Michel Lévy frères (p. 281-292).



LI


Je ne suis ni poltron, ni trop ami de mes aises ; mais j’ai senti dans ma vie une alternative de courage et de lâcheté selon que ma conscience me soutenait ou me résistait. En ce moment, elle était contre moi, car je me sentis défaillir et je m’évanouis. Je restai sans connaissance une demi-heure ou davantage, je ne saurais le dire. Quand le sentiment de moi-même me revint, je résolus de sortir à tout prix de cette horrible situation, et je me mis à ramper au hasard devant moi. Je n’eus pas franchi deux mètres que je me heurtai contre des marches. Je les tâtai, elles étaient en bois, et je sentais une rampe sous ma main : j’étais dans la cave du Refuge. Je parvins à faire flamber une dernière allumette et à me convaincre que j’étais bien revenu au point de départ. La porte du couloir, que j’avais franchie sans en avoir conscience, était ouverte derrière moi ; au-dessus de moi, la trappe du salon, que je soulevai facilement ; avec quelle joie je revis la lumière du jour !

Mais je baissai précipitamment cette trappe et retins ma respiration. On parlait dans la maison, et je saisissais la voix élevée d’Ambroise résonnant dans la cage de l’escalier. Les réponses de Salcède étaient monosyllabiques, mais c’était bien sa voix, je n’en pouvais douter. Ils étaient rentrés par le dehors pendant que je m’égarais dans le souterrain, ou bien ils avaient passé par cette voie pendant que je la perdais pour aboutir à l’issue donnant sur le torrent.

J’entendis bientôt que l’on marchait dans le salon, et je saisis distinctement les paroles.

— Qui donc a ouvert cette fenêtre ? disait Yvoine.

— Tu auras oublié de la fermer, répondait Salcède.

On ferma la fenêtre, et Ambroise reprit :

— À présent, vous devriez faire un bon somme, monsieur Alphonse ; vrai, vous êtes fatigué.

— Un peu en effet ; je vais dormir une heure, je travaillerai après.

— Si vous aviez faim, voilà le panier, que j’ai apporté.

— Laisse-le là, merci. N’oublie pas que l’enfant ne doit pas venir ici, c’est trop loin.

— Je le ferai patienter.

— Je le verrai à trois heures. Prends par l’espélunque, c’est plus court.

Je savais assez de latin pour comprendre que l’espélunque était un mot patois signifiant le souterrain. Ambroise allait donc lever la trappe et descendre. Mon premier mouvement fut de le devancer dans le souterrain afin de me dissimuler à l’endroit convenable et de le suivre quand il serait passé ; mais une invincible horreur des ténèbres me retint. D’ailleurs, le temps manquait. Je me blottis sous l’escalier de bois. Ambroise passa au-dessus de ma tête, et il passa sans lumière, en sifflant ; il s’engagea dans l’espélunque en homme qui connaît son chemin, exempt de toute appréhension. Il n’y avait donc aucun danger à courir dans ce passage, et j’eus honte de la frayeur que j’y avais éprouvée ; mais il ne m’était pas permis de suivre Ambroise. Il avait fermé la porte du caveau derrière lui, et je l’entendis retirer la clef ; sans doute M. Salcède en avait une autre.

Je n’entendais plus rien dans le salon. Salcède était remonté à sa chambre pour dormir ou pour travailler. Je ne pouvais plus fuir que par la fenêtre du salon. Je retrouvai la corde dont je m’étais muni lorsque j’avais formé ce projet ; je l’avais cachée sous des fagots. J’avisai par là une bouteille à demi pleine ; j’avalai environ la contenance d’un verre de vin éventé, très-mauvais, mais qui suffit à me rendre la force dont j’avais besoin.

Je remontai au salon et fus curieux de voir le contenu du panier qu’Ambroise y avait déposé pour M. de Salcède. Je vis que le cénobite du Refuge était d’une frugalité extrême et vivait absolument comme un paysan. Je n’entendais plus aucun bruit dans la maison ; je me demandais si j’allais en sortir tout de suite ou me livrer à quelque nouvelle investigation avant de renoncer à saisir la vérité.

Jamais pareille occasion ne se retrouverait, et je sentais d’ailleurs que je n’aurais plus le courage de la chercher. J’étais partagé entre le dégoût amer de mon entreprise et la rage de la justifier à mes propres yeux par un succès quelconque. Je ne sais quelle fatalité sous la forme d’idée fixe me faisait désirer de voir Salcède et de lui parler, dût-il me traiter comme je le méritais, dût-il me tuer.

Le peu de mauvais vin que j’avais avalé après un long jeûne m’avait surexcité. Je me persuadai tout à coup que la lâcheté des moyens par moi employés deviendrait de l’héroïsme, si j’allais braver le lion dans son antre en lui disant :

— Me voilà, c’est moi ; ami, si vous me dites la vérité que j’ai voulu saisir à tout prix ; ennemi, si vous me la cachez. J’ai rusé contre vous ; pourtant je ne vous crains pas, puisque, au lieu de fuir comme il me serait facile de le faire, je viens me dénoncer moi-même et m’exposer à votre ressentiment.

Cette idée me procura une sorte d’exaltation que je ne voulus pas laisser refroidir. Je montai résolument à la chambre de Salcède, j’ouvris sans frapper et sans prendre aucune précaution : j’étais ivre. M. de Salcède était couché dans son alcôve. Il crut que j’étais Ambroise et me dit :

— Tu as oublié quelque chose ?

J’eus peur ; je me sentis dégrisé tout à coup. Je murmurai une réponse inarticulée en imitant le fausset enroué d’Ambroise. Je ne sais ce qu’il comprit, mais il y fut trompé et se retourna sur son lit en disant :

— Cherche, mon ami, cherche !

Un instant encore, et sa respiration égale et forte m’attestait qu’il dormait profondément. Je m’approchai et le regardai. Je voulais savoir s’il était encore capable d’inspirer l’amour.

Au premier coup d’œil, je crus voir un montagnard aussi authentique, c’est-à-dire aussi inculte qu’Ambroise ou Michelin. Il dormait tout vêtu, et ses habits de velours à côtes, ce velours marron, chéri des Auvergnats, avait pris la teinte cotonneuse et indéfinissable qui le caractérise dès qu’il a éprouvé la moindre usure. Ses gros souliers ferrés tout poudreux étaient par terre, mais ses bas et son linge irréprochables trahissaient le soin de sa personne, caché sous les dehors du paysan. Il avait toujours la taille fine dans sa ceinture de laine rouge ; aucun embonpoint précoce n’avait envahi ce beau corps élancé dont l’élégance m’avait toujours frappé ; ses mains étaient toujours belles et fines malgré la teinte verte des ongles, signe indélébile du botaniste en activité, et quelques légères callosités dues au travail du géologue. Il portait la barbe courte, entière et frisée naturellement ainsi que sa chevelure, qui était blanche comme la neige, tandis que la barbe était d’un gris argenté. La fatigue et les intempéries n’avaient pas rougi la peau de son visage, qui restait pâle, un peu bistrée. À quelques pas de distance, on pouvait, à moins d’une vue très-nette, prendre cette belle tête pour celle d’un homme de cinquante ans blanchi prématurément ; mais, de près, les tempes lisses, la bouche fraîche, la narine dilatée, le cou rond et sans pli, le sourcil noir en arc bien dessiné, c’étaient là des signes de jeunesse indiscutables, et en somme le marquis de Salcède, qui n’avait alors qu’une trentaine d’années, était plus beau encore avec son costume rustique et ses cheveux blancs que je ne l’avais jamais vu. Madame de Montesparre pouvait être plus que jamais éprise de lui, — madame de Flamarande aussi !

Je remarquai qu’il portait sur sa poitrine une sorte de scapulaire en maroquin noir. Ce devait être le fameux bouquet reposant sur la cicatrice du duel ; mais peut-être y avait-il un billet dans cette relique… M’en emparer devint une obsession insurmontable. C’était risquer le tout pour le tout. Je pensai à Roger, à mon honneur, que je ne pourrais jamais invoquer, si je n’avais pas de preuve, et que je recouvrais vis-à-vis de moi-même, si je parvenais à démasquer le mensonge.

Aussi attentif, aussi souple, aussi prompt, aussi muet que le chat qui guette sa proie, je me plaçai de manière à me dissimuler, si Salcède ouvrait les yeux. Vingt fois, cent fois peut-être, je portai la main sur le trésor, autant de fois je la retirai, suivant tous les imperceptibles mouvements d’un sommeil où l’instinct de l’âme survit à l’accablement du corps. Enfin, par je ne sais quels miracles de patience et de dextérité, je parvins à soulever la boutonnière qui fermait le sachet, à y glisser le doigt et à y saisir parmi des feuilles desséchées une petite bande de papier roulé. En ce moment, Salcède porta machinalement la main à son trésor, il le sentit sous ses doigts et n’ouvrit pas les yeux. J’étais déjà dans l’embrasure de la fenêtre, et je lisais ces quatre mots : Veille sur notre enfant ! et au-dessous la signature Rolande. C’était bien l’écriture de madame la comtesse ; je m’approchai de la table, je cherchai un papier à peu près semblable à celui du billet. J’y calquai très-fidèlement les quatre mots, je le roulai dans mes mains pour enlever la fraîcheur du pli, et je parvins à le réintégrer dans le sachet. Je mis l’autographe dans mon portefeuille, et je descendis au salon, résolu à m’évader.

Mais attacher la corde solidement n’était pas facile, et j’entendis marcher au-dessus de moi. Salcède s’était réveillé. Il pouvait me voir en dehors de la fenêtre. Je résolus d’attendre qu’il fût sorti, et je redescendis dans le caveau. J’y restai plus d’une heure, en proie à une émotion terrible. Enfin la fatigue l’emporta, et je m’endormis à mon tour si profondément que Salcède, s’il eût eu quelque soupçon, eût pu me reprendre son trésor plus facilement que je ne l’avais conquis ; mais il travaillait apparemment, il était tranquille, et je ne fus réveillé que par le bruit de la trappe qui s’ouvrait. Je m’étais blotti pour dormir de manière à n’être pas aperçu à moins d’une recherche volontaire. Je l’entendis descendre l’escalier de bois et ouvrir la porte du souterrain qu’il ne referma pas à clef. Il s’en alla sans lumière comme avait fait Ambroise.

Je laissai passer un quart d’heure. Je remontai chercher une bougie : déjà j’en avais usé plusieurs ; mais je savais que, dans un ménage de garçon sans service de femme, la consommation des objets de détail n’est guère surveillée ni remarquée. Muni d’allumettes nouvelles, je m’engageai dans le couloir secret, je suivis avec attention la ligne tracée à la craie, et je débouchai par une fente naturelle située dans les broussailles, de l’autre côté du ravin, à deux pas du sentier par où, en 1845, j’avais vu disparaître le faux meunier Simon. Là aussi il y avait à l’intérieur du tunnel une porte à serrure. M. de Salcède l’avait également laissée ouverte.

Il devait exister un troisième passage pour pénétrer à couvert dans le donjon ; mais, outre que je n’avais pas le loisir de le chercher, je ne voulais nullement être vu à Flamarande, et je m’en trouvais si près, que je dus gagner un bouquet de bois pour guetter le moment où je pourrais me risquer sur le chemin sans être aperçu. La faim me dévorait. Je fis comme les enfants de la montagne, je cherchai les myrtilles et les framboisiers. Tout cela était en fleurs. M. de Salcède eût fort raillé mes notions botaniques, s’il m’eût vu chercher des fruits à la fin de mai dans les montagnes froides.

Des voix d’enfants s’approchèrent. Je craignis d’être surpris et je me réfugiai dans la plus épaisse des touffes de buis. Ils vinrent tout à côté de moi visiter je ne sais quels engins, et j’entendis l’un d’eux s’écrier :

— Le pain est mangé, ils sont venus.

— Oui, dit un autre, mais il n’y a rien de pris. Dis donc, Espérance, te voilà content !

Au mot de pain prononcé par ces enfants, je m’étais senti plus affamé ; mais, au nom d’Espérance, j’avais oublié mes tortures. J’avais osé lever un peu la tête et regarder entre les branches. Je vis l’enfant, je le reconnus tout de suite parmi les autres. Il était pâle comme après une maladie, et, si quelques années de plus avaient accentué ses traits, la physionomie, à la fois douce et ferme, n’avait pas changé. À qui pouvait-il ressembler ? Les lignes rappelaient celles de M. de Flamarande, l’expression était celle de M. de Salcède. Il était fort peu mieux habillé que les autres. Le classique velours brun faisait tous les frais de sa toilette, mais il était propre et paraissait plus soigneux que ses camarades.

À travers leur babillage confus pour moi, car c’était un mélange de patois et de français, relevé d’un fort accent de terroir, j’entendis souvent les mots espeluchat, espeluque, espelunque, accompagnant le nom de M. Alphonse. Personne ne l’appela ni Salcède ni M. le marquis, pas même Espérance, que j’entendais mieux que tous les autres, car, seul, il n’avait pas d’accent. Je parvins à comprendre que l’existence de l’espeluque n’était un secret pour personne ; de pareils secrets sont bien impossibles dans le voisinage des lieux habités ; mais la découverte était récente, et personne n’avait cherché à en faire un passage public, M. Alphonse en possédant seul l’entrée. Les enfants y avaient sans doute fureté au commencement, mais ils n’y avaient rien trouvé d’intéressant et ils y avaient eu peur de la femme blanche, qu’on disait être apparue dans le donjon dernièrement, et qui devait demeurer dans l’espeluque.

Je compris, par ce que je pus saisir, que M. de Salcède ne mettait aucun mystère dans ses allées et venues, et ne paraissait tenir à son passage que parce qu’il lui abrégeait la moitié du chemin quand il était pressé. Il n’en était pas moins favorable au secret de ses démarches quand besoin était. En temps ordinaire, il ne le fermait pas dans le jour et personne n’en profitait pour aller piller sa cave. Il n’y avait pas de voleurs à Flamarande. Il n’y avait là d’autre voleur que moi !

Pourtant j’avais poussé le scrupule jusqu’à me laisser mourir de faim dans la maison du Refuge, et j’en souffrais cruellement. Il me tardait de voir partir les enfants, afin de m’emparer des petits morceaux de pain qu’ils mettaient à leurs piéges pour prendre les écureuils. Je vis donc avec effroi Espérance, resté le dernier, retirer ce pain. Il ne voulait pas qu’on prît les écureuils. Je me rappelai son amour d’enfant, je dirais presque son respect pour les animaux. Il était occupé à enlever ces amorces lorsque je vis arriver Ambroise, portant une petite fille d’environ six ans sur son bras. L’enfant était charmante. Ambroise imitait le galop d’un cheval pour la faire rire, et la petite, faisant semblant d’avoir peur, enfonçait ses petites mains dans la crinière grise et crépue du bonhomme. Espérance, qui s’était un peu éloigné, revint à eux et se retrouva près de moi. La petite sauta à son cou, et j’entendis qu’il l’appelait Charlotte. C’était ma filleule, celle qui était née la nuit où j’avais abandonné Gaston dans la crèche de Michelin.

— Allons, dit Ambroise, il faut rentrer, enfants. M. Alphonse est au château et trouve que le gars Espérance reste trop longtemps dehors pour un malade.

— Je ne suis plus malade, répondit Espérance. Tiens, je vais porter Charlotte.

— Non pas, non pas ! Dans quinze jours, à la bonne heure. Donnez-vous la main et passez devant, ou je tape.

Et il leva son bâton, ce qui fit rire les enfants, habitués à la plaisanterie.

Ces gens me firent envie. Ils paraissaient si heureux ! plus heureux que moi, à coup sûr. Dès que je fus seul, j’allai à la recherche des miettes de pain rassemblées par Espérance et jetées parmi les buis. Je ne trouvai rien, et un instant j’eus l’idée de reprendre l’espelunque pour satisfaire ma faim au Refuge. Une répugnance invincible, scrupule bien exagéré de ma conscience troublée, m’en empêcha. J’appelai à mon aide toutes les forces de ma volonté, et je réussis à marcher une partie de la nuit pour gagner Murat par la percée du Liorant. Je tenais à prendre un chemin nouveau à chacun de mes voyages à Flamarande.