Michel Lévy frères (p. 67-71).



XV


Comme nous nous installions à Ménouville, le facteur me remit une lettre pour madame. Elle était datée de Paris, mais je reconnus l’écriture de madame de Montesparre, que j’avais eu l’occasion de voir plus d’une fois, et je crus devoir porter cette missive à M. le comte, qui m’ordonna de la lui lire. Je l’ai gardée, la voici :

« Mon amie, j’arrive à Paris le lendemain de votre départ ; j’avais tant besoin de vous voir, de vous parler ! Votre mari est vraiment trop cruel de vous avoir emmenée dans un pareil moment. Quel drame atroce ! Je ne sais pas comment j’ai résisté. C’est l’espoir de sauver Salcède qui m’a donné la force d’accourir. Je le sauverai ! Dieu m’aidera, mais quelle douleur de le voir étendu sur son lit comme une statue sur un tombeau ! Savez-vous avec qui et pourquoi il s’est battu ? C’est un secret bien gardé, je vous jure. Ils avaient pris pour témoins des amis discrets et sûrs, votre mari devait en être. Ne savez-vous rien ? Pourquoi ne m’avez-vous pas écrit ? Je m’y perds, mais je le saurai ! Plaignez-moi, ma chère beauté, et donnez-moi du courage ; j’en ai tant besoin ! Aimez toujours votre pauvre Berthe. »

— Ne remettez pas cette lettre, me dit le comte. N’en remettez aucune avant qu’elle passe par mes mains. Je veux que madame la comtesse rompe avec cette folle de baronne, qui se perd de réputation sans même y songer. Cette intimité lui a été funeste. Rien de pernicieux pour une jeune femme comme les confidences d’une veuve passionnée en quête d’un mari. Tout le mal est venu de là. J’ai été d’une confiance stupide. À force d’entendre parler d’amour et vanter Salcède, la comtesse a été troublée, surprise, enivrée. L’amour-propre s’en est mêlé. Enlever un fiancé à sa meilleure amie, nulle femme ne résiste à cela, c’est le plaisir des dieux.

— Il y a une chose qui m’étonne, monsieur le comte, c’est que, professant un si grand mépris pour les femmes et ne faisant point d’exception pour madame la comtesse, vous la traitiez avec les mêmes égards que si vous n’aviez jamais eu le moindre soupçon sur son compte.

M. de Flamarande se laissait dès lors interroger par moi comme si j’eusse été son égal. Privé d’amis, — son caractère ne lui en faisait pas, — il n’était pas fâché de se montrer homme supérieur, ne fût-ce que devant son valet de chambre. Celui-là ne discutait pas et ne l’écoutait que pour s’instruire.

— Apprenez, Charles, me dit-il, qu’un homme de ma sorte se conduit comme un petit bourgeois mal élevé quand il s’en prend à sa femme, coupable ou non ; c’était à lui de tout prévoir et de la mieux garder. Je n’ai ni colère ni ressentiment contre madame la comtesse. Le vrai coupable, c’est celui que j’ai puni et que je punirai encore, s’il s’avise de trop ressusciter. Le misérable ! je ne lui pardonnerai jamais de m’avoir joué. Sachez, mon cher, que la veille de l’événement je l’avais interrogé comme un frère aîné.

» — Prenez garde, lui disais-je, vous n’aimez pas la baronne, vous la trompez.

» — Je ne la trompe pas, répondait-il, je ne lui ai jamais parlé d’amour.

» — Pourtant vous êtes très-amoureux, cela se voit ; c’est donc d’une autre ?

» — Ce n’est d’aucune autre.

» — Salcède, vous mentez ! vous êtes un enfant, j’ai eu tort de vous prendre pour un homme. Je vois que vous espérez me tromper ; c’est inutile, je vois clair.

» — Vous m’outragez, répondait-il. Je vous aime trop pour me jouer de votre honneur ; il m’est sacré. Si un autre que vous doutait de ma loyauté, je lui demanderais raison.

» Il parlait avec feu, avec une sorte d’éloquence ardente, des bontés de mon père pour lui dans son enfance, de la protection que j’avais exercée sur lui à son entrée dans la vie, des services sans nombre que je lui avais rendus… J’étais dupé, vaincu, lorsqu’il eut l’imprudence de me dire qu’il respectait ma femme plus que je ne le faisais moi-même, puisque je m’inquiétais de l’admiration qu’elle inspirait et la croyais susceptible de courir un danger quelconque. Alors, s’oubliant, il me parla d’elle avec l’enthousiasme d’un dévot pour la Vierge des cieux, et je vis qu’il l’aimait passionnément. Je jugeai ne devoir pas lui dire que je le pénétrais. Je feignis d’avoir confiance en son honneur, il y croyait peut-être encore lui-même. Il pleurait, je l’embrassai, mais je ne le perdis pas de vue. Je l’avais prié de ne plus danser avec la comtesse. Il m’a obéi, mais comme son regret fut visible ! Sans doute elle lui en a fait des reproches, et il a éclaté. Tout cela a marché si vite que je n’ai pu prévoir le rendez-vous du lendemain… Sous mes yeux !… Ah ! quelle audace ! Non, non, je ne pardonnerai jamais ! Si j’ai été épris de ma femme, je ne le suis plus. Son châtiment à elle sera de ne plus voir le monde, d’être sévèrement gardée et de consumer sa jeunesse sans amour, sans triomphes d’aucune sorte. Elle n’aura même pas le plaisir de me voir jaloux ; je ne le serai pas. Il n’y aura pas de luttes, pas d’orages, dans mon intérieur ; ce serait une distraction, je veux qu’elle s’ennuie, que sa beauté ne lui serve de rien, qu’elle soit privée de ces combats domestiques que les femmes adorent, je veux que sa force de dissimulation et de résistance s’épuise sans emploi. Voilà ce que je veux, et vous verrez, Charles, vous verrez comme je m’entends à punir, sans qu’on voie la main qui serre le nœud coulant !