Michel Lévy frères (p. 62-66).



XIV


En ce moment, madame entra chez lui, et, après s’être informée de sa santé, elle me demanda tout bas si monsieur connaissait la position de M. de Salcède. Je craignis une explication tragique, et j’engageai madame à ne pas parler de cette affaire à son mari, tant que sa crise hépathique ne serait pas dissipée.

Il n’en fut donc point question, et les jours suivants se passèrent sans que madame montrât un chagrin particulier. Elle envoya, il est vrai, plusieurs fois son valet de chambre prendre des nouvelles du blessé ; mais, le jour où M. le comte lui dit d’un ton glacé :

— Savez-vous, ma chère, que le jeune Salcède a perdu son père et qu’il est lui-même fort mal ?

Elle répondit sur un ton d’angélique innocence :

— Je sais cela, je ne voulais pas vous en parler pour ne vous point affecter ; puisque vous êtes au courant, je vous ferai plaisir en vous apprenant que les dernières nouvelles de votre ami sont bonnes. On espère le sauver.

M. le comte pâlit et répondit :

— Je vous en félicite !

L’étonnement de madame fut si sincère que j’en fus frappé, et mon regard suppliant engagea M. le comte à expliquer sa réponse aussi adroitement que possible.

Madame reprit sa tranquillité et lui dit :

— S’il est vrai, comme on le prétend, que M. de Salcède a été blessé en duel, je m’étonne qu’il ne vous ait pas pris pour témoin, et que vous n’appreniez qu’aujourd’hui ce qui le concerne.

M. le comte la regarda bien en face, puis il dit :

— C’est moi qui ai frappé Salcède, parce qu’il se conduisait comme un enfant. Il compromettait une personne que j’avais le devoir de faire respecter.

— Et cette personne, reprit la comtesse, qui soutenait son regard avec l’immobilité du marbre, cette personne, c’est… ?

— C’est madame de Montesparre.

— Comment ! vous vous êtes battu pour la baronne, vous ?

— Je l’aime médiocrement, j’en conviens. Je la tiens pour une folle, mais elle est votre amie et n’avait pas d’autre défenseur que moi. Quand nous étions à Montesparre, je n’ai pas voulu faire de scandale ; j’ai donné rendez-vous ici à Salcède. Voilà ce qui s’est passé. Vous le raconterez, si vous voulez.

— Jamais ! s’écria madame, je ne veux écouter personne et ne répondre à personne sur un pareil sujet. Comment l’expliquerais-je ? je n’y comprends rien. M. de Salcède compromettait Berthe ! est-ce possible ? N’avait-il pas l’intention de l’épouser ? N’est-il pas un honnête homme, votre meilleur ami ?

— Il n’est plus mon ami, je le tiens pour un traître, et je vous avertis que nous ne le reverrons jamais ; cela vous est assez indifférent, je suppose ?

— La seule chose qui m’intéresse, c’est le danger auquel vous vous êtes exposé à mon insu et le chagrin qu’a dû ressentir madame de Montesparre.

— Madame de Montesparre ne sait rien encore. Elle apprendra en même temps le danger et le salut de son amant. Est-ce vous qui vous chargerez de le lui écrire ?

— Non certes, à moins que vous ne l’ordonniez ; je ne saurais comment lui dire ce que vous m’apprenez. Je croyais leur liaison si pure et le caractère de M. de Salcède si loyal ! Savez-vous, mon ami, que je vous en veux de m’avoir présenté comme un homme de mérite cet homme que je dois mépriser maintenant, puisqu’il vous a mis dans la nécessité de le châtier ?

— Nous ne parlerons plus de lui, reprit M. de Flamarande avec une dignité froide, nous ne prononcerons jamais son nom, et, si vous voulez m’être agréable, vous ne parlerez jamais de lui avec madame de Montesparre. La baronne n’est point une personne de votre âge. Elle a trop d’expérience pour vous. Je désire que votre grande amitié improvisée se calme assez pour que vous n’ayez plus lieu d’échanger des confidences.

— En ceci comme en tout, répliqua la comtesse, je ferai votre volonté.

Quand elle se fut retirée, le comte, qui m’avait fait signe de passer dans son cabinet, me rappela.

— Vous avez entendu, Charles ?

J’hésitais à répondre.

— Je désire, reprit-il, que vous soyez au courant de tout ceci. Savez-vous pourquoi j’ai fait ce mensonge à madame ?

— Pour l’éprouver sans doute. M. le comte n’espère pas qu’elle ignorera toujours la vérité.

— Je désire qu’elle l’ignore jusqu’à ce que je connaisse, moi, son véritable caractère. Que sait-on d’une femme ? Celle-ci montre une douceur candide et me cache peut-être des abîmes de perversité.

— Oh ! monsieur le comte ! à seize ans, sortant d’une famille austère…, ce serait trop fort, c’est impossible.

— Nous verrons, j’observerai. Je ne peux rien savoir du passé, l’avenir m’éclairera.

Nous n’étions qu’à la mi-septembre. Ce n’était pas une saison pour s’installer encore à Paris. M. le comte emmena madame dans sa terre de Normandie. Je vis, à ses prévisions domestiques, qu’il comptait l’y garder longtemps. M. de Salcède allait réellement mieux, mais de longtemps, disait-on, il ne pourrait quitter sa chambre.