Michel Lévy frères (p. 154-157).



XXXIV


— Merci, monsieur Charles, dit le maquignon en me regardant de cet air qui lui était particulier, moitié amical, moitié ironique, et que j’interprétais selon l’impression qu’il faisait sur moi.

Cette fois, il me sembla que son regard et l’accent de sa voix signifiaient : « À charge de revanche ! »

En ce moment, Espérance, poussé par les autres enfants, qui jouaient bruyamment autour de nous, vint tomber, le corps en avant, sur les genoux d’Yvoine.

— Eh ! eh ! dit celui-ci en le prenant et l’asseyant sur lui, te voilà, petit voyageur ? Je te connais déjà, je t’ai vu à la Violette !

— Vous connaissez cet enfant ? lui dis-je. Vous êtes plus avancé que tous les gens d’ici. Personne n’a pu me dire qui il est et d’où il vient.

— Je vous le dirai, moi, reprit Yvoine à voix basse, mais dans le pertuis de l’oreille, car les Michelin n’aiment pas qu’on parle de ça et n’iront jamais aux informations, soyez-en sûr.

— Ce serait donc un secret de leur famille ?

— Point. Ils ne savent pas d’où sort le petit ; mais je gage qu’ils sont bien payés pour en prendre soin, car ils y tiennent et ne le laissent pas courir dans la montagne. Ils ont crainte qu’il ne leur soit volé et que d’autres n’en aient le profit.

J’écoutais d’un air d’indifférence, mais avec des battements de cœur.

— Vous prétendez le connaître ? dis-je à Yvoine en lui remplissant son verre.

Il l’avala d’un trait, en homme qui ne craint pas de parler plus qu’il ne veut, et, sans répondre, il regarda Gaston attentivement après lui avoir levé la tête ; puis il l’embrassa en couvrant cette petite figure de son épaisse barbe grise, hérissée comme le dos d’un sanglier en colère.

— Il est gentil, pas vrai ? me dit-il en se retournant vers moi avec son air moitié bienveillant, moitié malicieux.

— Très-gentil, répondis-je, et… vous le connaissez ?


— Je le connais, comme vous le connaissez vous-même.

— Moi ? mais je ne le connais pas !

— Eh bien, regardez-le, et vous le connaîtrez. Ça d’abord… ces mains-là, et ces petits pieds, ça n’est pas de notre race, à nous autres, c’est de la race du Midi, c’est le soleil du Midi qui a rougi le cou et les oreilles. Notre soleil, à nous, mord bien quand il s’y met ; seulement, il ne dore pas, il noircit. Et puis voyez les yeux de ce petit-là ! Ça n’est pas les yeux d’un paysan, ça ne s’étonne de rien et ça a l’air de penser au-dessus de son âge. C’est le fils d’un monsieur très comme il faut, qu’au premier moment j’ai pris pour vous, monsieur Charles.

— Pour moi, Yvoine ?

— Pour vous. Et demandez-moi pourquoi, je n’en sais rien. Il ne vous ressemblait pas plus que je ne vous ressemble. Je ne sais pas du tout pourquoi j’ai pensé à vous en le voyant, et puis j’ai vu que ce n’était ni votre âge ni votre manière de parler.

— Comment donc était-il, ce monsieur si comme il faut ?

— Ah ! oui-dà, non ! je ne vous le ferai pas connaître. Je suis l’ami des Michelin, et me voilà de leur secret par conséquent.

— Mais vous savez d’où il venait ?

— Il venait d’Aurillac, voilà tout ce que j’en sais, et je le saurai quand je voudrai.

— En vérité ? vous êtes un habile homme !

— Pas plus que vous ; mais je roule comme un vieux caillou sur les chemins, et je tâche de comprendre ce que je vois.

— Vous avez voyagé, puisque vous connaissez le soleil du Midi ?

— J’ai été soldat, j’ai fait des campagnes en Afrique. Revenu au pays, j’ai exercé trente-six métiers, au loin et auprès.

— Vous savez peut-être le patois ou la langue que parle cet enfant ? Essayez donc de le faire causer.

— J’ai essayé, je n’y ai rien compris ; puis je le comprendrais que je n’en dirais rien.

— Pourquoi, Yvoine ?

— Parce que je ne suis pas bavard, voilà tout. Mais la nuit vient, et Michelin m’attend pour me montrer sa vache borgne. Au revoir, et votre serviteur, monsieur Charles.

Il se leva en emportant Espérance sur son épaule, et il me laissa en proie à de graves perplexités. Était-ce là un homme capable de pénétrer un secret comme celui de M. de Flamarande, et dont il fallait acheter le silence en lui faisant quelque feinte ouverture ? C’était beaucoup risquer avec un paysan qui était peut-être plus facétieux que malin.