine :

— C’est la Topaze !

Quelque vieillard enfin, qui se souvenait du bon temps de Carhoat et des jours où ce nom brillait parmi les plus nobles de la province, secouait, en soupirant, sa tête austère, et détournait les yeux en murmurant :

— C’est la Topaze !

La Topaze ! la Topaze ! Ce nom était dans toutes les bouches ; tous les regards étaient pour elle. Vers elle convergeaient tous les sentiments : amour, aversion, pitié.

Elle passait hautaine, faisant pâlir toute beauté rivale devant la sienne, et attachant tous les yeux à son sourire.

Le temps était magnifique : c’était une de ces douces journées d’automne, où le soleil semble nous faire de caressants adieux.

Toute la société noble de Rennes semblait s’être donné rendez-vous sur les Murs. C’était une cohue brillante où les parures étincelaient et où l’œil indécis ne pouvait point se fixer, parce que de toutes parts l’appelaient de frais et charmants visages.

Laure parut, et les plus belles pâlirent. Les souveraines de la mode sentirent leur royauté déchoir.

Laure éblouissait. Il n’y avait plus de regards que pour elle. Son cercle se grossissait aux dépens de ses anciennes rivales, et sa monture avait peine à fendre les flots de ses adorateurs.

Chacun voulait mettre son hommage à ses pieds. — Tous quêtaient une part de son sourire.

De loin, celles qui étaient pures ou passaient pour telles médisaient, maudissaient et se plaignaient.

Leurs paroles de colère étaient comme un aveu de la victoire de Laure. Leurs regards de mépris proclamaient son triomphe, et ce nom de la Topaze qu’elles prononçaient comme un outrage montait au-dessus de la foule, répété tant de fois, qu’il ressemblait à une acclamation.

C’était pour cette vaine gloire que Laure de Carhoat avait vendu son bonheur.

Qu’il y avait de souffrance derrière son sourire et que son cœur pleurait, tandis qu’elle passait superbe, écrasant les haines soulevées sous le poids de sa merveilleuse beauté !…

À ses côtés, M. le lieutenant de roi chevauchait, fier et tout enflé du bonheur qu’on lui supposait.

Il faisait bien des envieux, et plus d’un gentilhomme, qui suivait de loin la cavalcade, eût donné dix ans de sa vie pour un seul des jours de ce fortuné lieutenant de roi.

Ces jours tant jalousés se passaient à subir docilement d’impérieux caprices, à ramasser un éventail, à frapper en vain à une porte close…

Mais il y a des gens pour qui la jouissance suprême est de paraître heureux !

M. le marquis de Coëtlogon n’eût pas changé son sort contre celui du roi de France.

Les heures s’écoulaient. — Peu à peu toutes les belles dames de Rennes, ulcérées et vaincues, cédèrent la place. — La Topaze resta maîtresse du champ de bataille au milieu de la foule de ses soupirants.

Une cavalcade nombreuse lui faisait maintenant escorte, et son retour à l’hôtel était une véritable marche triomphale.

En arrivant à la porte cochère, elle arrêta M. le lieutenant de roi qui voulait en franchir le seuil.

— Adieu, messieurs, dit-elle en le confondant dans le congé commun.

M. le lieutenant de roi fit choix de son plus gracieux salut, afin de ne point laisser paraître son désappointement. Il alla, faut-il croire, prendre sa place au conseil retardé.

La cavalcade se dispersa.

Laure descendit de cheval et gagna son boudoir.

Elle se laissa tomber sur le sopha.

Une pâleur mortelle avait remplacé les vives couleurs qui, naguère, animaient sa joue.

Une tristesse morne et découragée avait chassé son sourire.

Elle demeura quelques minutes affaissée sur les coussins de son sopha, et ne répondant point aux tendres questions d’Aline, qui s’agenouillait auprès d’elle.

La représentation était finie. Elle n’avait plus besoin de se contraindre.

Un domestique ouvrit en ce moment la porte du boudoir.

— Une lettre pour madame, dit-il.

Aline s’élança, prit la lettre et vint la présenter à sa maîtresse.

Celle-ci fut plusieurs minutes avant de daigner y jeter les yeux.

Mais, dès que son regard se fut porté sur l’adresse, une vive rougeur colora sa joue ; elle saisit la lettre en poussant un cri de joie.

L’enveloppe brisée tomba. — Les mains tremblantes de Laure ne pouvaient réussir à défaire les plis du papier.

Elle voulait lire, et ses yeux troublés ne voyaient point.

— C’est de lui, murmura la petite Aline, qui se sentait aussi trembler.

Laure approcha enfin de ses yeux la lettre dépliée.

Elle déchiffra enfin les mots un à un. — Des larmes tombèrent sur le papier.

— Il va venir, dit-elle. — Il vient !…

Elle baisa la lettre avec passion.

— Il m’aime, reprit-elle. — Oh ! Aline, si tu savais comme il m’aime !…

Son beau visage rayonnait d’allégresse et de passion exaltée. Les larmes se séchaient sous sa paupière qui brûlait.

Aline la regardait inquiète et attendrie.

Laure reprit la lettre pour la relire.

Et tout en lisant, elle disait :

— Mais c’est ce soir ce soir même qu’il arrive !… Mon Dieu, je ne veux pas mourir de joie !

Elle joignit les mains et leva ses yeux au ciel avec une ardente gratitude.

Puis elle bondit sur ses pieds et s’élança vers la pendule.

— Six heures ! dit-elle. — Dans quelques minutes je vais le revoir.