Fin de vie (notes et souvenirs)/Chapitre XXIX

Imprimerie Julien Lecerf (p. 129-132).

XXIX


Plus tard, deux cents ans plus tard, Voltaire (grand cœur et clairvoyant esprit) trouvait encore devant lui à déchirer et à flétrir le livre des vengeances insensées. Elle était donc à reprendre, en l’élargissant, l’œuvre de Tolérance.

Le protestantisme n’aurait-il pas été l’une des grandes fautes et l’un des plus grands malheurs de l’humanité ? Ou bien, ces sentiments de haine, d’inclémence éternelle (comme celle de Jéhovah) seraient-ils l’apanage inséparable de notre triste espèce ? Cela rangerait l’homme au-dessous de toute l’animalité.

Les lions, les tigres, les crocodiles ne pourraient sans horreur entendre le chant de nos psaumes.

Voici cependant les événements dont nous entretiennent les journaux :

En Belgique, 200 ouvriers écrasés, brûlés dans une mine ;

En Italie, le Gouvernement obéré passe pour faire de la fausse monnaie ;

En Angleterre, 400,000 ouvriers mineurs en grève, comme ils l’avaient promis.

En France, petits essais de dynamite en plein Paris.

De plus en plus, préparatifs d’agitation universelle.

Malheureusement, te voilà bien vieux !

— Parce qu’on est vieux, tout n’est pas perdu ; la vieillesse peut trouver à la vie sa part délicieuse et même des plaisirs nouveaux : apaisement, calme, sérénité, heures de pensée haute, clairvoyante et pure.

On sent dans l’air, autour de soi, partout, comme l’incubation immense d’un monde prêt à naître.

Je pense au vers de Virgile (IVe églogue) : Magnus ab integro… annonçant un nouvel ordre de choses, et qui, jadis, me faisait adresser à l’ami Eugène Manchon de si étonnants commentaires.

C’était le temps où l’excellent garçon, étudiant en droit à Paris, nous divertissait avec ses préludes au Livre des peuples, projet de Code universel qui, dès les premiers articles, devait prescrire le vœu de chasteté et de célibat absolu ; il s’agissait de préparer sans violence, et par un sacrifice volontaire, la fin d’un monde où la perversion avait tout envahi…

Hélas ! voilà — déjà — quatre ans que Manchon mourait, avocat estimé, conseiller général et pauvre, après épuisement de deux fortunes en services rendus. Très loyal, mais très décousu en politique, mêlant son catholicisme traditionnel et de famille à toutes les aspirations républicaines, socialistes et même anarchistes. Enthousiaste de Delécluze, parlant avec éloge d’Élisée Reclus et le louant à propos du mariage libre, il sut mériter pourtant que l’ancien premier président de la Cour de Bourges, L. Boivin-Champeaux, notre camarade du Lycée de Rouen, écrivit, un peu après sa mort, dans une lettre à Dumesnil :

« C’est par les journaux que j’ai appris la mort de mon vieil ami de la Feuillie, Eugène Manchon. Le discours prononcé sur sa tombe, par le bâtonnier de l’Ordre, n’a fait que lui rendre justice. Son souvenir est celui d’une des figures les plus personnelles, les plus originales, les moins coulées dans le moule commun, que j’aie jamais connues. Une conviction était chez lui une forteresse ; rien ne pouvait l’en faire sortir, ni respect humain, ni discipline de parti, ni appréhension de conséquences. »