Flirtage
Débuts littéraires (1883-1890)François Bernouard1 (p. 97-105).



Flirtage


I


— Taisez-vous donc, José !

— Ah ! Ah ! Marguite.

C’était bien à peu près tout ce qu’on entendait de voix humaine parmi la multitude des petits bruits secs et crépitants.

Dans la large salle sombre aux dalles bosselées, un peu humides, tout autour d’un grand feu qu’avivait le grésillement des chènevottes, on teillait sans rien dire. À des ondes plus violentes qui s’engouffraient dans la cheminée la flamme se courbait comme un être fantastique aux cent langues, dont chacune ramassait, pour le tordre, un brin de chanvre cassé. Il tourbillonnait un peu de fumée. Chaque tête penchée se redressait, et les reflets du foyer se coupaient à des profils étranges.

Par moments, la porte s’entr’ouvrait. On entendait bruire la brise ; un domestique entrait, s’asseyait pesamment, prenait sa poignée et teillait. Sa part lui était mesurée.

Il se hâtait d’en finir, et, quand il avait achevé sa teille, il prenait une des petites lampes rangées sur la table et sortait en faisant sonner sur les pavés de la cour ses gros souliers ferrés.

Le grand-père, maigre et soigné, séparait avec minutie, et sans en rien perdre, la chènevotte de toute son écorce.

Il se penchait fréquemment en arrière sur son escabeau. Puis il éloignait de ses yeux, pour bien voir, la filasse de chanvre qu’il agitait comme une belle chevelure blanche.

Le bourgeois et la bourgeoise teillaient ardemment, avec habileté, et Marguite ne tournait la tête que pour crier :

— Taisez-vous donc, José !



II


José était un moissonneur du village voisin. Grand, desséché, bêta, il riait toujours, de tout, avec tout le monde, avec les bêtes, avec lui. De plus, oscillant et déhanché, il semblait marcher autant avec le torse qu’avec les jambes. Un jour qu’il s’en revenait des champs, il aperçut Marguite sur la route. Elle avait sous le bras un parapluie à carreaux rouges et bleus attaché avec un cordon blanc.

De ses deux mains, le corps légèrement arqué en arrière, elle retenait par une ficelle un délicieux goret, un tout mignon petit cochon qui trottait par soubresauts sur ses trois pattes libres.

José se mit à rire d’une oreille à l’autre.

Marguite s’arrêta, gênée.

Le goret tirait sur la ficelle, la queue frisée.

Devant eux, José, les jambes écartées, les deux mains sur ses cuisses, n’en pouvait plus, s’épanouissait.

— La gentille queue ! une vraie papillote.

Elle rit aussi.

Ils causèrent.

Elle venait de loin, de M…, où elle avait acheté le goret pour ses bourgeois.

— De M… ? Elle connaissait donc M… ?

— J’y suis née.

— Comme moi.

Ils étaient du même pays. Ils n’en revenaient pas. À cause de cela, et en faveur du petit cochon, José la trouva rudement jolie.

Ils s’assirent au bord de la route, sur l’herbe.

Elle, le buste droit, sa jupe de laine serrée autour de ses jambes, convenable et réservée, jouait aux osselets avec de petits cailloux jaunes.

Lui, tenait à son tour le goret, se penchait le plus possible pour le laisser aller un peu en avant, puis brusquement tirait la ficelle et, chaque fois que le goret roulait sur le ventre en grognant, il partait d’un rire sonore.

— Comme il crie ! On dirait un enfant.

Ils parlaient du pays, s’exclamant à chaque souvenir. C’était une provision de nouvelles familières. Bientôt ils n’eurent plus rien à se dire : ils en avaient pour longtemps.

— J’vas rentrer, dit Marguite.

José l’accompagna sans vouloir lâcher le goret. Il se sentait grandir pour lui une amitié un peu intéressée, en y mêlant de plus en plus un goût sincère pour Marguite, jusqu’à les confondre tous les deux en un seul désir.

La queue du goret le captivait surtout.

Il s’obstinait à répéter :

— Une vraie papillote.

Il ajoutait en regardant obliquement la coiffe de Marguite :

— C’est comme les vôtres !

Marguite comprenait la finesse et détournait les yeux.

En vue de la ferme il fallut se séparer : on gronderait Marguite si on la voyait avec lui.

José flatta longuement le goret, l’embrassa et s’adressant autant à lui qu’à Marguite, il demanda :

— On pourra aller vous voir ?

— Oh ! moi, ça m’est égal, répondit Marguite, si ils ne disent rien.

José les quitta, bougrement fier de ces deux connaissances-là.



III


Le lendemain soir, il descendit à la ferme pour sa cour. On se serra sur les bancs, sur les trépieds. Il prit sa place, sans gêne. On plaisanta d’abord les amoureux. Puis les mots gouailleurs, peu’ variés, s’usèrent. Personne ne s’occupa plus d’eux. Comme José aidait aux travaux communs (autant de gagné), les bourgeois ne voyaient aucun mal à ses visites.

D’ailleurs, il fallait bien commencer par là.

C’était connu et reçu.

Autant être complaisant dans la vie.

José s’installait à califourchon, sur un banc, entre le grand-père et Marguite.

Le grand-père peignait finement sa filasse, la mirait à la flamme.

Il chantonnait, malicieux :

— Entre en terre, sors de terre ; entre en l’eau, sors de l’eau ; casse les os pour avoir la peau.

En avait-il attrapé avec cette devinette subtile !

José cherchait. Quand on ne sait pas, n’est-ce pas ? Tous, bouche bée, attendaient. Soudain le grand-père secouait sur la tête de José un paquet de chanvre roui, José trouvait cette fois, et il riait à n’en plus finir.

Puis, au milieu du silence retombé, ne sachant plus que faire pour ne pas s’endormir, il ramassait des chènevottes, faisait, en les entrelaçant, des croix, des drapeaux, des figures compliquées, avec une attention concentrée, ou, du bout de l’une d’elles, il chatouillait Marguite à la nuque. Marguite s’y laissait prendre. Du revers de la main, elle se donnait des coups secs comme pour chasser une mouche. José, malin, retenait son souffle, attendait, puis repiquait.

— Taisez-vous donc, José.

— Ah ! Ah ! Marguite.

Et tous deux trouvaient à cette taquinerie une surprise toujours fraîche et un plaisir toujours neuf, qui suffisaient à rompre la monotonie de la veillée.

Toute la soirée on ne se parlait pas autrement d’amour.

Les domestiques avaient disparu.

Le grand-père était couché. Les bourgeois se dévêtaient, nullement gênés. Marguite jetait des cendres sur le feu, faisait encore quelques rangements, allumait une lanterne et reconduisait José sur le seuil de la porte.



IV


Dans la nuit glaciale, le vent les cinglait. La jupe de Marguite flottait et battait Pair dans un mouvement vif et rapide, avec un bruit roulant pareil au clapotis d’une barque .

La lueur de la lanterne, une petite lueur étique, se mettait en furie. Ils se parlaient bas, par phrases espacées, longues comme des minutes, s’arrêtant court à un cri, à un battement d’ailes des dindes en sommeil, étagées en rond sur les roues, ou perchées sur des échelons comme des boules d’ombre. Toute la quantité de sentiment dont était capable leur âme fermée aux influences mystérieuses des entours entrait en eux, les pénétrait, les troublait. Ils avaient comme des jets de paroles par où s’échappait leur amour, des exclamations grosses de lourdes tendresses où sonnaient comme des pièces fausses un mot de cupidité, une idée d’intérêt, un rien d’avarice.

José, autant pour se vanter que pour séduire, citait de ses parents qui n’en avaient pas pour longtemps, un oncle pas marié qui ne vivait qu’en apparence.

Marguite écoutait, point effarouchée, trouvant cela bien simple, calculait, supputait. Et les espoirs que José lui faisait partager ne lui mettaient pas moins de joie au cœur qu’une parole chaude, un geste ardent, une caresse quêteuse.

Elle oubliait aussi peu que possible de retenir, par ruse, pour voir plus loin, et plus gros dans les promesses de José, ce qu’elle eût volontiers laissé prendre par bonne amitié. On s’aime, mais on a de l’argent. On se marie, mais on héritera.

— Allons, dites oui.

Marguite hésitait.

— je ne suis qu’une bête, mais je vous aime bien.

Il ajouta :

— J’aurai le pré aux saules.

— Dame, dit Marguite, autant vous qu’un autre.

José attrapa l’aveu flatteur :

— Aux bans, alors.

— Comme vous voudrez ; moi, je veux bien, dit Marguite.

Et elle rentra.

Tout entière à ses impressions obscures, réfléchie, elle se sentait monter à la tête une sève forte qu’elle ignorait.



V


Ce dimanche matin, José la ramenait, coquette et gaie, de la messe. Il admirait son joli châle rouge, croisé sur le dos et la poitrine.

— Vous avez l’air toute sellée pour un voyage, Marguite.

Elle se laissait enjôler, facile et bonne, aux compliments.

Subitement José s’arrêta, embarrassé, puis se décida :

— Y a une chose, dit-il, je fais mes cinq ans.

Elle le regarda, stupéfaite :

— je ne vous l’avais pas dit, pour être plus sûr.

Elle lui répondit simplement ;

— Ce sera pour après.

Elle n’était pas pressée. Elle ne doutait pas de sa promesse.

Ils se promenèrent un peu.

Un pâle soleil d’octobre faisait briller comme une immense ceinture neuve la route blanche à perte de vue.

Les paysans en vestons courts, sous leurs blouses raides et luisantes qu’ils avaient quittées pour communier, causaient, lisaient les affiches, parlaient politique, plantés au milieu de la route, les bras ballants dans l’air, les gestes larges, heureux, rasés de frais. Les paysannes, dans leurs corsages serrés et leurs jupes de couleurs voyantes, coiffées de bonnets extraordinairement hauts et* légers qui donnaient aux vieilles un air jeune, et aux jeunes un air de petites vieilles, s’éternisaient aux seuils des portes, à saluer, à regarder les passants, le soleil, toute l’animation bruyante d’un jour de fête, et se répétaient entre elles, des deux côtés de la route, avisées et criardes, les passages du prône bien parlés, en les commentant.

Marguite et José allaient doucement, chacun à ses pensées, Marguite le cœur un peu gros, non que la nouvelle l’eût bien affligée : tout le monde faisait ses cinq ans ; mais quand on n’est pas bien préparé ! Enfin, ça se passerait. C’était trop tôt. Encore si elle avait tenu le pré aux saules ! Elle l’aurait fait valoir à sa guise. Quant à l’absence de José, ce n’était pas là le pénible. On se reverrait avec plus de plaisir.

Ils s’assirent juste à l’endroit où ils avaient fait connaissance, ce qui les toucha. José rappela le goret, grand comme un petit âne, maintenant ; cela ne les fit point rire.

José prit Marguite par la taille et lui dit :

— Tu m’attendras, pas vrai !

Elle répondit : "T’es bête".

Oh ! il pouvait être sûr. Le sentiment ne l'étouffait pas tant que ça. On se mariait pour travailler en commun. Elle avait promis, c’était dit.

Il l’embrassait goulûment, sans s’inquiéter des gens qui passaient.

Elle ne résistait pas, attristée et songeuse.

Au-dessus d’eux, dans l’air, ils ne savaient où, à toute volée,, des cloches sonnaient.

— Et le déjeuner des bourgeois ! dit Marguite. Ce n’eSt pas une raison pour l’oublier.

Elle se leva :

— Tu pars quand ?

— Je peux être appelé d’un jour à l’autre.

José avait bien envie de pleurer.

— Voyons, t’es un homme !

Et ils se quittèrent.

Elle s’en revint, pressée. Les feuilles sèches volaient autour d’elle, sous ses pas, semblables à de gros papillons jaunes.

Elle se hâta ; elle se dit :

— Allons, faudrait pourtant pas toujours penser aux bêtises.

Droit sur la route, José la regardait, son mouchoir à la main, prêt à agiter les bras si elle se retournait.

Elle ne se retourna pas.

Les cloches sonnaient toujours, moins vibrantes, coupes pleines de sons pour les âmes que l’extase altère.