Michel Lévy frères (p. 298-306).



LIII


Il retourna en Angleterre, où il passa les dix dernières années de sa vie, ne venant plus que temporairement en France. Il se portait réellement mieux dans ce climat brumeux et tiède, car il semblait rajeunir. Il est vrai qu’il prenait plus de soin de sa personne, comme s’il eût craint de déplaire à quelqu’un en s’abandonnant à sa vie d’études. Le fait est qu’il était gouverné. Cet homme si absolu et si obstiné avait trouvé un maître à idées étroites, sans réflexion, avide d’amusements frivoles, et encore plus tenace dans ses instincts qu’il ne l’était dans ses raisonnements. Ils n’eurent heureusement pas d’enfants et menèrent une vie égoïste. Le comte allait peu dans le monde, ce n’était pas son goût, mais il recevait dans l’intimité des personnes triées par la maîtresse du logis, c’est-à-dire qu’elle éloignait toute relation sérieuse, sous prétexte que M. de Flamarande avait besoin de distraction pour sa santé, et elle l’entourait d’hommes nuls et de femmes tarées. Il y avait du luxe chez eux, mais pas de manière à faire craindre que le capital de M. le comte ne fût entamé. Cette femme n’aimant que la dépense paraissait ne pas songer à capitaliser pour son compte.

Je vis ces choses à Londres une fois que je dus m’y rendre pour entretenir M. le comte des affaires de ma gestion. Il eut toujours la haute main sur l’éducation de Roger, qui ne fut point mis au collége et suivit seulement des cours, accompagné de son précepteur. Ce précepteur était toujours l’abbé Ferras, un homme très-doux et très-patient, manquant d’initiative en toutes choses et ne prenant point à cœur ce qui se passait autour de lui. Il ne songeait qu’à ses travaux de bibliophile, c’était là son unique passion. À la campagne, quand Roger prenait peu ou point ses leçons, le brave homme s’en consolait en travaillant à d’interminables catalogues. À Paris, sitôt qu’il avait accompli sa tâche quotidienne auprès de l’enfant, il allait bouquiner sur les quais ou sous les arcades de l’Odéon.

Il m’était facile de voir que Roger n’apprenait absolument rien avec lui. Sans les soins de sa mère, il eût été un parfait ignorant. Madame assistait à ses leçons et les prenait pour son compte ; après quoi, elle les lui remâchait sous diverses formes jusqu’à ce qu’elle vît qu’il avait compris. Alors elle le laissait tranquille, car d’espérer qu’il se donnerait la peine d’écouter de lui-même et de résumer quoi que ce soit par un effort de sa volonté eût été illusoire. L’effort du cerveau lui était inconnu, on s’était donné trop de mal pour lui en épargner un peu. Il comptait là-dessus, et disait naïvement à l’abbé :

— Pourvu que maman comprenne, c’est tout ce qu’il faut.

M. de Flamarande avait paru chérir son fils dans les premières années ; mais, quand il le vit si léger, si impétueux au plaisir et si peu capable de raisonnement suivi, il le mortifia par ses reproches ironiques. L’enfant prit peur de lui, et la peur est un éloignement. À mesure que les absences de son père prirent plus de fréquence et de durée, il l’oublia si bien qu’il était comme étonné quand il le revoyait. Le comte trouva donc froid et gauche cet enfant si expansif, si aimable et si séduisant avec les autres. Il eût aimé à être fier de lui, et il ne voyait de lui que ses défauts. Peut-être songea-t-il à l’emmener pour l’instruire à sa guise ; mais madame parut résolue à le suivre, et sans doute la femme illégitime n’eût point goûté cet arrangement. Il n’en fut plus question.

J’avais résolu de ne parler jamais de moi que quand je serais mêlé aux événements de la famille de Flamarande, et, comme il ne s’en passa pas de remarquable durant les premières années de ma gestion, je comptais me passer sous silence depuis ce moment jusqu’à celui où je fus repris par la destinée ; mais j’ai pensé qu’en abordant mon récit j’avais entrepris forcément une étude psychologique sur moi-même, et je me vois entraîné à la continuer pour que ma conduite ait un sens.

D’abord, en m’installant, à la grande joie de Roger, dans le pavillon de l’intendance à Ménouville, je crus que j’allais être très-heureux. Je n’étais plus laquais, j’étais fonctionnaire. Je n’étais plus Charles, on m’appelait de mon nom de famille, j’étais M. Louvier. Je n’étais plus gouverné que par un maître absent qui me connaissait trop pour rien discuter. J’avais préféré un traitement fixe à tout ce qui eût pu ressembler à un tripotage dans les produits. Je m’efforçais d’augmenter le bien-être de la maison sans diminuer le rapport de la terre, et cela était très-facile du moment que je ne spéculais pas pour mon compte et que j’étais impossible à duper. De ce côté-là, je n’ai pas lieu de regretter le rôle que j’ai joué dans la famille.

Après les premiers soins que je donnai à mon installation, ma tristesse revint. C’était une sorte d’ennui de toutes gens et de toutes choses. L’estime et l’amitié qu’on me témoignait ne me paraissaient pas sincères. J’étais injuste, car tout le monde, madame elle-même, madame surtout, me témoignait une confiance sans bornes pour tout ce qui concernait ma gestion, et les subalternes que je gouvernais s’applaudissaient de ma politesse et de mon équité.

Mais quoi ! j’étais mécontent de moi-même. Le passé, avec lequel je voulais rompre, me poursuivait comme un mauvais rêve. Je ne pouvais plus dormir ; j’avais trop veillé, trop couru, trop cherché dans la vie des autres. Je ne gouvernais plus la mienne. Je ne pouvais contraindre ma volonté à être froide et calme comme il convenait à mes nouvelles attributions. Je voyageais en songe, je traversais des montagnes, j’enlevais des enfants qu’on me reprenait ; je m’égarais dans des cavernes, j’y étais poursuivi ou j’y poursuivais les autres. J’avais des curiosités insensées, des terreurs effroyables. Je m’éveillais baigné de sueur ou glacé d’effroi. Je me désespérais, j’avais un sommeil de parricide, et pourtant je n’avais voulu faire de mal à personne !

Quelquefois je ne voulais pas admettre le témoignage de ma conscience.

— Non, me disais-je, mes intentions ne sont pas sans reproche. Ce n’est pas dans le seul intérêt de Roger que j’ai caché l’autre enfant et que j’ai dérobé le secret de sa mère. J’ai été irrité contre elle, je me suis arrogé le droit de la juger, qui n’appartenait qu’au mari.

Et alors je sentais comme un poids écrasant sur ma poitrine ce mince fragment d’écriture que j’avais pris sur la poitrine de Salcède et que je portais comme lui dans un sachet : Veille sur notre enfant !… Je comprenais la puissance de ce talisman sur une âme dévouée. Que le rôle de Salcède eût été beau, si la femme calomniée eût pu lui écrire : Veille sur mon enfant ! Voilà ce qu’elle eût pu me dire, à moi, et j’eusse donné ma vie entière à cette tâche sacrée, tout aussi bien que Salcède ; mais lui, où était le grand mérite de son dévouement envers son fils ? Il ne faisait que son devoir en réparant le crime d’avoir trahi l’amitié et perverti l’innocence d’une jeune femme.

Mais pourquoi ne pouvais-je pas envisager froidement toutes ces choses et attendre paisiblement l’avenir avec l’arme que je possédais ? — Non, je ne pouvais pas ; je ne savais pas être tranquille, j’avais besoin de condamner ou d’absoudre. Tantôt je me demandais pourquoi je n’agissais pas tout de suite auprès de la comtesse pour qu’elle renonçât à des projets funestes à Roger ; tantôt je me demandais si j’aurais jamais le courage de briser la fierté d’une femme si habile et le cœur d’une mère si passionnée. Si elle allait, en me voyant hostile, m’accuser d’avoir pour elle des sentiments indignes de ma raison et de ma dignité ? L’idée d’être humilié, ridiculisé par elle m’était insupportable, et, quand je me représentais la scène qui pouvait avoir lieu, je passais des heures d’insomnie à préparer les dénégations les plus blessantes sans en trouver de suffisantes pour me disculper. Et puis toute cette énergie tombait. Je me sentais faible et pris de vertiges. Je me représentais des larmes, comme autrefois à Sévines, et je me disais que je n’étais pas né pour ce métier de bourreau.

L’obsession de mes pensées devint si cruelle, que je résolus de ne plus penser du tout, et je fis la guerre à mes souvenirs comme un médecin poursuivant pied à pied la maladie. Je me mis au régime, au moral comme au physique. Je me cherchai, en dehors de mes occupations domestiques qui ne m’enlevaient pas assez à moi-même, une passion, une manie quelconque pour me détourner de l’examen de la réalité. J’essayai plusieurs choses. Je m’adonnai à l’horticulture. J’eus les plus belles roses à vingt lieues à la ronde ; mais Roger me les cueillait pour les porter à sa mère, et je n’avais ni l’autorité pour l’en empêcher, ni le mérite de les offrir moi-même.

Je fis des essais de greffe et de taille pour les arbres fruitiers. On m’en fit de grands compliments ; mais j’aurais voulu une occupation qui me donnât des jouissances élevées. Je m’imaginai de rapprendre la musique, que j’avais un peu étudiée dans ma jeunesse. L’intendant qui m’avait précédé avait laissé chez moi un vieux piano qui avait servi à sa femme et qu’on n’avait pas jugé valoir la peine d’être emporté. Je me mis en tête de le réparer, et j’en vins à bout. Je recollai les touches, je remis des cordes neuves, je regarnis les marteaux, je l’accordai, et enfin je le fis parler. Alors je rappris tout seul à jouer des valses et des romances, et même à en composer qui me parurent admirables, mais qui ne valaient rien et manquaient d’originalité. Roger, qui commençait à taper très-adroitement sur son piano et qui avait du goût, ne se gêna pas pour me dire que je n’y entendais rien, et se borna à admirer la patience de mon travail de luthier.

Je pris le goût des échecs avec l’abbé qui venait le soir me donner des leçons. Il me trouvait des dispositions, mais je ne réussis jamais à le battre. Enfin j’arrivai à prendre le goût d’écrire et j’essayai de composer des romans. Ce fut un amusement très-énergique, mais très-douloureux pour moi. Je retombais toujours dans les faits de ma vie personnelle. Je prenais le goût et le maniement de la forme, mais je n’avais pas d’imagination. Je ne pouvais rien supposer, rien deviner en dehors de ma propre expérience.

Un jour, — c’était en 1855, par une belle soirée de juin, je me rappellerai toujours cette date, qui apporta tant de changement dans mon existence morale, — j’étais au bout de mon courage. En proie à un véritable accès de spleen, je revenais d’une ferme où ma surveillance m’avait appelé, et je me dirigeais vers mon pavillon, où l’on m’apportait régulièrement des repas que je ne mangeais plus. Je suivais une falaise assez escarpée, et à chaque pas je me disais :

— Pourquoi vivre avec cette maladie incurable ? Il serait si facile d’en finir !

L’obsession devint si forte que je m’arrêtai devant une coupure à pic et sentis le vertige s’emparer de moi. Je n’y résistai pas. Il paraît que j’étendis les bras comme si j’allais me précipiter. Je n’en eus pas conscience et ne saurais dire ni si j’avais la résolution du suicide, ni si j’avais encore assez de force pour vaincre la tentation. Il me semble que je rêvais. Peut-être que je parlai sans le savoir. Tout à coup une voix me fit tressaillir, et je vis en face de moi madame de Flamarande qui me regardait avec effroi. Je recouvrai ma lucidité pour me découvrir et m’effacer contre le rocher afin de la laisser passer. Elle passa sans m’effleurer ; puis, s’arrêtant :

— Est-ce que vous rentrez, monsieur Charles ? me dit-elle.

— Oui, madame la comtesse.

— Tout de suite ?

— À moins que madame n’ait un ordre contraire à me donner.

— Non, merci.