TROISIÈME SECTION


PASSAGE DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MŒURS
A LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE


LE CONCEPT DE LA LIBERTÉ
est la clef qui donne l’explication de l’autonomie de la volonté.


La volonté est une espèce de causalité qui appartient aux êtres vivants, mais seulement en tant qu’ils sont raisonnables et la liberté serait la propriété qu’aurait celle causalité d’agir sans y être déterminée par des causes étrangères, de même que la nécessité naturelle est la propriété que présente la causalité, chez tous les êtres dépourvus de raison, d’être déterminée à l’action par l’influence de causes étrangères.

L’explication que nous venons de proposer de la liberté est négative et par suite ne nous permet pas d’en pénétrer l’essence ; mais on peut en dériver un concept positif de cette même liberté qui n’en sera que plus riche et plus fécond[1]. Si l’idée de causalité entraîne celle de lois, en vertu desquelles une chose que nous appelons effet doit être produite par une autre chose appelée cause, la liberté, bien qu’elle ne soit pas le caractère d’une volonté obéissant à des lois naturelles, n’échappe pourtant pas à toute espèce de lois’; c’est au contraire uno causalité d’après des lois immuables, mais d’une espèce particulière, car, autrement, une volonté libre serait une absurdité. La nécessité naturelle était, pour les causes efficientes, une hétéronomie ; car, pour que l’effet pût se produire, une condition était nécessaire, à savoir quo la cause efficiente fût déterminée à l’action par quelque chose d’étranger. Que peut donc être la liberté do la volonté sinon l’autonomie, c’est-àdire le caractère qui appartient à la volonté d’être à elle-même sa propro loi ? Mais la proposition:la volonté est à elle-même, dans toutes nos actions, sa propre loi, n’est qu’une autre formule du principe qui nous défend d’agir d’après une maxime qui ne puisse vouloir s’ériger elle-même en loi universelle. Or cetto formule est justement celle do l’impératif catégorique et le principe de la moralité; ainsi une volonté libre et uno volonté soumise à des lois morales, c’est tout un.

Si donc la liberté de la volonté est supposée, une simple analyse de son concept en fait sortir la moralité avec sou principe. Ce principe n’en n’est pas moins toujours une proposition synthétique : une volonté absolument bonne est une volonté dont la maxime peut toujours renfermer dans son sein une loi universelle, qui n’est autre que cetto maxime même, car l’analyse du concept d’une volonté absolument bonne ne nous donne nullement cette propriété de sa maxime *. Mais des propositions synthétiques de ce genre ne sont possibles que si les deux notions qu’elles contiennent

1. Une liberté d’indifférence serait absurde.

2. Ce point a été expliqué plus haut. L’idée d’une volonté absolument bonne n’est pas identique à l’idée d’une volonté dont la maxime est une loi universelle. Il y a là une synthèse dont il faut trouver le principe. Ce principe ce sera l’idée de liberté. peuvent— être reliées entre elles par l’intermédiaire d’un troisième terme en qui elles se rencontrent toutes les deux. Or le concept positif de la liberté donne ce troisième terme, qui ne peut pas être, comme lorsqu’il s’agit do causes physiques, la nature du monde sensible (dans lo concept de laquelle —l’idée d’une certaino choso considérée comme cause so lie à l’idée d.’unc autre chose considérée comme effet). Quel est donc ce troisième terme auquel nous adresse la liberté et dont nous avons une idée a priori ? Nous no pouvons pas le montrer dès maintenant ni expliquer comment lo concept de la liberté so déduit do la raison puro pratique et comment, avec la liberté, un impératif catégorique est possible. Il nous faut pour cela encore quclquo préparation.


La liberté doit être supposée comme propriété
de la volonté de tous les êtres raisonnables.


I1 ne suffit pas d’attribuer la liberté à notre volonté, pour quelque raison quo co soit d’ailleurs, si nous n’avons pas une raison suffisante pour l’accorder également à tous les êtres raisonnables. Car, la moralité no nous prescrivant ses lois qu’en tant que nous sommes des êtres raisonnables, elle doit donc valoir également pour tous les êtres raisonnables, et comme elle ne peut être déduite quo du caractère de liberté qui appartient à notre volonté, nous devons pouvoir démontrerque la liberté est le caractère de la volonté, de tous les êtres raisonnables ; et il ne suffit pas de l’établir seulement au moyen de quelques prétendues expériences faites sur la nature humaine (une telle entreprise est d’ailleurs radicalement impossible, et la démonstration no peut être faite qa’tt’prioïi), il faut démontrer que ce caractère appartient nécpssaircment et en général à l’activité de tous les êtres raisonnables doués do volonté. Je dis donc : un être qui no peut agir quo sous Vidée de la liberté est, par là même, vraiment libre au point de vue pratique, c’est-à-dire quo toutes les lois qui sont inséparablement associées à l’idée « le liberté sont valables pour lui, absolument comme si la liberté de sa volonté eu elle-même avait été expliquée d’une manière valable, au point de vue de la philosophie théorique*. Or j’affirme que nous devons nécessairement accorder à tout être raisonnablo doué de volonté l’idéo do la liberté, comme étant la condition même de son activité’.En effet l’idée d’un tel être implique cello d’une raison qui est pratique, c’est-à-dire qui exerce uno action causale à l’égard do ses objets. Or il est impossible do concevoir uno raison qui, ayant conscience d’être elle-même l’auteur do ses jugements, recevrait du dehors sa direction, car alors lo sujet devrait attribuer la détermination do sa faculté de juger non pas à sa raison mais à une inclination. Sa

  • La méthode que je suis, et que je crois suffisante pour le but que je me propose, consiste ï admettre la liberté comme une simple idée que tous les êtres raisonnables prennent comme principe de leur conduite ; je l’ai adoptée pour ne pas être obligé de démontrer la liberté au point de vue théorique. Car, quand même cette dernière démonstration ne pourrait être faite, les lois qui obligeraient un être vraiment libre n’en seraient pas moins valables pour un être qui ne pourrait agir que d’après l’idée de sa propre liberté. Nous pouvons donc ici nous débarrasser du fardeau qui pèse sur iz théorie (N. de K.).

i. Kant veut dire ceci : Un être raisonnable ne peut agir en tant qu’être raisonnable qu’à la condition de se supposer libre (dans le sens du mot liberté indiqué plus haut). Si, en effet, il obéit a une causalité autre que celle de sa raison, il n’agit plus en tant qu’être raisonnable. Quant à la méthode que Kant se propose ici de suivre, il l’explique suffisamment dans la note qu’il a ajoutée au texte. Cette méthode est toujours la même que celle qui a été suivie dans la deuxième section : Si l’être peut agir comme personne raisonnable il doit supposer qu’il est libre. Mais reste à savoir si cette liberté est réelle Kant montrera que la distinction du phénomène et du noumène la rend possible, on pourrait même dire probable. raison doit donc so considérer elle-même comme étant l'auteur de ses propres principes, indépendamment do toute influence étrangère ; en coriséquenco elle doit, comme raison pratique pu commo volonté d'un être raisonnable, se regarder elle-même commo libre ; autrement dit la volonté d'un tel être ne peut être conçue comme lui appartenant réellement que par cclto idée de liberté, il faut donc, au point de vue pratique, attribuer une telle volonté à tous les êtres raisonnables.

de l'intérêt
qui s'attache aux idées de la moralité.


Nous avons, en dernière analyse, ramené à l'idée .do la liberté le concept déterminé de la moralité; mais nous n'avons pas pu établir que celte liberté fût, même en nous et dans la nature humaine, quelque chose de réel. Nous avons vu seulement que nous devions ht supposer, si nous voulions nous faire l'idée d'un être raisonnable, ayant conscience do sa causalité à l'égard de ses actions, c'est-à-dire doué de volonté et nous trouvons ainsi quo nous devons, par la même raison, accorder à tout être doué de raison et de volonté cette faculté de se déterminer à agir sous l'idée même de sa liberté.

De la supposition do cette idée dérivait la conscience d'une loi de l'action, loi qui nous prescrivait do prendre pour règles subjectives do notre conduite, c'est-àdiropour maximes, des principes susceptibles de revêtir "une valeur objective, c'est-à-dire universelle et de servir à former uno législation universelle qui nous fût propre. Mais pourquoi donc dois^jo mo soumettre à ce principe, et cela comme être raisonnable en général, et pourquoi tous les êtres doués do raison doi vont-ils s’y soumettra également ? J’avoue qu’aucun intérêt’no m’y pousse, car l’intérêt ne saurait donner un impératif catégorique ; et pourtant il faut nécessairement quo j’y prenne un certain intérêt et quo jo comprenne comment cela so peut faire ; en effet ce devoir est à projiremcnt parler un vouloir qui serait celui do tout cire raisonnable, dont la raison pourrait devenir pratique sans roicontrer d’obstacles. Mais pour des élres comme nous qu’affectent des mobiles d’un autre genre, comme ceux do la sensibilité, cl qui ne • font pas toujours co quo ferait la raison livrée à elle-même, cette nécessité do l’action s’appelle seulement devoir et la nécessité subjective so distinguo do la nécessité objective.

Il semble donc qu’en supposantla liberté, nous n’ayons fait que supposer la loi morale, c’est-à-diro le principe do l’autonomie de la volonté, et quo nous n’ayons pu démontrer la réalité et la nécessité objectives de co principe en lui-même. Nous aurions, il est vrai, obtenu un avantage très appréciable en déterminant au moins, d’une façon plus exacte qu’on no l’avait fait jusqu’ici, lo vrai principo do moralité ; mais, en co qui concerne sa valeur et la nécessité pratique do s’y soumettre, nous ne serions pas plus avancés ; car nous n’aurions aucune réponse satisfaisante à faire à celui qui nous demanderait pourquoi donc il faut que l’universalité de notre maxime, conçue commo loi, devienne la condition restrictive do nos actions ; sur quoi nous fondons la valeur que nous attribuons à cette manière d’agir, valeur si grande qu’il no peut y avoir nulle part d’intérêt plus grand * ; et comment il se fait que l’homme ne croie avoir quo do celte manière lo sentiment do sa valeur personnelle, valeur devant

i. L’intérêt est un mobile sensible I (voir la note de Kant à la nage 116).

2. L’intérêt, dont parle Kant, c’est donc la valeur que nous attribuons a une conduite dominée par l’Impératif catégorique. laquelle celle d’un état agréable ou pénible semble devoir être comptée par rien.

Nous trouvons, il est vrai, que nous pouvons attacher de l’intérêt à une qualité personnelle, dont l’intérêt de notre situation ne dépend pas, mais qui nous rendrait seulement dignes de participer au bonheur, si la raison en était la dispensatrice ; autrement dit lo seul fait d’être digne d’être heureux peut nous intéresser par lui-même, indépendamment du mobile de l’espérance de participer à ce bonheur. Mais ce jugement est, en réalité, la conséquence de l’importance que nous sommes déjà supposés attacher aux lois morales (en nous détachant, par l’idée do liberté, do tout intérêt empirique) ; mais il est impossible de comprendre ainsi que nous devions nous détacher de cet intérêt, c’est-àdire que nous devions nous considérer comme libres dans nos actions, tout en nous regardant comme soumis a certaines lois, de manière à trouver dans notre propre personne une valeur capable de compenser la perte de tout ce qui— peut donner du prix à notre vie, et nous ne pouvons pas voir de cette manière comment tout cela est possible et d’où vient, par conséquent, que la loi morale oblige*.

Ici apparaît, il faut bien l’avouer franchement, une sorte de cercle dont il ne semble pas facile de sortir*. Nous nous supposons libres dans l’ordre des causes efficientes afin de nous considérer comme soumis à des lois morales dans l’ordre dc9 fins et ensuite nous nous regardons commo soumis à ces lois parce que nous nous sommes attribué la liberté do la volonté ; car la liberté et la législation propre do la volonté sont toutes

i. L’intérêt suprême, c’est la va « leur que nous attribuons à l’autonomie et à la liberté. C’est cette valeur absolue qu’il faudrait démontrer, car c’est parce nue nous y croyons, que le fait d’être digne d’être heureux peut nous intéresser, indépendamment de l’espérance d’être réellement heureux.

2. Ce cercle consiste a démontrer la moralité par la liberté, et la liberté par la moralité. deux de l’autonomie, ce sont par suite deux concepts que l’on peut substituer l’un à l’autre, mais, justement pour celte raison, on ne peut se servir de l’un pour expliquer l’autre et en rendre raison. Tout co que l’on peut faire c’est de ramener à un seul concept deux représentations du même objet qui semblent différentes au point de vue logique (comme on réduit plusieurs fractions de même valeur à leur plus simple expression).

Mais un moyen nous reste 1, c’est do chercher si, lorsque nous nous considérons, grâce à la liberté, commo des causes efficientes agissant a priori, nous ne nous plaçons pas à un autre point de vue qu’en nous représentant notre propre personne d’après ses actions envisagées comme des effets que nous avons sous les yeux.

11 y a une remarque que l’on peut faire, sans se livrer à des méditations bien subtiles, et que l’on peut supposer à la portée de la pensée la plus vulgaire, quoiqu’elle la fasse à sa manière, par une distinction confuse do la faculté de juger qu’elle appelle sentiment, c’est que toutes les représentations qui se produisent en nous indépendamment de notre volonté (comme celles des sens) nous font seulement connaître les objets tels qu’ils nous affectent et nous laissent ignorer ce qu’ils peuvent être en eux-mêmes, et que, par conséquent, les représentations de celle espèce, en dépit des plus grands efforts d’attention, en dépit de la clarté que peut y ajouter l’entendement*, nous conduisent seulement à la connaissance des phénomènes, mais

1. Kant aborde ici l’idée essentielle de cette troisième section. Le véritable fondement des idées que nous avons tous de notre liberté et de notre autonomie, et aussi de la valeur absolue de cette autonomie et de celte liberté.doit être cherché dan* le moi non menai. Si la personne

phénoménale était tout notre être, ces idées seraient des illusions : mais si, derrière nofre personne empirique, se cache une personne intelligible, elles pourront noir un objet réel.

2. En leur appliquant les catégories. jamais à celle des choses en elles-mêmes. Une fois cette distinction faite (et il suffit pour la fairede remarquer la différence qu’il y a entre les représentations que nous recevons du dehors et dans lesquelles nous sommes passifs, et celles que nous produisons uniquement par nous-mêmes et dans lesquelles nous manifestons notre activité1), il en résulte naturellement que l’on doit nous accorder et admettre, derrière lo3 phénomènes, quelque chose qui n’est pas phénomène, c’està-dire des choses en soi, tout en avouant que, vu l’impossibilité de les connaître autrement que par la manière dont elles nous affectent, nous ne pouvons assez nous rapprocher d’elles pour savoir ce qu’elles sont en elles-mêmes. C’est ainsi que nous sommes conduits à distinguer, encore assez grossièrement il est vrai, le monde sensible du monde intelligible*, le premier pouvant cire très diffèrent chez différents spectateurs, à cause de la diversité des sensibilités 3, tandis que le second, qui est le fondement du premier 4, reste toujours le même. Mais il y a plus, l’homme ne peut pas se flatter d’arriver à savoir ce qu’il est en lui-même, par la connaissance que le sens intime peut lui donner de sa propre personne. Car comme il ne se crée pas, pour ainsi dire, lui-même et qu’il ne forme pas a priori mais tire de l’expérience l’idée qu’il a de sa personne, naturellement il no se connaît que par le sens intime, c’est-à-dire seulement par l’apparence phénoménale do

i. Ce passage s’explique, parce que Kant dit un peu plus loin : en même temps que des êtres sensibles nous sommes de pures activités, et, en tant que pures activités nous nous rattachons au monde Intelligible. Le rôle de la pure activité est de mettre de l’ordre dans les phénomènes et de les ramener A l’unité. Cette unité est ce que nous produisons jiar nuiis-niême ».

2. l’entandeitvcll.

3. Ce qui peut différer suivant les personnes, d’après la Critique de ta RetUon pur*, c’est peut-être la qualité des phénomènes, mais non leur ordre (par exemple, l’ordre causal), en tant qu’il résulte des catégories.

  • . Le monde sensible n’est que le monde intelligible, réfracté pour ainsi dire dans I espace et le Icmjx.

sa nature et par la manière dont sa conscience est affectée.. Mais il faut bien qu’au delà de cette collection de phénomènes, qui compose son propre sujet, il admette quelque autre chose qui serve de fondement à ces phénomènes, c’est-à-dire son moi, quelle qu’en puisse être la nature intime ; en conséquence il faut bien qu’eu égard à la simple sensation et à la réceptivité des sens il se considère commo appartenant au monde sensible, mais qu’en revanche eu égard à ce qui est en lui pure activité (ce qui parvient à la conscience d’une manière immédiate et non par l’action des sens), il se rattache à un monde intelligible*, dont il ne sait d’ailleurs rien de plus.

L’homme qui réfléchit portera un jugement semblable sur toutes les choses qui peuvent tomber sous ses yeux’; on peut même admettre que la raison la plus vulgaire n’est pas incapable de ce jugement, car on sait qu’elle est très portée à supposer, derrière les objets sensibles, quelque réalité invisible, active par elle-même. Il csl vrai qu’elle gâte cette idée en donnant une forme sensible à cette chose invisible, en voulant en faire un objet d’intuition, aussi n’en est-elle pas plus avancée.

Or. l’homme trouve réellement en lui-même une faculté par laquelle il se distinguo de tous les autres êtres et même de lui-même en lant qu’il est affecté par les objets, cette-faculté c’est la Raison 3. La raison considérée comme activité spontanée s’élève au-dessus même de YEntendcmenl* ; en effet, bien que celui-ci soit aussi une activité spontanée et qu’il no contienne pas seulement, comme la sensibilité, des représentations qui n’apparaissent quo si l’on est affecté parles choses (c’est-à-dire si l’on est passif), il no peut pourtant proli proli

2. C’est à-dire sur les corps. Une fois convaincu que ces corps, tels qu’ils nous apparaissent, ne sont que des phénomènes, je suis nécessairement

nécessairement à croire que ces phénomènes cachent quelque chose de réel.

3. Vernunft.

4. Vernunft. produire par son activité d’autres concepts que ceux qui servent seulement à ramener àdes règles les représentations sensibles et à les relier ainsi dans l’unité d’une conscience et, sans l’aide des sens, il ne penserait absolument rien. Au contraire, la raison, en produisant ce que l’on appelle des idées, manifeste une spontanéité si pure que nous pouvons nous élever, avec son aide, bien au-dessus de ce que les sens peuvent nous donner. Sa fonction la plus haute consiste à distinguer l’un de l’autre le monde sensible et le monde intelligible, et à tracer ainsi des limites à l’entendement lui-même 1[2].

C’est pourquoi un être raisonnable doit se considérer, en tant qu’Intelligence (en détournant ses yeux de ses facultés inférieures), comme appartenant non pas au monde sensible mais au monde intelligible ; il peut donc se placera deux points de vue différents pour se considérer lui-même et reconnaître les lois qui président à l’usage de ses facultés et, par suite, à toute sa conduite ; d’un côté, en tant qu’il appartient au monde sensible, il obéit aux lois de la nature (hétéronomie), de l’autre, en tant qu’il appartient au monde intelligible, il obéit à des lois indépendantes de la nature, lois qui ne sont pas fondées sur l’expérience, mais uniquement sur la raison.

Comme être raisonnable et, par suite, appartenant au monde intelligible, l’homme ne peut concevoir la causalité de sa propre volonté que sous l’idée de liberté[3] ; car l’indépendance à l’égard des causes déterminantes du monde sensible (indépendance que la raison doit toujours s’attribuer) est la liberté. Or, à l’idée de liberté se rattache d’une manière indissoluble l’idée d’autonomie et à cette dernière idée le principe général de la moralité, lequel est, au moins d’une manière idéale, le principe des actions de tous les êtres raisonnables, au même titre que les lois de la nature servent de principes à tous les phénomènes.

Ainsi disparaît le cercle vicieux 1[4] que nous soupçonnions tout à l’heure de se dissimuler dans le raisonnement par lequel nous passions de la liberté à l’autonomie et de l’autonomie à la loi morale. On pouvait nous accuser, en effet, de n’avoir proposé l’idée de la liberté qu’en vue de la loi morale, afin de conclure ensuite de la liberté à la loi, et de ne pouvoir, par suite, donner aucune raison de cette dernière loi. On pouvait dire que nous avions posé la liberté en principe comme une sorte de postulat que les âmes bien pensantes nous accorderaient volontiers, mais que nous ne pourrions jamais élever au rang de proposition démontrable. Mais nous voyons maintenant que, lorsque nous nous concevons comme libres, nous nous transformons en citoyens d’un monde intelligible où nous découvrons l’autonomie avec sa conséquence la moralité ; tandis que, lorsque nous nous regardons comme obligés par le devoir, nous nous considérons comme appartenant à la fois au monde sensible et au monde intelligible.

Comment un impératif catégorique est-il possible ?


L'être raisonnable se rattache, comme intelligence, au monde intelligible et, s'il appelle sa causalité volonté, c'est seulement parce qu'il la considère comme une cause efficiente appartenant à ce monde. D'un autre côté il a aussi conscience de lui-même comme d'une partie du monde sensible; et, dans ce monde, il saisit ses propres actions comme les simples phénomènes de cette causalité transcendante; mais il ne peut comprendre comment des actions émanant de ce principe inconnaissable sont possibles; il lui faut donc considérer ses actions, en tant qu'elles appartiennent au monde sensible, comme déterminées par d'autres phénomènes, par exemple par des désirs ou des inclinations 1. Si j'étais membre seulement du monde intelligible, toutes mes actions seraient donc parfaitement conformes au principe de l'autonomie de la pure volonté ; mais, en tantque je suis simplement unepartiedumondc sensible, elles doivent être considérées comme entièrement conformes à la loi naturelle des désirs et des inclinations, c'est-à-dire à rhétéronomic de la nature. (Dans le premier cas elles reposeraient sur le principe suprême de la moralité, dans le second sur lo principe du bonheur.) Mais, comme le monde intelligible contient le principe du monde sensible et par suite le principe des lois de ce monde*, comme il donne

i. Sur cette grave question de la conciliation de la liberté intelligible avec le déterminisme sensible, consulter : 1* la Critique de la nai*onpun',D!atectiquetramcendentale, Explication de tidëe cotmologique d'une liberté en union avec la nécettité naturelle; •i' la Critique de la tlaiton pratique. Part. 1, liv. 1, rh.m. Evamen

critique de l'analytique de la liaiton pure pratique. Barni, 273 à 301, et en particulier les pages 289 et290,Picavetp. 162-193 = 179-180 ; 3* les Protégomenes. Partie III, 8. 53. Nous avons résumé dans l'Introduction la théorie de Kant a c<v sujet.

2. Le système des phénomène» avec leurs lois a son fondement, immédiatement des lois à ma volonté (qui appartient tout entière au monde intelligible) et qu’il doit être conçu de cette manière, alors bien que d’un côté j’appartienne au monde sensible, de l’autre, en tant que je suis une intelligence, je me considérerai comme soumis aux lois du monde intelligible, c’est-à-dire de la raison qui exprime par l’idée de liberté la loi de ce monde, et ainsi à l’autonomie de la volonté. C’est pourquoi les lois du monde intelligible pourront devenir pour moi des impératifs et les actions conformes à ce principe des devoirs.

Ainsi, ce qui rend possibles des impératifs catégoriques, c’est l’idée de liberté qui fait de moi un membre d’un monde intelligible ; et, si je n’étais pas autre chose, toutes mes actions seraient toujours conformes à l’autonomie île la volonté. Mais, comme je vois en même temps en moi un citoyen du monde sensible, elles doivent seulement y être conformes. Ce devoir catégorique nous représente une proposition synthétique a priori, en ce sens, qu’à ma volonté affectée par des désirs sensibles s’ajoute l’idée de celte même volonté comme appartenant au monde intelligible, c’est-à-dire pure et pratique par elle-même et contenant la condition rationnelle suprême de la volonté sensible ; à peu près comme aux intuitions du mondo sensible s’ajoutent des concepts do l’entendement qui n’expriment par eux-mêmes que la forme d’une loi en général et qui rendent possibles les propositions synthétiques a priori, sur lesquelles repose toute connaissance de la nature’.

incompréhensible, il est vrai, cour nous, dans le inonde intelligible. Il s’ensuit que ta même phénomène, par exemple un mensonge, peut avoir a la lois une cause empirique, mon caractère, et une cause intelligible, le libre rhoix

que le nouniène a fait de ce caractère.

1. Par exemple, le concept de causalité, s’ajoutanl A l’intuition sensible de deux phénomènes successifs, me permet d’établir une svntlièsc nécessaire entre ces deux L’usage pratique que le commun des hommes fait de la raison confirme la justesse do cette déduction. Il n’est personne, pas même le pire scélérat, pourvu qu’il soit habitué à faire usage de sa raison qui, si on lui propose des exemples de loyauté dans les intentions, de persévérance dans l’obéissance aux bonnes maximes, de sympathie et de bienveillance pour tous (allant jusqu’à de grands sacrifices d’avantages et de bien-être), ne souhaite d’avoir de pareils sentiments. Il ne peut pas, à cause do ses inclinations cl de ses passions, réaliser ce souhait, mais il désire pourtant être affranchi de tendances qui sont un fardeau pour lui. Il montre par là que, par une volonté affranchie des impulsions de la sensibilité, il se transporte en idée dans un ordre de choses bien diftèrent du domaine où s’agitent ses propres désirs sensibles. En efl’et, en formant un pareil souhait, il n’espère aucune satisfaction de ses désirs, ni un état où seraient contentées toutes ses inclinations réelles, en y ajoutant celles qu’il pourrait imaginer (car alors l’idée qui lui arrache ce souhait perdrait toute sa valeur) non, il ne pense qu’à la valeur intrinsèque plus grande que pourrait prendre sa personne. Il croit être cette personne meilleure dès qu’il se place au point de vue d’un membre du monde intelligible et c’est à quoi le contraint malgré lui l’idée de liberté, c’est-à-dire l’idée de l’indépendance à l’égard des causes déterminantes du monde sensible 1. Et, en se plaçant à ce point de vue, il prend conscience d’une bonne volonté, qui, de son propre aveu, dicte à la mauvaise volonté, qu’il manifeste comme membre du monde sensible, une loi dont il reconnaît la dignité tout eu

phénomènes et d afiirmer que l’un est la cause de l’autre. De même l’idée de la volonté intelligible (volonté nouménale)ajoutée à l’idée de volonté empirique (volonté phénoménale), donne aux actes sensibles

sensibles caractère de devoirs universels et permet dédire : Ceci est un devoir.

1. Kant invoque ici, une fois de plus, le témoignage du bon sens populaire. la transgressant. Le devoir moral est donc la volonté propre nécessaire d’un membre du monde intelligible, mais il ne lui apparaît comme devoir qu’en tant qu’il se considère comme étant en même temps membre du monde sensible.

DE LA DERNIÈRE LIMITE 1

de toute philosophie pratique.

Tous les hommes conçoivent leur volonté comme libre. De là viennent tous les jugements par lesquels ils déclarent que telle action aurait dû être accomplie, bien qu’elle n’ait jxis été accomplie. Pourtant celte liberté n’est pas un concept empirique, et elle ne peut pas l’èlre, car c’est une idée qui persiste toujours, bien quo l’expérience nous montre le contraire des conséquences que devrait entraîner nécessairement l’hypothèse de la liberté. D’un autre côté il est aussi nécessaire que tout ce qui arrive soit inévitablement déterminé par les lois de la nature et celte nécessité naturelle, elle non plus, n’est pas un concept empirique, précisément à cause do l’idée do nécessité qui y est impliquée et qui suppose une connaissance a priori. Mais ce concept d’une Nature* est confirmé par l’expérience ; on no peut mémo éviter de le supposer si l’on veut que l’expérience soit possible, j’entends par là une connaissance systématique des objets des sens reliés entre eux par des lois universelles. La liberté

1. Il s’agit de la limite que la raison ne peut dépasser dans l’explication d » certains principes de la moralité. Il est impossible suivant Kant d’expliquer Comment la raison pur peut être pratique, comment ta liberté

liberté peut devenir une cause de nos actions et commen*. une loi do la raison pure peut nous intéresser. 2. Nature c. a.d. enchaînement nécessaire des phénomènes suivant <lcs règles. n’est donc qu’une iWede la raison, dont la réalité objective en elle-même est douteuse, tandis que la nature est un concept de l’entendement dont la réalité se démontre et doit se démontrer nécessairement pailles exemples empiriques.

Il y a là pour la raison matière à dialectique 1, car la liberté qui est attribuée à la volonté semble être en contradiction avec la nécessité de la nature. Toutefois, bien qu’au point de vue spéculatif la raison, placée pour ainsi dire entre deux chemins, trouve celui de la nécessité naturelle mieux tracé et plus praticable que celui de la liberté, pourtant, nu point de vue pratique, la voie étroite de la liberté est la seule où nous puissions faire usage de notre raison pour agir ou ne pas agir. C’est pourquoi il est aussi impossible à la philosophie la plus subtile qu’à la raison la plus vulgaire d’écarter la liberté par des sophismes. Il aut donc supposer qu’il n’y a pas de contradiction véritable entre la liberté et la nécessité naturelle ; car on ne peut pas plus renoncer au concept de la nature qu’à celui de la liberté.

En attendant il faut tout au moins dissiper celte contradiction apparente d’une manière convaincante, quand même on n’arriverait jamais à comprendre comment la liberté est possible. Car, si l’idée de liberté était en contradiction avec elle-même ou avec l’idée de la nature, qui est tout aussi nécessaire, il faudrait, l’abandonner résolument en faveur de la nécessité naturelle.

Or il est impossible d’échapper à cette contradiction

1. La dialectique résout des autonomies, c’est-à-dire des Contradictions. Or, Kant se trouve ici en présence de deux concepts contradictoires qui s’imposent tous les deux a nous avec une égale nécessité. Pour résoudre celte contradiction,

contradiction, rapporte ces deux concepts à deux mondes différents, le concept de causalité appartenant au monde des phénomènes et le concept de liberté appartenant au monde des noumènes. si le sujet qui se croit libre, se conçoit lui-même, quand il se déclare libre, dans le même sens et sous le même rapport que lorsqu’à l’égard de la même action, il se considère comme soumis à la loi de la nature. C’est donc un devoir, que la philosophie spéculative ne peut négliger, de montrer au moins que le principe de l’illusion qui nous fait voir là une contradiction, c’est que nous concevons l’homme d’une tout autre manière et à un tout autre point de vue, quand nous Je déclarons libre que lorsque nous le regardons comme formant une partie de la nature et obéissant à ses lois. Il faut établir que non seulement les deux choses peuvent aller ensemble, mais encore qu’elles doivent être conçues comme nécessairement unies dans le même sujet, parce qu’autrement on ne verrait pas pourquoi nous imposerions à la raison le fardeau d’une idée qui, bien que ne contredisant pas une attire idée suffisamment établie, nous embarrasse dans des difficultés qui gênent singulièrement la raison dans son usage théorique. Mais ce devoir incombe seulement à la philosophie spéculative, parce que c’est elle qui doit ouvrir la voie à la philosophie pratique 1. Par conséquent on ne peut pas laisser le philosophe décider arbitrairement s’il lèvera celte contradiction apparente ou s’il négligera de s’en occuper. Car dans ce dernier cas la théorie laisserait ici un bonum vacans où le fataliste pourrait s’installer de plein droit, en chassant la morale de son domaine prétendu, pour lequel elle ne pourrait montrer aucun litre de propriété.

Cependant on ne peut pas encore dire qu’ici se trouve la limite de la philosophie pratique*. Car il no. lui

1. Nous avons dit, dans l’Introduction, que dans la pensée de Kant la Critique de la liaison pure devait aplanir les difficultés morales et théologiques considérées

jusqu’à lui comme insolubles, par exemple l’antinomie de la causalité et de la liberté ou celle de la science cl de la foi. 2. Parce que c’est une question appartient pas d’arranger ce différend ; elle demande seulement à la raison spéculative de faire cesser lo désaccord oùello so voit engagée en matière-théorique, afin que la raison pratique puisse vivra en repos et à l’abri des attaques du dehors, qui pourraient lui disputer lo terrain sur lequel elle veut balir.

Orlo droit que la raison vulgaire elle-même prétend avoir à la liberté du vouloir so fonde sur la conscience et sur la supposition reconnue légitime de l’indépendance do la raison à l’égard des causes subjectives do détermination, lesquelles, réunies ensemble, constituent ce qui appartient à la pure sensation, à co que l’on désigne par lo terme général de sensibilité. L’hommo qui so considère ainsi comme uno intelligence, se place par là même dans un tout autre ordre do choses, et, lorsqu’il se conçoit comme une intelligence unie à une volonté et, parla même, douée de causalité, il entra en rapport avec des principes do détermination d’une tout autre nature que lorsqu’il se saisit comme phénomène du monde sensible (co qu’il est aussi réellement), et qu’il subordonne sa causalité à la détermination extérieure des lois naturelles. Or il s’aperçoit bientôt que les deux choses peuvenl’et même doivent être vraies en même temps. En effet, qu’une chose en tant que phénomène (appartenant au monde sensible) soit soumise à certaines lois dont elle est indépendante en tant que chose ou être en soi, c’est ce qui n’implique pas la moindre contradiction ; que l’homme " maintenant doive se représenter et concevoir sa propre personne à ce double point de vue, c’est ce qui résulte, d’un côté de la conscience qu’il ado lui-même comme d’un objet affecté par les sens et, de l’autre, de la conscience qu’il a de lui-même comme d’une intellispéeulative,

intellispéeulative, que la question I de savoir comment une loi de la I liberté peut influer sur notre vo-1

lonté et par cela même nous inspirer dt l’intérêt est une question pratique. gence, c’est-à-dire commo d’un être indépendant, dans l’usage de sa raison, des impressions sensibles (par conséquent appartenant au monde intelligible).

Delà vient quo l’hommo s’attribue uno volonté qui ne laisse mettra à son compte aucune des choses qui appartiennent à ses désirs et à ses tendances et qui, au contraire conçoit la possibilité et mémo la nécessité d’accomplir des actions qui supposent lo renoncement à tous les désirs et à toutes les sollicitations des sens. La causalité par laquelle il agit ainsi réside en luimême en tant qu’il est une intelligence ; elle supposo des lois de l’action et do la conduite conformes aux principes’d'un mondo intelligible. Do ce monde il no sait rien, sinon quo c’est la seule raison, la raison pure, indépendante do la sensibilité, qui y est législatrice ; qu’il y appartient vraiment lui-mémo commo pure intelligence (commo homme au contraire il n’est quo le phénomène de lui-même) et que, par suite, les lois de la raison s’imposent à lui immédiatement et catégoriquement, de telle sorte que les inclinations et les penchants (et par conséquent toute la nature du mondo sensible), avec toutes leurs sollicitations, ne peuvent porter aucune atteinte à l’autorité de sa volonté, si on la considère comme intelligence. Bien plus, il n’accepte pas la responsabilité de ces inclinations, il ne les impute, pas à son véritable moi, c’est-à-dire à sa vo. lonté ; ce qu’il.s’imputo c’est l’indulgence qu’il pourrait avoir poiir elles, s’il leur laissait prendre de l’influence sur ses.maximes, aux dépens des lois rationnelles do la volonté..

Là raison ; pratique, en se concevant ainsi commo appartenant à un monde intelligible, ne dépasse pas ses limites, comme elle le ferait si elle voulait s’y apercevoir et s’y sentir. C’est là une conception toute négative à l’égard du monde sensible, considéré comme ne donnant à la raison aucune loi capable de déterminer la volonté. Elle n’est positive qu’en un seul point, c’est que cette liberté, commo détermination négative, est unie à un pouvoir (positif) et mémo à cette causalité de la raison, quo nous appelons une volonté et qui est la faculté d’agir do telle sorte quo le principo do nos actions soit conformo au caractère essentiel d’une cause rationnelle, c’est-à-dire à la condition de la valeur universelle do la maxime considérée comme loi. Mais, si la raison voulait chercher dans le mondo intelligible un objet delà volonté, c’est-à-dire un molif, elle sortirait do son domaine et s’attribuerait lo pouvoir do connaître co dont elle ne sait rien. Lo concept d’un monde intelligible est donc une’position que la raison so voit obligée de prendre en dehors des phénomènes, afin île pouvoirsc considérer comme pratique, co qui no serait pas possible si l’influence de la sensibilité sur l’hommo était déterminante, mais co’qui est nécessaire sionncveulpas lui refuser la conscience do lui-même, comme intelligence, par conséquent comme cause raisonnable déterminée par la raison, c’est-à-dire agissant librement. Cette pensée implique à la vérité l’idéo d’un ordre de choses et d’une légisation tout autres quo ceux du mécanisme physique, qui caractérise le inonde sensible, elle nous oblige à concevoir un mondo intelligible (c’est-à-dire un ensemble des êtres raisonnables considérés comme choses en soi) mais sans que nous puissions prétendre en comprendra autre choso que la condition formelle qu’il nous impose, je veux dire l’universalité de la maxime de la volonté, conçue commo loi, et par suite l’autonomie de la volonté, qui seule peut se concilier avec sa liberté ; tandis qu’au contraire toutes les lois qui se rapportent à un objet ne donnent qu’une hétêrofiomie, que l’on rencontre seulement dans les lois de la nature et qui n’a rapport qu’au mondo sensible.

Mais la raison dépasserait toutes ses limites, si elle se risquait à essayer d’expliquer comment la raison pure peut èlro pratique, tdcho qui équivaudrait à cello do nous faire comprendre comment— la liberté est possible.

En effet nous no pouvons expliquer quo co quo nous pouvons ramener à des lois dont l’objet peut être donné dans quelquo expérience possible. Or la liberté n’est qu’uno idéo dont la réalité objective no peut être établie en aucune maniera au moyen do lois naturelles, ni par conséquent dans uno expérience possible quelconque, et qui, vu l’impossibilité d’en fournir un exemple, mémo au moyen do quelquo analogie, no peut jamais être comprise, ni mémo conçue. Elle n’a d’autre valeur quo celle d’une hypothèse que la raison no peut éviter do faire au sujet d’un être qui croit avoir conscience do posséder uno volonté, c’est-à-dire un pouvoir différent do la simple faculté do désirer (je veux dire un pouvoir do se déterminer à agir en tant qu’intelligence et indépendamment des instincts de la nature). Mais, là où cesso la détermination par des lois do la nature, cesse aussi toute explication et il ne reste plus qu’à prendre une attitude défensive*, c’est-à-dire à repousser les objections do ceux qui prétendent avoir pénétré plus profondément dans la nature des choses et qui déclarent hardiment la liberté impossible Tout ce que l’on peut faire, c’est de leur montrer en quoi consiste exactement la contradiction qu’ils prétendent avoir découverte : pour appliquer la loi de la nature aux actions humaines, ils doivent nécessairement considérer l’homme comme un phénomène, puis, lorsqu’on les prie d’avoir à le considérer en tant qu’intelligence,

1. Kant explique dans la Méthodologie de la Critique de la Raison pure, qu’il entend par usage polémique de la Raison pure la défense de ses propositions contre les négations dogmatiques. Ainsi, on peut se défendre contre le matérialisme, au moyen, des antinomies, sans démontrer pour cela le spiritualisme. comme imo chose en soi, ils persistent à lo concevoir encore et toujours commo phénomène ; or il est sans doute contradictoire d’affranchir dans un seul et mêmesujet la causalité humaine (la volonté) de toutes les lois naturelles du mondo sensible ; mais cetto contradiction disparaîtrait s’ils voulaient réfléchir et reconnaître, commo il est juste, que, derrière les phénomènes, il doit y avoir des choses en soi (bien quo cachées) leur servant do fondement, et quo l’on ne peut pas demander que les lois suivant lesquelles agissent ces réalités soient les mêmes quo celles auxquelles obéissent leurs manifestations phénoménales.

L’impossibilité subjective d’expliquer la liberté do. la volonté se confond avec l’impossibilité de découvrir et de concevoir l’intérêt* quo l’homme peut prendre à des lois morales ; et pourtant il y prend récllcment, un intérêt et la disposition qu’il éprouve à le prendre est ce que nous appelons le sentiment moral, qui a été donné à tort par quelques philosophes pour la norme de notre jugement moral ; car co sentiment doit être considéré bien au contraire commo un effet subjectif que la loi produit sur la volonlé, effet dont

’On peut appeler intérêt ce qui rend la raison pratique et en fait une cause capable de déterminer la volonté. C’est pourquoi l’être raisonnable 1 est le seul dont on puisse dire qu’il prend intérêt à quelque chose. Des créatures sans raison n’éprouvent que des impulsions sensibles. La raison ne prend un intérêt immédiat à une action que lorsque la valeur uni-, verselle de la maxime de cette action est pour la volonté un motif suffisant de détermination. Cet intérêt est le seul qui soit pur. Mais quand la raison.ne peut déterminer la volonté qu’au moyen de quelque autre gbjet du désir, ou en supposant un sentiment particulier du sujet, elle ne prend qu’un intérêt médiat à l’action, et, comme elle ne peut découvrir par elle-même, sans l’aide de l’expérience, aucun objet de la volonté, ni aucun sentiment particulier capable, de lui servir de fondement, cet intérêt est purement empiriqueV* né peut passer pour purement rationnel. L’intérêt logique de la raison (qui la « porte a accroitre ses connaissances), n’est jamais immédiat, il suppose toujours un but en vue duquel nous » exerçons cette faculté. (N. Je K.}. la raison seule fournit lo fondement objectif 1.

Pour quo nous puissions vouloir ce quo la raison seule prescrit à un être raisonnable affecté par une sensibilité, il faut bien que la raison ail le pouvoir de nous inspirer un sentiment de plaisir ou do satisfaction quand nous accomplissons notre devoir, il faut, par conséquent qu’elle ait uno causalité grâce à laquelle elle puisse déterminer la sensibilité d’une manière conforme à ses principes. Mais il est absolument impossible de comprendre, c’est-à-dire d’expliquer a priori, comment une pensée pure, qui ne contient en ellemême rien de sensible, peut déterminer uno sensation do plaisir ou do peino ; carilyalàune espèce de causalité dont nous ne pouvons rien déterminer a priori, non plus que do toulo autre causalité, et au sujet de laquelle nous no pouvons quo consulter l’expérience. Mais, comme celle-ci ne peut nous donner aucun rapport de cause à effet qui ne relie deux objets de l’expérience et qu’ici c’est la raison pure qui doit être, au moyen do pures idées (qui no peuvent fournir aucun objet pour l’expérience), la causo d’un effet qui se manifeste dans l’expérience, il en résulte qu’il nous est absolument impossible à nous autres hommes d’expliquer comment et pourquoi l’universalité de la maxime considérée comme loi et par suite la moralité peuvent nous intéresser. Mais une clioso est bien certaine c’est qu’elle ne doit pas la valeur qu’elle a pour nous à ce

. i. Kant se demande, dans la Critiqua de la Raison pratique (De » mobiles de ta Raison pure pratique), comment une loi non phénoménale peut déterminer une volonté phénoménale. Il montre

Sue la volonté d’un être sensible, ont la raison n’est pas, par sa nature même, conforme à la loi, a besoin d’être stimulée par un sentiment. C’est ce sentiment (sentiment de la valeur) que Kant appelle

ici intérêt. Mais, pour que la volonté ne devienne pas nétéronome, il faut que ce mobile, nue cet intérêt, ait sa source dans la loi elle-même. Mais comment comprendre qu’une loi crée un mobile, capable d’agir sur une volonté empirique, sans porter atteinte a la causalité naturelle, se demande Kant dans les lignes qui suivent, et i vrai dire il ne répond pas à celte question. : qu’elle nous intéresse (car co serait uno hétéronomio qui mettrait la raison pratique sous la dépendance do la sensibilité, c’est-à-diro d’un sentiment qui lui servirait de fondement et qui l’empêcherait do jamais donner des lois morales), mais qu’elle nous intéresse parce qu’ello a de la valeur pour nous en tant qu’hommes, en co sens qu’ello procède de la volonté de l’homme considéré comme intelligence et par conséquent do co qui constitue essentiellement son moi ; tandis que ce qui appartient au pur phénomène est nécessairement subonlonné par la raison à la nature de la chose en soi.

Ainsi la seule réponse que l’on puisse faire à la question : comment un impératif catégorique est-il possible ? c’est d’indiquer la seule supposition qui le rende possible, c’est-à-diro l’idéo do la liberté et, en mémo temps, de bien faire comprendre la nécessité do cetto supposition ; or, pour faire un usage pmlique de la raison, c’est-à-dire pour nous convaincre do la valeur de cet impératif et par suite de la loi morale, cela est suffisant ; mais, quant à comprendre comment cetto supposition même est possible, c’est co dont la raison humaine est à jamais incapable. Mais, si l’on suppose la liberté do la volonté d’une intelligence, l’autonomie de cette volonté en résulte nécessairement, comme la seule condition formelle sous laquelle « lie puisse être déterminée’*. Or il n’est pas seulement possible (commo la philosophie spéculative peut le montrer) de supposer cette liberté de la volonté (sans se mellre en contradiction avec le principe de la nécessité naturelle dans l’enchaînement des phénomènes du monde sensible)

I. En somme, la moralité n’est possible quo si la liberté existe, et, d’autre part, il est non seulement possible mais encore nécessaire, si nous ne sommes pas simplement phénomènes, d’admettre cette— liberté.

liberté. qu’il faut renoncer à comprendre, c’est la manière dont la liberté se manifeste dans le monde des phénomènes et l’action qu’elle exerce sur la volonté empirique,. mais encore il est nécessaire sans autre condition, pour un être raisonnable, qui a conscience d’être uno causalité déterminée par la raison, par suite une volonté (bien différente des désirs) de l’admettre pratiquement, c’est-à-dire en idée, commo condition do toutes ses actions volontaires. Pour ce qui est maintenant d’expliquer comment la raison pure, sans autres mobiles, quelle qu’en puisso être l’origine, peut être pratique par elle-même, c’est-à-dire comment lo seul principe de la valeur universelle de toutes sesmaximes considérées comme lois (el telle serait bien la forme d’une raison pure pratique), sans aucune matière (objet) do la volonté à laquelle on puisse par avance prendre quelque intérêt, peut fournir, par lui-même, un mobile d’action, clévcillerun intérêt que l’on puisso vraiment appeler moral, ou, en d’autres termes, comment la raison pure peut être pratique, c’est une chose que la raison humaine est à jamais incapable de faire et toute la peine, tous les efforts qu’elle pourrait consacrer à la rechercho do cetto explication seraient perdus.

C’est à peu près, comme si je m’ingéniais à expliquer la possibilité de la liberté elle-même commo cause d’une volonté ; car-ici j’abandonne le principe philosophique d’explication et n’en ai point d’autre. Je pourrais, il est vrai, m’aventurer dans le monde intelligible, qui me reste encore commo ressource, dans lo mondo des intelligences ; mais, bien que j’aie de ce monde une idée, qui a un fondement solide, je n’en ai pas la moindre connaissance, et quels que soient les efforts de la faculté naturelle que j’ai do raisonner, je ne puis parvenir à la connaître 1. Celle idée signifie seulement un quelque chose qui subsiste après que j’a exclu des

i. Nous connaissons les phénomènes en leui’imposant les catigoI

catigoI et nous avons l’idée de réalités t transcendantes sans les connaître. principes déterminants do ma volonté tout co qui ap-’parlient au monde sensible, quelquo chose qui mo permet do restreindre le principo des mobiles tirés du champ do la sensibilité, en délimitant co champ et en montrant qu’il no contient pas en lui-mémo lo tout du tout, et qu’il y a encore quelquo chose en dehors do lui ; mais ce quelque chose jô no lo connais pas autrement. De la raison pure qui conçoit cet idéal, il no me reste après avoir écarté toute matière, c’est-à-diro tout objet de connaissance, quo la forme, c’est-à-dire la loi pratique do la valeur universelle des maximes, conformément à laquelle la raison, reliée au mondo intelligible, déploie son activité et devient cause déterminante de là volonté ; ici tout mobilo fait défaut ; car il faudrait que cette idée d’un monde intelligible devînt elle-même un mobile, ou fût co à quoi la raison prend primitivement intérêt ; mais l’explication de cet intérêt est justement lo problème que nous ne pouvons résoudre.

C’est ici que se trouve la limite dernière de toute recherche morale ; il était très important de la déterminer afin d’empêcher la raison, d’une part, de chercher dans le monde sensible, au détriment do la moralité, son principe suprême d’action et un intérêt concevable mais empirique, de l’autre, d’agiter ses ailes impuissantes, sans pouvoir avancer, dans cet espace vide pour elle des concepts transcendants, qu’on appelle le mondo intelligible, et de se perdre parmi des chimères. Au reste l’idée d’un monde intelligible pur, conçu commo un tout formé de toutes les intelligences et auquel nous appartenons comme êtres raisonnables (sans cesser d’aulre part d’être en même temps membres du monde sensible), est une idée dont on peut toujours se servir à bon droit pour établir une croyance morale, quoique toute science s’arrête aux frontières de ce monde ; car, au moyen de l’idée sublime d’un règne universel des fins en soi (des êtres raisonnables), auquel nous pouvons appartenir à la condition do diriger soigneuse-, ment notre conduite d’après les maximes de la liberté, commo si elles étaient dos lois do la nature, elle éveille en nous un vif intérêt pour la morale.

Remarque finale.

L’usage spéculatif do la raison, en ce qui concerne la nature, nous conduit à l’idée do la nécessité absoluo do quelque cause suprême du monde ; l’usage pratique do la raison, par rapport à la liberté, nous conduit aussi à une nécessité absolue, mais seulement à celle des lois des actions d’un être raisonnable, considéré comme tel. Or c’est un principe essentiel de tout usage do notre raison de pousser, dans la connaissance qu’elle nous donne, jusqu’à la conscience de la nécessité do cette (connaissance car autrement ce no serait pas une connaissance de la raison). Mais celte mémo raison se trouve limitée d’une manière qui n’est pas moins essentielle en ceci qu’elle ne peut saisir la nécessité ni de ce qui est oit arrive, ni’dc ce qui doit arriver, à moins de poser comme principo une condition sous laquelle celte chose arrive ou doit arriver 1. Mais de cette manière, cherchant toujours des conditions, la

1. Voir, dans la Critique de la Raison pure, la discussion des Antinomies, et en particulier de la quatrième. La raison, pour unifier les choses, cherche sans cesse l’inconditionnel, par exemple, un premier phénomène de monde qui’n’aurait pas de condition ; un atome indivisible qui serait la’dernière condition de l’existence des corps composés, une cause libre qui djj » terminerait une série de phéifçK mènes, sans être elle-même dcl<[r-"

minée, enfin un Etre nécessaire, condition de tout ce qui existe, et dont l’existence ne serait soumise à aucune condition. Mais la raison, au moins tant qu’elle reste enfermée dans le monde des phénomènes, na. peut, ni découvrir, ni comprendre l’inconditionnel. L’impératif est, dans l’ordre moral, cet inconditionnel incompréhensible, qu’il faut ■po, Brta t admettre, si nous voulons jihtl(e<( Ique unité dans notre via morale. raison voit reculer sans cesse le moment où elle pourra être satisfaite. C’est pourquoi elle cherche sans trêve ni repos le Nécessaire inconditionné et elle se voit forcée de l’admettre sans avoir aucun moyen de le comprendre ; heureuse si elle peut seulement découvrir un concept qui s’accorde avec cette hypothèse. Si donc nous n’avons pas réussi, dans notre déduction du principe suprême de la moralité, à rendre intelligible l’absolue nécessité d’une loi pratique inconditionnelle (tel que doit être l’impératif catégorique) nous ne méritons pour cela aucun blâme et c’est plutôt à la raison humaine en général qu’il faudrait adresser ces reproches. On ne peut en effet trouver mauvais que nous ne voulions pas expliquer ce principe par une condition, c’est-à-dire au moyen de quelque intérêt que nous lui donnerions pour base, car alors comme serait plus une loi morale, c’est-à-dire une loi suprême de la liberté. Il est vrai que de cette manière nous ne comprenons pas la nécessité pratique inconditionnelle de l’impératif moral, mais nous comprenons au moins qu’il ne peut être compris et c’est tout ce que l’on est en droit d’exiger d’une philosophie qui cherche à s’avancer jusqu’aux dernières limites de la raison humaine.




Notes de Kant modifier

  1. Cette liberté positive consiste, pour Kant, à obéir à une loi que la volonté s’impose à elle-même, sans subir aucune influence extérieure. Ce qui est libre, c’est l’acte par lequel l’être raisonnable pose une loi pour s’y conformer ensuite. La liberté négative consiste à ne pas être déterminé par les lois de la nature.
  2. 1. La fonction essentielle de l’entendement (Verstand) est d’imposer aux phénomènes des règles (catégories). Celle de la raison (Vernunft) est de concevoir des idées dépassant les phénomènes et destinées à ramener ces phénomènes a une unité suprême. Ainsi, je ramené à l’idée d’un moi simple et incorruptible l’ensemble des phénomènes psychologiques, L’idée du Dieu parfait unifie l’ensemble des phénomènes du monde. Kant a montré dans la Critique de ta liaison pure, non pas que ces idées ne correspondaient a aucun objet, mais qu’on ne pouvait, ni atteindre cet objet par une intuition, ni en démontrer la réalité par le raisonnement (voir l’Introduction).
  3. 2. Voilà la démonstration, et la seule qui soit possible, de la liberté et en même temps, car ces idées sont logiquement inséparables, de l’autonomie et de l’impératif moral.
  4. 1. Le cercle a disparu parce que la liberté n’est plus démontrée par l’autonomie, ni l’autonomie par la liberté. L’autonomie et la liberté se déduisent toutes les deux de l’idée de notre nature intelligible.

Notes du traducteur modifier