Fin de vie (notes et souvenirs)/Chapitre XVIII

Imprimerie Julien Lecerf (p. 86-90).

XVIII


Ces réminiscences littéraires et philosophiques me rendent quelque peu honteux en me faisant toucher du doigt ma vieille et sotte sauvagerie, car je restai caché au Tot jusqu’à l’âge de quarante-quatre ans,

Ne connaissant personne, inconnu, seul, tranquille, ma voix humble, à l’écart, modulait des concerts.

Dans mes rares (trop rares) apparitions à Paris, toutes relations nouvelles étaient écartées, même les plus illustres. Je refusai d’accompagner Michelet et Dumesnil chez Hugo et chez Lamartine, non pas par irrévérence, certes, mais par un pressentiment du rôle ridicule qu’il me faudrait jouer auprès de ces dieux, trop flamboyants pour mes petits yeux. Je me contentai de Béranger, plus simple et plus abordable, plus à ma portée. J’avais une perception très nette de mon insuffisance, de mon ignorance, et aussi de mon inguérissable timidité, ce qui me faisait croire ma présence impossible en de tels milieux.

Vu ma pauvre et infime complexion, ça n’était peut-être pas si déraisonnable. Je me le disais ces jours-ci, en lisant la correspondance de Flaubert ; j’eusse été dans ce monde écrasé à n’en jamais revenir. La plupart de ceux qui en faisaient partie avaient su, par le travail et par l’étude, centupler leurs forces natives ; ils avaient fortifié même leurs idées fausses ; dans mon état inculte, leurs grands airs m’eussent, du premier coup, anéanti… Je fis bien de demeurer au gîte.

J’avoue que, d’ailleurs, ces jours derniers, une grande pitié me prenait de Flaubert, en le voyant, lui, si malade, si névrosé, quitter sa solitude de Croisset pour aller de temps en temps se détraquer dans le monde fou et faux de nos lettrés contemporains. Il s’y enfonça, dans son amour insensé du style, jusqu’à en devenir maniaque. Et George Sand plus d’une fois le lui reprocha.

Flaubert fut de ceux qui croient que les mots patiemment arrangés suffisent au style. Le style n’a-t-il pas plutôt sa source dans une émotion sincère ? Motus animi continuus ? C’est un mot de Cicéron que rappelait quelquefois Michelet… Et voilà comment, lui, ce brave Flaubert, de tempérament si large, si ouvert, si plein d’inspirations généreuses, il en était venu à ces étroitesses artistiques.

Ses admirations pour des médiocrités, son inintelligence d’hommes tels que Proudhon, — même en ne considérant celui-ci que comme écrivain — son dédain des sciences positives, ses yeux fermés à tant de grandeur, sa méconnaissance native et bourgeoise de la valeur, de la moralité des simples, regardés par lui des hauteurs de son lyrisme, ses compromissions catholiques, impérialistes, etc., le fla-fla funambulesque, l’orgueil introduit comme un corps étranger dans son âme candide et loyale, voilà ce que lui valurent ses hantises avec la gent littéraire.

Il n’y trouva que trop le châtiment. Ses colères d’enfant contre le chansonnier populaire font sourire.

Il est certainement permis de ne pas faire un dieu de Béranger, et l’on ne pourrait, sans ridicule, prolonger aujourd’hui les éloges excessifs que partout on répétait il y a cinquante ans.

Mais ne doit-on pas, tout au moins, reconnaître qu’il fut un poète parfois très heureusement inspiré ? Ne pas oublier, surtout aujourd’hui, les chansons de Jacques, de Jeanne la Rousse, du Vieux Vagabond.

Alfred de Musset, un jour qu’on dépréciait le chansonnier devant lui, se mit à réciter quelques-uns de ses couplets, celui-ci entre autres :

En vain faut-il qu’on me traduise Homère,
Oui, je fus grec, Pythagore a raison.
Sous Périclès, j’eus Athènes pour mère,
Je visitai Socrate en sa prison.
De Phidias j’encensai les merveilles,
De l’Illinus j’ai vu tes bords fleuris.
J’ai sur l’Hymette éveillé les abeilles.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Je donnerais, s’écria Musset, un doigt de ma main pour avoir fait ce vers-là.

Il y eut d’ailleurs en Béranger un côté que ne connut pas Flaubert ; il y eut le causeur judicieux, amusant, réconfortant, et, par-dessus tout, l’homme de sens pratique. Sa réputation de poète faite (et si l’on veut surfaite), l’homme put, durant un quart de siècle, soutenir son extraordinaire popularité par le charme de ses entretiens, par ses souvenirs et ses conseils.

Personne n’avait observé plus malicieusement et plus humainement tout le personnel politique et littéraire de 1820 à 1850.