Fin de vie (notes et souvenirs)/Chapitre XVII

Imprimerie Julien Lecerf (p. 83-86).

XVII


Du côté Doury, on était, je crois, un peu criard et acariâtre (j’en retrouve en moi encore quelque chose) ; mais l’influence Doury fut tempérée dans notre sang par le calme parfait, la bonté courageuse et superbe de Marianne Thirel. Marianne Thirel, ma grand’mère, je ne l’ai pas connue, mais tout le Tot était encore plein de son souvenir lorsque nous y allâmes habiter en 1842. Il fallait entendre parler d’elle par catin seneur, la mère Pelletier.

J’avais eu aussi le témoignage de mon oncle Buron, qui avait épousé Marguerite Thirel, sœur de Marianne. J’avais le témoignage de ma mère, de mes tantes… La façon dont elle s’était préparée à défendre ses filles contre la bande de Duramé était dans la famille à l’état de légende.

Je n’ai pas connu ma grand’mère Marianne, mais j’ai connu Marguerite, sa sœur ; j’ai connu Jacques Doury, mon grand-père, que je vois encore, vêtu d’un carrick à trente-six collets, se chauffer à notre poêle de la rue Saint-Hilaire.

Je n’ai pas connu le grand-père Noel, mort l’année de ma naissance (1816), mais j’ai connu Catherine Leborgne, sa femme, ma grand’mère, une toute petite bonne femme, un peu courbée, mais alerte encore à quatre-vingt-quatre ans, après avoir gaillardement mis au monde et très honnêtement élevé dix filles et deux garçons.

Du côté de ma femme, je ne remonte pas plus haut que sa grand’mère, née Véronique Petit, un vrai type de paysanne dix-huitième siècle.

On ne sait plus combien nos vieux paysans avaient su, malgré tout, conserver l’indépendance d’esprit et de parole (entre eux, du moins), et sachant y mêler bon sens et bon cœur.

Deux ou trois mille articles qu’en un demi-siècle j’ai disséminés dans quarante journaux ne seront jamais relus par personne ; je ne les relirai pas moi-même ; mais qui aurait la patience d’y jeter les yeux reconnaîtrait certainement que le peu qu’ils peuvent avoir d’originalité doit être attribué au souvenir de tout cet entourage de famille.

De tous les journaux auxquels j’ai collaboré, aucun ne m’a laissé de plus chers souvenirs que le Magasin pittoresque.

Aussi est-ce avec un vrai plaisir que j’en ai conservé les traces.

Le 30 décembre 1868, M. Charton m’écrivait :


Versailles, 31, rue Saint-Martin,
30 décembre 1868.

Monsieur,

J’ai pensé souvent à vous. J’ai été tenté bien des fois de vous écrire, de vous exprimer ma sympathie pour vos travaux et d’oser vous demander de m’aider dans mon humble tâche de maître d’école (qu’est-ce autre chose, ce pauvre Magasin, qu’une école ?)…


Cette proposition était un honneur ; c’était une petite augmentation de ressources. Nous étions alors en grande pauvreté. Mon traitement de journaliste à Rouen n’était, par an, que de 1,800 francs, et nous devions avec cela vivre et faire figure à cinq.

Je m’empressai d’accepter. Plus les hommes ont de valeur morale, plus les rapports avec eux sont excellents et féconds ; je l’ai éprouvé avec M. Charton, et plus tard avec M. Littré.

Après dix ans de bons rapports et de collaboration suivie, en 1879, je dus certainement à M. Charton d’être nommé bibliothécaire. Ses recommandations spontanées et pressantes auprès de M. Barabé, alors maire de Rouen, et qu’il rencontra dans une ville d’eaux, préparèrent, à mon insu, ce résultat.

Quelques années après l’entrée en relations avec M. Charton, M. Littré, qui dirigeait la Revue de philosophie positive, où je publiai les Mémoires d’un imbécile, en écrivit la préface.

Mes bons rapports avec ces hommes excellents ont duré jusqu’à la fin de leur vie.

Je garde bon souvenir aussi du Journal de la ferme (Joigneaux) ; de la Vie à la campagne (dirigée par G. de Cherville) ; de l’Opinion nationale, où parut, après les Lettres rustiques, la Lettre sur les cotonniers (1863), qui fit saisir le journal.

Bon souvenir aussi de l’Évènement, dirigé par Vacquerie et Paul Meurice, où je publiai le Molière en feuilleton, et où Dumesnil publia son Bernard Palissy.