Fontaine aux Perles/16. La Topaze

Fontaine aux Perles
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 114-122).
XVI
LA TOPAZE


La rue Saint-Georges était alors, en concurrence avec la rue des Dames, le quartier fashionnable de Rennes. En sortant de cette voie centrale, messieurs des États n’avaient que la place du Palais à traverser pour s’asseoir sur leurs sièges parlementaires. Pour gagner l’allée circulaire de la Motte ou la longue promenade des remparts, mesdames n’avaient qu’un pas à faire et ne risquaient point de mouiller leurs pieds mignons dans la boue historique de la capitale bretonne.

De nos jours, le fashion rennais a quitté la rue Saint-Georges déshonorée pour remonter la colline et s’asseoir autour de la Motte, dont une lubie municipale assassina récemment les ormes séculaires.

On se dispute une place sur ce terrain privilégié. Les blanches maisons construites par les autorités y regardent d’un œil méprisant et jaloux le granit grisâtre de ces vieux hôtels où il y a de si grands souvenirs.

La demeure de Caradeuc, ce terrible ennemi des jésuites, coudoie la préfecture ; l’évêché touche au comptoir opulent du receveur général. — Ce ne sont partout que demeures nobles ou petits palais pimpants qui ont de la fonte dorée.

Que l’on soit général, avocat en renom, Abeilard de la faculté des lettres, lion du comice agricole, ou femme à la mode, il n’est point permis d’habiter ailleurs…

La rue Saint-Georges, abandonnée, vieillit sans gloire tout près de ces jeunes honneurs. — C’est l’égout de la ville entière. À part les cabarets soldatesques, vous n’y trouveriez que de pauvres chambres d’étudiants, des asiles sans nom, et, à l’angle de la place du Palais, cette maison de mauvais souvenir où un médecin du siècle dernier, qui n’avait pas assez de malades, épousa une pauvre vieille dame pour la soigner trop vite et en hériter plus tôt.

Il était dix heures du matin, à peu près, et c’était le lendemain de cette scène nocturne à laquelle nous avons assisté, dans une salle souterraine de la ferme de Marlet.

Nous franchissons une porte cochère, située au milieu de la rue Saint-Georges au fronton de laquelle on voyait encore, à demi effacé, l’écusson ducal de Bretagne.

C’était l’ancien hôtel de M. d’Avaugour, cadet de la famille autrefois souveraine.

L’architecture extérieure, comme celle de presque tous les vieux hôtels de Rennes, avait un médiocre caractère ; mais à l’intérieur, les salles y étaient vastes et belles.

Quelqu’un de ces habiles peintres de Bretagne auxquels l’indifférence apathique de nos aïeux n’a point laissé de nom avait mis des scènes chevaleresques aux caissons sculptés des plafonds.

Il n’y avait point de dorures aux boiseries, mais un ciseau hardi avait découpé les panneaux, et quelques portraits oubliés dans leurs cadres sévères donnaient à ces salles l’ornement qu’il leur fallait.

Elles semblaient inhabitées.

Pour trouver le mouvement et la vie, il fallait pénétrer dans l’aile droite de l’hôtel qui donnait sur de grands jardins rejoignant la rue Corbin, et d’où la vue s’échappait le long de la riante vallée de la Vilaine, jusqu’à la ceinture des collines microscopiques qui est comme le rebord du bassin où la ville est assise.

Ici la scène changeait complètement. Plus de souvenirs des vieux âges, plus de poussière antique. — Tout était jeune, brillant et luxueux.

Vous vous seriez cru à Paris, dans la coquette demeure d’une duchesse à la mode.

En ce temps-là, Rennes ne suivait point Paris de très-près. Ce petit palais était réellement en avance de quelque cinquante ans sur le reste de la ville.

C’était le luxe charmant et un peu chargé de la moitié du dix-huitième siècle. On y eût trouvé de ces meubles, gracieux bizarrement, et fantastiques sans hardiesse que la vogue nous a imposés de nouveau depuis l’année dernière.

Tout l’âge de Pompadour était dans ce réduit mignon. Les tableaux étaient signés Watteau, Vanloo, Boucher. On enfonçait dans l’élastique duvet des causeuses ; c’étaient des bergers qui soutenaient les bougies ; c’étaient des amours qui portaient le cadran des pendules.

La dernière pièce de l’hôtel était disposée en boudoir et s’ouvrait sur une terrasse qui dominait les grands jardins, la vallée et le rempart, jusqu’à l’hôtel des Gentilshommes, que venait de fonder M. l’abbé de Kergus.

Il y avait sur le sopha, en face des fenêtres, une femme demi-couchée qui jouait avec un médaillon et qui songeait.

Cette femme était vêtue d’une robe d’étoffe moelleuse qui n’était point ajustée, mais dont le poids dessinait des formes magnifiques.

Elle était grande ; sa pose abandonnée avait de gracieuses paresses.

L’agrafe de sa robe, détachée, laissait voir des épaules admirables où ruisselaient abondamment les spirales lourdes d’une opulente chevelure blonde.

Il y avait une douceur infinie et un charme sans rival dans le jeu de sa belle bouche où venaient errer de pensifs sourires. — Son teint éblouissait ; l’ovale pur de son visage s’élargissait au-dessus des tempes et donnait à son front une majestueuse ampleur.

Cette femme eût été belle à la manière de ces types effacés et divins qui se perdent au-dessus des nuages et que nous adorons de trop bas. Mais quelque chose ramenait ses perfections au niveau de la terre…

L’admiration se heurtait à une bizarrerie qui était une séduction nouvelle, et qui faisait oublier l’ange pour désirer la femme.

Sous les boucles molles de ces cheveux blonds si fins et si doux, il y avait deux fiers sourcils bruns, dessinés hardiment, et des yeux noirs dont l’étincelle commandait, impérieuse.

Ce regard, dont l’audace inattendue s’allumait parmi tant de douceur, avait d’irrésistibles charmes.

Parce que, bien souvent, leur hardiesse s’éteignait en des langueurs molles qui donnaient à cette femme deux beautés distinctes et lui livraient les deux portes du cœur…

Elle se nommait Laure de Carhoat. Sa merveilleuse beauté avait chauffé jusqu’à la poésie l’esprit lent des jeunes gentilshommes rennais, qui l’avaient appelée la Topaze.

C’était bien en effet une pierre précieuse. Les reflets blonds du collier de topazes qui entouraient son cou d’ordinaire ne brillaient pas si doucement que ses cheveux.

Mais quel cœur y avait-il derrière l’attrait exquis de ce visage ?…

Son coude s’appuyait au coussin du sopha, et l’une de ses mains disparaissait sous les masses ondées de sa chevelure ; son autre main tenait une chaîne d’or où était passé l’anneau d’un médaillon.

Elle jouait avec ce médaillon, l’élevant parfois au-dessus de sa tête pour lui darder un long regard d’amour, et parfois le posant sur son cœur dont les battements venaient le caresser.

La lumière, entrant par les deux fenêtres ouvertes, tombait d’aplomb sur elle et faisait rayonner son sourire.

Car elle souriait bien tendrement, et la tristesse de sa rêverie était douce…

Au-dessous d’elle, sur le tapis, il y avait deux ou trois énormes bouquets de fleurs d’automne.

Le médaillon, si chèrement contemplé, représentait un homme d’une trentaine d’années, au visage noble et fier, portant le costume à la mode parmi les gentilshommes bretons.

La poudre donnait de la douceur à sa physionomie un peu trop hautaine ; son regard perçant avait de la franchise et parlait d’honneur.

On reconnaissait une de ces têtes de preux qui traversaient de temps à autre les États de Bretagne, et tenaient au siècle étonné le langage chevaleresque des anciens jours.

La Topaze lui souriait ; elle l’appelait ; elle lui disait à demi-voix des paroles passionnées.

— Amaury ! Amaury ! murmurait-elle, que je vous remercie de m’aimer !…

La porte du boudoir s’ouvrit, et une jeune fille, à la figure maligne et simplette à la fois, entra, tenant à la main un superbe bouquet de roses rouges.

— De la part de M. le lieutenant de roi, dit-elle en présentant le bouquet à sa maîtresse.

Celle-ci le prit, respira un instant la fraîche senteur des belles roses et le jeta auprès des autres bouquets qui se fanaient sur le tapis.

— Avec une lettre, reprit la jeune fille.

— Mets-là dans ma corbeille, répliqua la Topaze.

Il y avait sur la petite toilette, — un bijou de marqueterie ! — une corbeille fermée. La jeune fille l’ouvrit et jeta la lettre cachetée au milieu d’une multitude de lettres cachetées également, que contenait la corbeille.

C’étaient les oubliettes épistolaires de la Topaze. On y eût trouvé, signés au bas de madrigaux plus ou moins spirituels, les noms de toutes les familles historiques de Bretagne.

Et vraiment si la vengeance savait compenser les mépris du monde, Laure de Carhoat aurait eu là de quoi se consoler. — Car, à toutes ces belles dames qui détournaient la tête maintenant sur son passage, elle aurait pu renvoyer les lettres de leurs maris.

Mais Laure ne songeait point à cela.

Elle appela d’un geste caressant la jeune fille, qui refermait la corbeille.

— Viens ici, Aline, dit-elle.

Aline obéit et se mit à genoux sur un coussin aux pieds de la Topaze.

Aline était presque une enfant. Elle avait un joli visage, malin mais timide, qui devenait rose tout à coup quand on lui adressait la parole. Elle était petite et alerte. Ses beaux cheveux noirs se relevaient sous la coiffe coquette des filles de la forêt de Rennes.

Elle avait connu, tout enfant, Laure de Carhoat, lorsque le marquis possédait encore un manoir. Elle aimait Laure plus que tout autre chose en ce monde.

— Aline, lui dit mademoiselle de Carhoat, te souviens-tu de sa dernière lettre ?

— Oh ! oui, répondit la petite fille. Elle était bien longue et bien belle !…

— N’est-ce pas qu’il m’aime ? reprit Laure, dont la voix paresseuse prononçait à peine ces paroles, et qui rêvait.

— Oh ! oui, répliqua encore Aline.

— Quand on n’aime point, poursuivit la Topaze, — peut-on écrire de ces choses qui descendent jusqu’au fond de l’âme pour y ramener l’espoir éteint ?… Quand on n’aime point, trouve-t-on ainsi la route des cœurs fermés ?… Oh ! J’en suis sure, il m’aime !… et Dieu ne m’a point pris toutes mes chances d’être heureuse !…

— Oui, oui, notre demoiselle, murmura Aline, — vous serez bien heureuse… il vous aime… Pourquoi serait-il le seul à ne point vous aimer ?…

Son regard s’arrêta sur les bouquets de fleurs couchés côte à côte sur le tapis.

— Tout le monde vous aime, reprit-elle. — et tous nos jeunes seigneurs vous donnent leur première pensée, comme je donne la mienne à Dieu.

Le beau front de la Topaze s’attrista.

— Tout le monde m’aime, répéta-t-elle. — Je suis pourtant la fille d’un gentilhomme.

Elle se leva d’un bond, et sa taille se redressa dans toute sa hauteur fière. — Ses grands yeux noirs brillèrent sous la ligne hardie de ses sourcils.

Dans sa colère soudaine et fougueuse, elle foula aux pieds les bouquets dont les fleurs détachées jonchèrent bientôt le tapis autour d’elle.

— Qui donc a eu le droit de me faire ces présents ?… dit-elle.

Sa pose était celle d’une reine. Tout en elle respirait une dignité superbe…

Elle reprit, en écrasant du pied les roses rouges de M. le lieutenant de roi :

— Je ne veux pas de ces fleurs qui sont un outrage !… Je veux vivre seule… je veux mettre un voile sur mon visage et me consacrer à lui, toute à lui !…

Elle s’arrêta, et son impétueux élan tomba comme par magie. Son beau visage, enflammé par la colère, se couvrit de pâleur. — Son regard s’éteignit.

Elle s’affaissa, faible, sur les coussins du sopha, et mit son front dans ses mains.

Aline vit son sein soulever la molle étoffe de sa robe ; entre ses doigts blancs, des larmes coulèrent.

— Ne pleurez pas, notre demoiselle ! dit la jeune fille dont les yeux devinrent humides, — ne pleurez pas !… Vous êtes belle, riche, aimée !…

La Topaze l’interrompit par un geste brusque.

— Laisse-moi ! dit-elle.

Aline s’éloigna, docile.

Comme elle arrivait à la porte, un valet s’y présenta, et dit :

— De la part de M. le vicomte de Plélan…

Laure eut un tressaillement douloureux.

Aline rentra. Elle avait encore à la main un gros bouquet de roses et une lettre.

— De la part de monsieur le vicomte de Plélan, répéta-t-elle d’une voix triste.

Laure lui montra du doigt la porte.

La jeune fille déposa sur un meuble le bouquet avec la lettre et sortit.

Une fois seule, Laure de Carhoat resta durant quelques secondes immobile, l’œil fixe et les sourcils contractés.

Elle croisait ses bras sur sa poitrine soulevée. Son exquise beauté prenait un caractère tragique.

Ses cheveux blonds ruisselaient le long de sa joue pâle. Autour de sa lèvre, il y avait un amer sourire qui répondait au feu sombre de son regard.

Elle saisit le médaillon suspendu à son cou, et le colla sur sa bouche, comme si elle eût voulu chercher dans ses pensées d’amour un refuge contre sa détresse.

Mais le désespoir pesait sur elle d’un poids trop lourd. Sa force fléchit… Sa riche nature se courba domptée.

Elle se jeta sur le sopha et se roula en étouffant des cris d’angoisse…

Du sopha elle glissa sur le tapis. Des convulsions terribles la secouèrent. Elle se tordait parmi ces fleurs froissées par elle, et son beau corps s’agitait sous l’effort d’une douleur poignante…

Lorsqu’elle s’arrêta, sa tête se renversa dans les masses éparses de ses cheveux. — Elle était comme morte.

La petite Aline ouvrit la porte bien doucement, traversa la chambre sur la pointe des pieds et vint s’agenouiller auprès de sa maîtresse.

Elle se pencha au-dessus de son front livide et y mit sa lèvre en pleurant.

Puis elle souleva la tête lourde de Laure et glissa son corps souple sous les masses de ses cheveux, de manière à lui servir d’oreiller.

Ainsi couvert de pâleur et gardant les traces de son martyre, le visage de la Topaze reculait les bornes de la beauté humaine. La tête reposait maintenant sur le sein d’Aline. Elle demeurait toujours immobile. Vous eussiez dit le chef-d’œuvre d’un pinceau sublime qui aurait jeté sur la toile Madeleine morte de repentir…

Aline avait passé ses bras autour de son cou et lui faisait respirer des sels.

Au bout de quelques instants, une rougeur fugitive revint aux joues de la Topaze. Sa bouche trembla et ses paupières se rouvrirent languissantes.

Elle jeta autour d’elle ce regard stupéfait des gens qui reviennent à la vie.

Son regard rencontra le bouquet déposé sur une table. — Sa paupière se referma.

— Merci, ma fille, murmura-t-elle, — tu veilles toujours sur moi, comme un bon ange… J’ai beau t’éloigner, tu sais deviner ma souffrance… et tu viens.

— Je vous aime tant, notre demoiselle, répliqua la jeune fille ; mais ce que je ne puis deviner, c’est la cause de votre souffrance… Vous, si belle, et que chacun croit si heureuse !

Laure, au lieu de répondre, lui fit une caresse et tâcha de sourire.

Elle se releva péniblement et reprit sa place sur le sopha, où elle demeura immobile.

Elle ne tressaillait plus, et l’angoisse vive ne tordait plus ses muscles sous le satin tourmenté de sa peau. Elle avait le calme de la fatigue affaissée. Ses paupières alourdies retombaient à demi comme si elles eussent supporté un lourd poids de sommeil. Les belles lignes de son visage se reposaient mornes, et semblaient tranchées dans le marbre. — C’était un désespoir immobile et muet.

Elle souffrait encore, mais c’était un sourd martyre qui la poignait au plus profond du cœur, et ne laissait plus percer au dehors ses mystérieux élancements…

C’est qu’elle était bien malheureuse ! Elle était tombée. Le monde impitoyable assistait à sa chute. Sous le brillant manteau dont elle se parait, il y avait une torture mortelle et une insupportable honte. Sa vie était une lutte à outrance. Elle s’était posée seule en face de la foule qu’elle bravait : elle avait défié ses anciennes rivales ; et, fière et indomptable, elle avait dit : Je les écraserai de mon sourire ! Je serai morte avant de m’avouer vaincue !…

Elle combattait : elle forçait sa souffrance à se taire et voilait son désespoir sous le calme de son orgueil.

Toutes celles qu’avait éclipsées autrefois sa beauté essayaient de l’accabler de leurs mépris, et lui jetaient son surnom de la Topaze comme un suprême outrage.

Elle se redressait contre le dédain, seule, en face de toutes. — Ce nom, qui était son opprobre, elle s’en parait comme d’une gloire, et se vengeait du dédain, en grossissant chaque jour les rangs de sa brillante cour.

À elle étaient tous les hommages. La jeune noblesse, affolée, se pressait sur ses pas, cherchant à surprendre un de ses sourires, mendiant à genoux un de ses regards.

Et jusqu’alors elle avait triomphé dans la lutte. — Ce qu’elle souffrait nul ne l’avait deviné, tandis que chacun assistait à sa victoire…

Elle avait rendu coup pour coup, dédain pour dédain ; — et les yeux de celles qui l’insultaient de loin s’étaient souvent mouillés de larmes.

Elle était si belle !

Mais un jour, au milieu de cette vie brillante dont le fracas assourdissait sa conscience, elle fut terrassée par un choc soudain.

Un sentiment nouveau donna une voix à ses remords.

Au dedans d’elle, une plainte s’éleva, et nul bruit ne put l’empêcher d’être entendue.

Jusqu’alors, elle avait passé dans la foule de ses adorateurs froide, insoucieuse, cruelle.

Elle avait fait de chacun d’eux un joyau de plus à sa parure, — ou plutôt un soldat dans cette armée soumise qui marchait à sa vengeance.

Elle ignorait son cœur ; ses sens ne parlaient point…

C’était à Nantes, durant l’été précédent.

Elle s’était échappée du milieu de sa cour comme une reine puissante et fatiguée d’hommages qui veut se reposer dans le calme de l’incognito.

Elle avait quitté Rennes, et sans que personne pût suivre sa trace, elle s’était rendue à Nantes, où, pendant quelques semaines, elle avait vécu retirée.

Là, tandis qu’elle était seule avec elle-même, un homme s’était rencontré sur ses pas ; — un cœur noble et fier, comme Dieu avait fait le sien.

Ces natures robustes et superbes qui attendent pour aimer aiment avec délire.

Laure se croyait à l’épreuve. — Elle avait vu tant de passions autour d’elle !

Elle se vantait encore au fond de son cœur d’être invulnérable, que déjà la passion la courbait domptée. Elle voulut combattre. Le trait s’enfonça-davantage : elle aimait, elle était esclave.

Ce furent quelques jours de délices parmi l’amertume de sa vie. Le chevalier Amaury de Talhoët, vivant habituellement à Paris et absorbé par les intrigues politiques où il se trouvait étroitement mêlé, ignorait l’histoire de mademoiselle de Carhoat, et jusqu’à son existence.

Ses apparitions en Bretagne étaient courtes et rares, il était à Paris l’une des têtes du parti de la résistance. Bien jeune encore, il avait trempé dans toutes les conspirations, malheureuses ou avortées, qui se succédaient presque sans relâche depuis dix ans.

Il ne vit dans Laure qu’une femme merveilleusement belle et dont le cœur valait le visage.

Lui aussi se croyait à l’abri de l’amour derrière ses fatigues politiques.

Mais c’est là une insuffisante cuirasse, et le chevalier aima éperdument.

Laure, qui avait bravé la honte pour humilier ses rivales, joyeuses de la chute de sa famille, n’avait que les apparences contre elle. Sa fière royauté tenait ses courtisans à distance, et, si elle n’était pas pure, puisqu’elle permettait à un homme de semer autour d’elle cette profusion luxueuse qui l’entourait, du moins n’avait-elle donné à cet homme d’autre droit que de mentir impunément en l’appelant sa maîtresse.

Aux premières lueurs de cet amour, elle se sentit éclairée. Un courage immense lui remplit le cœur. Elle crut qu’il ne tiendrait qu’à elle de jeter à ses pieds ce voile de honte qui n’était point à elle et dont elle se laissait couvrir.

Elle espéra. L’avenir lui apparut radieux. Elle vit le ciel s’ouvrir.

Mais ce fut pour retomber, froissée, au fond de la vérité triste.

Le chevalier partit laissant derrière lui un serment. Laure revint à Rennes.

À Rennes, elle sonda son malheur. Le chevalier n’était plus là pour la soutenir et mettre son amour au-devant de la réalité. Le regard de Laure pénétra jusiqu’au fond de sa misère.

Elle vit autour d’elle ces hommages impudents qui l’entouraient, qui la pressaient, qui la marquaient au front d’un signe d’infamie.

Elle se recula épouvantée ; il n’était plus temps : elle était la Topaze, l’idole que chacun avait le droit d’adorer.

C’est alors que la torture fut cruelle, et que le désespoir vint peser sur ses heures de solitude.

Au dehors, l’orgueil la soutenait : elle retrouvait ses beaux sourires pour braver l’envie ameutée.

Au dedans, elle fléchissait éperdue ; son âme navrée n’avait plus ni force ni courage, et souvent le paroxysme de son martyre la jetait, comme aujourd’hui, brisée, sur le tapis de son boudoir, témoin discret de son supplice…

Elle avait mesuré sa situation. Comment espérer encore ? Le chevalier pourrait-il aimer la Topaze ?…

Celle qu’il avait adorée à genoux, lorsqu’il la croyait pure, ne la repousserait-il point en apprenant sa funeste gloire ?…

Tous ces hommages qui l’accablaient chaque jour étaient sa condamnation.

Mais elle aimait, et si insensé que fût l’espoir, elle se forçait à espérer.

Sa forte nature luttait contre l’impossible, et, après des heures d’angoisses qui la terrassaient, accablée, elle se relevait dans sa vigueur et regardait d’un œil ferme l’avenir…

Durant une demi-heure elle resta immobile sur son sopha, la tête dans ses mains et gardant une attitude découragée.

La pauvre Aline se tenait à l’écart, contemplant avec inquiétude sa maîtresse aimée, et retenant son souffle pour ne la point troubler.

Au bout d’une demi-heure, Laure de Carhoat se releva lentement.

Elle rejeta en arrière ses longs cheveux. Son regard avait recouvré sa fierté.

— Prépare ma toilette, ma fille, dit-elle avec une sorte de gaieté calme, — je veux me faire belle aujourd’hui… ces messieurs m’attendent sans doute sur le rempart… choisis ma plus belle robe… il faut que je sois éblouissante !

Aline la regarda étonnée.

La Topaze s’assit devant sa toilette et sourit orgueilleusement à son miroir…