Michel Lévy frères (p. 72-76).



XVI


M. de Flamarande était bien capable de se tenir parole. Il se fâcha avec tous ses voisins à propos de politique, en montrant tout à coup des idées exaltées qui lui étaient venues, ou qu’il feignit d’avoir. Il porta froidement à l’extrême son caractère quinteux et sa discussion tranchante. On s’éloigna de lui, il défendit à sa femme de faire des visites et des invitations, sous prétexte qu’il avait besoin de repos. Madame se résigna à la solitude avec une inébranlable douceur. Je croyais voir dans cette soumission la preuve de son innocence. M. le comte l’interpréta en sens contraire.

— Elle sait, disait-il, qu’elle mérite pire que cela. Sa douceur que vous admirez tant est un aveu dont je prends note.

Madame de Montesparre écrivit une seconde fois.

« Vous ne m’avez pas répondu, Rolande ! Je le comprends. Je sais à présent pourquoi. Vous ne pouvez vous résoudre à me parler de ce pauvre malheureux ! Vous savez ce que j’ignorais, ce que je sais enfin ; c’est votre mari qui l’a traité en ennemi mortel, en jaloux féroce. Ah ! que je le hais, votre cher époux !… Mais vous, Rolande, quel est donc votre rôle en tout ceci ? Je m’y perds. Vous n’êtes pas coquette, peut-être aimiez-vous Salcède ? Sans doute vous avez été flattée de l’emporter sur moi et de voir à vos pieds un jeune homme si accompli, si supérieur au triste mari imposé à votre inexpérience. Vous aurez eu un instant d’émotion que M. de Flamarande aura surpris. Quoi qu’il en soit, vous êtes une enfant, et je vous pardonne. Je me sens, dans ma douleur et mon humiliation, bien supérieure à vous, puisque je n’abandonne pas mon infidèle et me dévoue à lui, quoi qu’il arrive.

» Ne soyez pas surprise si à l’avenir je cesse nos relations, et si j’évite de vous rencontrer. Vous portez un nom qui m’est désormais odieux, et, que vous soyez niaise ou perfide, je ne peux plus avoir de confiance en vous. »


J’étais d’avis que M. le comte me laissât recacheter cette lettre, afin que madame la reçût, et qu’on pût s’emparer de la réponse.

— Non, dit-il, la réponse ne serait qu’une protestation mensongère. Il n’y aura plus de confidence sincère entre ces deux femmes. Mettez cette lettre de côté, et qu’il n’en soit pas question.

Un matin que madame était un peu souffrante, le médecin, qui venait voir monsieur tous les deux ou trois jours, déclara, après examen et consultation, que madame la comtesse était enceinte. Elle en conçut une joie folle, et vint s’en vanter à monsieur, qui parut prendre fort bien la chose, mais qui me dit, dès que nous fûmes seuls :

— Voilà qui résout la question, Charles ! cet enfant n’est pas de moi.

— M. le comte croit pouvoir affirmer que cela est impossible ?

— Non, ces choses-là ne peuvent jamais s’affirmer que dans le cas d’absence ; mais je suis marié depuis six mois, je suis souffrant au point d’avoir peu d’espoir d’être père avant parfaite guérison. Ma femme réalise cet espoir juste au moment où je surprends un homme dans son appartement. Il y a de quoi réfléchir. Je réfléchirai !

Il se mit en effet à réfléchir beaucoup, pendant que madame se livrait à la joie avec une candeur qui tantôt me persuadait, tantôt me surprenait comme une audace exorbitante.

— Charles, me dit un soir M. le comte, j’ai réfléchi. C’est à vous de me renseigner sur la question légale. Votre père était très-fin en affaires, vous devez l’être aussi. Quel est le moyen d’éluder une paternité douteuse ? Il doit y en avoir plusieurs.

— Il n’y en a pas un seul, monsieur le comte, à moins de quelque crime dont la pensée ne vous est sans doute jamais venue.

— Soyez tranquille, je ne suis pas un héros de mélodrame. Je méprise les choses tragiques, et ne connais rien de bête comme le crime ; mais je n’appelle pas crime la résistance à une loi inique, ma conscience proteste contre l’obligation de transmettre mon nom et ma fortune à l’enfant dont je ne suis pas certain d’être le père.

— Mais dans le doute, monsieur le comte…

— Le doute est pire que la certitude. Si j’avais la certitude, je réaliserais ma fortune, je ferais un sort à la comtesse et je m’expatrierais résolument. Avec le doute, il faut que j’aie des égards pour elle ou que je sois universellement blâmé, car aucun époux n’a de certitude, et le doute est un état normal dont tous savent prendre leur parti.

— Et vous ne voulez pas prendre le vôtre ?

— Jamais ! Je suis l’homme de la stricte équité. J’ai été élevé dans ces idées-là. Je ne veux pas subir la loi avilissante que les autres acceptent lâchement. Voyons, y a-t-il moyen de cacher la naissance de l’enfant et de ne point le faire inscrire aux registres de l’état civil sous mon nom ?

— Non, monsieur le comte, il n’y a pas moyen sans risquer des peines qui ébruitent le secret.

Et je lui donnai une consultation en règle avec les textes de lois.

— Je savais vaguement tout cela, reprit-il, et depuis quelques jours je compulse le Code, moi aussi. Eh bien, je m’arrêterai à ma première idée. Il faut que l’enfant soit inscrit sous mon nom, et qu’il disparaisse aussitôt.

Le comte parlait avec tant de résolution, que la sueur m’en vint au front.

— Il faut qu’il disparaisse ! répétais-je machinalement.

— Vous êtes de mon avis, reprit-il. Il s’agit de trouver le moyen sans encourir les peines légales et sans enfreindre la vraie loi, la loi morale de l’humanité. J’y penserai encore. Pensez-y de votre côté.