Finances de guerre - Russie et Japon

Finances de guerre - Russie et Japon
Revue des Deux Mondes5e période, tome 22 (p. 113-138).
FINANCES DE LA GUERRE
RUSSIE ET JAPON

« L’argent est le nerf de la guerre » est un de ces vieux dictons que les hommes répètent sans en mesurer la portée. Il serait absurde de le prendre dans un sens absolu : car bien d’autres facteurs, le courage, la discipline, le patriotisme sont des nerfs de la guerre, et plus essentiels que l’argent. Il n’en est pas moins certain que le facteur économique joue un rôle considérable dans les luttes qui s’engagent à main armée entre les nations. C’est lui que nous allons examiner chez les Russes et les Japonais : nous commencerons par exposer l’état budgétaire de chacun des deux pays au début de la présente année, à la veille du conflit qui devait éclater par l’audacieuse attaque de la flotte russe que les Japonais, sans déclaration de guerre, torpillèrent à Port-Arthur le 6 février ; nous comparerons leurs dépenses militaires et leur dette publique ; nous étudierons les mesures prises par l’un et l’autre des belligérans pour se procurer les ressources extraordinaires dont ils ont besoin, l’influence déjà sensible exercée, par ces emprunts et par les événemens de la campagne qui se poursuit, sur la cote de leur crédit, c’est-à-dire le cours de leurs fonds publics ; nous rechercherons si la confiance dans le maintien du système monétaire des deux pays, également fondé sur l’étalon d’or, a été ou non ébranlée ; nous trouverons à cet égard des indications précieuses dans le mouvement des changes sur Pétersbourg et Tokio. Nous verrons, en dernière analyse, quels pronostics peuvent être faits sur les événemens économiques et financiers qui seront la suite et la conséquence de la guerre russo-japonaise.


I. — BUDGET ET DETTE DE LA RUSSIE

Le budget russe promulgué le 1er janvier dernier, avec la régularité accoutumée de cette publication, se chiffrait, tant aux recettes qu’aux dépenses, par la somme considérable de 2 178 millions de roubles, soit 5 810 millions de francs, le rouble équivalant à 2 fr. 666 de notre monnaie. Les recettes ordinaires étaient prévues pour 1 980 millions de roubles ; elles suffisent, et au-delà, à couvrir, les dépenses de même nature, évaluées à 1 966 millions. Les dépenses extraordinaires, s’élevant à 212 millions, se composent presque exclusivement de sommes consacrées aux chemins de fer et s’appliquent d’une part à la construction de voies nouvelles et à l’achèvement du Transsibérien par l’Etat, d’autre part aux avances consenties par le gouvernement à des compagnies particulières en vue de l’établissement de nouvelles lignes. Elles sont couvertes jusqu’à concurrence de 14 millions par l’excédent du budget ordinaire, de 2 millions par les dépôts perpétuels à la Banque de Russie, et pour le surplus, soit 196 millions, par un prélèvement sur les disponibilités du Trésor. Ces disponibilités, dont le maintien à un niveau plus ou moins élevé forme une des bases de la politique financière russe, sont entretenues par les excédens des budgets ordinaires et par des emprunts contractés à l’étranger à des intervalles plus ou moins réguliers.

L’énormité de ce budget ne doit pas nous effrayer outre mesure. Tout d’abord, 5 810 millions de francs pour 130 millions d’habitans ne représentent que 44 francs par tête, alors que le budget français constitue une charge plus que double, 3 600 millions de francs pour 38 millions d’habitans ; il est vrai que la différence de la richesse des deux nations fait plus que compenser cet écart ; mais ce qu’il faut remarquer avant tout, c’est que le budget russe est alimenté pour moitié par deux exploitations d’État, celle du monopole de l’alcool et celle des chemins de fer, qui donnent près d’un milliard de roubles de recettes brutes. Celles-ci ne peuvent être considérées, dans leur intégralité, comme des impôts ; nul n’est contraint de boire des spiritueux, ni même de voyager par voie ferrée. En tout cas, le contribuable qui paie de ce chef une certaine somme reçoit en échange une marchandise ou un service et n’acquitte cet impôt, en quelque sorte volontaire, que jusqu’à concurrence de la surcharge que l’Etat, investi d’un monopole, lui impose en comparaison des prix auxquels l’industrie privée libre fournirait la même marchandise ou le même service ; or, les tarifs de chemins de fer sont en Russie d’une modération notoire. Quant au prix de vente de l’alcool, il représente à peu près l’équivalent de celui qui résulte en France de la combinaison de l’impôt et de la valeur de la marchandise elle-même : il est de 12 roubles par vedro d’alcool à 90 degrés, c’est-à-dire 289 francs 33 par hectolitre à 100 degrés) alors que l’État perçoit chez nous un droit de 220 francs, sans compter les taxes municipales. Si nous remarquons de plus que, parmi les recettes budgétaires, figurent 74 millions de droits régaliens, monnaie, postes, télégraphes et téléphones ; 113 millions produits par le domaine de l’Etat autre que les chemins de fer, à savoir, les forêts, les usines, la Banque de Russie ; 86 millions payés par les ex-serfs et qui représentent l’annuité due encore pendant un certain nombre d’années pour achever le rachat des terres qu’ils ont reçues à la suite de leur émancipation ; 76 millions qui sont des remboursemens au Trésor d’avances faites par lui aux chemins de fer, aux autorités locales, à des gouvernemens étrangers ; nous constatons que les impôts proprement dits ne figurent dans le budget impérial russe que pour 660 millions de roubles, savoir 135 millions de contributions directes, 421 de contributions indirectes, dont plus de la moitié est fournie par les douanes, 104 millions de droits d’enregistrement.

Ainsi disséqué, ce budget d’apparence si formidable prend des proportions beaucoup plus modestes. Nous ajouterons que les budgets locaux, ceux des zemstvos et des communes, bien qu’ils aient subi, les premiers à la suite de la guerre turque de 1875-77, les seconds dans les dernières années, des accroissemens assez notables, sont encore modérés : les dettes des grandes villes, comme Pétersbourg et Moscou, n’approchent pas de loin les chiffres de celles des capitales de l’Occident. Il y a quelques années, le budget de Saint-Pétersbourg n’atteignait pas 15 millions, celui de Moscou 11, celui d’Odessa 4, celui de Kharkoff 3, celui de Kiev 2 millions de roubles. En 1893, les dépenses des 709 villes de l’Empire (non compris celles de Pologne, du Caucase, ni du Turkestan) s’élevaient à 66 millions de roubles ; le tiers en était couvert par les produits d’immeubles municipaux et de redevances n’ayant pas le caractère d’impôts. Quant aux communes rurales, dont les recettes totales, pour les 50 gouvernemens de la Russie d’Europe, s’élevaient en 1895 à 64 millions de roubles, elles tirent leur ressource principale d’une contribution communale dite du mir.

Regardons maintenant le côté des dépenses et bornons-nous à celles qui revêtent, à l’heure où nous écrivons, un caractère de poignante actualité : le ministère de la Guerre est inscrit en 1904 pour 360 millions et celui de la Marine pour 113 millions de roubles, soit 960 et 300 millions de francs. Ce sont des sommes considérables : elles dépassent d’à peu près 40 pour 100 le budget de la Guerre français, évalué pour 1905 à 679 millions de francs, et se rapprochent de notre budget de la Marine, arrêté, pour le même exercice, à 318 millions de francs. Elles apparaissent surtout comme fortes, nous le verrons dans un instant, lorsqu’on les rapproche des chapitres correspondans du budget japonais. L’effet contraire se produirait, si la comparaison s’établissait avec les budgets militaires de la Grande-Bretagne, qui, en 1904-1905, réclament encore 1 700 millions de francs, malgré la modicité des effectifs de l’armée de terre.

La dette russe s’élève en capital à 17 milliards de francs ; son service annuel, dans lequel l’amortissement figure pour un douzième du total, exige 771 millions de francs. Le taux moyen en était au 31 décembre dernier d’à peu près 4 pour 100. Cette dette se compose d’une très grande variété de types, qu’on peut classer selon deux divisions principales : au point de vue de la monnaie dans laquelle sont exprimées les obligations, une partie de celles-ci sont libellées à la fois en monnaie russe et en monnaie étrangère, française, anglaise, allemande, hollandaise, tandis que les autres ne le sont qu’en roubles. En second lieu, on peut distinguer les rentes perpétuelles, c’est-à-dire qui ne sont pas dotées d’un fonds d’amortissement, et ne sont rachetables qu’à la volonté du débiteur (certaines émissions ne le sont même pas sans le consentement du créancier), des rentes amortissables, qui s’éteignent dans une période déterminée, généralement quatre-vingt-un ans, au moyen de remboursemens annuels. On estime que plus de la moitié de la dette russe est placée en France : la seule cote officielle de la Bourse de Paris enregistre plus d’une vingtaine de types divers, dont les principaux sont les rentes 3, 3 1/2, 4 pour 100, de nombreuses catégories d’obligations de chemins de fer devenues dette de l’État, les obligations 3 1/2 pour 100 de la Banque foncière delà noblesse, qui sont également reconnues comme telles. L’Allemagne, la Hollande, l’Angleterre possèdent ensemble de 2 à 3 milliards de fonds de la Russie. Celle-ci doit donc, si on accepte une évaluation d’environ 11 milliards de francs comme représentant le montant de ses rentes possédées par des étrangers, remettre annuellement plus de 450 millions de francs à Paris, Londres, Berlin, Amsterdam pour assurer, le service des intérêts et de l’amortissement. C’est un point qu’il ne faut pas perdre de vue.

Le mécanisme de la circulation fiduciaire en Russie a été exposé, ici même, il y a quelques années[1]. Depuis lors, la réforme monétaire que nous faisions pressentir s’est heureusement achevée dans les conditions annoncées par nous ; elle a été accompagnée par une transformation de la Banque d’État, qui reste seule chargée dans l’Empire de l’émission des billets, mais qui est désormais soumise, pour cette création, à des règles beaucoup plus sévères qu’autrefois. Au cours des années prospères qui marquèrent pour la Russie la fin du XIXe siècle, la circulation ne cessa de diminuer, tandis que l’encaisse de la Banque et celle du Trésor suivaient une marche ascensionnelle. Au point de vue du rapport des ressources métalliques au chiffre du papier, la Banque de Russie est dans une situation plus forte qu’aucun autre établissement du monde. Le Trésor des États-Unis lui-même ne possède pas une réserve d’or qui dépasse dans la même proportion les billets émis.

Il est un autre établissement public, la Banque de la noblesse, dont la situation apparaît comme moins brillante que celle de la Banque d’État. Elle a consenti plus de 700 millions de roubles de prêts hypothécaires aux nobles, qui forment en Russie une classe privilégiée, à laquelle des avantages même pécuniaires sont consentis, puisque le taux auquel ils obtiennent des avances sur leurs terres est inférieur à celui que paient les emprunteurs de l’autre établissement foncier de l’État, la Banque des paysans. La Banque de la noblesse a émis pour 560 millions de roubles de lettres de gage, dont plusieurs séries 3 1/2 sont placées en France. Les annuités rentrent irrégulièrement, ce qu’indique l’importance des biens dont la Banque a dû se rendre acquéreur et qu’elle a en partie revendus à des « non-nobles » qui figurent comme emprunteurs à son bilan. La Banque des paysans a émis pour 320 millions de roubles de lettres de gage 4 pour 100 qui sont, comme celles de la, Banque de la noblesse, dette de l’État.

Ajoutons, pour donner une idée complète de la physionomie générale des finances russes, que, depuis nombre d’années, les budgets ordinaires se sont soldés en excédent. Comme, d’autre part, les budgets extraordinaires ne comprenaient guère que des dépenses de chemins de fer, c’est-à-dire productives, on peut, sous ce rapport, considérer la situation comme satisfaisante.


II. — BUDGET ET DETTE DU JAPON

Bien que le budget japonais ait crû, depuis un certain nombre d’années, dans une proportion qui ne s’est guère rencontrée chez aucun autre peuple, on ne peut pas dire que la charge en paraisse écrasante pour une population de 45 millions d’habitans, même en tenant compte de la pauvreté d’une partie des territoires qui forment l’empire du Soleil-Levant. Les dépenses de l’année financière 1903-1904, qui s’étend, comme celle de la Grande-Bretagne, du 1er avril au 31 mars, étaient évaluées à 244 millions, et les recettes à 251 millions de yen. Le yen, unité monétaire japonaise, est un poids d’or qui correspond à 2 fr. 575 de monnaie française. Le Japon a, comme la Russie, et à peu près à la même époque, assis définitivement son système monétaire et son organisation de banque sur l’étalon d’or. Les deux gouvernemens se sont rendu compte que la première condition de bonnes finances était la suppression du papier à cours forcé, des fluctuations désordonnées du change qui en sont la conséquence inévitable, et ont, au prix de grands sacrifices, établi chez eux la circulation métallique du seul métal qui soit aujourd’hui l’instrument universellement accepté des échanges internationaux : c’était, dans la pensée des ministres éminens qui, à Pétersbourg comme à Tokio, ont mené à bonne fin cette réforme, un des organes nécessaires à cette préparation à la guerre, qui, de nos jours plus que jamais, exige un formidable arsenal financier. Pour arriver à ce résultat, le Japon a dû faire un effort plus énergique encore que la Russie : d’une part, celle-ci a eu, depuis 1888, à sa disposition les ressources puissantes des marchés français qui, en absorbant ses emprunts, en ont élevé le prix, abaissé le taux de capitalisation, et lui ont permis d’accumuler aisément les milliards de métal jaune dont elle avait besoin ; d’autre part, le Japon, en contact immédiat avec un continent dont, jusque vers la fin du XIXe siècle, l’étalon était l’argent, devait s’abstraire plus complètement encore des influences ambiantes pour reconnaître l’intérêt qu’il avait à prendre une détermination, contraire en apparence au développement de ses relations commerciales avec la Chine et l’Extrême-Orient. L’événement ne tarda pas d’ailleurs à prouver que, loin de souffrir de l’établissement de l’étalon d’or, les échanges internationaux du Japon ne faisaient que s’accroître. Ses exportations, qui étaient en 1890 de 56 millions de yen, avaient presque quintuplé en 1902 et s’élevaient alors à 258 millions ; durant la même période, les importations avaient passé de 81 à 271 millions de yen. Il faut toutefois se rappeler, en faisant cette comparaison, que le yen d’argent avait encore en 1890 une valeur supérieure à celle que la réforme monétaire a assignée au yen d’or. Bien qu’une certaine correction doive être apportée de ce chef aux chiffres ci-dessus, l’écart entre les deux époques n’en reste pas moins énorme.

Le total du budget japonais, 250 millions de yen, soit 644 millions de francs, ne représente qu’une charge d’environ 14 francs par tête d’habitant, et moins de 12 francs, si on ne tient compte, dans les recettes budgétaires, que de celles qui sont fournies par les impôts. Ceux-ci, d’une façon générale, paraissent assis judicieusement. L’impôt foncier donne 47 millions de yen : il a été substitué en 1873 à une contribution qui se payait en nature, et fut d’abord de 3 pour 100 sur la valeur des propriétés ; en 1877, il fut abaissé à 2 1/2 pour 100, et, en 1899, élevé, pour cinq ans, à 3,30 sur les biens ruraux, à 5 pour 100 sur les terrains à bâtir urbains. L’impôt sur le revenu fournit 7 millions : depuis la loi de 1899, qui en a remanié les bases, il frappe le revenu des personnes juridiques à raison de 2 1/2 pour 100 ; les coupons d’obligations publiques ou de compagnies à raison de 2 pour 100, les autres revenus, à partir de 300 yen, suivant une échelle qui commence à 1 et s’élève à 5 1/2 pour 100 sur les revenus de 100 000 yen et au-dessus. La taxe sur les affaires est inscrite aux recettes pour une somme à peu près égale à celle qui est demandée à l’impôt sur le revenu : environ 7 millions. L’établissement en remonte à 1896 ; elle laisse de côté les petits négoces, qui acquittent le plus souvent des taxes locales ; elle frappe les diverses catégories de commerce et d’industrie, rangées à cet effet en neuf classes, d’une triple imposition, établie à raison du capital de l’affaire, de la valeur des immeubles ou, dans certains cas, du volume des transactions, et enfin du nombre des employés.

La taxe sur le sake ou bière de riz, la boisson nationale, correspond à nos impôts sur les boissons et l’alcool. Elle alimente le plus gros chapitre du budget japonais, dont elle constitue plus du quart, 66 millions de yen. Depuis 1871, elle a déjà subi des transformations nombreuses ; c’est en 1901 qu’elle a été remaniée pour la dernière fois ; elle varie selon la nature du liquide auquel elle s’applique. Dans les cas les plus nombreux, elle est de 16 yen, environ 40 francs par koku (équivalant à 180 litres), et de trois quarts de yen (75 sen) par degré d’alcool pur contenu dans un koku. La taxe sur le soy, sorte de sauce très goûtée des Japonais, rapporte 3 millions. Les douanes, dont le revenu vient d’être donné en gage aux porteurs d’un nouvel emprunt, rapportent de 16 à 17 millions de yen ; la taxe sur le sucre, 7 millions ; les droits de timbre, 14 millions, et quelques impôts secondaires, 3 millions. Cet ensemble d’impôts atteint environ 170 millions de yen.

A côté, se placent les revenus des services exploités par l’État : postes et télégraphes, 26 millions ; bénéfices des chemins de fer, 9 millions ; revenus du domaine et des forêts, 5 millions ; bénéfices du monopole du tabac en feuilles, 13 millions ; ensemble 52 millions. Nous arrivons ainsi au total de 232 millions, qui est celui du budget ordinaire. Les recettes extraordinaires se composent de ventes de biens domaniaux pour 1 million, de fonds de concours des autorités locales pour 1 million, d’emprunt pour, 7 millions, d’un prélèvement de 4 millions sur l’indemnité de guerre payée par la Chine, et de 7 millions de recettes diverses ; ensemble, 20 millions de yen.

Les dépenses de l’armée, tant à l’ordinaire qu’à l’extraordinaire, ne dépassent pas 42 millions de yen ; celles de la marine, 30 millions ; ensemble, 72 millions de yen ou 185 millions de francs ; c’est avec ces sommes modestes que le Japon a mis sur pied l’armée et la flotte que nous voyons à l’œuvre en ce moment. On ne peut pas ne pas être frappé de la modicité de la dépense, comparée à la grandeur des résultats. Le Japon a une armée de 520 000 hommes, dont 340 000 forment le contingent actif mobilisé. Sa flotte, composée de bâtimens de premier ordre, montée par 35 000 matelots, pourvue des meilleurs types d’armement, comprend 8 cuirassés, 6 croiseurs cuirassés, 16 croiseurs protégés, 75 torpilleurs et 19 contre-torpilleurs. L’entretien de pareils effectifs sur terre et sur mer, chez n’importe quelle nation européenne, exigerait des sommes infiniment supérieures à celles que dépense le Japon : on ne s’explique cet écart que par le bas de prix de la vie, la sobriété du peuple qui fournit les soldats et les marins, et aussi la sévérité d’une administration soigneuse et économe.

La dette japonaise, dont on a dit un peu légèrement qu’elle était excessive, ne dépassait pas, au début des hostilités, 1 400 millions de francs, et se compose de divers types 4 et 5 pour 100 : une partie seulement de cette dette est extérieure, c’est-à-dire payable en monnaie étrangère, et se négocie sur le marché de Londres. Le Japon a, jusqu’à ce jour, fait honneur à ses engagemens et payé régulièrement les intérêts et l’amortissement de ses emprunts ; plusieurs de ceux-ci ont même déjà été remboursés : c’est ainsi que des types 6 et 7 pour 100, autrefois mis en circulation, avaient disparu de la cote. Les emprunts des autorités locales, préfectures, districts, villes, bourgs et villages, associations, ne dépassent guère une centaine de millions de francs.

La circulation fiduciaire, qui constitue un élément important de la vie financière d’un pays, a été réglée au Japon, comme chez la plupart des grandes nations européennes, par l’institution d’un établissement unique, la Banque du Japon, qui a le monopole de l’émission des billets. Fondée en 1882, elle a aujourd’hui un capital, entièrement versé, de 30 millions de yen ; elle crée des billets jusqu’à concurrence de son stock métallique ; au-delà du chiffre de ce stock, elle peut encore en créer pour 120 millions de yen, à la condition qu’ils soient gagés par des rentes sur l’Etat, des bons du Trésor, ou un portefeuille commercial. Toute la circulation qui dépasse le montant ainsi fixé est sujette à un impôt d’au moins 5 pour 100. Au 31 décembre 1903, la Banque du Japon avait émis pour 233 millions de yen de billets, qui non seulement circulaient dans l’Empire, mais déjà alors avaient passé la mer et étaient acceptés en Corée ; elle avait une encaisse de 437 millions de monnaies et de lingots d’or. Cette encaisse est réduite à l’heure où nous écrivons, à une somme bien inférieure.

Il ne sera pas sans intérêt pour le lecteur de trouver ci-après un tableau comparé des deux derniers budgets russe et japonais, établis en francs au cours de 2 fr. 67 pour le rouble et de 2 fr. 55 pour le yen.

Recettes ordinaires (millions de francs) Dépenses ordinaires (millions de francs)
Russie Japon Russie Japon
Contributions directes 360 156 Maison impériale (liste civile) 43 8
Contributions indirectes 1 124 247 Affaires étrangères 16 5
Droits et taxes 277 35 Intérieur 307 28
Droits régaliens 3 073 135 Finances 993 48
Divers 451 18 Dette publique 772 107
Total 5 285 591 Armée 964
Extraordinaires 531 51 Marine 304 56
Total général 5 816 642 Justice 136 28
Instruction publique 117 13
Agriculture et commerce 133 8
Communications 1 263 56
Divers 202 «
Total 5 250 454
Extraordinaires 566 168
Total général 5 816 622

Le budget russe s’équilibrait ; le budget japonais se soldait par un surplus de 20 millions de francs. Chez les deux peuples, le budget ordinaire présentait un excédent.


III. — EFFETS DE LA GUERRE

Telle était, résumée à grands traits, la situation financière des deux empires lorsque éclata le coup de tonnerre du 6 février. Quels ont été les premiers effets de l’entrée en campagne, au double point de vue des appels au crédit faits par l’un et l’autre des belligérans et des variations de la cote de leurs fonds publics ?

La Russie avait une situation particulièrement forte en ce qui concerne l’encaisse métallique et les disponibilités du Trésor. D’après le bilan du 1/14 janvier 1904[2] de la Banque d’État à Saint-Pétersbourg, la circulation effective des billets ne dépassait pas 580 millions de roubles, alors que l’encaisse de la Banque, en Russie et à l’étranger, atteignait 957 millions de roubles or. Comme, d’après ses statuts, la Banque peut émettre 600 millions de billets contre une couverture de 300 millions d’or, toute la circulation au-delà de 600 millions devant être couverte rouble pour rouble par du métal, on voit qu’au 1/14 janvier 1904 la Banque aurait pu avoir une circulation de 1 257 millions ; or, à l’heure où nous écrivons, d’après le bilan du 14 juin, cette circulation ne s’élève encore qu’à 666 millions de roubles. D’autre part, d’après le rapport du ministre des Finances au tsar en date du 1er janvier dernier, les disponibilités proprement dites du Trésor, c’est-à-dire l’excédent des ressources en caisse par rapport aux exigibilités, s’élevaient à 319 millions de roubles.

Depuis l’ouverture des hostilités, le budget en cours a été modifié par la suppression d’un certain nombre de crédits, notamment pour construction de chemins de fer, qui a permis d’affecter de nouvelles ressources aux ministères de la Défense nationale. Mais les exigences de cette campagne meurtrière et lointaine sont grandes. Les dépenses supplémentaires qu’elle impose au ministère de la Guerre atteignent 1 million de roubles, celles du ministère de la, Marine 500 000 roubles par jour ; les transports et renouvellemens de matériel et de munitions doublent aisément ce dernier chiffre, en sorte que 60 millions de roubles par mois constituent une évaluation modérée. En tout cas, on comprend qu’un gouvernement prévoyant désire, malgré la puissance de ses réserves métalliques, les accroître encore en prévision des besoins grandissans d’une mobilisation qui vient de s’étendre à plusieurs corps d’armée de la Russie d’Europe. Un emprunt de 800 millions de francs (soit 300 millions de roubles) a été conclu, au mois de mai, avec un groupe de banques françaises, qui en avaient pris la moitié ferme et la moitié à option jusqu’au 5 juin. L’option a été levée. L’emprunt est fait sous forme de bons du Trésor à cinq ans d’échéance, remboursables au pair le 14 mai 1909, qui portent intérêt à 5 pour cent Tan ; le taux auquel ils ont été cédés par le gouvernement impose à celui-ci une charge réelle d’intérêts d’environ 6 pour cent. Les porteurs des bons ont un droit de préférence à la souscription de tout emprunt en rente consolidée que la Russie émettrait avant l’époque assignée à leur remboursement.

Cette opération, qui augmente d’un vingtième à peu près la dette, n’a pas laissé que de peser sur le cours des fonds russes. Ceux-ci avaient naturellement subi une atteinte dès le début des hostilités. Le 4 pour 100, qui est le véritable étalon du crédit russe, parce que la plus forte partie de la dette tant intérieure qu’extérieure est constituée en ce type, avait perdu le pair, aux environs duquel il se tenait auparavant, et avait été ramené à 96 à la veille de la guerre. Ce cours ne put être maintenu lors des premiers désastres maritimes ; il fut ensuite regagné grâce à des déports sévères infligés aux spéculateurs (le déport est l’amende que le vendeur à découvert d’une valeur paye pour se procurer temporairement le titre qu’il n’a pas encore racheté), et reperdu lors des premiers bruits d’emprunt. Quand ce dernier fut annoncé d’une façon certaine, les offres de rentes 4, 3 1/2, 3 pour 100 se multiplièrent, puisque tous ces fonds, aux cours encore cotés, par exemple, le 30 avril (consolidé 4 pour cent 91 ; 3 1/2 pour cent 81 ; 3 pour cent 74), rapportaient un revenu très inférieur à celui des nouveaux bons. Quelle que soit l’importance des capitaux flottans sur la place de Paris, il n’en existe pas pour 800 millions ; et ce n’est qu’en procédant par arbitrages, c’est-à-dire en réalisant une partie des anciennes rentes russes et d’autres valeurs étrangères qu’ils avaient en portefeuille, que nos capitalistes ont absorbé cette quantité considérable de nouveau papier. Néanmoins il convient de constater la facilité et la rapidité merveilleuses avec lesquelles le classement de ces bons s’est opéré : le marché français a donné une fois de plus la mesure de sa puissance ; c’est tout au plus si un huitième du nouvel emprunt, soit une centaine de millions de francs, a été souscrite par des capitaux étrangers.

Après cinq mois de guerre, l’étiage du crédit russe a baissé d’un cinquième environ : là où il trouvait aisément des prêteurs à 4, il est obligé de payer 5 pour 100. Si la guerre se prolonge, il est à craindre que les taux ne s’élèvent encore : c’est une règle à peu près générale qu’au cours de longues campagnes, les capitaux se détruisant sur une échelle de plus en plus considérable, les emprunteurs soient obliges de consentir des sacrifices de plus en plus importans. L’Angleterre n’a pas échappé à cette loi au cours de sa dernière expédition sud-africaine ; ce n’est qu’au lendemain de la conclusion de la paix avec les Boers, et assez longtemps même après cette date, que, toute l’étendue des dépenses à solder, des approvisionnemens à reconstituer, des travaux à faire, s’étant révélée, la dépression des fonds publics a atteint son point le plus bas. Ainsi le consolidé anglais 2 1/2 pour 100, qui se maintenait encore aux environs de 92 au printemps de 1903, est tombé à 86 en février 1904 ; il s’est aujourd’hui relevé à 90.

L’histoire de la Russie nous présente des phénomènes analogues : sans remonter bien haut, en laissant de côté l’époque des guerres napoléoniennes, celles de la guerre de Crimée, de l’insurrection de Pologne, qui marquèrent chacune une baisse notable du crédit, rappelons ce qui s’est passé lors de la guerre d’Orient, quand les armées russes franchirent le Danube, passèrent les Balkans et campèrent à San-Stefano, aux portes de Constantinople. Le 30 juin 1875, alors que rien ne menaçait la paix européenne, le 5 pour 100 russe, qui constituait l’étalon de la dette, était coté au-dessus du pair ; le 1er juillet 1876, au lendemain de la déclaration de guerre, il tombait à 86, puis, en octobre, à 77 ; en mai 1877, il connut son cours le plus bas, 73 ; il n’était encore revenu, en juin 1878, date du rétablissement de la paix, qu’à 79. Plusieurs années s’écoulèrent avant qu’une hausse de quelque importance se dessinât. Cette même guerre d’Orient avait eu une influence désastreuse sur le cours du change : le rouble papier, c’est-à-dire le billet non remboursable en espèces, avait perdu une fraction de plus en plus forte de sa valeur par rapport au métal. C’est un des points sur lesquels la situation actuelle est infiniment supérieure à celle d’il y a vingt-cinq ans : rien ne paraît aujourd’hui menacer l’étalon d’or, et le change du rouble, à l’heure où nous écrivons, est encore coté à Paris 2 fr. 665, c’est-à-dire le pair intrinsèque, Néanmoins, sans le crédit dont elle jouit au dehors et que justifie la parfaite ponctualité avec laquelle elle a toujours fait honneur à ses engagemens, la Russie aurait pu concevoir, à un moment donné, des craintes pour l’intangibilité de sa réforme monétaire, si brillamment accomplie il y a peu d’années.

En attendant, la sagesse des ministres des Finances qui ont accumulé de puissantes réserves d’or apparaît. La circulation des billets n’augmente que lentement. Le tableau ci-dessous indique les mouvemens de la circulation et de l’encaisse de la Banque de Russie depuis le début des hostilités ; une dernière colonne contient le montant des ressources du Trésor déposées par lui à la Banque. Ce montant est distinct de l’encaisse de la Banque et de l’or que le Trésor possède en propre. Tous les chiffres sont en millions de roubles.


1904 Circulation de billets Or appartenant à la Banque Compte courant du Trésor
5 février 589 914 377
29 février 611 913 409
29 mars 626 868 362
6 mai 645 844 279
14 juin 666 913 281

Le placement des 300 millions de roubles de bons 5 pour 100 sur la place de Paris va reconstituer l’encaisse à un niveau supérieur à celui du début des hostilités. La politique du ministre des Finances apparaît nettement : elle s’inspire de trois principes également recommandables et qui ont été rappelés dans un communiqué officieux publié au moment du dernier emprunt : ne pas attendre pour émettre des rentes que les besoins du Trésor soient urgens ; ne pas hésiter à payer le taux que commandent les circonstances ; enfin, ne pas recourir prématurément à cette réserve suprême que constitue l’émission des billets de banque, et à laquelle il ne faut se résoudre qu’en dernière instance, surtout dans un pays où la reprise des paiemens en espèces est encore de fraîche date et où il importe de ne pas faire naître le moindre doute sur le maintien irrévocable de l’étalon d’or, c’est-à-dire de la saine monnaie, comme seul instrument des échanges.

Au Japon, l’encaisse or de la Banque était, d’après le dernier bilan de 1903, de 120 millions de yen, soit près de 305 millions de francs, contre une circulation de billets de 233 millions de yen, soit 595 millions de francs. La proportion du métal était déjà alors beaucoup plus faible qu’en Russie. Au cours des premiers mois de 1904, des quantités d’or considérables ont été expédiées du Japon en Amérique : elles ont atteint, de décembre 1903 à mai 1904, plus de 56 millions de yen, tandis que la circulation n’a baissé qu’à 200 millions de yen. Pour remédier à ce danger, le président de la Banque des nobles, M. Sonoda, demandait, dès le 14 février, que tous ceux qui ont des monnaies et bijoux d’or les remissent à la Banque : l’empereur et l’impératrice donnaient l’exemple en envoyant toutes les vieilles pièces conservées au Palais ; beaucoup de nobles et de fonctionnaires les imitèrent. Les ressources ainsi fournies ne peuvent toutefois être très considérables, le stock de métal jaune n’étant pas élevé au Japon. A propos de ces expéditions d’or, il est curieux de noter que les Etats-Unis, ayant environ 200 millions de francs à payera la France pour le rachat du canal de Panama, au moment où ils recevaient cet or japonais, l’ont expédié au Havre. Ce métal est arrivé à Paris à l’époque de la souscription des bons russes, et c’est au moyen de yen japonais que se trouve en partie reconstituée l’encaisse du Trésor russe à l’étranger.

Le Japon a fait comme son adversaire : au bout de peu de semaines de lutte, il émettait un emprunt. Mais il commença par s’adresser au marché intérieur, sur lequel il trouva, dit-on, de 100 à 200 millions de francs, et auquel il vient de s’adresser de nouveau pour un emprunt de 100 millions de yen émis en juin. Les dépêches assurent qu’il a été couvert et que le premier souscripteur a été le mikado, pour 20 millions de yen. Hier, à la suite de ses succès sur le Yalou, il a trouvé un concours empressé auprès de banquiers anglais et américains, qui lui ont pris pour 250 millions de francs de bons du Trésor 6 pour 100 à 7 ans d’échéance, remboursables au pair le 5 avril 1911. Le gouvernement japonais s’est réservé le droit de les rembourser, moyennant préavis de 6 mois, à partir du 5 avril 1907. Ces bons ont été offerts au public à 93 1/2, c’est-à-dire que, s’ils sont, remboursés en 1911, ils auront donné au souscripteur un revenu moyen de près de 7 pour 100 ; s’ils l’étaient en 1907, le revenu ne s’éloignerait guère de 8 pour 100. Ils coûtent davantage au Japon, qui les a cédés, dit-on, à 90 1/2 au syndicat financier chargé de l’émission. Ces bons sont garantis par le revenu des douanes, dont le produit, en 1902-1903, s’est élevé à 44 millions de francs. Le Japon, en dépit de ses premiers succès, a dû consentir à ses prêteurs des conditions plus avantageuses pour eux que celles dont se sont contentés les créanciers de son ennemie ; mais son crédit est beaucoup plus jeune que celui de la Russie, qui a pour elle l’appui du premier marché du monde, et derrière elle un long passé d’honorabilité financière qui rassure les bailleurs de fonds, et lui permettra de trouver toutes les ressources dont elle aura besoin.

Plusieurs mois avant la guerre, le 4 pour 100 japonais se tenait à 85 environ ; en janvier 1904, il ne valait déjà plus que 76 ; il était tombé en avril à 62, il est aujourd’hui revenu à 77, sous l’influence en particulier du bon accueil fait à l’emprunt 6 pour 100 sur le marché de Londres, où il a été couvert plus de trente fois. Les deux 5 pour 100 qui se négocient sur la même place ont subi des fluctuations analogues. Le tableau suivant indique la marche de la cote des fonds des deux adversaires depuis le début de l’année.


4 p. 100 Russe consolidé à Paris 4 p. 100 Japonais à Londres
Moyenne de janvier 1904 99 76
— février — 94 70
— mars — 93 64
— avril — 93 64 1/2
— 14 mai — 88 70
— 15 juin — 90 77

Le fonds russe a baissé d’un dixième environ, tandis que le 4 pour 100 japonais, après une chute profonde, est revenu à son prix de janvier : mais il rapporte, au cours du 15 juin, 5,20, tandis que le 4 pour 100 russe est capitalisé à 4,44 pour 100.

Par une coïncidence intéressante, les deux pays en lutte ont eu recours, pour se procurer des fonds sur les marchés étrangers, à un procédé semblable : l’émission de bons du Trésor à terme relativement court et à gros revenu. Des circonstances identiques ont amené une décision analogue chez les deux ministres des Finances. Cette politique s’explique par le désir de ne s’engager à payer un intérêt élevé que pendant une période limitée : mais il est à supposer que, si la lutte se prolonge et que par conséquent les dépenses s’accroissent, les taux des emprunts futurs, qui serviront à consolider ces bons à cinq ou sept années d’échéance, ne s’écarteront pas beaucoup de ceux qu’il a fallu consentir aujourd’hui.

Des deux côtés, les événemens n’ont pas eu une influence considérable sur le change : pendant que le rouble maintenait son cours avec la fermeté que nous avons indiquée, le yen, tout en ne restant pas aussi stable, ne subissait en définitive que des oscillations modérées ; la cote du change sur Londres à Yokohama, de décembre 1903 à mai 1904, n’a pas varié de plus d’un demi-penny, soit cinq centimes par yen ou 2 pour 100 environ[3]. Il y a eu un écart de cinq pour cent entre les cours extrêmes cotés le 30 décembre 1903 : 2 shillings et neuf seizièmes de penny, et le 2 mars 1904 : 2 shillings et un seizième de penny. Le 8 juin, le change était revenu à 2 shillings et un quart de penny.

Ajoutons que les deux opérations d’emprunt que nous venons de décrire se sont accomplies de façon bien différente sur les places de Paris et de Londres. A Paris, l’emprunt russe a été souscrit, sans qu’il ait été besoin de recourir pour ainsi dire à aucune publicité ; il est entré directement dans le portefeuille des particuliers, des banques, des compagnies d’assurances. A Londres, au contraire, la mise en scène de l’emprunt japonais a été extraordinaire. Nous laissons la parole au grave Economist anglais, qui, sous le titre : « Quelques incidens de l’emprunt japonais, » raconte ce qui suit : « A peine une heure avant l’apparition du prospectus, la Bourse a reçu la visite de l’agent financier à Londres du gouvernement japonais, qui parut charmé de la chaleur de l’accueil qui lui a été fait. Escorté par le député Banbury et M. Symes, tous deux administrateurs du Stock Exchange, il a d’abord visité le marché des Consolidés, puis celui des Chemins anglais, enfin le Cirque cafre (sobriquet sous lequel on désigne à Londres le marché des actions sud-africaines) ; il évita le marché des fonds étrangers, où les rentes de son pays jouent en ce moment le premier rôle, et sortit par la porte de la Jungle (désignation du marché des valeurs minières de l’Afrique occidentale). Naturellement sa visite fut considérée comme une réclame en faveur du nouvel emprunt, auquel la Bourse ne songeait cependant guère, deux ou trois jours auparavant. Quand les prospectus parurent, la rage de ceux qui se précipitèrent pour se les arracher était curieuse à voir… Les souscriptions accompagnées de chèques commencèrent à affluer. On ne savait comment les gens trouvaient assez de temps pour remplir les formules de souscription et signer les chèques. Les caissiers des banques ne donnaient pas de reçus des versemens. De longues files de personnes attendaient impatiemment les prospectus. Telle était la hâte de la foule, que ceux qui les avaient reçus d’abord se les virent arrachés des mains par d’autres qui étaient derrière eux. Il sembla un moment que les bureaux allaient être le théâtre de scènes de pugilat : pour obtenir un certain nombre de prospectus, la même personne devait revenir au guichet à plusieurs reprises. Le jeudi matin 12 mai, la province fut inondée de prospectus envoyés pendant la nuit ; toute la journée, les fils télégraphiques furent occupés à transmettre aux courtiers des ordres de souscription de leurs cliens, qui ajoutaient en général à la fin de leurs dépêches les simples mots : « Chèque suit. »… La Bourse commença à négocier des « résultats de souscription »… Que sera-t-il alloué aux grosses souscriptions ? Toutes sortes de rumeurs circulaient à cet égard : la Cité se rappelait les 2 pour 100 qui avaient été attribués lors de l’émission de l’emprunt transvaalien 3 pour 100 garanti par la mère patrie. D’autre part, beaucoup de souscripteurs avaient demandé de faibles montans dans l’espoir d’être favorisés. Mais les reventes de ces coureurs de prime pourraient amener la baisse des fonds. De certains côtés, on exprime le regret que le gouvernement japonais, au lieu d’en émettre la moitié à New-York, où elle n’a été que cinq fois souscrite, n’ait pas offert la totalité de l’emprunt de 250 millions de francs à la place de Londres, qui aura peine à faire une seconde fois un accueil aussi enthousiaste à une émission japonaise. La possibilité d’une seconde visite au marché de Londres à brève échéance rend la répartition délicate. En tout cas, cette émission a été une magnifique réclame pour le Stock Exchange. »

Nous arrêtons là la citation de l’Economist, dont les derniers mots résument l’histoire de ce premier appel de fonds fait à l’étranger par le Japon depuis l’entrée en campagne. C’est la Bourse plutôt que l’épargne qui a souscrit l’emprunt, dont les gros souscripteurs ont reçu à peine le soixantième de ce qu’ils avaient demandé. Il ne faudrait pas que le moindre mécompte suivît ce succès si brillant en apparence, et que le nouveau fonds tombât au-dessous du prix d’émission : malaisées seraient alors les opérations de crédit, que la continuation de la guerre rendrait inévitables. En historien impartial, nous constaterons cependant qu’une prime de 3 points continue à être cotée a Londres sur cet emprunt qui ne semble pas du reste avoir été vu d’un œil favorable par les Japonais : mais le ministre des Finances a jugé qu’il lui fallait à tout prix reconstituer sa réserve de métal jaune. Toutes les rentes du Japon se sont depuis lors relevées sous l’influence des succès militaires remportés par lui en Corée et en Mandchourie.


IV. — L’AVENIR A LA SUITE DE LA GUERRE

Il n’est pas de métier plus difficile que celui de prophète, surtout en matière financière. Comment vont se comporter les ressources des deux belligérans ? comment leur crédit résistera-t-il à l’épreuve sévère qu’il traverse ? Pour répondre à cette question, il faudrait non seulement savoir combien de temps durera la guerre et comment elle se terminera, mais il conviendrait d’entrer dans l’analyse approfondie de la situation économique de la Russie et du Japon, situation dont les chiffres budgétaires sont loin d’être l’expression unique. Il faudrait, en premier lieu, analyser les élémens de la production agricole et industrielle des deux pays. On sait le rôle que joue en Russie la culture des céréales, dont elle exporte chaque année des quantités notables ; c’est en partie grâce à cette exportation régulière et aux sommes qu’elle lui fournit qu’elle acquitte les charges de sa dette extérieure : l’excédent des exportations sur les importations a été, en 1903, de 362 millions de roubles, c’est-à-dire 970 millions de francs. Quant à su production industrielle, elle s’est développée avec une très grande rapidité. Cette rapidité a même provoqué une crise dont les marches français et belges n’ont pas perdu le souvenir, mais qui n’en laisse pas moins subsister de nombreux et puissans établissemens métallurgiques, des houillères mises en exploitation, en un mot un outillage remarquable, dont l’efficacité se fera sentir un jour ou l’autre. Déjà avant la guerre, depuis bientôt deux ans, des symptômes de reprise se faisaient sentir : grâce en partie à des ententes entre producteurs, grâce surtout à un développement des demandes, le prix du fer s’était relevé de son niveau le plus bas et permettait à un certain nombre de hauts fourneaux, éteints depuis 1900, de se rallumer. Ce mouvement ne semble que partiellement enrayé par les événemens politiques et militaires qui marquent l’année 1904 : les commandes de la Guerre et de la Marine ne manqueront pas d’affluer ; seule, la consommation courante se ralentit.

Les richesses de l’Oural et du Donetz en minerais de fer sont telles que le pays se suffit à lui-même ; le charbon existe en quantités extrêmement considérables dans cette dernière région. Le naphte de Bakou fournit dans le bassin du Volga un combustible apprécié. On connaît des gisemens houillers importans sur divers points de la Sibérie, où se trouvent aussi des dépôts notables de métaux précieux, d’or en particulier. Les divers élémens qui peuvent servir de base à une industrie puissante sont donc réunis en Russie ; mais les distances sont énormes et le réseau des voies ferrées, bien que dépassant déjà 60 000 kilomètres, a besoin d’être encore très développé ; de ce chef seul, des commandes sont en réserve pour de longues années. Les rails, les wagons, les locomotives devront être fournis en quantités dont il est malaisé de prévoir la somme.

Si la guerre est un obstacle au plein essor du mouvement industriel qui se dessinait nettement, elle ne fait que le retarder : aussitôt la paix conclue, nous le verrons sans doute reprendre avec une vigueur nouvelle. Il y aura évidemment une note très lourde à payer : les frais directs de cette campagne, qui se poursuit à 10 ou 12 000 kilomètres du cœur du pays, ne peuvent guère s’élever à moins de 160 millions de francs par mois. Si la guerre devait durer deux ans, cela ferait déjà près de 4 milliards de francs. Il y aura ensuite d’autres dépenses à prévoir pour la réfection de la flotte, du matériel de guerre les constructions de voies ferrées, les doublemens des lignes existantes, comme celui du Transsibérien. Plusieurs milliards vont s’ajouter à la dette russe et en porteront le capital au-delà de 20 milliards de francs. Nos alliés sont de taille à porter ce fardeau, mais il n’en pèsera pas moins sur eux, et il faudra que le développement économique du pays soit encouragé de toutes les façons par le gouvernement, pour que la nation ne se ressente pas trop vivement de ces charges accrues.

De l’autre côté, l’outillage économique est moins avancé que celui de la Russie. Le Japon a eu beau marcher à pas de géant, il n’a pu, en un quart de siècle, égaler une civilisation vieille de deux cents ans. De plus, son territoire est pauvre en maints endroits : la surface cultivable ne représente qu’une partie de la superficie totale : les rizières sont en majorité. C’est la mer qui fournit à la population une bonne partie de son alimentation, composée essentiellement de riz et de poisson. L’industrie minière a fait de rapides progrès : de 1886 à 1904, la production de l’or a quintuplé, celle de l’argent doublé, celle du fer quintuplé, celle du charbon septuplé, passant de 1 300 000 à 9 millions de tonnes ; celle du pétrole, qui était pour ainsi dire nulle, a été en 1901 de près d’un million de koku, soit 180 millions de litres. Le gouvernement s’est fait industriel ; l’Annuaire officiel ne mentionne pas moins de 26 établissemens exploités par lui, dans les ordres les plus divers : manufacture de laine, arsenaux militaires et navals, fabrique d’articles pour le service dés télégraphes et des phares, monnaie, poudre, papier, manutention militaire, imprimerie nationale, et autres. Le nombre des filatures de coton a passé, entre les années 1888 à 1901, de 24 à 81, et celui des broches, de 114 000 à 1181 000 ; les salaires ont à peu près doublé ; les exportations quadruplé, les importations triplé. La longueur des chemins de fer, le tonnage de la marine marchande, les dépôts dans les banques ont progressé avec une rapidité dont on ne retrouverait l’équivalent qu’aux Etats-Unis, à certaines époques de leur histoire.

Mais quelle est la solidité de cet édifice, en apparence brillant, et comment en particulier, — car c’est là proprement l’objet de notre étude, — les finances japonaises se comporteront-elles au cours des épreuves qu’elles vont avoir à affronter ? Nous les avons vues jusqu’ici faire relativement bonne figure. Les succès maritimes et la réussite du passage du Yalou sont venus fort à propos stimuler le zèle des Anglo-Américains et faire souscrire le dernier emprunt 6 pour 100. Que se passerait-il si la fortune des armes se retournait ? si le général Kouropatkine, ayant réuni des forces suffisantes, prenait à son tour l’offensive et faisait reculer l’envahisseur de la Mandchourie ? si le raid maritime brillant de l’amiral Bezobrazof avait un lendemain et si, non content d’avoir détruit plusieurs transports japonais, il menaçait sérieusement les communications avec la mère patrie des armées débarquées en Corée et en Mandchourie ? Nous nous sommes interdit toute discussion politique ou militaire, et nous ne voulons envisager les événemens possibles ou probables que dans leur relation avec les faits financiers. Ceux-ci dépendent avant tout de la durée des hostilités : si elles se prolongent, vainqueurs et vaincus auront également à faire face à des dépenses excessives. Le Japon, en temps de paix, travaille, — qu’on nous pardonne l’expression, — à meilleur marché que la Russie : ses budgets de la Guerre et de la Marine ne représentent guère que le sixième de ceux de son adversaire, alors que les effectifs sont à peu près dans la proportion du simple au triple : mais, en temps de guerre, les dépenses des belligérans, par unité combattante, doivent différer moins : aussi le poids doit-il devenir rapidement excessif pour le Japon.

La Russie était beaucoup mieux préparée à la lutte économiquement que militairement : grâce aux perfectionnemens du mécanisme moderne du crédit, les ressources financières sont transportées sans délai là où celui qui les possède en a besoin ; quelques envois de métal argent expédiés sur le théâtre des hostilités ne jouent qu’un rôle insignifiant dans le mouvement imposant de capitaux qu’entraînent les dépenses de guerre. Il n’en va pas de même des corps d’armée : les belles divisions qui garnissent la frontière occidentale de la Russie et qui sont concentrées dans la Pologne, celles du Sud, du Centre, de l’Oural, ne peuvent arriver en Mandchourie qu’après un long intervalle de temps. La supériorité de l’outillage financier de l’empire moscovite lui permet d’envisager avec plus de calme que ses adversaires la prolongation de la campagne. En attendant, les deux belligérans ont chacun apporté des modifications à leurs budgets. La Russie a supprimé, jusqu’à concurrence d’environ 440 millions de roubles, un certain nombre de dépenses, en particulier celles qui s’appliquaient à des constructions de nouvelles lignes de chemin de fer, qui pouvaient sans inconvénient être retardées et renvoyées aux époques normales. Le Japon, dont l’année financière commence le 1er avril, a fait voter par la Diète, en dix jours, un ensemble de crédits militaires de 576 millions de yen, comprenant les dépenses déjà autorisées en vertu des ordonnances impériales du 28 décembre, les nouveaux frais prévus et la constitution d’un fonds de réserve spécial. Pour faire face à ces besoins, les ressources suivantes ont été créées :


Millions de yen
Nouveaux impôts ou surtaxes 68
Plus-values du budget, réductions de dépenses, suspensions de travaux publics pour ports, chemins de fer, etc. 47
Fonds de réserve existant 50
Bons du Trésor à 5 ans 100
Emprunt temporaire à la Banque du Japon 31
Emprunts publics à émettre 280
Total égal à celui des crédits ouverts 576

Une fois les emprunts émis, il faudra en assurer le service par des élévations d’impôts. La Russie, par la transformation graduelle, à laquelle elle procède depuis plusieurs années, de la propriété rurale collective en propriété individuelle, a donné, une base plus solide à son système d’impôt foncier : celui-ci varie, selon la qualité des terres, entre moins d’un centime et 47 centimes par hectare. Au Japon, en 1903, 14 millions de tan[4], c’est-à-dire environ un million et demi d’hectares, sur une superficie totale d’environ 42 millions d’hectares, étaient taxés à raison de 3,30 pour 100 sur une valeur cadastrale de 1 395 millions de yen, soit 3 570 millions de francs, et fournissaient un revenu d’environ 118 millions de francs. A première vue, il semble donc que la terre, au Japon, soit plus frappée qu’en Russie ; pour faire une comparaison tout à fait exacte, il faudrait examiner la valeur moyenne respective du sol ; nous arriverions sans doute à constater que la surface impropre à la culture est relativement plus étendue chez la seconde. La taxe sur le sake rapporte cinq fois moins au Japon que le monopole de l’alcool à la Russie, alors que la proportion de la population est d’environ 1 à 3 : il semble qu’il y ait là pour le Japon une ressource en réserve. Les taxes locales y paraissent, au contraire, déjà lourdes. Quant à l’impôt sur le revenu et à la taxe sur les affaires, qui correspondent à ce que sont en Russie l’impôt de 5 pour 100 sur les coupons, les patentes et les taxes qui frappent les sociétés anonymes, l’élasticité en dépend avant tout de l’allure que prendront les deux pays après la guerre ; il serait oiseux de rapprocher aujourd’hui sous ce rapport leurs forces contributives. Nous ne pouvons que constater l’énergie des deux adversaires en présence, énergie qui se traduit sur le terrain financier aussi bien que sur les champs de bataille : tous deux paraissent également décidés à pousser la lutte jusqu’au bout et à ne rien négliger de ce qui peut leur mettre dans les mains les armes les plus puissantes et les ressources les plus étendues. Il est évident que, sous ce rapport, la supériorité de la Russie est incontestable.

Au point de vue de ce que nous appellerons la force de résistance économique du Japon, les Anglais émettent des idées différentes de celles qui ont cours sur le continent et d’après lesquelles ce pays ne serait pas en mesure de soutenir une lutte prolongée, faute de ressources suffisantes : on a souvent répété qu’en gagnant du temps, les Russes ne donneraient pas seulement à leurs troupes le temps d’arriver en nombre sur le théâtre des hostilités, mais qu’ils useraient à coup sûr leur adversaire, incapable de faire aussi longtemps face aux dépenses militaires et navales. Les Anglais, au contraire, rappellent que la guerre n’interrompt pas le commerce extérieur d’une puissance qui est restée maîtresse de la mer ; que, depuis vingt-cinq ans, les exportations japonaises ont dépassé en moyenne les importations, que celles-ci étaient en partie motivées par les armemens et aussi l’installation d’un outillage industriel qui commence à produire ses fruits : ils prétendent en conséquence que leur allié est en mesure de continuer la lutte pendant une longue période. Les statistiques du commerce extérieur japonais, Formose comprise, pendant les cinq premiers mois de 1904, indiquent un total d’échanges de 705 millions de francs, dont 411 à l’importation et 294 à l’exportation. L’augmentation par rapport à la même période de 1903 est de près de 80 millions.

Quant aux conséquences indirectes de la guerre, elles sont encore incalculables. Ne fût-ce que la répercussion des événemens sur la Chine, il y aurait là matière à une étude des plus intéressantes, même en nous bornant au point de vue économique. Cet empire, dont la Russie a garanti l’emprunt destiné à libérer le territoire mandchou de l’occupation japonaise en 1895, manifeste aujourd’hui des velléités d’action qu’on ne lui soupçonnait pas jadis. Il n’est pas téméraire de supposer que quelques-uns des vice-rois et une partie de la population font des vœux, qui ne restent pas toujours platoniques, pour le succès de leurs frères jaunes. La Chine subit de plus en plus l’influence de ses vainqueurs d’il y a neuf ans, et, comme l’Autriche, après Sadowa, entra dans l’orbite de la politique prussienne, elle paraît vouloir abriter sous l’égide de l’empereur qui règne à Tokio sa régénération aussi bien militaire qu’économique.

L’an dernier, lorsque le Mexique envoya des commissaires en Europe rechercher, d’accord avec les principales Puissances, les meilleurs moyens de modifier son régime monétaire, des délégués chinois se joignirent aux Mexicains et aux Américains du Nord qui s’asseyaient, à la Banque de France, autour de la table des délibérations. Dans un français très pur, MM. Liou-She-Shun et Yen-Chu nous déclarèrent que leur gouvernement désirait une monnaie stable, et ne cachèrent pas leurs préférences pour l’étalon d’or, ou tout au moins pour une réglementation de la frappe des dollars d’argent leur donnant une valeur fixe par rapport au métal jaune, qui cesse d’être l’apanage exclusif des hommes blancs. Différens édits ont déjà été rendus à cet effet ; des frappes ordonnées ; tout récemment, les dépêches signalent un projet de fondation d’une Banque impériale, qui émettrait des billets. Nous assisterons sans doute à l’éclosion d’autres programmes d’une Chine soi-disant émancipée, en réalité sous la tutelle japonaise. Les Européens qui s’occupent d’affaires en Extrême-Orient connaissent l’influence avérée ou occulte des « Nippons. » Un groupe financier se croyait sûr d’obtenir une concession de travaux d’utilité publique dans une ville chinoise : à la dernière heure, les promesses à lui faites furent retirées et toutes négociations rompues, sous la pression d’agens japonais ; Nous verrons peut-être, un jour prochain, la réorganisation ou plutôt l’organisation des finances chinoises, encore rudimentaires[5] s’effectuer sous la direction de fonctionnaires expédiés de Tokio.

Nous avons voulu que le grand empire où règne la morale de Confucius sortît de l’état amorphe qui le caractérise depuis de longs siècles. Nous l’avons forcé de nous ouvrir ses ports, puis ses fleuves ; nous lui avons fourni des armes, qui, à plus d’une reprise, lui ont servi à se défendre contre les expéditions, qu’il nous fallait envoyer de temps à autre pour réprimer des actes de brigandage. Par un illogisme étrange, nous cherchions à rendre fort, dans les arts de la guerre comme dans ceux de la paix, le peuple à qui nous prétendions dicter nos lois. Sous nos coups répétés, il s’est réveillé d’une longue torpeur ; il est à craindre qu’il n’ait trouvé, chez un voisin actif et ambitieux et qui a sur nous l’immense avantage de ne pas être éloigné de lui de plus d’un quart de la circonférence du globe, les élémens qui achèveront de le ranimer. Dans un article qu’a publié la North American Review de mai, le comte Cassini, ministre de Russie à Washington, attirait l’attention des Américains sur le danger qu’il y aurait à laisser le Japon façonner l’armée chinoise. Au point de vue économique, comme au point de vue militaire, l’Asie du Nord-Est essaiera de s’affranchir de notre tutelle : ce qui ne veut point dire que notre commerce et notre industrie devront nécessairement souffrir de cette évolution, qui est presque une révolution. Des nations qui se forment et se développent ne restreignent pas leurs échanges internationaux ; seulement, la nature des relations changera : nous aurons plus de peine à nous substituer aux indigènes pour exécuter les travaux publics, construire les chemins de fer, exploiter les mines : nous trouverons, d’autre part, dans des populations plus riches, se civilisant chaque jour davantage, des consommateurs plus avides de nos produits, plus capables de les apprécier et de les payer. Mais il nous faut souhaiter que cette transformation de la Chine s’accomplisse sous l’hégémonie russe et non sous celle du Japon. Ce dernier deviendra vraisemblablement, après la guerre, très protectionniste : il voudra à la fois défendre son industrie indigène et augmenter le revenu de ses douanes, gage de ses créanciers. Il n’y a rien d’invraisemblable à ce qu’il impose un droit de sortie sur les soies.

Le conflit dont les péripéties se déroulent aura l’effet ordinaire de ces chocs sanglans ; après avoir déchaîné les forces brutales de la guerre, ils stimulent les efforts pacifiques : non seulement il faudra réparer les ruines, réédifier les ports, reconstruire les flottes, rétablir les voies ferrées, mais une foule d’entreprises nouvelles verront le jour. Une fois de plus l’humanité, inconséquente et oublieuse des maux passés, se remettra en marche et fera succéder les œuvres de vie à celles de mort, accomplissant ainsi la destinée mystérieuse à laquelle n’échappent ni les peuples ni les individus.


RAPHAËL-GEORGES LÉVY.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er juillet 1895, les Finances russes, le budget et le rouble.
  2. Le calendrier russe retarde de 13 jours sur le nôtre : son 1er janvier correspond au 14 en France.
  3. COURS DU CHANGE AU JAPON
    30 décembre 1903. Cours à Yokohama sur Londres 2s 0d 9/16
    20 janvier 1904 — — 2s 0d 5/16
    10 février — (guerre) — 2s 0d 1/16
    2 mars — — 2s 0d 1/16
    6 avril — — 2s 0d 1/16
    8 juin — — 2s 0d 1/4


    COURS DU ROUBLE A PARIS

    5 janvier 1904. Versement Pétersbourg 2.65
    15 février — — 2.63 1/4
    14 mars — — 2.65 5/8
    13 avril — — 2.65 1/4
    16 juin — — 2.66 3/4
  4. 10 tan = 2 acres 4 507 = 1 hectare.
  5. Voyez dans la Revue des Deux Mondes du 1er mai 1901. les Finances chinoises.