Michel Lévy frères (p. 126-129).



XXVIII


Avait-il encore fait quelque épreuve, quelque incantation mystique, comme celle qu’il avait fait subir à Gaston le lendemain de sa naissance ? M. le comte ne doutait de rien, il était superstitieux. Moi qui ne croyais point à mon étoile, j’étais un trop pauvre sire pour en avoir une, je partis fort inquiet pour Nice, où j’espérais rencontrer la nourrice de Gaston le jour du marché. Je l’y trouvai en effet et lui commandai de partir pour Paris le surlendemain ; moi, je m’y rendais à l’instant même ; j’allais, muni de ses instructions et de ses pouvoirs, lui chercher son fils à Saint-Germain, et je le lui amènerais à la diligence, où elle devait se trouver à l’heure et au jour dits avec Gaston. Ainsi s’accomplit l’échange des deux enfants, comme il avait été convenu. Je remis à la Niçoise la somme de vingt mille francs pour s’établir aux environs de Paris, ainsi qu’elle en avait l’intention. Je pris Gaston par la main, et, sans attendre que cette femme, partagée entre le chagrin de le quitter et la joie de retrouver son fils, eût pu l’informer de rien, je l’emmenai dans un fiacre.

Je pris grand soin de l’amuser, de le distraire et de le faire reposer pendant deux jours dans un domicile improvisé que je m’étais assuré dans un faubourg ; après quoi, je pris la diligence, et le conduisis secrètement à Flamarande.

Puisque j’avais carte blanche, j’avais fait mon plan. Je m’étais attaché à cet enfant, je tenais à ce qu’il fût heureux ; pour rien au monde, je ne l’eusse confié à de simples mercenaires. Je n’avais jamais rencontré de famille plus unie et plus honnête que celle de Michelin. De plus, je ne voyais pas de localité plus propre que le hameau perdu de Flamarande à ensevelir un secret. C’était une impasse de la montagne, impraticable ou peu s’en faut pour des gens civilisés. Madame de Montesparre, depuis le départ de M. de Salcède, dénoûment douloureux de ses espérances, avait pris Montesparre en dégoût. Elle n’y allait plus et parlait de le vendre. M. de Salcède, s’il revenait de ses lointaines pérégrinations, n’avait plus de raisons pour aller explorer les environs de Flamarande ; mais, eût-il dû y retourner et madame de Montesparre dût-elle encore lui donner asile dans son château, quel risque pouvaient-ils faire courir au secret de mon maître après les précautions que je comptais prendre ?

D’ailleurs ce qui me détermina principalement, ce fut l’espoir qu’avec le temps M. le comte reconnaîtrait son erreur et réparerait son injustice. Je voulais qu’en ce cas Gaston se trouvât sous sa main, et que, se conformant au texte de la déclaration que j’avais obtenue, le comte pût, sans révéler sa jalousie, dire à sa femme :

— J’ai voulu le faire élever en paysan pour lui assurer une forte constitution, et, prévoyant votre opposition, je vous l’ai soustrait ; mais je ne l’ai point banni de la maison paternelle, il est dans ma terre, dans ma propriété, il est chez moi, élevé par des gens qui sont à moi. Je n’ai pas cessé de veiller sur lui.

Il était bien nécessaire, le cas échéant, que M. le comte pût parler ainsi à sa femme et à tout le monde. L’interprétation donnée ainsi par lui de sa conduite étonnerait sans doute de sa part, cependant elle étonnerait moins que de celle de tout autre. On le savait bizarre, et bien des gens le supposaient fou. Dans tous les cas, si quelque blâme pouvait l’atteindre, il n’était passible d’aucun recours judiciaire. Il avait usé de son autorité paternelle avec l’intention d’en user dans l’intérêt de son fils. J’avais obéi, moi, au chef de la famille ; je pouvais faire constater les soins et les égards que j’avais eus pour l’enfant. Il n’était ni dans la catégorie des abandonnés ni dans celle des recelés. Il n’y avait pas suppression d’état. Son acte de naissance était en règle. Celui de son décès n’existait pas plus que celui de sa nourrice, puisqu’on n’avait pu constater que la probabilité de leur mort.

L’installation à Flamarande me parut donc une trouvaille, une idée excellente, et je m’y rendis, résolu à confier l’enfant comme mon fils aux fermiers de M. le comte.