FLAVIE DE KER… À ROBERTINE


Avril 185…

… Nous voici donc bien installés à quelques milles de Florence, et, de même qu’à Rome, je vais te faire l’historique d’une de nos journées. Tu verras mieux ainsi mon existence que sous la forme ordinaire de petits chapitres dont on oublie toujours les trois quarts. Du moins, c’est ton avis, et je m’y conforme.

Ce n’était pas plus loin qu’hier. Il faisait un vrai temps de demoiselle. Tu sauras qu’ici, au printemps, il fait plutôt froid que chaud. Mon cher père avait décrété la veille que nous irions à la Chartreuse de Vallombrosa, en passant par la villa de lady Rosemonde.

Voilà pour toi deux noms nouveaux, deux connaissances à faire.

De la Chartreuse, je ne te dirai rien, puisque les femmes n’y entrent pas.

Le site et les environs sont ce que l’on appelle infiniment pittoresques. Tu connais mon horreur pour la description. Ouvre un Guide en Italie, tu en sauras plus que moi qui, tout en vivant par les yeux, j’espère, autant qu’une autre, ne remarque pas grand’chose en particulier, et ne retiens absolument rien qui vaille la peine d’être écrit.

De la villa…, c’est-à-dire de lady Rosemonde***, j’ai beaucoup à te dire. D’abord, les personnes m’intéressent toujours plus que les pierres et les arbres, ne t’en déplaise, ma chère artiste, et puis j’ai quelque raison de m’intéresser à cette personne-là, puisqu’elle pourrait bien devenir ma belle-mère.

Ah ! ah ! te voilà ouvrant tes grands yeux étonnés. Oui, vraiment, voici au moins le trente-septième projet de mariage dont mon père croit devoir m’entretenir : sera-ce le dernier ? Peut-être !

Bien des choses me plaisent en lui. D’abord, sa mère qui est la seule belle-mère que je puisse me croire capable de supporter ; ensuite, son nom, qui est écossais et très-illustre : ceci n’a rien de vulgaire ; — et puis sa fortune, qui est au moins égale à la mienne, et, pour parler le langage poétique du siècle, je ne serais pas fâchée de doubler mon capital. Je peux te dire cela, à toi qui me connais ; je n’aime pas l’argent, mais j’adore la dépense, et je ne comprends rien aux gens qui rougissent d’avouer cette passion. C’est la seule que je me connaisse, et je la crois plutôt bonne que mauvaise, puisque j’aime à donner, beaucoup plus qu’à recevoir.

Mais continuons l’analyse des perfections de Malcolm***.

N’oublions pas, en passant, de noter ce prénom qui me plaît beaucoup, bien que je ne sois pas folle des romans de Walter Scott. J’en excepte Diana Vernon, qui me paraît avoir eu quelque disposition à être une fille d’esprit dans son temps.

Ensuite, son âge. Il n’a pas plus de vingt-trois ans. À cet âge-là, un homme n’est pas encore trop despote, et je crois que celui-ci, habitué à ne voir que par les yeux de sa mère, s’habituera aisément à ne pas se croire trop supérieur à sa femme.

Ne jette pas les hauts cris. Je ne veux pas dominer, je ne veux pas me mêler des affaires de mon mari. Il gouvernera toutes choses comme il l’entendra ; il aura le caractère qu’il voudra, et je ne contrarierai aucun de ses goûts. Mais je veux qu’il respecte les miens, qu’il ne gêne aucune de mes habitudes ou de mes fantaisies, qu’il se fie aveuglément à ma parole qui sera chose sacrée pour moi, et qu’il me laisse mener la vie qui convient à mon caractère et à mes idées.

Ce n’est pas comme cela que tu entends le mariage, je le sais. Tu pratiques et tu prêches la soumission, l’adoration. Bien ! c’est là ton instinct : tu es tendre. Moi, je suis juste, et ne me pique pas d’autre chose… jusqu’à présent !

Tu vois que, malgré la passion que j’inspire à ce beau Malcolm, car on dit qu’il est beau, je suis calme et maîtresse de moi.

Je t’entends d’ici me dire que se préserver si longtemps, n’avoir pas encore aimé à vingt et un ans, c’est de l’égoïsme, de la sécheresse de cœur. Je suis habituée à tes duretés, et je les supporte avec ma douceur habituelle. Ce n’est pas un crime, à mes yeux, que de s’aimer un peu soi-même. Puisque j’inspire des sentiments vifs et tenaces à tant de gens, et à toi en particulier, chère grondeuse, c’est qu’apparemment j’ai quelque valeur. Pourquoi voudrais-tu que cette personne si recherchée et si vantée s’estimât moins que rien et s’abjurât elle-même, au profit du premier venu de ses adorateurs, avant de s’assurer qu’il vaut mieux qu’elle ?

Non pas ! Pour me dominer, il faudrait être un très-grand homme ; or, jusqu’ici, Malcolm*** n’est, à mes yeux, qu’un aimable et joli garçon dont j’aime assez la figure et les manières, beaucoup le nom et la position, et encore plus la mère. Celle-ci, je l’aime réellement, extrêmement. Elle me plaît sous tous les rapports.

Figure-toi une femme d’une quarantaine d’années qui pourrait très-bien en cacher dix, et qui s’en donne plutôt qu’elle ne s’en ôte ; une vraie beauté : grande, mince, élégante, parlant le français et l’italien comme sa propre langue, peintre, musicienne, artiste en toutes choses, et, avec cela, pas plus coquette, pas plus jalouse que toi, ma Robertine !

Tu vois que cette charmante personne ne ressemble en rien à ta blonde amie. C’est justement pour cela que je l’aime. Elle m’est supérieure en tout, je le reconnais ; mais elle ne songe à m’éclipser en rien de ce que je me borne à être. Elle ne m’écrase pas de ses toilettes, premier point qui te semblera très-puéril, mais qui a beaucoup d’importance à mes yeux.

Chacun son goût ; j’aime à être mise mieux que qui que ce soit.

C’est mon art, à moi, c’est ma science et mon prestige. Je ne m’arrangerais pas d’une belle-mère aussi jolie et aussi pimpante que moi. Celle-ci est belle comme un Titien (je daigne te citer un peintre pour ta satisfaction personnelle, mais je t’avertis que je cite au hasard). On l’admire ; mais, comme elle ne pense pas à plaire, elle ne tourne la tête à personne, et, là où nous sommes ensemble, c’est de moi qu’on s’occupe, et, loin de s’y opposer, elle y concourt.

Riche, et ne manquant pas d’un grand goût, elle se contente de porter de belles, grandes, larges robes de velours, avec de gros diamants, ou de la moire lourde et cassante, avec des perles que, certes, Cléopâtre n’eût point avalées ; et, de cette façon, elle est magnifique et sérieuse sans faire de tort à mes nuages de chiffons et à mon grand froufrou de colifichets exquis.

Enfin, elle parle peu, si ce n’est avec des gens graves, et, dans mon salon ou dans le sien, elle éloigne de moi tous ceux qui pourraient m’ennuyer (ou être ennuyés par moi), pour me laisser accaparer tous ceux auxquels je plais, et qui ne me déplaisent pas trop.

Du reste, grande conformité de goûts dans la vie que j’appellerai extérieure ; elle aime les voyages, le grand air, la liberté, la chasse, le monde, l’intimité au milieu de la foule, les chevaux, les fleurs, tout ce qui m’amuse, tout ce qui m’enivre. Elle y va de son pas tranquille et résolu, tandis que j’y saute et que j’y danse. Mais elle est aussi forte que moi, et ce sera un compagnon sans pédanterie comme sans prétentions ; c’est vraiment là le mariage qu’il me faut.

Oui, ma chère, je crois que j’épouserai Malcolm à cause de lady Rosemonde. Je demande au ciel de ne pas permettre que ce jeune homme fasse ou dise devant moi quelque sottise qui m’en dégoûte ; car je regretterais vivement sa mère, et je n’en retrouverais certainement jamais une pareille.

Si, durant mon séjour à Rome, je ne t’ai rien dit, dans mes lettres, de ces deux personnages, c’est que j’ignorais l’importance qu’ils étaient à la veille de prendre dans les éventualités de mon avenir. Je les voyais très-souvent, et Malcolm faisait partie de mon cortége ; cortége que je devais beaucoup à la présence de Rosemonde, sans laquelle mon père ne m’eût pas permis de tant chevaucher avec une si brillante escorte. Mais j’étais loin de penser qu’un si jeune homme eût la prétention de m’épouser.

C’est au moment de quitter Rome que j’ai été avertie par mon père de ce qui me menaçait. J’en ai ri d’abord aux éclats. Un mari encore enfant à une vieille fille comme moi ! Mais lady Rosemonde est venue me trouver.

— Ma chère, m’a-t-elle dit avec sa franchise originale, mon fils vous aime de passion. J’ai tout fait, tout dit pour l’en détourner. Je vous trouvais, lui trop jeune, et vous trop femme du monde ; mais j’ai échoué, et je vous prie de voir avec moi le bon côté de cette union.

Elle avait raison : toutes choses ont un côté excellent et un côté déplorable. Il n’y a rien qui soit tout à fait bien, ni tout à fait mal. Il s’agit de peser et de comparer.

— Il est plus jeune que vous, a-t-elle dit encore, en ce sens qu’il a moins d’expérience du monde et qu’il n’a encore vécu que d’aspiration, tandis que vous avez beaucoup raisonné, et même un peu trop raisonné, selon moi. Mais il est aussi homme que possible par la force du caractère dans tout ce qui s’applique aux sentiments, par la droiture, la loyauté, le courage. C’est un très-grand cœur, et, si vous le rendez malheureux, ce sera tant pis pour lui, jamais pour vous. Donc, je vous prie de l’aimer, à présent que je vois que, malgré moi et malgré lui, il vous aimera toujours.

Je représentai à cette brave dame qu’il ne me plaisait guère d’être aimée contre son consentement intérieur.

— Il ne faut plus parler de cela, me répondit-elle. Dans les premiers temps, je vous craignais. Vous aviez trop de frivolité, trop de désir de plaire, trop d’éclat et d’aplomb. Je vous ai recherchée pour vous étudier. J’ai reconnu que vous aviez autant de fierté et de chasteté que les femmes les plus réservées et les plus austères. Dès lors, je vous ai aimée, et toutes vos séductions m’ont gagnée. Je ne sais pas ce qu’il y a en vous, mais vous exercez une fascination à laquelle je me livre, et, puisque mon fils ne craint pas d’avoir une femme dont tous les hommes sont ou seront épris, je ne vois pas pourquoi je serais plus lâche que lui. Vous aimez la vertu, n’est-ce pas ? Eh bien, j’ai foi en vous. Mon fils aura des envieux, voilà tout !

Là-dessus, j’ai embrassé lady Rosemonde et mon père, et j’ai avoué que je mourais d’envie d’aimer Malcolm ; mais que, de tous ceux qui se sont déclarés mes esclaves, il était celui auquel j’avais fait le moins d’attention, à cause de sa jeunesse et de sa timidité.

Il m’a été accordé le temps de la réflexion et de l’examen. J’ai promis de bien l’observer. Il a donc été convenu que lady *** irait, de son côté à Florence, et qu’elle louerait une villa auprès de celle que nous avions fait retenir ; que, là, on continuerait à recevoir tout le monde, afin de ne pas ébruiter un projet qui n’est pas arrêté sans retour en ce qui me concerne ; que Malcolm ne saurait rien de ce que je venais de promettre, et que sa mère feindrait d’hésiter encore à me faire sa déclaration ; enfin, que l’on se verrait très-souvent sans se compromettre vis-à-vis l’un de l’autre… ; toutes choses qui ont été observées et réalisées jusqu’à ce jour.

Donc (je reprends le récit de ma journée), nous arrivons chez lady Rosemonde à sept heures du matin. Comme elle est la plus active et la plus exacte des femmes, elle était prête ; elle était à cheval, et, comme elle est vraiment mon amie et ne veut nullement que je sois compromise par les prétentions de son fils, elle avait invité pour son compte tous ceux de mes adorateurs que j’ai retrouvés à Florence.

Il y avait là lord T***, M. de S***, M. de P***, le marquis G***, le prince W***, enfin toutes les lettres de mon alphabet, et Malcolm au milieu d’eux, le plus jeune, il est vrai, mais le plus beau et le mieux monté.

Quand les grilles de la villa s’ouvrirent devant nous, ce fut un charmant coup d’œil que cette brillante cavalcade piaffant dans la cour, tandis que les valets sonnaient des fanfares en notre honneur.

Il y avait là aussi deux petites Anglaises assez jolies, parentes de lady Rosemonde ; la marquise G***, Italienne renforcée, jalouse de moi naïvement, et faisant des yeux terribles quand son jeune mari m’adresse la parole.

Entre nous soit dit, si j’étais coquette, je la ferais bien enrager ; car le marquis est empressé et presque tendre avec moi. Mais je ne le supporte que juste ce qu’il faut pour taquiner raisonnablement sa candide moitié.

Il y avait aussi là, en fait de femmes, un petit abbé tout rose, grand suonatore de mandoline, grand rimeur de prose, grand diseur de riens, mais si joli, si joli, si propret et si poupin, que sa figure de page espiègle et même effronté complétait, on ne peut mieux, le groupe équestre dont j’allais devenir la reine.

Tu vas encore soupirer et dire que je ne me nourris que de vanités. Soit ! tout est vanité en ce monde, la vie même, dont nous ne prendrions aucun soin, si nous réfléchissions au peu de prix d’une chose si fragile et si courte. Bien certainement, il serait aussi sage de ne s’amuser de rien ; mais ce ne le serait pas davantage, puisque, tristes ou gais, graves ou frivoles, humbles ou orgueilleux, nous allons tous au même but, la vieillesse et la tombe.

Moi, j’ai le goût d’embellir et de dorer sans cesse ce cadre étroit et sombre… et il me semble que mes jours de jeunesse et d’enivrement sont autant de pris sur l’ennemi commun, le temps qui vole !

Mais laissons tes sermons et ma philosophie épicurienne !

Nous voilà partis un peu vite, en dépit de mon père qui nous annonçait une longue course. Le moyen de retenir une trentaine de chevaux fringants qui s’excitent les uns les autres et qui semblent avaler et renvoyer avec leurs naseaux un feu qui les embrase tous ?

Quand on commença à gravir les montées sérieuses et à se calmer un peu, je remerciai lady Rosemonde de la délicatesse qui avait présidé au choix de nos nombreux compagnons de voyage. Il y avait juste assez de femmes pour ne pas faire de nous deux des héroïnes excentriques ; pas assez pour nous gêner et nous retarder. Quant aux hommes, c’était un habile mélange de ceux qui aspirent à ma main et de ceux qui, ne pouvant y aspirer, aspirent du moins à m’être agréables ; si bien qu’il était impossible de penser que Malcolm pût être autorisé à me faire sa cour plutôt qu’un autre. Bien au contraire, il continua, comme à Rome, à se tenir à distance et à m’adresser très-peu la parole.

— Vous voyez, me dit sa mère, qu’il n’est instruit de rien et qu’il n’est pas plus hardi qu’à l’ordinaire. Je ne vous demande pour lui, aujourd’hui, qu’une seule faveur : c’est de ne pas vous laisser étourdir par le babil des autres au point de ne pas remarquer ce qu’il y a de touchant dans sa réserve et d’exquis dans son silence. Comme il ne fera rien pour attirer votre attention, il faut que vous soyez assez juste et assez généreuse pour lui en accorder, à son insu, un peu plus qu’aux autres.

Je m’engageai de mon mieux, en satisfaisant l’orgueil maternel de lady Rosemonde par les éloges que je lui fis de Malcolm : d’abord de son cheval, qui était incontestablement une merveille, et puis de sa manière de le gouverner, qui était irréprochable ; enfin de sa tournure et de son air de suprême distinction, contre lesquels bien peu d’hommes du meilleur monde pourraient lutter.

Pourtant je voulais causer un peu avec lui pour savoir si le ramage se rapportait au plumage, et je crus que cela me serait impossible. Personne ne me laissait un instant de loisir pour l’encourager à s’approcher de moi ou pour me trouver adroitement par hasard auprès de lui.

On fit halte dans une auberge rustique pour déjeuner. Il eut soin de se placer très-loin de moi, et j’avoue que je trouvai cela excessif ; car enfin, lady Rosemonde ne compte pas, j’imagine, que je ferai des avances à ce chérubin montagnard qui a cinq pieds six pouces de haut et une barbe noire et frisée jusqu’aux oreilles.

Je causai beaucoup avec le petit abbé, qui me fit cinquante-trois déclarations en moins d’une heure, à la face de toute l’assemblée. Celui-là eût dû donner à Malcolm un peu de son exubérance italienne.

Malcolm se contenta de rire quand je riais, de se taire quand je me taisais, de regarder ce que je regardais, de ne pas manger de ce que je refusais, enfin de faire en conscience son état d’homme abruti par l’admiration.

Après le déjeuner, on repartit, la marquise G*** toujours sur mes talons, ce qui m’ennuya au point que je priai son mari de s’occuper des deux petites Anglaises, lesquelles le reçurent comme un envoyé du ciel. Mais vois le caprice ou la méchanceté de la marquise ! elle ne me quitta pas pour cela d’une semelle, je devrais dire d’un fer de cheval.

Nullement jalouse de ces deux petites filles, qui entraînaient son mari dans un nuage de cheveux blonds défrisés et de paroles sifflées comme des cris de mésange, elle s’acharna à faire tout ce que je faisais d’imprudent et de dangereux pour me débarrasser d’elle. Elle passa au galop le long des précipices, elle descendit au grand trot des pentes rapides, elle sauta par-dessus des arbres morts étendus en travers du sentier ; enfin, elle voulut et s’imagina partager avec moi les honneurs de l’intrépidité, le tout pour faire croire à son mari qu’elle est aussi brave que moi ; et cela, en pâlissant de peur à chaque minute, en grinçant les dents et fermant les yeux à chaque nouvelle folie dont je lui donnais l’exemple.

Moi qui m’amusais de l’aventure, je ne lui épargnais pas les émotions, et, sans mon père, qui vint me gronder sévèrement et me remettre au pas, le pauvre marquis serait certainement veuf à l’heure qu’il est.

Nous étions arrivés à la Chartreuse, et la journée menaçait bien de se passer sans que j’entendisse un mot sensé sortir des lèvres de mon futur fiancé, quand le hasard, qui est parfois un grand artisan dans la trame de nos destinées, amena un tête-à-tête entre Malcolm et moi.

Je dis un tête-à-tête, bien que nous fussions trois. Mais ce tiers appartenant à une classe que j’ose dire étrangère au règne dont je fais partie, je ne le compte que comme comparse dans une scène de théâtre.

En somme, ce comparse était singulier, et je ne sais pourquoi je ne te le décrirais pas. Un autre te ferait la peinture des rochers, des herbes ou des nuages ; moi, je ne suis pas paysagiste : je m’en tiens au genre.

Figure-toi que, presque tous les hommes étant entrés à la Chartreuse, d’où le beau sexe paraît exclu sérieusement, il ne resta avec les femmes que ceux qui connaissaient déjà l’intérieur du couvent et qui eurent la politesse de ne pas les laisser seules.

J’avais vu Malcolm se diriger dans un autre sens, et, sans faire semblant de m’en être aperçue, je pris de ce côté-là, pensant bien qu’il me verrait et ralentirait son escalade ; car il gagnait, avec une agilité superbe, le sommet d’un grand vilain rocher que les petites Anglaises, ses cousines, avaient déclaré beautiful ; elles sont romantiques.

Mais le sentier de ce maudit rocher se trouva si encaissé, que Malcolm ne me vit pas du tout, et que, quand j’arrivai en haut, je le trouvai assis côte à côte avec une espèce de colporteur, un homme de trente ou quarante ans, qui avait des bottes poudreuses par-dessus un pantalon râpé, une veste grise, un chapeau de paille en triste état, une chevelure inculte, une barbe de sauvage, pas de gants, et un gros bagage porté moitié sur son dos, moitié sur celui d’une vieille mule qui paissait sur un plateau, à peu de distance de lui.

En me voyant, Malcolm fit un cri de surprise, il rougit, pâlit, balbutia, enfin il fit tout ce que doit faire un amoureux bien pénétré de son personnage.

De mon côté, je fis une petite exclamation de surprise, je m’efforçai de rougir ; mais je crois que ce fut peine perdue, et je m’assis naturellement là où je me trouvais, car j’étais fort essoufflée.

Il eut alors le courage de se rapprocher de moi et d’entamer la conversation, pendant que l’homme aux grands paquets se couchait sans façon sur l’herbe, à dix pas de nous, pour faire la sieste, après avoir serré la main de Malcolm, circonstance qui m’étonna beaucoup… et qui m’étonne encore.

Je lui demandai si ce personnage était un chef de brigands de sa connaissance, auquel cas je brûlais d’envie qu’il me le présentât.

— Non, répondit-il, ce n’est qu’un voyageur naturaliste.

— Quoi ! m’écriai-je épouvantée, un savant ?

— Non, non, reprit-il en souriant, un marchand de curiosités.

— Dieu ! que vous m’avez fait peur !

— Il paraît que vous ne plaisantiez pas ce matin en disant que vous aviez en horreur les sciences dites naturelles !

— Toutes les sciences. C’est très-sérieux.

— Pourtant… si… Vous n’avez pas envie de quelque bel échantillon de minéralogie ?

— Des pierres brutes ? Non, c’est fort laid. Laissez dormir votre marchand de cailloux, et racontez-moi une histoire que vous arrangerez comme vous voudrez, pourvu qu’elle soit divertissante, qui m’explique pourquoi vous avez donné une poignée de main à cet homme sans gants.

— Parce que je le connais de longue date. C’est un très-honnête homme.

— Soit ! mais… mon Dieu, est-ce que vous seriez savant ?

Ceci m’échappa malgré moi. C’était une bêtise de l’autre monde. Aussi, Malcolm y répondit-il par une bêtise encore plus voyante.

— Si je l’étais…, du moment que cela vous déplaît

Si bien que, dès les premiers mots d’une conversation que je m’étais promis d’engager si adroitement, je lui avais dit tout ce que j’étais censée ne pas savoir, et je m’étais fait dire tout ce qu’il s’était promis de ne pas me faire entendre.

Après ces deux répliques, remarquablement stupides, provocation d’une part, déclaration de l’autre, je me demandais si ce que j’avais de mieux à faire n’était pas de me sauver ; mais je vis qu’heureusement Malcolm n’avait nulle conscience de ce qui venait de lui échapper, et je pris résolûment le parti de ne l’avoir pas entendu.

Je me mis à babiller avec aisance sur toutes sortes de sujets plus ou moins saugrenus, afin de faire causer le timide et prudent Malcolm. La présence de cet homme qui dormait à dix pas de nous me semblait très-comique. C’était comme un chaperon improvisé par la Providence pour assurer la convenance de mon premier tête-à-tête avec celui… que je n’épouserai peut-être pas, mais que je n’ai pas refusé d’épouser, circonstance qui place le beau Malcolm plus près de mon cœur et de ma main que je n’ai encore permis à un aucun autre de se glisser.

Pourtant, ce témoin de l’entrevue n’était là que pour la montre, car il ne daigna pas seulement s’apercevoir de ma présence. Il ronfla tout le temps.

J’étais assez près de lui pour voir sa figure, qui me parut fort singulière, ni laide ni belle, ni jeune ni vieille, mais d’une distinction de type qui n’était pas assortie à son habillement, et, comme cette poignée de main à lui donnée par le noble Écossais me trottait par la tête, il me vint à l’idée que c’était quelque montagnard de son clan, égaré comme nous sous le ciel d’Italie.

Tu me demanderas pourquoi j’ai fait tant attention à ce quidam, et pourquoi j’étais curieuse de ce qui le concerne : je vais te le dire.

J’ai une peur affreuse que Malcolm ne soit égalitaire, philosophe socialiste ou jacobin quelconque, et ma frayeur n’est pas dissipée à l’heure où je te parle ; car le candide Malcolm a eu la finesse suffisante pour éluder toutes mes questions sur cet ami, ce camarade mystérieux, ce frère… franc-maçon peut-être ! Il a toujours réussi à rompre les chiens, et, moi, je ne pouvais lui dire : « Hélas ! seriez-vous, par hasard, un homme avancé ? » C’était bien assez d’avoir été étourdie au point de lui demander s’il était savant. Une seconde question sur lui-même, une seconde réponse de sa part comme la première, et nous n’avions plus qu’à aller demander la bénédiction de nos parents sous un arbre, en prenant le ciel et le petit abbé à témoin, ou déclarer tout projet rompu entre nous pour cause d’incompatibilité d’humeur.

De tout ceci, il résulte que Malcolm m’a paru cachottier et plus fin qu’il n’en a l’air. D’un côté, j’en suis fort aise, je le craignais trop simple ; de l’autre…, nous verrons bien !

Le reste de la journée s’est passé à revenir chez lady Rosemonde, où une nombreuse société nous attendait pour dîner.

J’ai d’abord été furieuse en voyant les femmes en grande toilette. Mon père n’était pas d’humeur à me laisser aller chez nous pour m’habiller. Il continue à être le meilleur des pères, mais à soupirer et à s’agiter quand je me fais attendre, de manière à ce que tout le monde s’en aperçoive bien.

Heureusement, la délicieuse lady Rosemonde avait tout prévu. J’ai trouvé, dans la chambre qui m’était préparée, ma soubrette italienne et une douzaine de mes cartons, où j’étais libre de choisir ma plus jolie robe pour la circonstance.

J’étais donc très-belle, toute en guipure et en rubans, de la tête aux pieds, avec dix aunes de jupes, et il n’y a rien qui repose comme cela.

On a beaucoup mangé, beaucoup ri et beaucoup dansé. Papa s’est endormi dans un boudoir au son des violons, ce qui m’a permis de rester jusqu’à minuit.

Voilà, ma chère, le récit d’une de mes journées.

D’autres fois, nous allons briller en voiture aux Cascines, qui sont le bois de Boulogne de Florence, et où tout le monde va. De là, nous allons au spectacle, qui ne vaut rien, mais où l’on cause. Et puis des dîners, des soirées, des bals ; bref, je m’amuse beaucoup, et je médite sur le mariage entre deux mazourkas.

Ton amie,
Flavie de Ker…

RÉPONSE DE ROBERTINE


FRAGMENT


Paris, 10 avril 185…

… Quant à l’histoire de ton mariage, ah ! ma chère fauvette, nous serons donc toujours folle ?

Espérons que le beau Malcolm mettra un peu d’amour dans ce cœur endormi, et la délicieuse lady Rosemonde un peu de plomb dans cette cervelle éventée.

Je me flatte que ta prochaine réponse m’éclaircira le grand mystère de la poignée de main à l’homme sans gants. Hé ! ceci est grave. Si Malcolm allait être démocrate !

Je voudrais bien qu’il le fût un peu, et qu’il réussit à te le cacher jusqu’au jour où il aurait assez d’influence sur toi pour te faire comprendre que les idées excessives ne valent rien, et que nous vivons dans un temps où un homme sans gants est pourtant un homme.

Mais c’est trop tôt pour avancer devant toi une proposition si hasardée. Je me tais et j’attends la suite de ce roman.

Tu as une manière de voir l’Italie qui me charme. Voilà un voyage qui m’instruit considérablement ! Allons, il te profitera bien assez si tu nous ramènes de là un beau et bon mari.

Je m’intéresse à ce Malcolm autant qu’on peut s’intéresser à un téméraire qui cherche l’absolu dans un tas de chiffons.

Et sa mère, est-elle assez folle aussi, celle-là, de croire qu’il suffit de ta fierté et de ta chasteté pour que son fils soit heureux avec toi !

Ma chère, on te flatte bien assez, je peux te dire tes vérités, puisqu’il est convenu, d’ailleurs, que tu m’aimes un peu plus que la première venue, à cause de ma franchise brutale. Ça te divertit et ça te change comme disent les bonnes femmes. J’espère toujours que cela te changera, toi, réellement ; ou bien, que tu poses un peu cette légèreté et qu’au fond tu te soucies du bonheur et de la vérité tout autant qu’une autre ; plus, peut-être ! qui sait ?

Le ciel serait fort inconséquent s’il donnait à une créature tant de séductions irrésistibles, et qu’il n’eût oublié que le cœur et la raison. Cela ne se peut pas, chère adorable fille !

Tu es bonne, tu es juste et généreuse, n’est-ce pas ? Oui, tu aimeras, et tu mériteras l’amour que tu inspires, le jour où tu le partageras.

Je ne te dis rien de moi. C’est toujours la même chose. Un bon mari que j’adore, des enfants que j’idolâtre, etc., etc.…

FLAVIE À ROBERTINE


11 avril 185…

Ma chère, il se passe des choses plates dans mon tourbillon.

D’abord, si j’épouse Malcolm, il n’y paraît guère, car il a disparu. Oh ! mais disparu au point que sa mère elle-même ignore où il est, bien qu’elle n’en convienne pas. Elle prétend qu’un proche parent à eux, étant de passage à Milan, a mandé Malcolm auprès de lui pour régler des affaires de la dernière importance. J’ai demandé si c’était un parent sérieux, un oncle à succession. On m’a dit oui, mais d’un air qui disait : « Peut-être. »

Qu’importe !

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’au lieu de chercher à me plaire et à se faire connaître, Malcolm est allé à ses affaires ou à ses plaisirs.

Vois comme j’ai bien fait de ne pas m’enthousiasmer trop vite !

J’ai encore trois ou quatre soupirants sous la main, et je te jure qu’ils se ressentent de la mauvaise opinion que Malcolm semble vouloir me donner des facultés aimantes et des prétendues belles passions de son sexe. Je m’occupe et me distrais, en ce moment, à les faire enrager et à leur prouver, par d’invincibles arguments mêlés de beaucoup de moqueries, que l’amour est une chimère.

Je fais damner aussi la marquise G***, bien que la conversation de son mari soit la chose du monde la plus insipide. Mais cette dame se permet de dire du mal de moi et de me faire passer pour une coquette. Cela et le mauvais goût de l’absence de Malcolm me donnent envie d’être méchante.

Au milieu de tout cela, je commence à m’ennuyer un peu de Florence et à désirer de revoir la boue de Paris. Si mon père m’en croyait, nous n’attendrions pas du tout le retour de Malcolm, auquel, comme tu penses bien, mon petit cœur a donné un congé définitif. Mais mon père est plongé, plus que jamais, dans sa funeste passion pour les petits oiseaux.

Se peut-il qu’un homme si bon, si sage et si bien élevé ait la manie des bêtes mortes ! Oh ! l’histoire naturelle ! les collections ! les noms grecs et latins pour dire un canard ou une bécasse ! J’espérais l’en avoir un peu dégoûté, à Rome, un jour qu’il me faisait un sermon en trois points sur mes caprices et mes légèretés.

J’étais un peu piquée ; une vérité dure me vint sur les lèvres et partit plus vite que je ne voulais, à savoir : qu’une fille qui n’a pas de mère, et dont le père est absorbé les deux tiers de la journée par les volatiles empaillés, peut bien être considérée comme orpheline et mériter quelque indulgence, étant forcée de se gouverner elle-même, si elle ne se gouverne pas toujours bien.

Là-dessus, mon pauvre papa devint sérieux, ne répondit pas, et, malgré mon repentir et mes larmes, ferma son cabinet, cacha ses caisses, et se fit mon écuyer et mon compagnon de plaisirs avec une bonté adorable.

Comme, après tout, il paraissait se prêter sans regrets à ce rôle, je m’applaudissais presque d’avoir été mauvaise. Vois comme le ciel est juste ! nous en étions plus heureux. Mais voilà que, l’autre jour, j’ai senti dans la maison une vilaine petite odeur de pourriture musquée que je connais de reste, et j’ai dit à Gaetana :

— Mon père a ouvert ses grandes caisses ?

— Oui, signora, les oiseaux avaient besoin de prendre l’air.

Comme ça doit leur faire plaisir, à ces vilains petits cadavres !

Et, depuis ce jour-là, mon père est soucieux, rêveur ! Il y a de la mite dans ses plumes, ses épidermes se durcissent, ses ailes sont attaquées, que sais-je ! Il croit sentir dans son corps toutes les maladies dont ses momies sont atteintes. Il s’ennuie dans le monde, il s’endort au bal. À la promenade, il est agité, comme un augure, de tout ce qu’il voit voler. La nuit au lieu de se reposer, il range, il époussète, il parfume, il secoue.

Il est vrai qu’il ne me parle plus mariage ; c’est autant de gagné. Mais je suis sûre qu’il s’obstine à croire que je me déciderai pour Malcolm, et, Dieu me pardonne ce soupçon, mais je crois à présent qu’il meurt d’envie de se débarrasser de moi, afin de n’être plus troublé dans ses voluptés ornithologiques !


15 avril.

Ah ! ma chère, un événement ou un rêve ! Il était temps, je m’ennuyais à périr. Je boudais lady Rosemonde, et mes amoureux me boudaient. J’étais complètement gloomy. Voilà que je recommence à rire.

Imagine-toi que, ce matin, m’étant par hasard éveillée de bonne heure, j’ai vu un mulet dans la cour, et, sur ce mulet, des caisses, des paquets qui m’ont fait penser au colporteur ou marchand de curiosités rencontré à Vallombreuse ; — des pies, du foin ou des pierres, ils appellent ça des curiosités !

Je me doutai bien que ce personnage avait réussi à s’aboucher avec mon père, et j’attendis pour m’en convaincre ; car tu sauras que mon pauvre papa me fait grand mystère de sa rechute ornithologique, et pense m’attraper.

Au bout d’un quart d’heure, je vis sortir le quidam, mais non pas tel qu’il m’était apparu dans sa toilette de promenade.

Il était assez pittoresquement enveloppé d’un grand plaid, et son visage m’était caché par un chapeau de montagnard orné d’une plume d’aigle. C’était comme qui dirait son enseigne : mais était-ce bien le même homme sans gants ?… Il avait des gants, justement, et son mulet… n’était pas le même mulet, à preuve que je m’étais divertie de ce que cet animal n’avait qu’une oreille, et que celui-ci en a deux.

Je me défends de toute notion d’histoire naturelle ; je ne crois pourtant pas que les oreilles des mulets repoussent, surtout en aussi peu de temps !

Que te dirai-je ! mon imagination fut frappée de je ne sais quelle lueur, fantaisie ou clairvoyance : je m’écriai en moi-même que c’était là Malcolm déguisé en marchand d’oiseaux.

Pourquoi non ?

J’ai oublié de te dire que Malcolm est fort jaloux, et qu’il est parti à la suite de quelques mots un peu aigres échangés entre nous, à propos du marquis G***.

Malcolm me passe d’être coquette avec ceux qui veulent ou peuvent me demander en mariage ; il est scandalisé de me voir rire et causer avec un homme marié. Il ne comprend pas qu’on s’amuse de la jalousie d’une femme sotte.

Enfin, malgré sa timidité naturelle ou sa réserve de commande, il m’a lancé une épigramme ; j’ai riposté, il a répliqué ; j’ai eu de l’esprit, mal à propos peut-être, si bien qu’il est parti.

Mais il n’a pu y tenir. Il est revenu et il se cache aux environs pour m’observer ; et mon père est dans la confidence ; et nous allons nous amuser !

Une aventure, enfin, à la bonne heure ! Si c’est ainsi que Malcolm veut s’y prendre avec moi, nous serons bons amis ; car j’adore tout ce qui sort de la routine, tout ce qui occupe l’imagination sans compromettre la paix du cœur.

Pourtant, comme tout ce que je me disais là pouvait n’être qu’une pure rêverie, j’entrai tout doucement chez mon père pour l’interroger plus ou moins adroitement.

Malheureusement, j’ai la vue si basse, que j’allai donner du pied dans un grand coffre qui fit du bruit, et mon perfide papa eut tout le temps de composer son visage et de paraître absorbé par la lecture de son journal.

Toutes mes questions furent perdues ; l’homme qui venait de sortir lui avait proposé des gilets de flanelle et du tabac de contrebande. Il ne savait pas seulement le nom de cet homme, ni d’où il sortait ; il ne comprenait rien à l’intérêt que j’y pouvais prendre. Enfin, papa joua très-bien son petit rôlet, mais pas assez bien cependant pour que je ne visse pas qu’il se moquait de moi.

Alors, il me vint une très-belle idée, qui fut de suivre de loin l’homme et le mulet qui s’en allaient.

Je pris mon chapeau de paille et mes yeux d’or, et me voilà partie, en ayant l’air d’errer au hasard dans la campagne déserte, mais en suivant très-bien la piste de l’animal et même en apercevant, par moments, le groupe qu’il formait avec son maître en descendant ou remontant les collines.

Je jugeai, d’après la direction qu’ils prenaient, qu’ils s’arrêteraient à un petit village qui est caché dans un repli de la montagne, à une lieue d’ici, et, pour m’en assurer tout à fait, je grimpai sur une élévation d’où on découvre tout le pays environnant.

Mais quelle fut ma surprise (style de roman !) quand je vis très-distinctement, à mes pieds, l’homme et la bête entrer dans une maison de paysan qui n’est pas à un quart d’heure de marche de notre villa !

J’envoyai tout de suite ma fine mouche Gaetana se promener par là, et, au bout d’une heure, j’appris que le voyageur, inconnu au paysan (à ce que le paysan proteste, mais je n’en crois rien), avait élu en ce lieu son domicile pour huit jours.

Gaetana ne put l’apercevoir ; il faisait sa sieste dans la chambre qu’il a louée. Elle n’a vu que le mulet, qui a bien ses deux oreilles : je ne m’étais pas trompée.

Donc (voilà un donc qui te fera beaucoup rire, mais qui me paraît concluant), c’est Malcolm qui est là, caché tout près de moi, afin de surveiller mes démarches jour par jour et heure par heure.

Comme je vais le faire enrager !


16 avril.

Déception ! ce n’est pas Malcolm : c’est l’inconnu, sans gants, de Vallombreuse.

Mais ce n’est pas le premier venu, ce n’est pas un colporteur. C’est un ami déguisé de Malcolm, qui est là de sa part, pour guetter mes faits et gestes. Tu vas voir.

Aujourd’hui, lady Rosemonde était venue nous voir avec ses deux mésanges, — c’est ainsi que j’appelle ses deux nièces, — et, trouvant chez nous le marquis G***, le petit abbé et M. de S***, j’ai proposé une promenade à pied et j’ai dirigé mon monde vers les prairies qui entourent la retraite de mon inconnu.

Les deux petites Anglaises, Ann et Lucy, sont des oiseaux babillards et inquiets, s’extasiant sur tout, regardant l’Italie comme le paradis terrestre et courant toujours à droite et à gauche sans savoir où elles sont ni avec qui.

Lady Rosemonde les perd souvent de vue et s’impatiente un peu après elles. Si bien que, dans un moment où elle était avec M. de S*** à la recherche de ces volatiles incommodes, je me trouvai entre l’abbé et le marquis.

Il commence à faire très-chaud et la marche devient désagréable. Je m’assis sur l’herbe pour attendre lady Rosemonde, et ces messieurs restèrent debout auprès de moi.

Nous causions assez haut et très-gaiement de la jalousie de la marquise, quand je vis remuer un buisson de myrtes à trois pas de nous.

La parole expira sur les lèvres du pauvre marquis, lequel était en train de donner, ou peu s’en faut, sa moitié au diable, et qui crut qu’elle était là aux écoutes.

Je partis d’un rire inextinguible, et l’abbé sauta comme un écureuil dans le buisson, en disant :

— Qui va là ?

— Eh bien, qu’est-ce que ça vous fait ? répondit en français une voix qui n’était pas celle de Malcolm, et encore moins celle de la marquise.

Et l’abbé, que je soupçonne de n’être pas très-brave, fit un bond fabuleux en arrière, comme si la tête de Méduse lui fût apparue au milieu des branches.

Cette tête de Méduse, c’était celle de l’inconnu. Elle n’était pas coiffée de serpents, mais elle n’en valait guère mieux, car elle était irritée, menaçante et presque belle à force d’être indignée.

Il n’y avait plus rien de vulgaire dans cet homme, dont la mise m’a paru encore assez bizarre, mais qui, vu de près, peut être tout aussi bien un artiste qui voyage qu’un voyageur qui trafique.

L’abbé en eut peur, et moi aussi, je l’avoue ; pour la première fois de ma vie, le regard d’un homme m’a fait trembler.

Cela est fort extraordinaire, conviens-en, qu’une personne surprise en flagrant délit de curiosité et d’indiscrétion, pour ne pas dire d’espionnage, ait la spontanéité de la colère, au lieu de celle de la honte. Il faut que, pour descendre à cet espionnage, l’inconnu ait eu des raisons graves, étranges, et peut-être moins affreuses pour moi qu’on ne pourrait le penser.

Comme j’étais devenue très-pâle, le marquis et M. de S***, qui venait d’arriver, et qui ne savait encore de quoi il s’agissait, coururent à cet homme et lui demandèrent impérieusement ce qu’il faisait là.

Il ne répondit rien, ramassa quelque chose comme une petite boîte, et nous tourna le dos.

Le marquis, persuadé que c’était un bandit qui nous avait épiés dans de mauvais desseins, voulait le questionner de plus près ; mais M. de S***, qui ne croit pas plus que moi à la possibilité d’un Français exerçant la profession de brigand en Italie, retint le marquis et se contenta de lui dire tout haut :

— Laissez ce malotru quitter la place.

L’inconnu se retourna, jeta sur le marquis et sur nous tous un regard de profond dédain dont j’eus certainement ma bonne part ; puis, haussant les épaules, il s’éloigna lentement et disparut dans les buissons.

Le marquis était fort en colère. Il a le sang vif des Italiens, et M. de S*** eut quelque peine à l’empêcher de riposter à ce silence méprisant par des paroles imprudentes.

M. de S***, qui était fort calme, se contenta de rester debout à la même place et d’attendre si le personnage se retournerait ; mais il ne se retourna pas, et, comme je ne me souciais pas de voir finir sitôt le mystère qui me préoccupe, m’effraye et me divertit, je priai ces messieurs de venir avec moi rejoindre lady Rosemonde, sans se préoccuper davantage d’un incident que je ne pouvais expliquer.

Et, à présent, l’explique qui voudra, mais il est bien sûr qu’il y a quelque chose d’inouï entre cet homme et moi.

Il me hait, et c’est lui qui me brouille avec Malcolm, ou bien… qui sait ! je m’y perds.

Lady Rosemonde, à qui l’on a raconté l’aventure, n’en a pris nul souci. Elle s’est mise à rire, disant que nous avions dérangé un homme qui dormait ou qui faisait des vers.

Les mésanges se sont aussitôt monté la tête, et je gage que, cette nuit, entre deux draps, elles rêveront d’un jeune Orlando gravant un sonnet en l’honneur du doux nom de Rosalinde sur l’écorce des myrtes nains de la montagne. Je leur ai en vain remontré que c’était fort invraisemblable, et qu’on ne se mettait la tête dans un buisson ni pour dormir ni pour rimer : elles y tiennent.

Quant à l’abbé, il me conseille beaucoup de ne pas me promener seule autour de la villa ; mais je crois que, si je le priais de m’accompagner en tête-à-tête pour me protéger et me défendre au besoin, il serait médiocrement flatté de cette marque de confiance.


17 avril.

Ma chère, je ne sais rien de nouveau sur l’inconnu : il a plu aujourd’hui et je n’ai pu sortir à pied. Et puis j’ai eu autre chose à faire que de poursuivre ce roman : j’en ai découvert un autre, et je tiens peut-être le secret du départ de Malcolm.

Je t’ai parlé des nièces de lady Rosemonde. L’aînée est assez jolie : c’est celle qui s’appelle Anna. Elle est toute petite et toute fluette, blond filasse, et les dents longues ; mais elle a des yeux bleu de mer qui sont expressifs, et sa petite personne souple ne manque pas d’une certaine grâce, moitié naïve et moitié affectée, qui est drôle. Elle s’habille avec une ostentation de simplicité qui n’est pas de mauvais goût de la part d’une fille sans dot. Enfin, elle chantaille avec une petite voix très-douce et un petit accent qui estropie ridiculement l’italien, mais qui n’est pas sans agrément quand elle dit des ballades iroquoises de son pays de Galles.

Eh bien, cette petite personne s’est laissé percer le cœur par son beau cousin Malcolm, et j’ai deviné cela aujourd’hui, au moment où j’y songeais le moins.

Je me trouvais seule avec elle et sa petite sœur Lucy, qui est une copie amoindrie et pointue de cette petite fleur étiolée, et qui ne la quitte non plus que son ombre, sifflant les mêmes mots, l’accompagnant au piano, lui refaisant ses boucles toujours déroulées et ne disant pas une parole sans s’écrier :

Oh ! dearest Ann !

Tu les vois d’ici : un médaillon à deux profils collés l’un sur l’autre, la plus petite derrière la moins petite.

Pour le moral, c’est la même chose : je suis sûre que, si Lucy, qui n’a pas quatorze ans, se doute de la passion de sa sœur pour leur cousin, elle se persuade qu’elle doit brûler des mêmes feux.

Je te disais donc que je me trouvai seule avec ces petites, et, pour tuer le temps, je les fis babiller ; j’appris là leur histoire, dont je ne m’étais pas enquise jusqu’à ce jour.

Elles sont orphelines, et leur tutrice n’est pas, comme je me l’imaginais, lady Rosemonde, mais bien une vieille Anglaise qui n’est pas toujours la plus aimable des douairières. Ces fillettes s’étant trouvées toutes deux malades en Angleterre, lady Rosemonde a demandé à les faire voyager pendant quelque temps.

Elles sont donc en Italie avec elle depuis cinq ou six mois, et se disent à présent fortes comme des Turcs ; mais le terme fixé par la tutrice est près d’expirer, et déjà nos mésanges soupirent et gémissent à l’idée de retourner dans le brouillard.

Je le comprends, vu qu’avec le brouillard, c’est la pauvreté qui leur tend les bras. Chez lady Rosemonde, elles vivent dans le luxe, et la chère Anna n’eût pas été trop sotte si elle eût pu se faire aimer de Malcolm.

Qu’elle ait fait ou non ce calcul, elle se persuade qu’elle en est folle et n’a pas vu sans désespoir que Malcolm s’occupait d’une autre qu’elle. Ceci a éclaté dans notre conversation ; voici comment :

Je lui demandais si elle savait où est Malcolm.

— Non, répondit-elle avec candeur.

— Mais sa mère le sait bien ?

— Et vous aussi, vous le savez bien ! s’écria-t-elle en devenant rouge comme une petite écrevisse, grâce à la transparence de cet épiderme anglais qui ne sait rien cacher.

— Pourquoi le saurais-je ? lui demandai-je avec un grand calme.

— Parce qu’il est votre fiancé, répondit-elle en se jetant dans mes bras avec une impétuosité surprenante.

Avait-elle l’intention de me faire un aveu ? Je ne le crois pas, je crois bien plutôt qu’elle s’imaginait bêtement me donner le change en m’accablant de caresses ; mais les nerfs furent plus forts que la volonté, les larmes vinrent, et je reculai involontairement, car on ne sait jamais à quoi s’en tenir avec ces personnes passionnées : elles peuvent être tentées de vous mordre et de vous arracher les yeux en vous embrassant.

Elle vit ma défiance, et alors, toute suffoquée de pleurs, toute hors d’elle-même, elle fut assez gentille pour m’intéresser.

— Oh ! ne croyez pas, s’écria-t-elle, que je sois jalouse de votre beauté, de votre richesse, de votre bonheur. Je vous aime parce que vous êtes aimée de lady Rosemonde et que vous la rendrez heureuse, j’en suis sûre. Elle ne m’a rien confié, mais j’ai tout deviné et je remercie Dieu s’il donne à la meilleure des femmes la plus aimable des filles.

— Et Malcolm, lui dis-je en souriant, nous n’en parlons donc plus ? Vous ne vous intéressez donc pas autant à son bonheur qu’à celui de sa mère ?

— Malcolm ! Malcolm ! reprit-elle avec résolution en essuyant ses yeux et en tâchant de sourire, je ne le plains pas, je le félicite !

— Ma chère, lui dis-je en lui prenant les deux mains, c’est très-bravement dit, mais j’aimerais mieux la vérité. Soyez sincère, je le serai aussi, et vous n’aurez pas à vous en repentir, vous verrez !

Je ne pus pas la confesser : mais sa joie fut si évidente quand je lui eus dit que je ne connaissais pas assez son cousin pour l’aimer et qu’il n’y avait pas d’apparence que je le voulusse épouser, que je n’ai pas eu besoin d’un aveu plus complet ; et dès lors, ma chère Robertine, je n’ai plus qu’un désir et une volonté : c’est de marier les deux cousins. J’y vais faire mon possible, et maintenant j’attends Malcolm avec impatience, afin de le bien dégoûter de moi. Le dépit lui fera ouvrir les yeux sur les mérites de la mésange, et, si j’ai quelque influence sur lady Rosemonde, elle donnera son consentement.

Ah ! dira-t-on encore que je suis égoïste, coquette, mauvaise ? Non, ma chère, je suis généreuse, au contraire ; c’est mon plus grand plaisir, et, si la marquise G***, au lieu de se faire ma copie d’abord et mon ennemie ensuite, eût eu confiance en moi et versé seulement une de ces pauvres petites larmes dont miss Anna a répandu un ruisseau à mes pieds, je l’aurais prise sous ma protection et j’aurais persuadé à son mari qu’elle est adorable.

Je ne veux pas fermer ma lettre sans te dire quelque chose de l’inconnu, s’il y a moyen, demain. Prends ceci comme un journal.


18 avril.

Voici des nouvelles de l’inconnu : tu vas voir que je n’avais pas rêvé une aventure, et qu’il y en a une sérieuse ou extravagante sous cet habit de colporteur.

Tout en guettant ses allées et venues, au moyen d’une longue-vue braquée dans la galerie de la villa, et dans la direction de la maison habitée par ce personnage, j’ai vu, ce matin, qu’il se dirigeait vers un petit bois qui continue notre parc sur le versant de la montagne.

J’ai fait signe à Gaetana, qui n’est pas moins curieuse que moi, et nous avons été cueillir des violettes de ce côté-là, espérant déjouer son espionnage en lui montrant que nous n’en étions pas dupes.

Nous ne fûmes pas longtemps sans l’apercevoir auprès de gens qui coupaient du bois.

Il nous vit approcher, sans doute, car il affecta de paraître s’intéresser à l’ouvrage de ces paysans. Il prenait chaque branche nouvellement tranchée et la regardait ; après quoi, il la jetait pour en prendre une autre.

Cette occupation n’avait rien de vraisemblable.

Gaetana prétendait qu’il avait une barbe et des yeux noirs qui lui faisaient peur, et elle refusa d’avancer.

Moi, j’avançai résolûment, feignant de chercher des violettes, mettant en évidence le gros bouquet que j’avais déjà ramassé, et, après m’être assurée que je connaissais la figure des ouvriers qui se trouvaient là, je m’approchai jusque sous le nez de mon inconnu.

Je ne pus guère voir ses traits, car il se hâta de me tourner le dos, mais j’interrogeai son costume, qui n’était pas joli. Toujours ses grandes bottes montant jusqu’aux genoux, sur un pantalon de velours qui fait des plis et des grimaces comme un pauvre pantalon à double fin qu’il est ; un paletot à trente-six poches, et toutes ces poches bourrées de je ne sais quoi, ce qui lui donnait l’aspect d’un de ces sacs remplis de sabots que l’on voit dans les foires de village.

Si c’est là sa garde-robe ou sa bibliothèque, il peut dire comme ce monsieur de l’antiquité dont je ne sais plus le nom : Je porte tout avec moi.

Enfin, un détail que je saisis et qui me parut le plus comique de tous, c’est qu’il avait une demi-douzaine d’épingles sur le devant de son habit. C’est un homme rangé, qui pense à tout ou qui ne laisse rien perdre.

Je l’admirais tranquillement. Il me vit enfin et se sauva. Mais, à un mouvement brusque qu’il fit pour se débarrasser d’une branche épineuse accrochée à son vêtement, il laissa tomber une boîte. Il la ramassa, mais il ne fit pas attention à un tout petit chiffon de papier jaunâtre qui s’en était échappé, et que je courus ramasser dès que l’homme eut disparu derrière les arbres.

Or, qu’y avait-il sur ce papier ?

Non, je ne suis pas une rêveuse, une visionnaire ! Il y avait mon nom, qui me sauta aux yeux et qui m’autorisa à déchiffrer, ou du moins à tenter de déchiffrer ce grimoire.

Ce papier, c’était tout bonnement un feuillet de papelito à faire des cigarettes. Il était plié en quatre, et contenait la note que voici, écrite au crayon, en abrégé :

« La Flav. de Malc. Surv, nuit et j. — Isol. la coq. »

Ce qui, après mûre réflexion, m’a paru ne pouvoir être traduit que par ces mots :

« La Flavie de Malcolm. Surveiller nuit et jour. Isoler la coquette. »

Eh bien, Robertine, qu’en dis-tu ? Ce n’est plus là une si grosse énigme. J’en tiens le mot, et il est aigre : La coquette ! Il faut la surveiller nuit et jour… l’isoler !

Comment s’y prendront-ils ? Je voudrais bien le savoir !

N’importe : cet aimable Malcolm a confié ses peines d’amour, soit par un dévouement puritanesque, soit par quelque intérêt personnel que j’arriverai peut-être à savoir. Le confident a conseillé l’éloignement et promis de me surveiller. Il s’est établi près de moi et il interprète mes démarches, mes paroles. Il s’est caché dans un buisson pour m’écouter causer avec le marquis et l’abbé. Il a conclu de quelques mauvaises plaisanteries que j’étais au mieux avec l’un ou avec l’autre, ou seulement ma gaieté lui aura suffi pour prononcer, dans sa sagesse, que je ne regrette pas Malcolm et que je suis une grande coquette.

Quant au dernier point, il ne se trompe pas absolument. Je ne saurais pleurer Malcolm, et je serais fort aise qu’il n’en fût plus question. Mais, Malcolm sait donc que j’ai laissé quelque espérance à sa mère ? — Ceci me donnerait du dépit contre elle. Nous verrons bien ! Je ne ferai semblant de rien jusqu’à nouvel ordre.

Ce que j’admire, c’est la haine de cet inconnu pour moi. Comprends-tu que l’on traite de la sorte une personne dont on ne connaît que la figure ? Je ne croyais pas la mienne si désagréable !

Adieu, ma chère. Je te dirai la suite. Mais il est temps que je fasse partir ce volume ; et puis je ne suis pas fâchée de te laisser en suspens, partageant un peu, j’espère, mon dépit, mon impatience et ma curiosité.

Mes compliments à ton mari et un baiser à tes enfants.


1er mai 185…

Voilà un long intervalle, ma chère Robertine, et, quand je songe sur quelles folies je t’ai laissée, je ne sais plus comment commencer ma lettre et reprendre le récit de mes aventures. Il le faut pourtant ; car, si je commençais par la conclusion, tu n’y comprendrais rien, et c’est pour le coup que tu me décréterais digne des petites-maisons.

Donc, j’entame, sans réflexions préliminaires, le compte rendu des événements.

Nous en sommes restées sur mes commentaires à propos d’un petit papier où je me trouvais fort maltraitée.

Je comptais reprendre, dès le jour suivant, mes investigations ; mais j’en fus empêchée par lady Rosemonde, qui vint, de grand matin, nous enlever, mon père et moi, pour aller faire une promenade à cheval avec ses nièces.

J’essayai bien d’y envoyer mon père sans moi ; mais ce fut impossible, et, d’ailleurs, je pensai devoir profiter de l’occasion pour m’expliquer avec la mère de Malcolm.

Dès les premiers mots que je pus lui dire en aparté sur l’absence indéfiniment prolongée de son fils, elle me coupa la parole.

— Ne l’accusez pas, ma chère, me dit-elle ; Malcolm, en s’éloignant pour quelques jours, a obéi à un ordre de moi. Je ne voulais pas vous le dire, et même, à présent que je voudrais le justifier auprès de vous, il m’est impossible de vous faire connaître mes motifs ; mais ils sont sérieux, croyez-le bien. Il est des situations dans la vie, où l’honneur, beaucoup plus impérieux que l’intérêt, nous commande. Ne supposez donc pas qu’une affaire d’argent quelconque eût pu me décider à exiger de mon fils un sacrifice momentané, qui sera peut-être, hélas ! celui de son bonheur ; car je vois que vous êtes irritée contre lui et que, dans huit jours, lorsqu’il reviendra, il sera probablement trop tard.

— Non, ma chère lady, il sera encore beaucoup trop tôt. Ne me croyez pas irritée, car vos huit jours sont une lumière que vous faites briller. N’est-ce pas dans huit jours que vos nièces retournent en Angleterre ?

— Quoi ! vous avez donc deviné ?…

— J’ai fait plus, j’ai confessé miss Ann, suffisamment pour savoir à quoi m’en tenir. Vous avez fait comme moi, deux ou trois jours plus tôt seulement, et, voyant la force ou l’exaltation du sentiment de cette jeune fille, vous avez éloigné Malcolm, lequel s’est sacrifié comme un brave enfant qu’il est, afin de ne pas vous faire abréger le temps que ces pauvres mésanges avaient encore à passer près de vous.

— C’est la vérité, chère Flavie, voilà toute la vérité.

— Non pas toute la vérité, chère amie. Il y a quelque chose de plus. Malcolm n’a pas été si sacrifié que nous voulons bien le dire, et même il n’a pas été fâché de s’enfuir. Jouons cartes sur table : Malcolm ne m’aime pas.

— Que dites-vous là !

— Mon Dieu, il m’aime comme m’ont aimée tous les autres que j’ai eu si fort raison de ne pas vouloir épouser. Il est amoureux de moi comme lord G***, comme M. de S***, comme le marquis, comme l’abbé…

— Oh ! je vous en prie, ne comparez pas mon fils à cet abbé ridicule !

— Non, je ne le compare pas, mais je dis qu’après un peu d’éblouissement à l’aspect de ma petite personne, Malcolm s’est cru pénétré d’un grand amour dont son imagination a fait tous les frais ; et la preuve, c’est qu’il ne m’estime pas, c’est qu’il n’a pas en moi cette confiance que vous m’accordez et que votre cœur de bonne mère et de femme généreuse lui ont gratuitement prêtée.

Là-dessus, lady Rosemonde se récria et voulut me faire dire sur quoi je fondais la jalousie et les soupçons que j’attribuais à son fils.

Je me gardai d’une explication des faits. Je ne voulais pas provoquer la justification de Malcolm, je voulais savoir jusqu’à quel point il était instruit des ouvertures que sa mère m’a faites de sa part.

Je fis donc, au lieu de répondre, des questions assez adroites, et je dois dire que les affirmations de lady Rosemonde ont été tellement nettes et fermes, que je suis convaincue de sa sincérité. Malcolm ne sait rien.

Cela m’a mise fort à l’aise pour dire à sa mère que je me sentais moins que jamais en humeur matrimoniale et que je la suppliais de le lui faire bien comprendre dans ses lettres.

— L’absence, lui dis-je, guérira votre fils, si tant est qu’il ait le cœur bien malade. Portez toute sa sollicitude sur la pauvre miss Ann, dont l’affection doit certainement le toucher et le convaincre un jour ou l’autre.

Voici ce que m’a répondu lady Rosemonde :

— Ma chère, je ne dirai pas un mot de miss Ann à mon fils. C’est bien assez que sa figure ait été assez transparente pour faire deviner à Malcolm, en même temps qu’à moi, le secret qu’elle s’imagine renfermer si habilement. Nous n’avons pas prononcé le nom de cette pauvre enfant ; nous nous sommes entendus à demi-mot. Elle partira, elle oubliera ou elle mourra de consomption ; je m’en effraye et n’y peux rien. Si Malcolm l’eût aimée, j’en eusse été fort heureuse, car c’est une adorable fille. Mais il ne l’aime pas, puisque c’est vous que nous aimions ! N’en parlons plus ! J’aurai le courage de la renvoyer désespérée, à moins pourtant que vous ne me disiez formellement ici que vous avez de l’éloignement pour mon fils. Dans ce dernier cas, je l’engagerai à ne pas revenir encore, et je garderai mes nièces quelques jours de plus ; après quoi, je prendrai conseil des circonstances.

Je répondis à lady Rosemonde que le mot d’éloignement m’était impossible à dire, puisqu’il s’agissait d’un fils qu’elle adore ; mais je lui jurai sur l’honneur que je ne pensais pas pouvoir jamais me décider à prendre un si jeune mari.

— Eh bien, reprit-elle, ne parlons plus de lui. S’il a du chagrin, c’est mon affaire de le consoler, et j’attendrai qu’il soit près de moi pour lui ôter toute espérance. Je me bornerai à ne pas lui en donner dans mes lettres. Je sais qu’il a du courage dès que je lui parle. Restons amies ; il n’y a dans tout cela aucun sujet de refroidissement entre vous et moi, j’espère ?

J’embrassai cette excellente femme, et nous parlâmes d’autre chose.

Le reste du jour, je vis bien qu’elle était un peu soucieuse ; mais elle ne m’en témoigna pas moins d’amitié, et je sus faire entendre à miss Ann que j’avais travaillé pour elle, ce qui la rendit toute radieuse et comme passionnée de reconnaissance et de tendresse pour moi.

Heureuse enfant, qui aime sans orgueil, sans calcul peut-être, et pour le seul plaisir d’aimer !

Le soir, je me sentis moi-même un peu triste, non pas d’avoir renoncé à Malcolm, mais au riant et doux avenir que j’avais rêvé dans mon union filiale avec sa mère.

Tu prétends que je me préoccupe de mon bonheur tout autant qu’une autre ! Tu vois que non. Je calcule aussi peu dans mon indifférence que miss Ann dans sa passion.

Certes, toutes les raisons possibles d’intérêt personnel eussent dû me faire choisir Malcolm. Mais je ne peux pas surmonter le mécontentement que me cause sa conduite bizarre, révélée par celle de son ami l’inconnu, et ma fierté domine tout autre raisonnement.

Quand je te disais que j’avais peur qu’il ne fît quelque sottise qui me dégoûtât de penser à lui !

Mais l’inconnu ! tu es pressée de savoir où il en est de ses beaux projets sur mon compte ?… Eh bien, voici :

J’étais un peu mélancolique et aussi un peu agitée. J’essayai encore, tout en souhaitant le bonsoir à mon père, de l’amener à me dire le nom et l’état social de cet homme. Mon père eut l’air de ne pas se souvenir de l’avoir vu. Il était fatigué, et il n’y a rien d’impénétrable comme un père qui s’endort.

Je rentrai dans ma chambre, j’envoyai coucher Gaetana, et, comme la nuit était magnifique, je restai près d’une heure à ma fenêtre, à regarder la lune et à écouter chanter les rossignols.

Je ne peux pas dire que j’adore ces animaux-là ; d’ailleurs, l’adoration de la marquise pour eux m’en dégoûterait ! mais, enfin, j’écoutais machinalement et sans savoir pourquoi, quand j’entendis un autre bruit dans le jardin assez inculte qui est sous mes fenêtres.

C’était un bruit de pas furtifs, de branches froissées.

Puis je vis distinctement un homme marcher lentement le long d’une treille en fleur.

J’eus d’abord peur, je crus que c’était un bandit, d’autant plus que je voyais briller à son flanc, ou à sa main, quelque chose qui pouvait être une arme ; mais je me rassurai en pensant qu’il n’y a pas de brigands dans ce pays-ci, et en reconnaissant, d’ailleurs, à l’aide de mon binocle, que cet objet brillant était une petite boîte de métal que j’avais déjà vue dans les mains de l’inconnu, le jour du bouquet de violettes ; c’est de cette boîte que s’était échappé le fameux billet. Il errait, depuis quelque temps, autour de cette treille, peut-être parce qu’il m’avait aperçue et voulait me faire croire qu’il cherchait quelque chose, lorsqu’il fut interrompu par le valet de chambre de mon père, qui faisait une ronde, Dieu sait pourquoi, et qui lui dit d’une voix très-effrayée, en se trouvant face à face avec lui :

— Qui va là ?

— C’est moi ! répondit l’inconnu. Ne craignez rien.

— Ah ! c’est vous ! reprit Baptiste d’un ton de protection. Que diable faites-vous ici à pareille heure ?

— Vous savez bien que votre maître m’a permis…

— Ah ! oui, ah ! oui, c’est vrai. Sous les lauriers-roses ? Bonne chance et bonne nuit, monsieur…

Ici, le domestique prononça un nom dont je n’entendis que la rime en er ; car, à la distance où j’étais, j’avais deviné plutôt qu’entendu leurs paroles, et on ne peut pas deviner un nom propre.

Baptiste lui demanda s’il avait une clef du parc pour sortir, et, sur sa réponse affirmative, il rentra et ferma la maison.

L’inconnu s’assit sur un banc, comme s’il eût été chez lui, et resta là un bon moment, fort tranquille ; après quoi, il se leva brusquement et disparut en courant comme un fou et en agitant quelque chose de blanc, un mouchoir sans doute pour donner un signal… à qui ? Peut-être à Malcolm caché dans les lauriers-roses.

J’attendis et j’observai en vain ; je ne vis rien de plus.

Je n’y pus pas tenir. Le lendemain, j’interrogeai mon père avec obstination et en me plaignant qu’il eût permis à un extravagant, de mine peu rassurante, de se promener la nuit sous mes fenêtres.

Mon père se mit à rire et me dit :

— N’ayez pas peur de lui, c’est un fou, mais un fou tranquille, et je ne crains rien pour vous de sa part. N’y faites pas attention.

— Mais quel homme est-ce ? comment se nomme-t-il ? d’où le connaissez-vous ?

— Je le connais fort peu, j’ai oublié son nom ; mais c’est un fort honnête homme. Il m’a été recommandé.

— Par Malcolm, n’est-ce pas, cher père ?

— Par Malcolm précisément. Qu’est-ce cela vous fait ?

— Et… c’est un marchand ?

— De bas de soie ! répondit mon père avec une gravité railleuse qui me prouva bien que toutes mes questions ne servaient absolument qu’à le divertir.

Je m’en abstins donc ; mais j’étais dépitée, comme tu peux croire. Mon père se prêtait donc à l’inconcevable fantaisie de Malcolm et à l’impertinent espionnage dont je suis l’objet ?

Je ne pouvais me débrouiller dans mes commentaires. De deux choses l’une : ou quelque méchante langue, la marquise peut-être, avait fait accroire à Malcolm que j’ai quelque honteuse intrigue, et l’inconnu était chargé d’épier nuit et jour pour s’en convaincre, à quoi mon père consentait avec la certitude de voir triompher mon innocence ; ou bien Malcolm, jaloux comme un tigre, voulait éloigner de moi tous mes adorateurs en me faisant compromettre par un tiers.

Mais quoi ! mon père eût-il donné les mains à un projet si extravagant et si lâche ? C’était impossible.

Pourtant, que signifiait cette étrange formule que je relisais sans cesse : Isoler la coquette ?

Une nouvelle découverte fut faite par moi ce jour-là.

J’allai voir lady Rosemonde et je réussis naturellement à me faire montrer de l’écriture de son fils. Eh bien, c’était l’écriture de la note mystérieuse. C’est Malcolm qui avait donné de sa propre main à son mouchard l’instruction qu’il suivait si fidèlement.

Ceci me mit dans une si grande colère, que je saisis la première occasion pour redire très-péremptoirement à sa mère que j’avais fait mes réflexions et que mon refus était sans appel.

Elle ne me répondit que par un sourire problématique, et je ne sais pourquoi je commençai à me méfier d’elle presque autant que de Malcolm.

Ces soupçons devinrent de la certitude lorsqu’au moment où je la quittais pour aller dire bonjour aux mésanges, dans leur chambre, je me trouvai, dans la galerie de cette villa, face à face avec l’inconnu.

Il était assez proprement mis et un peu mieux peigné que les autres fois ; ce qui fit que j’hésitai à le reconnaître, ne l’ayant jamais vu d’aussi près.

Je m’arrêtai pour avoir le temps de l’examiner, et, comme il passait sans paraître se douter que je ne fusse pas une statue, je lui dis hardiment : « Bonjour, monsieur ! » de ma plus grosse et de ma plus méchante voix.

Il tressaillit comme un homme qu’on éveille en sursaut, se retourna, car il s’était déjà croisé avec moi, et me regarda en clignotant comme s’il eût été encore plus myope que moi. Mais il n’est pas myope, et ceci n’était qu’une impertinence de plus.

Enfin, comme je le lorgnais despotiquement, il se décida à me répondre : « Bonjour, madame, » d’une voix très-douce et très-harmonieuse, qui, je dois l’avouer, me désarma un peu.

Je vais te rapporter, autant que possible, mot pour mot, le bizarre échange de paroles qui se fit alors entre lui et moi.

— Pourquoi m’appelez-vous madame, quand vous savez si bien qui je suis ? est-ce une nouvelle injure ?

Il se passa la main sur le front, et, d’un air tout éperdu, il répéta :

— Une nouvelle injure ? Mais, madame… ou mademoiselle…, je ne vous connais pas.

— Vous jouez très-bien votre rôle, à coup sûr ; mais c’est du talent dépensé en pure perte. Je sais tout.

— Tout ! reprit-il avec un rire contenu. Ma foi, j’en suis bien aise !

Et il allait passer comme un homme pressé de se débarrasser d’une folle, quand je l’arrêtai d’un mot assez dur.

Je crois que je le traitai d’espion maladroit.

Il se retourna de nouveau, un peu fâché, mais souriant toujours, et sa figure avait une expression de bonté protectrice et compatissante qui me frappa de je ne sais quel respect involontaire, comme si je m’étais trouvée aux prises avec quelque grand personnage.

Je me démontai un peu et il s’en aperçut.

— Voyons, vous me prenez pour un autre ?

— Non ! vous vous appelez… Robert !

— Non pas ! Ça rime, mais ce n’est pas là mon nom.

— Et quel est-il, votre nom ?

— Cela ne peut pas vous intéresser. Je ne suis pas de votre monde, et je n’ai aucune relation avec les gens qui vous connaissent.

— Vous mentez effrontément !

— Diable ! vous êtes bien méchante ! C’est dommage, car vous paraissez très-jolie.

— Vous êtes un impertinent !

— Oh ! je ne crois pas.

— Et un menteur, je le maintiens. Vous connaissez intimement M. Malcolm*** et sa mère.

— Sa mère ? Non ; je l’ai vue un instant.

— Et vous ne savez pas que vous êtes chez elle ?

— Comment ne le saurais-je pas ? Je suis distrait, j’en conviens, mais pas au point…

— Et Malcolm, vous ne l’avez vu qu’un instant, lui aussi ? le temps de lui donner une poignée de main et de prendre ses instructions ?

— Ah ! cela est vrai : j’ai pris ses instructions.

— Je le sais bien ! pour surveiller et isoler

Flavia ? Tiens, il vous a dit cela ? Eh bien, voyez ! je n’oublie pas. Je suis ici pour ça, justement !

— Mais vous ne l’avez donc jamais vue de près, Flavie, ou Flavia, comme il vous plaît de dire, à l’italienne ?

— Non, non, en latin !… Flavia ! je ne l’ai jamais vue ? Si fait ! C’est un être rare, que je connais bien. En Suisse, l’an dernier…

— Quoi ! vous étiez en Suisse l’an dernier ? Où donc ?

— Partout !

— Et moi aussi, à peu près partout. Je ne vous ai vu nulle part !

— C’est possible. Pourquoi m’auriez-vous vu ?

— C’est juste. Dans ce temps-là, vous n’étiez pas chargé de suivre cette Flavia ?

— Si fait ! je la poursuivais. J’avais promis !

— Vous en convenez ? Bravo ! Pourquoi donc prendre la peine de parler d’elle à la troisième personne ?

— Je ne comprends pas !

— Allons donc ! voulez-vous faire croire que vous ne la reconnaissez pas ?

— Comment ! je ne la reconnais pas ? Que voulez-vous dire ? puisque c’est le même individu qui a voyagé.

— Merci pour le mot ! Alors, cet individu

— Est ici ?

— Sans doute, il y est. Après ?

Il avait l’air si surpris de son propre étonnement, que je me demandai s’il me reconnaissait réellement, et, pour voir jusqu’où irait sa distraction ou son impertinence, je lui demandai quelle figure avait l’individu.

— Je ne sais pas encore, répondit-il ingénument. Mais il doit avoir le corsage noir, un collier blanc…

— Et une jupe jaune-paille, n’est-ce pas ? ajoutai-je en jetant un regard sur la robe de gaze de Chambéry que j’avais justement ce jour-là. Vous décrivez très-bien les costumes, et votre malice est d’une légèreté…

— Vous avez très-bien décrit Flavie, reprit-il en s’asseyant sur un banc de la galerie, entre deux grands tableaux enfumés. Mais je suis malicieux, moi ? Ma foi, je n’y suis plus du tout ! Voyons, vous me paraissez une fille originale… Asseyez-vous donc !

— À côté de vous, n’est-ce pas ? C’est vous qui êtes fort original !

— Oh ! restez debout si vous voulez. Moi, je suis fatigué. J’ai fait au moins dix lieues aujourd’hui.

— Je vous plains beaucoup ! Après avoir passé la nuit à faire le guet dans un jardin, c’est très-fatigant.

— Ah ! vous savez donc tout, vous ?

— Je vous l’ai dit ! Qu’est-ce que vous avez surpris d’intéressant autour de cette treille ?

— Rien qui vaille.

— C’est étonnant ! Pas le plus petit mystère ? pas la moindre aventure scandaleuse ?

— Oh ! ma chère, vous aimez à rire, je le vois. Il n’y a rien de scandaleux dans les mystères que je cherche à découvrir. Les lois de Dieu sont les mêmes pour tous les êtres, et il n’y a ni bien ni mal dans le vœu de la nature.

Pensant avoir affaire à un homme de la plus vile espèce, athée par-dessus le marché, c’est-à-dire capable de tout, et dont la familiarité me menaçait de quelque insulte, je lui tournai le dos, en proie à un dégoût complet, et je passai chez les petites Anglaises pour leur parler de la pluie et du beau temps.

Ma curiosité était absolument rassasiée ; la conduite inexplicable de Malcolm ne m’inspirait plus qu’un profond dédain. Je ne prononçai pas son nom, malgré toute l’envie que miss Ann avait de m’entendre redire que je ne l’aimais pas. Je faisais plus, je le haïssais et le méprisais de m’avoir confiée à la surveillance d’un homme brutal et insolent, qui avait été déjà chargé par quelque autre de me suivre et de m’espionner.

En rentrant, comme je descendais de voiture, je vis dans la cour de notre maison ce même monsieur, qui me regardait effrontément.

Alors, je sentis une telle indignation, que j’entrai brusquement chez mon père pour lui dire que je ne voulais pas rester un jour de plus dans cette maison et dans ce pays.

— Ah bah ! s’écria-t-il, pourquoi donc ça ?

Je refusai de m’expliquer. Il me traita de capricieuse et me railla. J’allai pleurer dans ma chambre ; j’étais furieuse, et ce qu’il y avait de pis, c’était de ne pas savoir pourquoi.

Le lendemain, mon père céda. Il veut tout ce que je veux, il me gâte.

J’eus des remords, car je le voyais évidemment contrarié de renoncer à un séjour qui lui plaît, à des études qu’il avait reprises avec ardeur et qui avaient pour lui l’attrait du mystère, car il me les cachait ou croyait me les cacher ; enfin, à l’espérance de me faire épouser le fils de lady Rosemonde.

Quant à celui-ci, je résolus d’en avoir le cœur net, et, malgré ma répugnance à m’occuper de lui, je partis pour la villa de notre amie, résolue à lui demander compte des excentricités de son Benjamin, excentricités qu’elle ne pouvait ignorer, puisque le mouchard avait accès chez elle.

J’arrivai à onze heures du matin.

Ces dames étaient à prendre le thé dans la galerie, qui est l’endroit le plus frais de nos demeures italiennes.

Je pris naturellement le grand escalier. Mais des laquais le balayaient, et, pour fuir la poussière dont un nuage s’élevait devant moi, j’entrai à tout hasard dans un passage que je croyais devoir correspondre avec l’autre bout de la galerie. Mais il n’aboutissait qu’à une chambre ouverte.

À des armes, à des vêtements, je vis que j’étais dans l’appartement d’un homme. Au portrait de lady Rosemonde encadré dans l’alcôve, je m’assurai que j’étais chez Malcolm. La porte d’une pièce voisine était ouverte aussi, et il s’en exhalait une odeur de camphre qui me fit tousser.

— Qui est là ? dit une voix douce qui partait de cette pièce, et que je reconnus pour celle de mon espion.

Je ne répondis pas, je restai immobile. De son côté, il ne parut pas avoir bougé.

Au bout d’un moment, j’approchai de cette porte sans faire aucun bruit et je regardai.

C’était une chambre remplie de cartons et de boîtes un peu en désordre ; au milieu, une grande table toute couverte de mille objets incompréhensibles, dont je ne m’attachai pas à deviner l’usage. À cette table, et me tournant le dos, l’inconnu était assis, absorbé dans la lecture.

J’avançai un pas, puis deux, observant avec soin de ne pas faire entendre le froufrou de mes jupes.

J’arrivai à voir, par-dessus l’épaule de l’inconnu, ce que, alternativement, il regardait et lisait.

Devant lui, sur la table, il y avait un assez beau papillon jaune et noir, enfilé dans une longue épingle et pirouettant sur lui-même d’une façon déchirante, tandis que son bourreau, insensible à ce supplice, lisait dans un livre raturé en rouge, en bleu, et couvert de notes marginales au crayon, une page dont le titre en grosses lettres me donna un éblouissement de surprise et de fureur contre moi-même. Devine ce qu’il y avait en tête de cette page :


ÉCAILLE FLAVIA.


Tribu des Chélonides, genre Chelonia.
Sibérie, Helvétie et Dauphiné.


Le naturaliste regardait de temps en temps sa victime, la comparant avec la description de son livre ; car cette Flavia, cette chrysalide dont Malcolm l’avait chargé de surveiller l’éclosion nuit et jour, et d’isoler la coque, la véritable Flavia de Malcolm… c’était un papillon !

Je restai interdite d’abord ; je ne comprenais pas encore ce qui m’a été expliqué depuis, mais je voyais bien que j’avais fait une énorme méprise, et, ma gaieté naturelle reprenant le dessus, je ne pus retenir un immense éclat de rire qui fit retourner brusquement le naturaliste.

— Oui-da ! me dit-il avec sa familiarité rustique, c’est encore vous ! N’approchez pas de la table, je vous prie ! vous feriez quelque malheur avec vos crinolines et vos pendeloques de bracelet. Allez-vous-en ; nous causerons plus tard si vous voulez.

— Non pas, lui dis-je, nous allons causer tout de suite, pour la dernière fois, probablement, et ce ne sera pas long. Cachez cette pauvre bête qui souffre, je vous promets de ne pas approcher de votre table. Répondez à une seule question. Me connaissez-vous, oui ou non ?

— Je ne vous connaissais pas hier matin. Hier soir, je vous ai vue rentrer à la villa D*** et j’ai appris que vous étiez la fille de M. de Ker…, qui a loué cette villa pour la saison, et qui est un fort aimable homme. Êtes-vous contente ? Après ?

— Après ? Rien ! Vous avez dû me croire folle, hier ?

— Mais… oui ! Après ça, je n’en sais rien. Vous vouliez parler entomologie ? Moi, je ne sais parler de rien aux dames. Je ne suis pas homme du monde. J’ai dit quelque chose qui vous a déplu, je ne sais ce que c’est ; je vous en demande pardon. Est-ce fini ?

— C’est fini, je vous pardonne.

— Merci !

Je le laissai arranger son papillon et je me rendis auprès de nos Anglaises. Je n’étais plus de mauvaise humeur ; je n’en voulais plus à personne ; mais j’avais d’assez bonnes raisons, ce me semble, pour déclarer à lady Rosemonde que je ne serais jamais la compagne d’un naturaliste !

— Comment ! vous croyez Malcolm naturaliste ?

— Je n’en sais rien, mais il est amateur de papillons.

— C’est vrai ; mais pas à l’état de manie.

— Ça viendra ! on n’est pas collectionneur à demi. Voyez mon père ! sa passion pour les oiseaux ne fait que croître et embellir ; plus on la combat, plus elle s’exalte.

— Cela empêche-t-il votre père d’être le meilleur des hommes et de vous gâter horriblement ? Quelle fille est plus heureuse que vous ?

— Je ne serai peut-être pas toujours heureuse, par la raison que j’ai été horriblement gâtée. Et, si j’ai été gâtée ainsi, ce n’est pas seulement parce que j’ai pour père le meilleur des hommes, mais encore parce que cet homme excellent est absorbé par une idée fixe qui l’a toujours empêché de m’étudier et de me connaître. Je pardonne de toute mon âme à ce bon père si candide, si pur, si doux, si généreux, qu’il est presque un ange. J’estime tout homme qui, en fait de passion, n’en a que d’innocentes comme la sienne. J’en peux faire mon ami, mais mon mari, jamais !

— Vous avez tort, ma chère. Une passion qui donne à l’homme cette disposition à être un ange (comme vous le dites de votre père avec raison) n’est pas seulement innocente, elle est divine, apparemment. Admettons qu’elle le rende un peu distrait et trop tolérant peut-être dans son intérieur, ce n’est pas vous, éprise de la liberté, qui devriez vous en plaindre.

— Mais si, précisément ! Je n’aurais pas cette passion de liberté si on ne me l’eût pas laissé prendre, et vous voyez bien que c’est cette passion-là qui m’empêche de me marier.

— Nous tournons dans un cercle vicieux, reprit lady Rosemonde. Voyons, il est donc bien décidé que Malcolm vous est odieux ?

— Mariez-le avec sa cousine, et je les aimerai tous deux comme mes meilleurs amis, après vous.

— Soit, j’essayerai ! Mais encore un mot : comment avez-vous découvert cette entomologie que l’on vous cachait si bien ?

— Pourquoi me la cachait-on ? Vous aidiez donc à me tromper ?

— Non ! je savais que mon fils avait essayé de vous présenter M. Villemer…

— Ah ! il s’appelle Villemer ?

— Cela vous intéresse, son nom ?

— Pas du tout. Ce n’est pas un nom !

— Pardon ! c’est le nom d’un homme très-savant dont votre père fait le plus grand cas, et que Malcolm aime comme son frère.

— Ah ! vous voyez donc bien les inconvénients de la science chez un homme du monde ! Elle lui donne pour amis des êtres impossibles. Vous ne me persuaderez pas que Malcolm puisse jamais faire accepter à sa femme la société d’un homme qui ne sait pas seulement saluer et qui ne paraît pas faire la moindre distinction entre une lady et une blanchisseuse.

— Vous l’avez donc vu, ce pauvre M. Villemer ? dit en riant lady Rosemonde.

— Oui ; c’est un affreux cloporte qui se placera entre Malcolm et sa femme, si vous n’y faites pas attention.

— Je ne crois pas. Ce cloporte n’a nulle envie de se placer ailleurs que dans les bois, dans les rochers et dans les prairies, où s’enferme et se répand tour à tour son existence nomade. Vous l’avez rencontré à la Chartreuse. Malcolm voulait attirer votre attention sur lui. C’était un prétexte qu’il cherchait pour vous le présenter et vous réconcilier avec l’histoire naturelle ; mais vous vous êtes si vivement prononcée sur le compte des savants et des amateurs, qu’il a gardé le silence. Le pauvre enfant était prêt à renoncer à des études qui l’amusent et ne l’absorbent pas.

— Je les lui rends de toute mon âme ! Miss Ann, je l’ai remarqué, adore les papillons. Elle l’aidera à en attraper, et moi… je continuerai à être le papillon qui ne se laisse pas prendre.


2 mai.

Je t’ai quittée hier un peu brusquement. J’étais en retard pour m’habiller, et j’étais attendue aux Cascines. Je vais reprendre mon récit où je l’ai laissé.

Mais j’abrégerai les conversations, car tu peux bien te représenter, d’après le caractère raisonnable et tolérant de lady Rosemonde, qu’elle me fait tous les sermons aimables que tu me ferais à sa place, et que tu ne m’épargnes pas dans tes lettres. Ce qu’il y a de certain, c’est que ni elle ni toi ne me ferez épouser un savant ; un être qui méprise sa femme ignorante et ne la prend pas plus au sérieux qu’un petit enfant ; qui lui laisse tout le soin, toute la peine, tout l’ennui et tous les dangers de la responsabilité domestique. C’est ainsi que mon père me traite, et j’y ai gagné de savoir tenir un salon ; mais cela ne m’amuse pas toujours et prend tant de temps qu’il m’en reste à peine assez pour m’habiller et réfléchir. Comment aurais-je celui d’élever des marmots, s’il me fallait continuer à être à la fois l’homme et la femme de la maison ?

Non, non ! tu vas voir comme je suis raisonnable ! Ce qu’il me faut, à moi, c’est bien moins un mariage d’inclination qu’un mariage de convenance. C’est un mari qui soit réellement un homme du grand monde, un haut fonctionnaire, tour à tour ambassadeur et ministre, et dont la position ait beaucoup à profiter de ma manière d’être, à savoir mon usage, mon esprit de conversation (babil, si tu veux, mais babil précieux à l’occasion) ; mes toilettes, vanités qui jettent un grand prestige sur la beauté d’une femme influente ; mes petites séductions puériles, qui sont un grand moyen de crédit ; enfin mon aptitude à me créer des relations, et tous ces défauts qui dans un certain milieu sont des qualités essentielles. Tu verras que j’ai très-bien fait de laisser Malcolm à ses insectes et à sa mésange, qu’il épousera, j’en suis certaine maintenant, car il ne hait pas non plus les petits oiseaux, et j’ai découvert, à de certains envois mystérieux, qu’il y avait entre mon père et lui échange de curiosités intéressantes : œufs de pies et œufs d’insectes, cadavres d’étourneaux et cadavres de hannetons. Les petits cadavres entretiennent l’amitié.

Mais j’oublie que tu attends la suite de mon histoire. Voici :

Je quittai lady Rosemonde sans m’être laissé persuader qu’un naturaliste fût un homme, et, dès le lendemain, j’avais complétement oublié l’existence de M. Hubert ou Robert, car je n’avais pas même retenu son nom, quand je vis mon père dans une grande perplexité. Croyant que je voulais absolument partir, il ne pouvait plus me cacher un notable accroissement dans sa collection, et il était dans une terrible disette de caisses propres à des emballages. J’arrivai juste à point pour le rassurer et pour lui dire que je n’avais plus de raisons pour le hâter de partir. Je vis que je lui rendais la vie !

— Puisque vous êtes gentille, me dit-il, je vais vous faire une proposition que je vous supplie de ne pas prendre de travers. Vous avez vu ici un homme un peu bizarre que je vous ai donné pour un marchand colporteur et qui n’est autre qu’un savant de premier ordre, un homme de génie, encore sans nom et sans fortune, ce qui ne prouve rien contre lui, bien au contraire. Je serais très-heureux de lui procurer quelques ressources sans blesser sa délicatesse, qui est excessive, et en même temps j’aurais beaucoup plus d’heures à vous donner si j’étais aidé dans mon rangement par un homme qui possède à fond toutes les branches de l’histoire naturelle ; j’ai donc pensé à confier mon classement et mon catalogue à M. Villemer, c’est son nom ; un drôle de corps, j’en conviens. Soit caractère, soit ignorance des usages, il est d’une franchise et d’un sans-façon inouïs. Mais, comme il a, en somme, de l’esprit et des intentions excellentes en toutes choses, une grande pureté de mœurs et le vrai sentiment des convenances morales, je ne crains pas qu’il vous offense jamais, et je suis même certain qu’il vous amusera et vous intéressera quelquefois.

— Ah ! ciel ! m’écriai-je, mon cher père ! vous voulez me convertir à l’histoire naturelle !

— Point ! point ! reprit mon père ; vous ne l’écouterez qu’autant qu’il vous plaira, et, si nous vous ennuyons en causant ensemble, vous nous ferez taire. Vous savez comme je suis obéissant. D’ailleurs, vous ne le verrez pas du tout, lui, si sa figure vous déplaît. Tout ce que je vous demande, c’est de ne pas le prendre pour un brigand si vous l’apercevez, la nuit, faire la chasse aux noctuelles, sur certaines fleurs que ces insectes préfèrent et qui se trouvent dans le jardin. D’autres fois, vous le verrez égrener les cailloux ou fouiller les eaux dormantes. Tout l’intéresse et le passionne, excepté les belles dames et les beaux chiffons. Vous n’avez donc pas à craindre qu’il vous importune jamais de ses discours ou seulement de ses regards. Il est presque certain qu’il ne vous verra pas si vous ne lui adressez pas la parole.

Je vis que mon pauvre papa mourait d’envie d’avoir son savant à domicile, et, comme, en fin compte, je n’avais plus aucun motif de dépit contre ce bonhomme, je l’autorisai à lui offrir la table, le logement et tel traitement qu’il lui plairait de fixer.

Deux heures après, le savant était installé chez nous, tant mon père grillait de l’avoir sous la main à tout moment. Je le vis arriver dans la cour avec sa mule et ses ballots, et il ne fut pas question de me le présenter. Il travailla jusqu’au dîner avec mon père ; je m’attendais à le voir à ce moment-là et j’avais fait mettre son couvert ; mais papa me dit qu’il ne désirait pas du tout manger avec nous et qu’on le ferait servir dans sa chambre.

J’aurais dû accepter l’arrangement ; mais, d’une part mon bon cœur, de l’autre une certaine envie de m’amuser du personnage, me firent insister. Mon père alla le chercher et revint sans lui. Il avait refusé, prétendant qu’il ne savait que dire à une belle dame, et que, d’ailleurs, un beau dîner, comme devait être le nôtre, prenait trop de temps. Il se savait ennuyeux, malappris ; il croyait s’être aperçu de mon antipathie, etc.

Je fus piquée de ce refus, et, prenant le bras de mon père, je le priai de me conduire en personne auprès de son ours.

Il fut très-intimidé de ma visite et balbutia des excuses.

Il n’avait pas faim, il avait mangé ; il promit cependant de venir prendre le café avec nous si nous voulions bien le faire avertir. Je n’y manquai pas, et, quand il arriva, très-hésitant, je le pris par le bras en riant et le fis asseoir à table entre mon père et moi. Mon pauvre père était si reconnaissant, qu’il ne savait que faire et que dire pour me remercier.

Dans tout ceci, je fus très-imprudente, je l’avoue. Mais pouvais-je me méfier d’un homme qui m’était présenté par mon père comme inaccessible à toute séduction ?

Je fus donc charmante avec lui, pleine de prévenances, et si polie, qu’il fut bien forcé de l’être lui-même ; ce qui, du reste, me parut lui coûter fort peu, du moment qu’il reconnut que je n’étais pas folle, comme il se l’était imaginé. Son embarras ne fut pas de longue durée : c’était de la méfiance plutôt que de la timidité. Quand il vit que je ne me moquais pas de lui, il prit même une certaine aisance qui dénote une distinction naturelle. Je le regardais avec étonnement se transformer de minute en minute. J’étais frappée aussi du changement de sa personne et un peu touchée du soin qu’il avait pris de se faire raser et coiffer par le valet de chambre de mon père avant de se présenter devant moi. Débarrassé de sa longue barbe, il était fort propre : tout en noir, avec des habits trop larges et hors de mode, qui, en somme, lui vont probablement mieux que s’il s’était mis dans les mains d’un tailleur civilisé. Avec cette mise qui n’est pas de son âge, ses cheveux encore trop longs, mais fort beaux, et l’expression de sa physionomie qui a trente ans de plus que ses traits, il a l’air d’un jeune homme qui a pris par mégarde les habits de son grand-père, médecin ou magistrat sous le Directoire ; ou plutôt, il a l’air d’un portrait de ce temps-là, qui s’est détaché de la muraille, car il n’a pas d’âge. On ne sait pas l’âge qu’il a ; c’est un jeune homme sans jeunesse, ou un homme mûr dont la jeunesse a été calme comme l’enfance. Il y a en lui un mélange de gravité et d’ingénuité qui n’est pas sans grâce. Je n’ai jamais vu un œil si pur et si tranquille. La fatigue et le hâle n’ont pas eu de prise sur sa peau fine et d’une blancheur jaune uniforme. Enfin, chose rare, et à laquelle s’exposent peu de nos beaux, il a pu sacrifier sa barbe et y gagner.

Le café se prolongea. Nous étions sur une magnifique terrasse d’où l’on domine un site très-vaste. Le soleil se couchait derrière une masse d’arbres en fleur qui en adoucissait l’éclat, comme eût fait un rideau de mousseline blanc et rose. Le jardin sentait comme un bouquet que l’on aurait eu à la ceinture. Tu sais, je ne suis pas pour la description. Pourtant j’aime la nature quand elle est parée et parfumée, et le printemps me plaît parce qu’il a un air de fête et de gala.

Comme je regardais, en me livrant à une velléité de métaphore intérieure, la sérénité du ciel reflétée en quelque sorte sur la figure de cet homme qui m’avait été odieux la veille, et qui maintenant se présentait à moi comme le plus inoffensif des êtres, il me regarda à son tour, et l’on eût dit qu’il me voyait pour la première fois. Il se fit dans ses yeux je ne sais quelle clarté riante, et il dit sans le moindre embarras à mon père :

— Eh bien, monsieur de Ker…, je vous fais mon compliment de votre fille ; je ne la croyais pas si belle que cela. Elle vous ressemble, et j’ai dans l’idée maintenant qu’elle est aussi bonne que vous.

Je suis fort habituée aux compliments, et tous me font rire. Je ne sais pourquoi, tout en riant de celui-là avec mon père, je sentis que je rougissais. C’est toujours un certain plaisir intérieur, vainement combattu, qui fait rougir les jeunes filles. Moi, vieille fille, je ne rougis plus, j’aime la louange que je devine et je ne m’en trouble pas. D’où vient que celle-ci, toute rustique et à bout portant, me causa quelque émotion ? Je ne sais pas ; peut-être parce que c’est la première louange bien sincère que j’ai entendue.

Je ne sais pas non plus pourquoi je l’en remerciai comme d’une preuve de sympathie. Je fus entraînée involontairement à me confier à l’affection de cet être qui me faisait l’effet de n’avoir ni âge ni sexe. Un paysan, un prêtre, un savant ne se présentent pas à mon esprit comme des hommes dont j’ai à me garantir et à m’occuper.

J’avais tort. Mon père s’étant levé de table le premier, je restais là par nonchalance, et je pensais à la robe que je mettrais le lendemain pour aller à Florence, quand je retrouvai les yeux de notre convive attachés sur moi avec une persistance inquiétante. Je pensai ne devoir pas me soustraire trop vite à son examen. « Si c’est un sauvage qui se livre à toutes ses impressions, pensai-je, j’aime mieux le savoir tout de suite, afin de le rembarrer une bonne fois, ou de l’exclure de mon intimité dès le principe. » Je le regardai à mon tour, sans lui faire baisser les yeux. Je pris sur moi de lui demander ce qu’il étudiait dans ma figure. Il m’entendit à demi, se frotta les mains sans rien dire ; puis il se leva assez brusquement, comme s’il eût été pris d’un grand trouble, et me demanda la permission de se retirer, ce qu’il fit sans attendre ma réponse.

Je me sentis mal à l’aise de ce qui venait de se passer, et incertaine de ce que j’avais à faire pour me préserver des pensées d’un être si spontané et si ingénu, sans avoir l’air de m’en être aperçue et sans contrarier mon père. Devais-je dire à ce dernier que son savant ne me paraissait pas aussi indifférent et aussi incapable de me voir qu’il l’avait avancé ? Mon père est quelquefois si railleur quand il me suppose présomptueuse, que je n’osai pas.

Le lendemain matin, je vis apparaître le savant à déjeuner. Cette fois, il venait sans embarras et avec le même regard clair et direct qui m’avait semblé au moins bizarre la veille. Je me bornai à le saluer et à être polie. Je ne lui adressai pas la parole une seule fois pendant le repas, et je ne levai pas une seule fois les yeux sur lui. Je reconnus alors qu’il n’était pas stupide et comprenait fort bien sa sottise, car il ne fit rien pour me tirer de mon mutisme et de ma froideur. Le dîner se passa de même. Il causa avec mon père de toute autre chose que de science. Sans en avoir l’air, je l’écoutai pour me former une opinion définitive sur son compte.

Je ne fus pas longue à reconnaître que c’était là un homme du plus grand mérite. Il y a de l’élévation dans toutes ses idées, et il semble aussi au courant de la politique, de la littérature et des arts, enfin de tout ce qui constitue l’histoire des hommes, qu’il peut l’être de tout ce qui concerne l’histoire des animaux et des choses inanimées. Il s’exprime avec une clarté qu’on peut dire éblouissante et avec une simplicité du meilleur goût. Toutes ses idées m’ont paru neuves, et même j’ai remarqué que, quand il lui venait une pointe de vraie gaieté, il avait beaucoup d’esprit : de l’esprit de bon aloi, qui n’est pas dans les mots, mais dans la tournure originale de sa pensée.

Comme mon silence devenait affecté, j’y renonçai le jour suivant. Que m’importait, après tout, que ce sage de l’antiquité devînt amoureux de moi ? C’est son affaire, il me semble, et, s’il s’oublie jusqu’à me le faire trop comprendre, il sera toujours temps de le remettre à sa place. Il a trop d’esprit pour ne pas entendre à demi-mot qu’il ne peut être pour moi que ce qu’il est, un savant : c’est tout dire.

Je me remis donc à causer comme si de rien n’était. Mon père m’en félicita.

— Vous ne nous avez dit mot hier, ma chère fille ; étiez-vous souffrante ?

Je n’osai pas dire que non. Je l’aurais dû pourtant. En mettant mon mutisme sur le compte d’une migraine, je détruisais tout le bon effet que j’avais pu en obtenir.

— À la bonne heure ! reprit mon père ; je craignais que vous ne fussiez mécontente de nous. Il me semble pourtant bien que nous nous sommes abstenus de dire un mot grec ou latin, n’est-ce pas, Émilius ?

— Émilius ! repris-je en riant : en voilà pourtant du latin ! Pourquoi ne pas dire à M. Villemer Émile tout bonnement, si c’est là son prénom ? Est-ce qu’il est venu au monde tout savant, avec cette terminaison en us qui caractérise… ?

— Les animaux de mon espèce ? dit le savant en riant aussi et d’assez bonne grâce. Il est certain que cette manie que nous avons de changer la rime des noms propres peut donner lieu à d’étranges méprises !

Je crus comprendre qu’il savait enfin mon nom de baptême et qu’il riait en lui-même du quiproquo grossier dans lequel je m’étais empêtrée pendant quelques jours. Je fus honteuse que cela se fût découvert ; j’espérais qu’il aurait tout oublié, et je vis que le personnage n’est pas si distrait qu’il s’en pique.

Mon père l’est bien réellement, lui, et il ne fit aucune attention à l’explication qui résulta des paroles de son Émilius. J’essayai de dire à celui-ci que j’étais un peu toquée et que j’avais voulu me divertir de son air préoccupé avant de savoir à quel homme sérieux et recommandable j’avais affaire.

— Ne vous défendez pas d’une méprise ingénue et plaisante, répondit-il avec une grande douceur. Vous avez certainement trouvé une note que j’ai vainement cherchée et que Malcolm m’avait remise en partant. Je ne me rappelle pas ce qui était écrit dessus, bien au juste ; j’ai suivi ses instructions orales quant à cette pauvre petite Flavia à laquelle il tenait d’une manière extraordinaire et qu’il me suppliait, puisque je m’arrêtais dans les environs de sa demeure et que je lui destinais cet individu, de ne pas laisser éclore au hasard.

Je tirai le petit papier de ma poche, et il le relut en riant.

— En effet, dit-il, la Flavie de Malcolm ! ce serait un peu leste. J’aurais donc supposé… ? et puis le mot isol… isoler… surveiller nuit et jour… ? Pourtant cet abrégé de coque eût dû vous faire ouvrir les yeux. Comment donc le traduisiez-vous ?

Coquette. Aussi j’étais furieuse !

— Je l’ai bien vu ! vous ne saviez donc pas qu’avant d’être papillon, Flavia ne pouvait être que chenille, et que, pour se mettre en chrysalide, elle avait dû se filer, se construire ou se choisir une demeure ? C’est assez improprement que Malcolm s’est servi du mot coque pour Flavia ; il eût mieux valu écrire nid. Les larves ont beaucoup de procédés différents dans leur industrie : les unes se filent un hamac fermé qu’elles suspendent ou cousent solidement à une branche, à une écorce ; les autres…

— Bien, bien, vous m’expliquerez cela une autre fois ! Il me suffit, pour aujourd’hui, de savoir que la bête dont j’ai l’honneur d’être l’homonyme a beaucoup plus de bon sens que moi.

— Je ne vous dirai pas le contraire. Les animaux ont l’instinct qui est le suprême bon sens refusé à l’homme. Tout ce qu’ils font est soumis à une logique infaillible qui est une des conditions matérielles de l’existence.

— Ainsi l’animal le plus obtus est mieux doué que la femme la plus spirituelle ?

— Et que l’homme le plus studieux ! Oui, sous ce rapport-là ! La femme et l’homme ont, pour se dédommager, l’imagination qui est le contraire du raisonnement ; et même tout ce que l’on appelle raison chez ces deux êtres est folie, si on ne considère l’existence que comme une chose toute physique ; car le papillon sait beaucoup mieux que l’homme choisir sa nourriture et son climat, et sa femelle sait beaucoup mieux cacher et préserver ses œufs que la femme ne sait emmaillotter ses enfants. Mais que cela ne vous attriste pas, au moins ! ce qui reste à l’humanité, c’est-à-dire le rêve et la soif de l’impossible, est une assez belle faculté, et je ne reproche nullement à l’auteur des choses et des idées de ne m’avoir pas fait naître sous une feuille avec des ailes d’or et de pourpre et un cerveau parfaitement raisonnable.

Tu vois par cet échantillon combien la conversation d’Émilius diffère de tout ce que j’entends de papotages autour de moi. Si mon père parlait aussi sensément et aussi agréablement, j’aurais peut-être mordu à l’histoire naturelle ; mais, depuis cinq à six jours que je connais M. Villemer, je comprends la différence qu’il y a entre un collectionneur et un vrai naturaliste. Mon père et Malcolm sont des collectionneurs, et rien de plus. Ce que j’admire dans l’autre, c’est qu’il ait une mémoire et une instruction assez merveilleuses pour être capable de savoir mieux qu’eux cataloguer et collectionner ; tandis que lui, au fond de sa pensée, je l’ai bien vu, il ne se soucie pas de la possession de tout cela et dédaigne même un peu le temps qu’on perd à se le procurer. Il a une quantité de choses, précieuses à ce qu’il paraît, qu’il aime à donner aux autres savants, et cette fameuse Flavia qu’il avait recueillie en chenille, l’année dernière, en Suisse, il n’avait pris le soin puéril de la nourrir et de la surveiller en voyage que parce qu’il savait faire un grand plaisir à son ami Malcolm en la lui apportant. Ceci l’excuse, n’est-ce pas, et prouve beaucoup d’obligeance et de bonté ?

Enfin, ma chère, depuis huit jours, je me laissais aller au plaisir de causer, matin et soir, pendant une heure, avec ce singulier et charmant personnage, car il faut bien convenir qu’il est charmant et que la manière modeste, ingénieuse et saisissante dont il parle de ce qu’il a vu, me réconcilie complétement avec son innocente passion pour la nature. Je dirai même à présent comme lady Rosemonde, que c’est une passion qui a quelque chose de divin dans certains esprits. Mais, hélas ! tu vas voir que rien ne me réussit, à moi, et qu’il faut que je renonce à cultiver la science et l’amitié.

J’ai voulu, pendant ces huit jours, oublier ce beau regard qui m’avait paru trop brillant au coucher du soleil, ou plutôt m’habituer à le supporter sans étonnement comme un phénomène naturel, produit par de très-beaux yeux. Que m’importait, après tout, puisqu’il n’y avait pas de risque qu’il trouvât jamais l’occasion et le moment de me dire ce que je ne voulais pas entendre ?

Si bien que ma prudence s’est endormie dans je ne sais quelle nonchalante sécurité, et qu’avant-hier matin je me suis oubliée sur un banc du jardin à le regarder étudier dans le cabinet de mon père, dont la fenêtre était toute grande ouverte. Il faut bien qu’il s’en soit aperçu. Quand on a la vue basse, on se figure toujours que les autres ne vous voient pas lorgner. Tant il y a que, peu de moments après lui avoir tourné le dos, je le vis à côté de moi, comme un aérolithe qui y serait tombé sans bruit. Je ne songeai pas à m’en aller. J’aime à causer avec lui et à le taquiner un peu, parce qu’il répond toujours, je ne dirai pas mieux que les autres, mais autrement, et que cela me désennuie de toutes les idées que je connais, de toutes les phrases que je sais par cœur.

Il me répondit cette fois tout de travers. Il était absorbé : mes questions, ma gaieté, le faisaient visiblement souffrir. Je lui en demandai pardon et me levai, résolue à m’en aller pour le laisser résoudre son problème ; mais il me retint d’une main très-forte, qui laissa même son empreinte sur mon bras, et je fus forcée de me rasseoir.

— Est-ce que vous avez des accès de folie ? lui dis-je en essayant de me dégager.

— Non, répondit-il ; c’est vous qui êtes maintenant le problème ! Restez donc tranquille un moment.

Et, tenant toujours mon bras, il m’examina, comme on dit, dans le blanc des yeux, de la façon la plus irritante, au point que, de ma main libre, j’étais tentée de lui donner un soufflet. Pourtant, comme son expression de douceur et de bonté protectrice ne se démentait pas, j’étais plus fâchée qu’effrayée d’une sorte de jeu analogue à celui de l’ours avec le petit chien, et je me demandais si ce bel œil profond et clair pouvait être celui d’un amoureux extatique ou celui d’un fou furieux.

Ma chère, qu’il en soit ce qu’il lui plaira, mais il est amoureux de moi à sa manière, qui n’est peut-être celle de personne, mais que je ne puis tolérer. Voyant que je ne pouvais me dégager de sa main de fer, je pris le parti de lui rire au nez avec dédain. Il se leva alors très-brusquement, comme il avait fait la première fois, et je ne l’ai pas revu de la journée. Il s’est excusé de manger avec nous, parce qu’il avait trop de travail ; c’est-à-dire qu’ayant entrepris de m’enflammer le cœur par la fascination du regard, il a été dépité de ne réussir qu’à me sembler absurde.

Ma foi ! tant pis pour lui, après tout ! qu’il boude si bon lui semble ! Y a-t-il rien de plus inattendu et de plus extravagant que ces hommes à systèmes mystérieux, qui n’ont pas la notion des convenances sociales et qui croient pouvoir tout arranger selon la loi de Dieu, même l’amour et le mariage ? Il se sera dit, j’en suis sûre, qu’il était un homme supérieur, et que, puisque j’avais un brin d’esprit, je ne pouvais faire autrement que de l’admirer jusqu’à l’hyménée inclusivement. Quel dommage que ces têtes si vastes et si pleines manquent presque toujours de mesure et de tact !

Je me suis demandé hier, toute la journée, si j’étais coupable de quelque provocation involontaire, de quelque apparence de coquetterie qui l’eût amené à cet oubli outrageant de mon caractère et de ma position. Nullement ! Autant que l’on peut jurer de soi, je jure de n’avoir pas une seule fois songé à lui plaire autrement que je ne le devais ; c’est-à-dire comme la fille de mon père peut et doit se rendre agréable et hospitalière à un monsieur qui finit en us.

Je ne l’ai pas revu d’aujourd’hui non plus. Il est allé faire une grande promenade je ne sais où. Je vois bien qu’il me boude, ou qu’il se repent. Peut-être a-t-il beaucoup de chagrin et de regret de sa conduite. S’il est homme d’honneur, comme je le crois, il doit se reprocher d’avoir fait une espèce d’insulte à une personne qui lui témoignait de l’estime et de la déférence.

Après cela, il ne se rend peut-être pas compte de sa grossièreté. C’est peut-être un homme qui s’enflamme bêtement, comme un cuistre ingénu, de toutes les femmes qu’il voit, et qui a si peu rencontré de femmes du monde, qu’il prend leur grâce et leur politesse pour autant d’avances. S’il en était ainsi, je le mépriserais, et je n’aurais pas assez d’ironie contre moi-même pour m’être laissé éblouir par son éloquence de Vadius !

Mais non ! c’est impossible ! Il y a en lui par moments trop de finesse et de bon sens délicat… Non ! c’est un homme qui s’en va à travers la vie comme un rayon de soleil, sans savoir sur quoi il tombe… ou bien… Mais je m’y perds, et, au milieu de mon indignation, je me sens prise d’une immense pitié pour cet homme grave qui ne sait peut-être pas plus lutter qu’un enfant contre le premier éveil de son cœur… Pauvre Émilius ! comme il eût été favorisé du ciel, si, au lieu d’une mondaine comme moi, mon père eût eu une fille éprise de botanique ou de minéralogie !

ÉMILIUS À MALCOLM


FRAGMENT


2 mai.

… Ainsi que je vous l’ai écrit, elle est éclose, on ne peut pas mieux, et je l’ai préparée avec un soin tout particulier.

Cela me fait penser à vous dire que vous manquez d’épingles nos 5 et 6, et que vous ferez bien d’en apporter. J’en manque aussi.

J’ai chassé aujourd’hui et hier au soir à votre intention. Depuis huit jours, j’en étais empêché par le catalogue de M. K…, à qui je n’ai pas voulu refuser ce service. Et puis il fallait bien gagner quelques sous pour continuer mon voyage.

Je vais vous dire le résultat de ma chasse :

En fait de Sésies en chrys., dans les bois et dans les écorces.

Ophioniformis et Rhingiœformis, très-rares.

Brosiformis, introuvable ; pourtant, il fait plus chaud ici qu’à Rome.

Zygœcides, au vol, une primeur.

Medicaginis : la variété Stœchadis, la même qu’en Piémont.

Belle trouvaille, la Chelonia simplonica, je crois, à l’état de larve.

Lasiocampa lineosa, éclosion d’hier. Je ne vous les décris pas, vous les verrez. Je ne m’attendais guère à les trouver ici ; mais que ne trouve-t-on pas !

J’ai fait la revue de mes boîtes. J’ai retrouvé avec plaisir l’Anarta cora. J’avais pris cela, l’an passé, dans les environs de Kasan. C’est très-abîmé, mais très-précieux quand même.

Je n’ai pu remettre la main sur un individu (même pays) plus rare encore, que je vous destinais : Anthophila purpurea var. Rosina. Il faut qu’il soit tombé en poussière impalpable durant le voyage… Pour m’en consoler, j’ai fait, à votre profit, un échange avec le cabinet de Florence. J’ai donné un magnifique sphinx Osiris pour une paire de petites Arctia luctuosa, que je n’ai encore vues qu’en Sicile. Ça vous épargnera le voyage.

Je sais que vous ne vous occupez qu’accidentellement des reptiles ; pourtant, je regrette beaucoup de n’avoir pu m’emparer d’une superbe couleuvre qui était enroulée à un myrte et que j’allais saisir quand une société de flâneurs me la fit perdre. J’en ai eu un accès de colère, et, pour un peu, j’aurais battu ces gens-là !

Voilà, mon aimable ami, tout ce qui peut vous intéresser ici. Je ne parle pas de votre mère et de vos amis, qui écrivent probablement plus que moi.

Quant à moi, cher Malcolm, je suis le plus heureux des hommes, j’ai la foi ! J’arriverai, j’arriverai, n’en doutez pas. Je saisirai ce grand mystère !

Je ne dis rien contre les branches de la science qui m’ont absorbé jusqu’à présent ; tout chemin conduit à Rome. Je ne dis rien contre l’anatomie. Il faut commencer par là ; mais celui qui s’y arrête, se dissèque lui-même et fait de son cerveau une boîte vide. C’est sur l’être vivant qu’il faut observer les phénomènes de la vie.

Nous causerons de tout cela si vous arrivez bientôt, comme je l’espère.

Je suis fort content, bien logé, bien nourri, bien accueilli ; des hôtes fort aimables ; M. de K…, un peu étroit dans ses idées de classification ; sa fille, très-bonne personne. Elle m’a fait entendre que vos parents songeaient à vous marier ensemble. Est-ce vrai ? Vous aurez bien de la peine à lui faire aimer la nature ; ce n’est pas là son aptitude ; mais elle a beaucoup de gaieté.

Malgré le plaisir que j’aurais à vous retrouver, je ne pourrai peut-être pas vous attendre plus de huit jours. J’ai impatience de voir une opération que D*** doit faire à Milan et à laquelle il m’invite. J’y serai dans les premiers jours du mois prochain.

Si je ne vous revois pas ici, écrivez-moi et donnez vos commissions à votre fidèle ami

Émilius Villemer.

FLAVIE À ROBERTINE


15 mai.

Ma chère enfant, il était écrit que je te ferais beaucoup rire et que je serais deux fois stupide.

Ce matin, entendant crier mon petit chien, je l’ai cru enfermé dans la bibliothèque, et j’ai trouvé là M. Émilius, armé d’une grosse loupe braquée sur l’œil de Jemmy. La pauvre bête criait d’ennui et de peur ; j’ai cru que ce diable d’homme lui faisait du mal ; je me suis fâchée.

— Disséquez les bêtes mortes, lui ai-je dit en reprenant mon chien au risque d’une nouvelle bataille avec ce sauvage ; laissez les vivantes en paix !

Il m’a juré qu’il serait désolé de faire le moindre mal à mon « petit ami, » et, tout de suite, il m’a demandé une grâce qui le rendrait le plus heureux des hommes.

Devine quelle faveur insigne il réclamait et qui me faisait une peur affreuse. Je craignais de voir se renouveler la scène ridicule de l’autre jour ; mais j’avais bien tort. Il ne s’agissait que de laisser examiner mes yeux en plein soleil à la loupe !

Quelle chose agréable ! J’y consentis pour un instant, j’étais curieuse de voir à qui en avait cet original.

— Ah ! s’écria-t-il avec transport, en faisant son examen, comme vous êtes myope ! et le bel œil ! quelle limpidité ! c’est un diamant de la plus belle eau ! Que n’êtes-vous une pauvre mendiante ! je vous ferais rester là une heure…

— Jusqu’à ce que votre soleil et votre loupe m’eussent rendue aveugle ?

— Bah ! les victimes de la science !… Il en faut ! mais vous ne voulez pas en être ? Je comprends ça. Merci ! Votre œil est des plus instructifs.

Pressé de questions qu’il éludait toujours, il me répondit enfin que le phénomène de la vision était l’objet de ses anxiétés. Il paraît que cette chose si simple n’a jamais été expliquée et ne le sera peut-être jamais. Quant à lui, il y aspire quand même ; il a déjà découvert je ne sais quoi de merveilleux dont les plus grands oculistes ne se doutent pas.

Il me parla de cristallin, d’angles d’incidence, de miroirs, de double réfraction lumineuse…

Probablement, cette fois-ci, je te rapporte les plus grandes bêtises du monde qu’il n’a pas dites, et que j’arrange comme une omelette de ma façon. Probablement aussi, il s’exprima aussi clairement que de coutume, mais je n’écoutais pas. J’avais de l’humeur de m’être tant apitoyée sur le sort d’un homme qui en a si peu besoin, et qui n’a vu en moi qu’une seule chose : c’est que j’ai la vue courte et la pupille transparente.

MALCOLM À SA MÈRE


15 mai.

Ma bonne, chère et meilleure amie, je reviens décidément. Pourquoi laisser partir cette pauvre Ann ? Qui sait, mon Dieu ? Je suis décidé à me marier, et, puisque vous aviez rêvé ce mariage-là, pourquoi y renoncez-vous ?

J’ai eu un accès de folie que vous avez pris trop au sérieux ; mais, puisque, grâce au ciel, mademoiselle de K… ne s’en doute pas, qu’il me soit permis de guérir et de l’oublier.

Voilà trois lettres où vous me dites d’abord qu’en ce qui la concerne je ne dois pas avoir beaucoup d’espérance ; puis, que vous n’avez guère d’espérance ; enfin, que nous ne devons presque plus avoir d’espérance.

Excellente mère, je comprends très-bien maintenant que je n’aurais jamais dû en avoir. Comprenez, à votre tour, que je n’ai pas beaucoup de regrets, et même que je n’en ai presque plus.

Cette fille charmante m’avait ébloui comme tant d’autres, qui se sont consolés de ne l’avoir pas fixée. Ce qui me plaisait le plus en elle, à Rome, c’est que je m’étais imaginé trouver dans son caractère et dans ses goûts du rapport avec les vôtres. Active, courageuse, gaie, aimant les voyages et le monde, l’éclat et la simplicité ; il n’y avait pas jusqu’à l’imprudence de sa tenue et de sa conduite qui ne me semblassent, par moments, un charme de plus et la preuve d’une âme droite et généreuse.

Mais combien je m’étais trompé, et comme elle m’est apparue sous un autre jour dès que nous avons vécu près d’elle dans une sorte d’intimité ! Tout ce que vous faites naturellement et par véritable besoin ou amour de la chose, elle le fait par affectation et uniquement pour qu’on sache qu’elle le fait. Vous aimez les chevaux vifs et les dangers : elle affronte tous les dangers et tous les chevaux ; mais bien plus que la pauvre marquise G***, dont elle se moque et qui, en somme, ne fait la brave que pour éblouir son imbécile de mari, mademoiselle de K… est poltronne et ne pose l’audace que pour éblouir tout le monde.

Et il en est de tout ainsi, car elle n’aime rien qu’elle-même. Elle affecte de mépriser la petite musique et ne comprend rien à la grande. Elle critique tout à tort et à travers pour se donner l’air de tout savoir, et qu’est-ce qu’elle sait ? J’aime mieux l’ignorance ingénue et avouée de mes petites cousines.

Dans d’autres moments, il est vrai, elle pose l’ignorance aussi pour faire l’enfant, et c’est à propos de choses qu’elle sait peut-être un peu trop.

Enfin, que vous dirai-je ? tout en elle me charmait à Rome ; tout m’a déplu à Florence. C’est probablement parce qu’elle a gardé à sa suite le marquis, qu’elle aurait dû éloigner. J’ai cru à Rome qu’elle ne l’aimait pas, qu’elle était loyale, et qu’elle le poussait franchement à épouser la signora Betta.

D’où vient qu’aussitôt après le mariage, cette princesse l’a souffert à sa cour et retenu par mille mauvaises agaceries, sachant fort bien que sa femme en souffrait ? Je ne suis pas un rigoriste, je me le suis bien prouvé à moi-même en m’éprenant si vivement d’une personne si entourée ; mais je ne pardonne pas à une femme d’être méchante, et j’ai cru voir qu’elle l’était. Si je me trompe, tant mieux pour elle ; mais, si j’ai raison, par hasard, tant mieux pour moi de m’en être avisé à temps.

Donc, quand même vous ne m’eussiez pas fait partir, je me serais éloigné d’elle après cette promenade à la Chartreuse, où, pour la première fois, j’ai pu l’entendre parler pour moi seul. Elle a dit là, pendant un quart d’heure, autant de paradoxes maniérés et de non-sens révoltants qu’il s’est écoulé de minutes. C’est plus que mon amour n’a pu en digérer.

Consolez-vous donc, chère bonne mère, je reviens lieto et lepido. Je me hâte, parce que je veux retrouver là-bas mon ami Émilius que je vous présenterai, qu’il le veuille ou non, et qui, tout en me disant que Fl. est une bonne personne (aimez-vous ce mot-là ?), n’a pas l’air d’approuver beaucoup un mariage entre elle et moi. Mais où mademoiselle de K… a-t-elle pris cela ? Je ne crois pas lui avoir donné le droit de m’attacher à sa boutonnière entre le ruban du marquis et celui de l’abbé.

Au revoir, dans deux jours.

Dites aux petites que je leur apporte des fleurs séchées, cueillies sur les plus hauts rochers de l’Apennin. Vous me dites qu’elles attrapent, à mon intention, tous les papillons du jardin. Eh bien, si par hasard il y en a un qui ait ses quatre ailes, ce sera déjà un bon point.

Votre fils qui vous adore.

Malcolm.

FLAVIE À ROBERTINE


22 mai.

Ma chère, voilà lady Rosemonde partie tout d’un coup, avec son fils et ses nièces. Il y a un peu d’aigreur entre nous. Cela devait arriver.

En somme, c’est la mère qui a eu tort et mon père aussi, de se faire des ouvertures sans réfléchir à l’invraisemblance du succès.

Mon père, certainement, grille de me voir mariée ; je comprends ça. Mais lady Rosemonde ne devait pas être si pressée de marier son enfant, et surtout de me parler de lui. Le jeune homme s’en est douté, et, dès lors, il est devenu exigeant avec moi comme un mari ; et puis il a eu du dépit, et il est revenu la tête haute, les pieds en dehors, fier comme un maître de danse, et croyant se moquer de moi.

Je me suis amusée à vouloir, pour toute vengeance, le marier avec sa cousine ; il m’a dit qu’il n’avait pas besoin de moi pour cela ; sur quoi, je l’ai traité de baby. Tout cela dans les termes les plus exquis et avec les plus caressants sourires ; mais c’était là le fond des arguments, très-transparents pour tout le monde ; si bien que lady*** a reçu, à temps, une lettre qui l’a fait partir pour Venise avec toute sa couvée.

Selon sa coutume, mon père n’y a vu que du feu ; ce départ inattendu de nos voisins est tombé sur lui comme une cheminée du haut d’un toit, et, dans son trouble, il a fait l’énormité de mettre l’étiquette de sylvia subalpina au bec-fin des roseaux. Émilius a pensé en faire une maladie, non pas de notre drame domestique, mais de la distraction de mon père.

Nous voici donc réduits, en tant qu’intimité, à la société du savant ; je ne compte pas pour une société celle du dehors. Je m’étais habituée à regarder lady Rosemonde comme une personne de ma famille. Il faut donc que je la remplace par cet excellent homme qui est devenu notre hôte ?

Pourquoi pas ? il y a en lui quelque chose de grave qui sent l’homme mûr et le père. C’est peut-être à cause de cet état singulier de l’âme, tendue et ravie dans les problèmes qui font qu’à trente-cinq ans il est aussi étranger à la pensée de l’amour qu’un centenaire. Il y a cela de bon dans la situation avec lui, que je ne peux pas être piquée de son indifférence, vu qu’aucune femme au monde ne pourrait en troubler l’auguste sérénité. Il est encore ici pour trois jours ; après quoi, il va à Milan ; mais j’espère l’y faire renoncer. Il plaît à mon père, et il me désennuie de temps en temps. Il a de l’amitié pour moi, et, comme c’est un homme aussi dépourvu de volonté dans ses actions qu’il en porte dans ses idées, je compte qu’il me laissera changer ses projets.

Nous avons eu aujourd’hui une sorte d’explication à propos de Malcolm. Il paraît que, sans en avoir conscience, le bonhomme a fait aussi son petit cancan dans cette grande affaire. Il a, je crois, fait savoir à ce bel Écossais que j’étais instruite de ses prétentions. Il paraît aussi que c’est moi qui ai dit cela au bonhomme. Je ne m’en souviens pas. Je l’ai grondé de s’en être souvenu et de l’avoir répété.

Sais-tu comment il s’est justifié ?

— Mon Dieu, ma chère, a-t-il dit ingénument, vous avez du dépit contre le bon Malcolm, et vous ne savez à qui vous en prendre. Vous avez le tort de croire que vous rendez tous les hommes plus amoureux de vous qu’ils ne le sont réellement. Vous avez une très-haute idée de vous-même. Certainement, vous n’avez pas tort : vous êtes très-bien, jeune, riche, aimable. Mais enfin les hommes qui ont mis tant soit peu le nez dans le grand et sublime manuscrit de la nature, comparent les choses de votre monde à des feuillets si mal imprimés, qu’on n’y peut plus lire la signature de Dieu. Croyez-vous donc que ce soit une si grosse affaire que d’être une jolie fille ? La plus petite fleur des champs se tient aussi droite et aussi fière auprès de son ruisseau que vous devant votre miroir. Qu’est-ce que ça fait aux oiseaux des bois que vous ayez une belle dot ? Ils n’en seront pas plus pauvres ni plus riches. Les grains n’en pousseront pas plus vite, et les mouches n’en voleront pas moins. Croyez-vous que, quand vous foulez les herbes des prés, les criquets et les sauterelles se soucient de vos petits pieds et de vos bas de soie ? Ils sont aussi bien chaussés que vous et leur jambe est aussi bien faite !

Tu vois bien que je ne peux pas laisser partir un original qui me dit des choses si divertissantes !



25 mai.

Il est parti et il ne reviendra pas.

Eh bien, nous irons le trouver ; car il n’est plus temps de se le dissimuler : je l’aime !


Milan, 5 juin 185…

Trouve-moi folle ! Oui, je le suis, ou bien c’est le contraire. C’est peut-être la raison qui me vient, tandis que mon état antérieur n’a été qu’une longue divagation. Je voyais faux ; à présent, il me semble que je suis dans le vrai absolu. Peut-être suis-je dans l’impossible quant aux choses de ce monde.

Qu’importe ! J’ai bien assez pensé à la vérité depuis que j’existe ! j’ai bien assez calculé les chances de mon bonheur, de ma liberté, de mon plaisir, de ma vanité ou de mon ambition ! Tout cela s’est envolé comme un rêve. Je suis absorbée par une idée fixe, et ce n’est plus à moi que je pense, c’est à quelqu’un qui tient ma vie, mon repos et mon orgueil sous ses pieds.

Oh ! l’étrange chose ! Qui eût cru cela, que j’aimerais ainsi et que je ne serais pas aimée ?

Car il ne m’aime pas, il me l’a dit, et, au lieu de me devenir odieux, il se fait aimer davantage par sa franchise et sa douceur.

C’est qu’il est bon, lui ! d’une bonté d’ange : pas de reproche, pas d’amertume… Il ne m’aime pas, voilà tout.

Et il a raison, je le sens bien. S’il eût cédé à une passion qu’il ne peut regarder que comme un caprice, je l’admirerais moins, j’aurais moins d’estime et d’enthousiasme pour son caractère.

Nous sommes venus ici, mon père sans savoir pourquoi, comme tu peux bien le penser. Nous avons trouvé Villemer faisant ses préparatifs de départ pour l’Allemagne, où l’appellent je ne sais quelles recherches. Ce qui me charme, c’est que je ne sais et ne comprends pas un mot de ces choses abstraites qui le gouvernent et le passionnent.

Les savants qui viennent voir mon père ici et que j’écoute maintenant, parce qu’ils arrivent toujours à parler de lui, ne sont pas d’accord sur l’importance et le sérieux de ses découvertes. Les uns disent que c’est un génie qui transforme toutes les méthodes ; les autres, que c’est un enthousiaste qui cherche la pierre philosophale.

Donc, c’est un grand homme ou un fou. Et cela m’est égal, à moi ! Tous l’aiment, l’admirent ou le plaignent. Moi, je ne me moque pas de ce qu’il cherche. J’en suis effrayée ! Il me semble aimer un homme qui s’est adonné à la magie et qui finira par voir les anges ou les démons. C’est peut-être là une des causes les plus irritantes de mon amour. Il me plaît de le disputer à l’inconnu, à une puissance occulte qui, vérité ou fiction, est une rivale que je ne peux ni dédaigner ni haïr.

Ce qui dégoûte d’un homme quand on est fière, c’est de le voir vous préférer une laide ou une sotte.

J’aurais peut-être épousé le marquis, si je ne l’eusse vu hésiter entre moi et une bête. Je n’aurais pas si vite congédié Malcolm, si je n’eusse vu le papillon de ses rêves. J’aurais pu me figurer que c’était le phénix fabuleux, le scarabée d’or ou le cheval de l’Apocalypse. Émilius a failli tomber bien bas dans mon estime quand il m’a parlé de rétine et de cornée ; mais il a mêlé à cela je ne sais quels mots qui m’ont semblé cabalistiques. Il y avait du soleil, des spectres, des diamants, des rayons dans ses paroles, et j’ai cru le voir aux prises avec des légions d’esprits lumineux logés dans les nuances fugitives de l’arc-en-ciel.

Non ! je ne voudrais pas savoir ce qu’il cherche, le charme serait détruit ! Je ne veux jamais qu’on me le traduise en termes vulgaires.

En arrivant ici, nous n’avons pu le voir. Je tourmentais mon père, qui le cherchait partout sans le découvrir.

Enfin, j’ai eu une inspiration. Oh ! dans l’amour aussi, il y a de la magie ! J’ai dit à mon père :

— Allons voir le lac Majeur !

Nous sommes arrivés sur les rives de ce beau lac, et la première personne que nous y avons rencontrée, c’était lui. Nous l’avons suivi dans sa promenade. Il nous faisait ses adieux, il partait le lendemain. J’ai réussi à me trouver seule avec lui. Je lui ai dit :

— Vous ne partez pas encore. Vous êtes seul et pauvre. Les choses les plus sublimes ne peuvent s’accomplir en ce monde qu’à l’aide de moyens matériels qui vous manquent. Vous userez votre vie à résoudre le problème de la misère et de l’isolement, c’est tout un, et vous n’y parviendrez pas. Si vous découvrez votre secret, vous mourrez sans l’avoir révélé. Vous ne pourrez même pas avoir la certitude que ce n’est pas une illusion, car j’ai voulu savoir et je sais qu’il faut de la fortune pour expérimenter. Donc, il vous faut cent mille livres de rente et une famille qui vous pose dans le monde. Revenez à Milan, passez-y huit jours, et vous serez à même de réaliser le rêve que je vous propose.

Il est resté muet, absolument muet, perdu dans ses réflexions. Il avait compris.

Ce silence prolongé m’était bien cruel. J’avais des mouches d’or dans les yeux, j’étais prête à m’évanouir de honte, de terreur et de colère.

Il m’a pris la main et l’a baisée en me disant :

— Voulez-vous me donner une heure pour réfléchir ?… Ceci est bien inattendu !

Je l’ai laissé seul. J’ai été rejoindre mon père. Je ne sais de quoi il m’a parlé. Je n’entendais pas, je ne voyais rien ; j’étais folle. Je regardais ma montre à chaque instant. Cette heure-là a été plus longue que toute ma vie passée.

Enfin, elle s’est écoulée. J’ai quitté le bras de mon père en le priant de m’attendre. Je me suis mise à courir comme je n’ai jamais couru. Je suis arrivée à l’endroit où j’avais laissé Émilius, sans savoir par où ni par-dessus quoi je passais.

Je l’ai trouvé debout et souriant, venant à moi sans se presser.

— Écoutez, ma chère enfant, m’a-t-il dit ; asseyez-vous sur l’herbe ; vous voilà toute essoufflée. Moi, je resterai debout ; je crois que c’est plus convenable. Je vais vous parler. Tout autre que moi, en pareille circonstance, serait bien persuadé que vous vous moquez de lui, et que c’est une charmante mystification…

Et, comme il me vit fondre en larmes, il ajouta :

— Mais pourquoi pleurez-vous, puisque je crois que vous êtes sincère et loyale ? Vous voyez bien que je vous estime ; il ne m’est pas venu à la pensée, depuis une heure que je réfléchis, que vous pouviez vous jouer de ma simplicité. Eh bien, voici ma réponse : séchez vos beaux yeux et regardez le soleil. Pouvez-vous me le donner ? Non ! Eh bien, vous ne pouvez rien pour moi ! Maintenant, ce n’est pas là toute la question : il m’est facile de comprendre que vos cent mille livres de rente me feraient marcher plus vite et mieux à mon but, lequel est la lumière ou le néant. Je comprends aussi que vous ayez le cœur généreux et qu’une belle action vous tente ; cela est bien dans la nature de la femme de cœur et d’esprit. Vous seriez heureuse par cela seul que vous croiriez avoir fait mon bonheur, et il est probable que je serais très-heureux aussi de votre bonté ; car la reconnaissance est un sentiment plein de douceur et de beauté pour qui ne se sent pas indigne du bienfait. Mais il y a à tout cela un obstacle invincible. C’est que je suis un homme d’honneur, et qu’un homme d’honneur regarde l’égoïsme comme une bassesse. Ce bonheur, dont je vous parlais et qui était bien fait pour me tenter, j’ai calculé mathématiquement ce qu’il pouvait durer, et le résultat, c’est qu’en élevant le maximum autant que possible, vous auriez trois mois de gloire intérieure pour votre dévouement ; trois autres mois de générosité, de patience et de résignation ; trois autres mois peut-être de dépit, d’effroi, d’agitation, d’incertitude ; et tout le reste de votre vie, de révolte humaine, de vengeance ou de désespoir. Ne dites pas le contraire, je me connais, j’ai déjà aimé ! Je n’ai pas pu oublier la science, et je sais qu’une femme (c’est son droit) doit prendre dans la vie de l’homme qu’elle aime une part plus grande que je ne peux la lui faire. Il est très-possible que j’en vinsse à vous sacrifier tout : mon œuvre ou mon rêve ! Je suis très-doux, et je ne peux pas voir souffrir. Mais, à mon tour, je serais malheureux le reste de ma vie, et qui n’a pas de bonheur ne peut pas en donner. Ne parlons donc plus de cela. Oubliez-le ; moi, je ne m’en souviendrai que pour vous aimer comme ma fille, car je suis d’âge à être votre père. Je suis plus vieux que vous ne croyez !

Je ne sais pas ce qu’il me dit encore, j’eus un vertige affreux, je perdis connaissance.

En revenant à moi, je vis mon père à mes côtés. Émilius avait disparu.

Mais il n’est pas parti encore. Nous l’avons retrouvé une heure après à l’auberge, et nous voilà de retour à Milan, où il a promis de venir nous dire adieu ce soir.

Je t’écris en l’attendant, ma chère. J’espère encore ! que dis-je ! je crois, je suis sûre qu’il restera.

Au moment où il m’aidait à remonter en voiture, au bord du lac, j’ai vu dans ses yeux une larme, une seule ; mais une larme de cet homme là !… Je suis majeure, tu sais ? et mon père n’aurait pas même l’idée d’une résistance légale. Il sera étonné, mais, au fond, il m’approuvera, après m’avoir fait toutes les observations qu’il croira devoir me faire.


Minuit.

Il est parti ! Je ne l’ai pas vu ! Je ne le reverrai jamais !… J’ai la fièvre, on vient de me saigner. Adieu, Robertine ; pense à moi… à cette coquette, à cette mondaine, à cette folle qui pourtant n’était pas une fille sans cœur !

FLAVIE À ROBERTINE


Nantes, 27 septembre 185…

Ma Robertine, je me marie demain.

J’épouse, sans fanfares et sans canonnades, un bon jeune homme que j’aime de tout mon cœur. Je n’ai pas voulu te le dire avant que les choses fussent indissolublement arrêtées.

Émile… Je ne dis pas Émilius, c’est un autre Émile : c’est Émile de Voreppe, que tu connais un peu, qui a maintenant vingt-huit ans, une belle position dans la magistrature, un esprit sérieux, un caractère charmant, peu de fortune et beaucoup de cœur.

C’est mieux que je ne méritais, n’est-ce pas, après une jeunesse si dissipée et avec une tête si légère ? Eh bien, je suis de ton avis jusqu’à un certain point ; mon passé ne vaut rien ; mais, depuis six mois, j’ai beaucoup réfléchi, et je te fais la promesse que mon avenir vaudra mieux.

Non, je ne suis plus la même. Je n’ai pas cru devoir te dire, jour par jour, le changement qui se faisait en moi. Tu n’y aurais pas cru tout de suite, tu m’aurais découragée. Tu es moqueuse, et, comme je le suis aussi, ce pauvre moi n’eût pas été pris au sérieux comme il voulait absolument l’être. Le voilà débarrassé de sa gouverne ; l’imagination est calme. Le rêve de l’impossible, ce malheureux et superbe rêve qui m’avait gagnée, s’est évanoui tout doucement.

Tu as su par mon père, qui t’a écrit plusieurs fois, que j’ai été malade peu de jours, mais que ma convalescence a duré plusieurs semaines.

J’avais eu un commencement de fièvre cérébrale qui a avorté. Deux mois de langueur et d’affaiblissement physique ont changé forcément mes habitudes, et je peux dire que la nature m’a aidée maternellement à devenir plus calme, plus sédentaire, partant plus studieuse et plus raisonnable.

Et puis, puisque je clos aujourd’hui sans retour une phase de ma vie, je peux bien te dire que cet engouement, ce caprice, cette passion, si tu veux, a été pour quelque chose, pour tout peut-être, dans ma conversion. Je serais injuste si j’oubliais volontairement que la conduite et le langage de cet homme étrange m’ont fait réellement un grand bien. Je l’estimerai toute ma vie, et je crois pouvoir dire que mon mari lui devra son repos et sa sécurité.

Vois-tu, j’avais vécu trop factice, antinaturelle, dans le convenu du monde, dans le scepticisme de l’esprit et dans le vide du cœur. J’en étais lasse, je commençais à avoir honte de moi-même, et il fallait que tout cela vînt aboutir à une explosion, à une grande folie, à une idée de dévouement !

Eh bien, cette folie a eu pour objet, grâce à mon étoile, je le reconnais, un homme excellent ! magnanime, sage comme Nestor, en dépit d’un cerveau fantastique ; une bonne et belle âme enfin, et cet homme a été le médecin de mon esprit malade. S’il m’eût raillée, s’il m’eût dit tout ce qu’un homme plus expérimenté et me connaissant mieux eût pu et dû me dire à ce moment-là, j’étais perdue. Je me serais, à coup sûr, jetée dans les rêves et dans les romans. Il le fallait bien, puisque j’avais tant dédaigné et tant raillé moi-même l’idéal et les grands sentiments ! Mais sa confiance et sa naïveté m’ont sauvée. Il n’a fait ni l’étonné, ni le modeste, ni le sceptique ! Il ne s’est pas aperçu que j’étais profondément ridicule.

Avec lui, j’ai commencé à me prendre au sérieux. Je ne sais pas si j’ai aimé, mais j’ai cru aimer ; j’ai souffert, j’ai tremblé, j’ai pleuré.

Tout cela m’a été bon. J’avais appris d’ailleurs, déjà, en l’écoutant, que le mérite d’un homme n’est ni dans ses habits, ni dans ses chevaux, ni dans sa manière d’entrer dans un salon, ni dans aucun de ces riens dont, sans en convenir, j’étais éblouie.

J’ai cessé d’être bête en écoutant un homme à idées. J’ai fait la découverte d’une variété nouvelle dans la tribu des épousables. L’homme sérieux m’est apparu non plus comme un pédagogue malpropre et caricature, mais comme un être mieux doué et plus honorable pour une femme que l’homme frivole et pimpant.

Aussi ai-je cessé de faire des théories sur le mariage au point de vue du rôle à jouer dans le monde.

J’ai donné ma démission de femme à la mode.

Je pense sérieusement, aujourd’hui, aux choses de la famille, et je crois que j’y serai facilement et doucement initiée par celle de mon mari. Il a une sœur charmante, vertueuse et point prude ; un père très-instruit et très-bon ; une mère pieuse mais tolérante. Quant à lui, je crois être dans les meilleures conditions de bonheur. J’ai pour lui une amitié réelle et en lui une confiance absolue.

Nous passerons l’hiver à Paris, et je te le présenterai.

Maintenant, si tu veux savoir des nouvelles de mes anciens amis, je te dirai que Malcolm est en Angleterre, en voie d’épouser la mésange no 1 ; que lady Rosemonde m’a écrit, à l’occasion de mon mariage, une lettre charmante, tout à fait bonne et franche. La petite Ann y a glissé quelques mots naïfs et tendres. Celle-là n’a jamais cessé, dit-on, de m’adorer.

J’ai absolument perdu de vue les beaux et les belles de Rome et de Florence, les marquises, les abbés et tutti quanti.

Quant à celui dont je t’ai tant et trop parlé, j’ignore absolument où il est.

J’ai su par mon père qu’il avait pris la route de Berlin ; mais il ne nous a pas donné signe de vie, et je pense bien que ce sera toujours ainsi.

Je ne désire pas qu’il en soit autrement. J’aime mieux qu’il reste dans son nuage comme un esprit mystérieux dont je ne souhaite plus l’apparition, mais dont le souvenir me reste doux et dont la bénédiction me portera bonheur.


___________

LES

MAÏOLIQUES FLORENTINES



I


Quand on arrive de Rome, au milieu d’une chaîne de montagnes dont, pendant cinq ou six journées de marche, on a suivi de près l’échine formidable, escaladant et redescendant sans cesse les groupes moins escarpés qui se rattachent comme des côtes à une colonne vertébrale gigantesque, on découvre tout à coup, sous ses pieds, une vallée à la fois imposante et délicieuse, où l’Arno caresse une ville à la fois belle et charmante. C’est Florence, la ville des fleurs et des bronzes, des sombres laves et des brillants émaux.

Si, avant que j’eusse vu Rome, on m’eût fait apparaître dans un rêve la ville des césars et des papes, la capitale de l’ancien monde et le sanctuaire des arts, tristement accroupie dans un cloaque immense, morne, stupide, navrant ; désert fétide où l’homme ne peut venir faucher l’herbe sans que la mort le fauche à son tour, j’aurais cru être la dupe d’un cauchemar. Mais, si l’on m’eût montré la ville des Médicis dressant ses flèches sarrasines et ses dômes brillants dans une poussière d’or et de parfums, reposant ses membres robustes dans les prairies humides, au pied des molles collines que surmontent les crêtes neigeuses de l’Apennin, j’aurais dit : « Certes voilà Florence telle que je l’imaginais, Florence petite et puissante, entourée de riants bosquets et couronnée de cimes austères. C’est bien ici que l’on doit trouver les chefs-d’œuvre de la statuaire sublime et les mignonnes élégances de la ciselure ; les terribles divinités dont Michel-Ange a fait palpiter les flancs de marbre, et les petites vierges blanches dont Luca della Robbia a fixé le naïf sourire sous une couche d’émail ; et les immenses cathédrales découpées à jour, de la base au faîte, comme de précieux reliquaires ; et, dans leurs tabernacles, les joyaux d’or et d’ivoire, d’ambre et de pierreries, élancés et fiers sur leurs petits socles de lapis, comme la basilique sur son vaste parvis de marbre blanc. C’est ici le pays des colosses et des bijoux, des belles proportions et des patients détails, des lourds palais dont les blocs abrupts semblent avoir été dressés et rangés par les cyclopes, et des petits angelots que les fées semblent avoir taillés avec amour dans une perle. Ici, la nature a dû inspirer l’artiste dans tous les sens et féconder chacun selon ses aptitudes. Elle a dû en compléter quelques-uns outre mesure, faisant de Michel-Ange un statuaire, un architecte, un peintre, un poëte ; et, de Benvenuto Cellini, un statuaire, un ciseleur et un bijoutier. Ici, les hommes ont dû sentir l’harmonie qui, dans le beau, préside aux contrastes ; ils ont pu marier le riche et le simple, la vigueur et la grâce, le large et le fini dans toutes les créations de l’art, depuis la coupole du temple jusqu’à la coupe du festin. »


II


Si la pauvre belle Italie a perdu son génie créateur, si elle ne produit plus ni fulgurants artistes, ni merveilleux artisans, elle a, du moins, retrouvé le sentiment douloureux de sa grandeur déchue. Le regret est déjà un élément de vie, puisqu’il engendre l’espoir et le désir, précurseur de la force et de la volonté.

D’ailleurs, en fait d’art, les modèles du passé sont là pour l’avenir. Outre que les monuments de l’ère chrétienne sont encore debout, les musées des villes et les collections des amateurs ont recueilli tout ce qui a échappé aux dévastations de la conquête étrangère et au trafic des souverains. L’Italie était si riche, qu’il n’a pas dépendu du monde entier, rué sur elle, de la dépouiller. À Rome, il ne s’agit que de fouiller la terre, quelquefois à la profondeur d’un fer de bêche, pour en faire surgir des merveilles inconnues. Le Vatican et le Capitole ne semblent pas se ressentir de la fureur des barbares, et telle famille princière qui a vendu à la France, au commencement de ce siècle, de quoi remplir notre musée des antiques, a extrait littéralement, du sol inépuisable de ses villas, depuis cette époque, dix fois plus de statues, de vases, de groupes, de bustes, de sarcophages et de vasques qu’elle n’en avait cédé à l’empereur Napoléon.

Et, par parenthèse, notre musée d’antiquités de Paris est très-inférieur, comme choix autant que comme étendue, je ne dis pas seulement à ceux du gouvernement pontifical, mais encore à ceux de certains particuliers de Rome.

En dehors de ces grands dépôts d’art, dont l’Italie regorge encore, elle conserve, sinon ses monuments, du moins ses traditions de goût sérieux et de brillante fantaisie dans de moindres sanctuaires. Après les galeries royales ou princières, il y a le cabinet de l’amateur, et, après le trésor des chapelles, cathédrales et couvents, il y a encore, et ceci n’est point d’un moindre intérêt, la boutique de l’antiquaire.


III


Longtemps avant que la mode du bric-à-brac se fût popularisée chez nous (et ce nom donné aux magasins de curiosités, dans l’argot parisien, prouve l’humilité de leur origine), le commerce des objets d’art anciens était répandu dans les villes, dans les bourgades, et jusque dans les cabanes de l’Italie. Après que tous les nababs de l’univers ont rempli leurs palais et leurs galeries de ces débris d’une intarissable splendeur, les passants modestes trouvent encore de quoi remplir leurs poches, et rapporter, de cette terre sacrée, un petit souvenir attendu par les amis ou par la famille ; qui aura une médaille, qui une pierre gravée, celui-ci un petit fragment de mosaïque, celui-là une poterie étrusque ou romaine. Ces produits de l’antique industrie sont encore si abondants, qu’on peut se fier à leur authenticité, pour peu qu’on y regarde. Mais ceux qui datent des temps plus modernes, et de la renaissance particulièrement, appartenant à une floraison de moindre durée et à une nationalité italienne beaucoup plus restreinte que la grandeur romaine, et sa domination sur le monde, sont infiniment plus rares et plus précieux dans le commerce pour les vrais amateurs.


IV


Parmi ces derniers produits, une certaine prédilection s’est attachée aux plus fragiles, par conséquent aux plus rares ; c’était dans l’ordre. L’art céramique, depuis les temps les plus reculés, avait doté l’Italie de modèles admirables en matières simples et solides, toujours à la disposition de l’homme, les marbres et les métaux. Mais l’art du potier, à force de dégénérer, s’était perdu, et ses produits charmants, aux formes élégantes et aux inaltérables couleurs, ne furent plus que des monuments du passé. Pesaro en conserva cependant les procédés sous la domination des Goths ; mais là, comme ailleurs, la poterie, au temps des luttes lombardes, ne fut plus qu’une industrie grossière et de pure utilité domestique.

Vers la fin du moyen âge, l’art se réveille. Sur cette belle terre d’Italie, l’artiste n’a qu’à regarder autour de lui, ou à creuser sous ses pieds. Il retrouve l’œuvre de ses pères, souvent mutilée, il est vrai, mais encore si belle dans ses fragments épars, qu’il admire, s’émeut, comprend, répudie les formes convenues du style byzantin, et peu à peu identifie les tendances de son inspiration à celles du génie de l’antiquité.

Voilà pour les arts qui emploient des matières durables, la pierre, le marbre et les métaux. Mais la peinture avait presque entièrement disparu, si tant est qu’elle eût existé à l’état de perfectionnement dont témoignent les monuments des autres branches de l’art antique. La tradition seule nous a transmis les grands noms des peintres de la Grèce, et les gracieux restes des fresques romaines n’approchent pas de la science des modernes. Les vases étrusques n’offrent que d’élégants dessins lavés à teinte plate. Ce n’est pas là la peinture.

On peut donc croire que la peinture, comme la musique des anciens, était un art, sinon inférieur dans son inspiration et dans son sentiment, du moins très-borné dans ses moyens d’expansion et de manifestation, relativement à ce qu’ils sont aujourd’hui. La peinture, comme la musique, fut donc créée de nouveau après le moyen âge, et nous avons le droit de les regarder comme des conquêtes du génie moderne.

Alors naquit une branche également nouvelle de la peinture, celle qui s’applique à la céramique. L’industrie du potier se réveilla, chercha ses anciens procédés et ses anciens matériaux, et, ne les retrouvant pas, en découvrit de plus précieux et de plus variés. La peinture avait composé sa palette nouvelle, elle avait trouvé l’usage de la gamme complète des couleurs. La céramique avait à profiter de ce progrès ; mais il fallait, pour colorier la terre cuite, des procédés totalement inconnus aux anciens, qui n’avaient su employer que deux ou trois tons toujours les mêmes, le noir, le roux et le brun.

Ces procédés furent trouvés beaucoup plus lentement et plus péniblement que ceux de la peinture sur bois et sur toile, car il fallait deviner la chimie, et, par des séries d’expériences, arriver à s’assurer de l’action du feu sur les matières employées.


V


Ici commence l’histoire de la faïence que nous appellerons maiolique, puisque tel est son vrai nom en Italie, et que celui qui a prévalu chez nous est impropre.

Il n’est ni juste ni exact d’attribuer le renouvellement ni le perfectionnement de cette industrie à la ville de Faenza, Faenza n’étant ni le berceau ni le centre exclusif de sa renaissance. Plusieurs villes d’Italie, Pesaro, Gubbio, Urbino, Castel-Durante, Pise, Cafaggiolo, Foligno, Spello et tant d’autres encore pourraient réclamer leur part de gloire, car il s’agit bien moins d’une date d’ancienneté dans l’établissement des diverses fabriques, que d’une date de perfectionnement dans la fabrication.

Chose étrange à dire en passant, cette renaissance si peu éloignée de nous est déjà voilée d’incertitudes ; chaque jour, les savants amateurs découvrent sur les maioliques éparses dans les musées ou dans le commerce les témoignages de l’existence de fabriques excellentes, que l’on ne sait plus où placer sur la carte d’Italie.

Quant à l’origine du mot maiolica, il est peut-être aussi impropre que celui de faenza ; mais il a pour lui l’ancienneté et la vraisemblance. C’est de Majorque, où ils vainquirent les Maures, que les Pisans rapportèrent ces grands bassins émaillés de diverses couleurs, qu’ils incrustèrent comme ornements dans les façades de leurs églises et qui furent imités ensuite dans un goût tout oriental. Une colonie mauresque vint aussi s’établir dans les États de l’Église et y fabriqua des terres cuites dont le style se répandit dans toute l’Italie.

Maiolique est donc un terme générique appliqué dans le principe à un goût, à un style, et cette désignation en fait d’art est toujours préférable à celle que l’on tire d’une localité incertaine ou contestable. Maiolique, dans ce sens, signifierait, à juste titre, industrie d’origine mauresque, tandis que faïence signifie objet fabriqué à Faenza, ce qui, dans la plupart des cas, est une erreur dont témoigne la marque patente de l’objet.

Certaines époques successives marquèrent les phases du progrès, et les diverses fabriques y apportèrent donc leur contingent. Il fallut certaines périodes d’années pour s’assurer la conquête d’un seul ton. L’emploi de certain rouge, de certain vert, du bleu turquin, du jaune pâle ou bouton d’or, du blanc mat ou brillant ; puis des nuances intermédiaires, du chamois, du brun doux, du rosacé, lie de vin, etc., etc., signalent, aux yeux éclairés des connaisseurs, des dates à peu près certaines, des localités à peu près exclusives à certaines époques, et jusqu’aux ouvriers habiles dont le monogramme est souvent fort mystérieux. Il y a là toute une histoire, toute une science pleine d’attraits comme toutes les sciences, pour ceux qui l’approfondissent et qui s’en emparent.

À mesure que les procédés s’étendaient et se complétaient, l’imagination, le goût et le savoir marchaient dans le milieu général de l’époque. L’ouvrier devenait artiste. Il apprenait le dessin, il comprenait et copiait les maîtres, il osait transporter les grandes compositions de la peinture sur la terre fragile et sur les délicats ustensiles de la céramique. Certaines de ces reproductions furent si belles, qu’on ne sait si on doit les croire toutes traitées d’après les cartons des maîtres, et qu’on doute s’ils n’ont pas mis quelquefois eux-mêmes la main à la pâte. Ce ne serait pas plus invraisemblable qu’une foule de fresques attribuées en Italie à ces maîtres, et qui leur font moins d’honneur.

Mais ce n’était pas assez d’être peintres ; les vasiers (car ce mot italien de vasajo exprime mieux que notre vulgaire mot de potier l’exercice d’un art si noble), les vasiers avaient été entraînés, comme les anciens, par le goût général, à devenir statuaires et à faire un bel emploi des figures d’hommes et d’animaux en relief et en ronde bosse. Ce fut donc un art complet, exigeant de nombreuses connaissances et de nombreuses aptitudes : science des matériaux à employer, et qui furent cherchés avec ardeur dans le lit de certains torrents, dans le bassin de certains lacs, dans les cendres volcaniques de certaines montagnes ; science de la cuisson, ingrate et difficile à régler par épreuves successives sur le degré différent de susceptibilité des couleurs ; science du modeleur devant s’appliquer à la nature morte et à la nature vivante, à l’interprétation des formes et des mouvements, non pour arriver à une exactitude sans effet, mais à ce caractère, à cette grâce et à cette vérité de sentiment qui caractérisent leur emploi heureux dans l’ornementation ; science du dessin, par conséquent, et de la couleur en peinture, traités l’un et l’autre d’une manière spéciale, c’est-à-dire avec une certaine sobriété et un certain éclat qui ne prétendent pas à reproduire les effets de la peinture sur toile, mais à en obtenir d’autres particuliers au genre maiolique[1].

Et sur toute cette habileté, le génie de la renaissance fit pleuvoir les étincelles de ce goût exquis qui s’imprime, dans les époques heureuses, sur tous les ouvrages de l’homme. C’est alors que l’on vit apparaître sur les tables les plus somptueuses comme sur les plus modestes, aux festins des épousailles, sur la crédence de Charles-Quint comme au chevet de l’accouchée bourgeoise, sur les doctes rayons des laboratoires scientifiques comme dans l’officine des humbles drogueries, cette multitude d’objets superbes, charmants ou naïfs, toujours gracieux et intéressants, que les amateurs recherchent aujourd’hui avec tant d’ardeur : les grands plats de noces à sujets érotiques ; les grands bassins et les mignonnes soucoupes à confitures destinées à circuler dans les bals, tout figurés d’amours chantants, de trophées de musique et de devises galantes ; les fruitières enroulées de feuillages éclatants et de fruits en relief combinés, non pour se confondre avec les véritables, mais pour les faire ressortir par un heureux contraste ; les coupes capricieuses, les buires élancées ou pansues, enlacées de serpents ou d’oiseaux, ou flanquées d’armoiries ; les écuelles entrant les unes dans les autres, offertes en présent aux femmes en gésine, et représentant des sujets d’heureux augure ; les magnifiques plateaux à sujets héroïques, profanes ou sacrés, réservés pour la table des princes ou des évêques, et les vasques portées par des sirènes aux reins souples, ou bordées de poissons et de grenouilles jouant dans les herbes marines ; et les riches encriers illustrés d’allégories poétiques ou savantes ; et les petites fiasques en forme de fruits ; et les grandes fontaines de dessert versant différentes sortes de vins ; et les vases magiques « disposés pour verser à plaisir les liquides sur ceux qui s’en servaient, afin de bafouer ceux qui en ignoraient l’artifice ; » enfin ces précieux vases de pharmacie, dont les collections firent plus tard la richesse de certains couvents.

Cet art eut son développement, son apogée et sa décadence, en raison du destin des autres arts dont il s’était inspiré et dont il était une sorte de corollaire galant et luxueux.


VI


Le goût change. Les produits de la Chine se répandirent dans notre monde, et la faïence fut détrônée par la porcelaine. Les belles inventions de Bernard Palissy furent oubliées pour les potiches, et la maiolique italienne fut complétement discréditée. Passeri écrivait, il y a cent ans : « Une cause de décadence dans cet art vient de ce que l’idée s’est introduite que la noblesse consiste à prouver quatre générations de personnes oisives et inutiles… Et d’ailleurs… les bambochades chinoises en imposèrent aux yeux des grands, qui ne sont pas les personnes les plus instruites du genre humain. Aussi, je me figure que, de ce moment et plus tard, quand les produits de nos manufactures arrivaient dans les grandes cours, travaillés seulement pour ceux qui s’y entendaient, les grands barons, dont la fantaisie était toute pour les choses indiennes, s’en seront moqués, les regardant comme choses d’un goût suranné et propres aux petites gens. »

Dieu nous garde de partager le mépris du bon Passeri pour la porcelaine chinoise et japonaise. Là où il ne voyait que le précieux de la matière et l’éclat des couleurs ; là où, peut-être, les grands barons de son temps ne cherchaient que le grotesque et le nouveau, les artistes voyaient l’art naïf et ingénieux, l’harmonie miraculeuse des tons les plus heurtés, la grâce ou la puissance des proportions, et le caractère monumental que, dans la simplicité de leurs formes, les vases chinois ont rendu aussi frappant que celui de l’art étrusque.

D’ailleurs, c’est peut-être à tort que l’on appelle caprices des lois de la mode. Si l’on y pensait bien, on reconnaîtrait que ce besoin de changement est une faculté providentielle de l’esprit humain, qui tantôt s’élance vers les progrès de l’avenir avec ardeur, tantôt revient avec amour vers ceux du passé. Abandonner pour reprendre, et reprendre pour abandonner, telle est la marche du goût, et, sans cet instinct qui ne s’est jamais ralenti sous aucun rapport dans l’humanité, le passé entravant trop l’avenir, et l’avenir détruisant trop le passé, passé et avenir ne seraient plus que de vains mots : l’homme n’aurait jamais conscience de lui-même.

Grâce à cette précieuse inconstance, l’Europe vit fleurir sa propre industrie et ses belles créations dans les produits de la Saxe et de Sèvres. Puis, grâce encore à ce besoin de regarder derrière soi après avoir couru en avant, la mode redemanda ce qu’elle avait dédaigné. Une réaction toute moderne du luxe fit rechercher les vieilles faïences, et il arriva que, leur fragilité les ayant rendues assez rares, elles acquirent dans le commerce une valeur exubérante. On rechercha les écrits qui pouvaient jeter quelque lumière sur leur date et sur leur emploi ; les amateurs se firent savants, et on s’arracha à prix d’or jusqu’à de minces débris.

Chez les enthousiastes, la spécialité peut dégénérer en manie ; chez certains riches illettrés, la gloire de payer cher un objet quasi introuvable peut n’être qu’une satisfaction puérile. Pourtant, n’en disons pas de mal. Il est heureux que de consciencieux pédants s’absorbent naïvement dans la contemplation d’un rébus sur un tesson, et que des parvenus magnifiques sauvent de la destruction les vestiges d’une belle industrie perdue et d’un art caractéristique désormais sans équivalent.

Mais n’y avait-il rien de plus au bout de cette recherche ? S’agissait-il seulement de conserver pour admirer, et ne pouvait-on étudier pour reproduire ?

Ce but sérieux ne pouvait être envisagé et poursuivi que par un antiquaire sérieux, et, s’il est hasardé d’affirmer qu’à Florence seulement il pouvait être atteint, du moins on peut dire que Florence est le lieu par excellence pour cette application de l’esprit et de la volonté aux arts de luxe et aux industries de choix.


VII


Un homme de savoir et d’imagination, M. Giovanni Freppa, était en voie de faire sa fortune dans le commerce des objets d’art. Une passion plus vive et plus belle s’empara de lui et le décida à sacrifier une partie de cette fortune à la découverte des mystérieux procédés qu’aucune manufacture ne songeait à retrouver. Il étudia le précieux manuscrit de Piccol Passo, illustre vasajo du XVIe siècle, les ouvrages de Montanari, de Mazza, de Passeri, etc. Il n’y trouva rien d’absolu.

Les maîtres jaloux avaient gardé leurs secrets particuliers. Les manufactures, également jalouses de leur monopole, n’en avaient pas transmis la tradition. Les auteurs savants donnaient des indications contradictoires. Passeri en était aux on dit et aux commentaires. Son livre naïf et charmant (traduit en français par M. Henry Delange avec un appendice très-intéressant pour les amateurs, Paris, décembre 1853) pourrait se résumer par cette triste conclusion : Nous ne retrouverons pas l’art de faire la maiolique, et il n’est pas probable que nous trouvions celui de faire de la porcelaine.

Heureusement, Passeri s’est trompé. On a trouvé depuis longtemps la porcelaine, et M. Freppa vient de retrouver la maiolique.

Le manuscrit de Piccol Passo, plus intéressant quant au fond, ne put être consulté à loisir par l’antiquaire. D’ailleurs, les recettes écrites ne sont rien sans l’expérience sous les yeux. Il s’agissait de deviner ce qui ne s’explique que par le fait même, et, pour hasarder des essais coûteux, il fallait avoir la foi.

En fait d’industrie, la foi, quand elle n’est pas une affaire de certitude, est rarement partagée. M. Freppa sut pourtant appuyer la sienne sur des appréciations si logiques, et montra tant de discernement dans le labyrinthe où les assertions contradictoires des auteurs spéciaux engageaient son esprit, qu’il put être secondé. Il s’adressa à l’excellente fabrique du marquis Ginori, à Doccia, près Florence.

Il fit part de ses idées à M. Giusto Giusti, chimiste de cette fabrique, qui travailla avec amour à suivre ses indications ; il trouva dans le peintre Francesco Giusti un expérimentateur habile des procédés aperçus par lui ; et, après six années de recherches, de persévérance et de sacrifices, après avoir surmonté d’immenses difficultés, faute d’officine exclusivement consacrée à ces essais, après avoir recommencé patiemment les épreuves les plus compliquées, la vérité se dégagea enfin patente et absolue : les procédés, tous les procédés furent trouvés.

Oui, tous, même celui du maestro Giorgio Andreoli, le plus grand potier de la renaissance. Ce secret consistait, outre l’emploi et la beauté de toutes les nuances, dans un émail à reflet métallique irisé, « cette teinte d’or, dit Passeri, faite avec une habileté qui, à présent, s’est perdue. À les considérer (les maioliques de maestro Giorgio) sous un aspect dans lequel le rayon visuel forme avec celui de la lumière un angle obtus, il scintille à la surface une très-belle couleur d’or, et, dans les parties saillantes, vous observez un changement, tantôt en rouge-rubis, tantôt en vert-émeraude très-brillant, etc. »

En désespoir de cause, disait M. Delange, dans son appendice à la traduction de Passeri, on est venu à dire que l’irisation métallique des anciennes maioliques était un bénéfice du temps et non un effet de l’art. Le hasard a pu aider le premier qui s’en est servi, mais, à coup sûr, il a continué avec connaissance de cause.

Ainsi raisonna M. Freppa ; mais ce ne fut point le hasard qui vint à son secours, ce fut l’induction, cette raison souveraine dans les esprits attentifs. Un jour, l’épreuve cent fois tentée réussit, le secret de maestro Giorgio fut retrouvé, et, non-seulement sur les reliefs, mais encore sur les surfaces planes et polies, le jaune prit, au jour frisant, le reflet de l’or, le bleu celui du saphir, et ainsi de tous les autres tons qui se mêlèrent dans une irisation splendide.

Le procédé acquis, l’art vint vite. M. Freppa avait en lui-même le foyer d’inspiration, la chose qui ne se donne pas, mais qui s’impose, le goût ! Son esprit, ses yeux étaient, pour ainsi dire, nourris des plus précieux échantillons de ce goût de la renaissance, et son riche musée, sans cesse alimenté par le passage plus ou moins rapide des objets d’art de toutes les époques, était devenu pour lui un sujet d’incessantes méditations. Artiste, il fit faire des dessins d’après les maîtres anciens ; il sut diriger leurs travaux, et, inspirant aux autres la conscience du beau qu’il portait en lui, il arriva à faire confectionner des ouvrages qui trompèrent complétement l’œil des connaisseurs les plus exercés.

Pour certains produits, il arriva même à la similitude, puisqu’il retrouva d’anciens moules qui avaient servi à la maiolique en bas-relief, véritables trésors qui gisaient oubliés dans la poussière des greniers, et dont il se servit avec un plein succès. Ces mignons bas-reliefs, représentant des scènes mythologiques à nombreux personnages dans une petite plaque coloriée d’une manière ravissante, sont d’un emploi exquis dans les meubles et coffrets de chêne sculpté, à la manière de nos incrustations de vieux Sèvres dans les bois de rose.

Il est donc impossible de reconnaître une maiolique que M. Freppa peut livrer aujourd’hui pour deux cents francs, parce qu’elle sort de la fabrique de Doccia, d’une toute semblable, mais de fabrication ancienne, qu’il est forcé de vendre deux mille francs, parce qu’elle n’est venue dans ses mains qu’à grand prix. Je me trompe, il y a une manière de les distinguer l’une de l’autre. L’ancienne est écornée, usée ou recollée ; mais, pour peu qu’on y tienne, M. Freppa appelle un ouvrier adroit, le charge d’entailler le contour de la maiolique neuve, de limer les saillies, voire de la briser et de la recoller en autant de morceaux qu’on voudra pour qu’elle ait meilleur air et passe pour avoir été payée un prix fou.

L’exposition toscane, ouverte aujourd’hui au Palais de l’Industrie, offre aux regards plusieurs échantillons de la fabrique de Doccia, exécutés sous la direction ou sur les dessins de M. Freppa. Nous ignorons s’il s’y trouve des spécimens du fameux émail irisé. Nous en avons vu dans son musée à Florence, et nous les avons comparés avec ceux de la renaissance sans pouvoir les en distinguer. Mais, en artiste plus qu’en industriel, M. Freppa, faisant déjà bon marché de cette découverte, pleurée par le bon Passeri et consorts, a appelé notre attention sur des compositions d’un ordre très-élevé et d’une beauté remarquable.

Il a dû envoyer à l’Exposition de Paris deux très-grands vases de forme ovoïde, anses à chimères, historiés de peintures d’après les fresques d’Andrea del Sarto ; — une grande jatte à pied, forme trilobe, trois anses à tête de monstres, entrelacs en relief à l’extérieur, peinture à l’intérieur ; le Jugement de Pâris, d’après Jules Romain ; plusieurs autres vases et plateaux, coupes, drageoirs, buires, assiettes ornées à sujets, arabesques, grotesques, dans le style des diverses villes de la Romagne ; enfin un très-grand bassin, contour orné de petits Amours sur fond noir ; au centre, grand sujet d’après Jules Romain : Son fatti i doni al populo romano, etc.

D’après ce que nous avons vu de ces produits à Florence, nous sommes certain qu’ils attireront chez nous l’intérêt des amateurs. Mais nous ne pouvons nous détacher du riant souvenir de Florence sans voir apparaître devant nous, au milieu d’un bosquet d’azalées gigantesques, la ravissante maison Pandolfini, intérieur décoré par les soins de M. Freppa. La dame de ce palais, dernière descendante du secrétaire de Léon X, a fait honneur à son origine en choisissant un antiquaire de ce mérite et de cette inspiration pour embellir sa demeure. C’est la seule où tout soit entendu pour le confortable, sans qu’une parcelle, un brimborion du décor ou de l’ameublement ne charme les yeux et l’esprit.

Là, vous n’êtes plus poursuivi de ces entassements de festons et d’astragales qui, dans tous les palais italiens, vous chargent la tête, tandis que des murs froids ou dégradés, flanqués de canapés d’auberge, vous font tristement sourire, mélange d’opulence et de misère, de goût et d’incurie qui caractérise tristement ces villas trop vantées. Quelques-unes s’efforcent vainement d’être riches et brillantes dans toutes leurs parties. En tant que musées, elles sont, à coup sûr, dignes de l’admiration du monde entier ; on peut aussi se les imaginer étincelantes de fêtes royales ou solennellement consacrées à quelques grandes cérémonies d’un autre âge. Mais, dans ces enfilades de pièces incommensurables, sous ces voûtes illustrées par les peintures des maîtres, parmi ces colonnes froidement austères ou follement parées, rien ne semble possible pour la vie intime, rien n’est approprié aux besoins de l’homme d’aujourd’hui, et, si on les traverse avec ravissement ou avec émotion, on n’y voudrait pas rester, même en peinture.

La maison Pandolfini, car, Dieu merci, c’est une maison, est donc la seule où nous ayons compris qu’on puisse vivre sans prendre en grippe les ornements d’invention humaine, et sans éprouver le besoin d’aller courir loin des marbres et des dorures, dans quelque ravin sauvage, parmi les ronces et les cailloux, pour retrouver, n’importe où et comment, le laisser aller naïf de la nature, l’imprévu de la forme et de la couleur.

Ce sont trois ou quatre belles pièces, non démesurées, meublées, selon l’éclectisme moderne, de toute sorte de belles choses anciennes, où dominent un grand goût, une harmonie générale et une composition à la fois pittoresque et commode dans l’ameublement. Les armoires et crédences en chêne noir, à ornements sculptés et dorés sur le bois même, nous ont paru chose toute nouvelle, bien qu’elle ait son type consacré anciennement. Cela repose de ce que l’on voit partout, et l’effet en est à la fois doux et sévère, riche et simple.

Tâchez de pénétrer dans ce sanctuaire, vous qui allez à Florence, et, quand vous aurez vu la chapelle de Michel-Ange, le Persée de Cellini (le socle surtout), la loge dei Lanzi, la salle des Cinq-Cents, les ivoires et l’orfévrerie du vieux palais, la galerie degli Uffizi, la façade du palais Strozzi et celle du palais Pitti, les riantes Cascines et les portes de bronze de la cathédrale, vous verrez encore à loisir et avec délices, dans le musée Freppa, les petits bas-reliefs émaillés de Luca della Robbia, les jolis marbres de Donatello, les lustres fleuris de Venise, et les maioliques, authentiques ou non, de maestro Giorgio, du moine Francesco Xantho, d’Oratio Fontana, d’Alphonse Patanazzi, de maestro Vergillio, etc., etc.

Nohant, 7 juin 1855.

FIN
  1. Le défaut de la porcelaine de notre époque, d’autant plus sensible dans les magnifiques porcelaines de Sèvres qu’il y est cherché comme une qualité, c’est la perfection des peintures, arrivant à l’imitation fidèle de la miniature et au fini des toiles de chevalet. Eh bien, ceci nous a toujours semblé un non-sens. Un tableau n’est pas à sa place sur un vase, à moins que, par son exécution naïve et harmonieuse dans la gamme de convention applicable à la céramique, il ne soit comme une traduction libre. Les tons de la peinture à l’huile sont toujours mal encadrés par l’or de la porcelaine, et toujours mal éclairés par le vernis de la porcelaine. Les anciens émailleurs le savaient bien, et leurs chairs étaient des ivoires plus que des chairs. L’œil accueille avec plaisir cette convention, et repousse, sans s’en rendre compte, ce qui s’en écarte.