Fin de vie (notes et souvenirs)/Chapitre X

Imprimerie Julien Lecerf (p. 52-57).

X


Vis-à-vis de notre demeure se trouvait l’auberge de Saint-Christophe, dirigée par un de ces vieillards, M. Lecouvreur ; celui-là, tout à fait homme de l’ancien régime : il portait encore la queue, et cette queue était pour moi un véritable monument historique ; il avait trois filles, dont deux fort jolies : Rose et Caroline, couturières l’une et l’autre, et puis il y avait Paméla, petite Cendrillon volontaire que ses goûts retenaient à la cuisine avec sa mère.

Ces trois aimables et accortes personnes chantaient toute la journée et m’apprenaient leurs chansons :


Fleuve du Tage…


ou bien


Dans un beau château d’Andalousie…


et autres romances niaises.

C’était idiot ; mais les chanteuses, avec leurs seize et dix-huit ans, avaient tant de grâce, tant de gaîté et des voix si touchantes, que, ma foi, je trouvais le tout à mon gré, et qu’un grand garçon qui venait quelquefois était absolument de mon avis.

Il lui arrivait même de chanter avec ces demoiselles.

La mère Lecouvreur avait eu un premier mari appelé Chastel ; de ce premier mariage était né le poète Chastel, ami du jeune peintre Court, qui fut, vers ce temps-là, prix de Rome. Il avait été aussi l’ami de Pouchet.

Chastel lisait ses vers à mon père ; il avait pensé d’abord à se faire acteur, était entré au Conservatoire et avait tenté un début au Théâtre-des-Arts, dans le rôle de Tartufe. Son émotion avait été telle qu’il s’était enfui dès le premier vers, en offrant son mouchoir à Dorine.

Peu de temps après cette aventure, il tomba malade et mourut de la poitrine ; soigné par ses sœurs, je le voyais avec épouvante s’aider dans sa chambre d’un bâton pour faire quatre pas.

J’allais aussi quelquefois écouter les histoires du perruquier Desjardins. Ce perruquier, causeur et bel esprit, avait aussi une grosse fille d’une vingtaine d’années qui babillait comme son père, en faisant de la dentelle au métier. Je la regardais avec ravissement manier ses fuseaux, et que n’aurais-je pas donné pour faire aussi de la dentelle !

Parmi les vieux du quartier, il y en avait un dont le fils était ami de mon père. Le père et le fils faisaient des bas au métier, ce qui était pour moi un autre objet de très attentive curiosité. Ce très honnête vieillard, grand, un peu voûté comme presque tous les bas-d’estamiers, m’étonnait par sa vie silencieuse, par je ne sais quoi de terrifié. Mon père et son fils quelquefois parlaient devant lui des évènements du jour ; le pauvre homme, aussitôt, disparaissait, désapprouvant visiblement toute opinion politique. Du moins, il en désapprouvait l’expression.

Mon père m’a parlé d’un autre bonhomme qui regardait partout autour de lui, avec inquiétude, pour vous dire, très bas : « Bonjour, Monsieur, comment vous portez-vous ? »

Ces bonnes gens m’apparaissent aujourd’hui comme des personnages particuliers à ce temps-là, et que ni l’histoire, ni le roman, ni le théâtre n’ont, je crois, jamais peints.

Devant le père Germain — c’était son nom — si l’on faisait allusion au roi régnant Louis XVIII ou à Bonaparte, si l’on parlait des batailles de la République ou de l’Empire, si l’on s’entre-communiquait à voix basse, mystérieusement, quelque nouvelle du prisonnier de Sainte-Hélène, on voyait frissonner le pauvre vieux, comme si déjà sa tête était menacée.

Mais ce que je me rappelle surtout du père et du fils Germain, c’est leur jardin. Passionnés de culture florale, ils n’avaient malheureusement qu’une cour sombre, humide et glaciale, que jamais n’égayait le soleil. C’est de cette cour qu’ils avaient fait leur jardin. J’y voyais les plantes s’allonger, s’étioler, prendre un aspect absolument différent des mêmes plantes cultivées chez nous en plein air. Un genêt d’Espagne me navrait par ses attitudes ; il avait perdu la faculté de fleurir ; visiblement, il ne pouvait vivre longtemps ; en le voyant ainsi languir, je pensais au fils Chastel.

Je commençai ainsi de comprendre combien les plantes peuvent être modifiées par le changement de milieu. Je fis, dans mon propre jardin, des essais, qui me démontrèrent mieux encore à quel point la vie végétale est malléable.

Lorsque, vers cette époque, il fut question devant moi des aperçus de Lamark sur le transformisme, lorsque je lus dans Buffon, à l’article pigeon, que les animaux, eux aussi, sont à volonté modifiables, je me rappelai cette influence modificatrice du milieu observée dans le jardin de MM. Germain.

Voilà les souvenirs qui, ce matin, me revenaient, pendant que j’étais près du feu, assis sur ma chaise, immobile et silencieux, comme les vieillards de mon enfance, il y a soixante-dix ans.

Le Temps publiait ces jours derniers l’histoire d’un très pauvre diable, honnête et doux, serviable, irréprochable de conduite, qui, plusieurs fois, s’est vu mettre en prison pour vagabondage ; qui, étant soldat, s’est fait condamner comme déserteur, parce que de temps en temps il est pris du besoin irrésistible, aveugle, de s’en aller, marchant droit devant lui, infatigablement ; il fait en moyenne, dans ses crises, soixante-dix kilomètres par jour. Il a visité ainsi l’Europe entière, surtout le Nord, qui l’attire particulièrement.

Ces crises de voyage ne peuvent être arrêtées par rien. Sur le point d’épouser une femme qu’il aime, le voilà pris un peu avant le mariage ; il disparaît, s’en va de ville en ville ; après quelques mois, il se réveille et revient au pays, honteux de son escapade.

Marié et père de famille excellent, il n’en est pas moins emporté par ses crises de juif errant : femme, enfants, laissés à l’abandon…

Il me prenait, en lisant, grand’pitié de ce malheureux.

J’ai, moi aussi, mes crises, non de voyage, mais crises d’écriture. Et me voilà dans une de ces crises qui auront été une des misères de ma vie. Mais ne sommes-nous pas tous des juifs errants poussés par un démon intérieur ?

Écris donc, pauvre démoniaque, écris…

Peut-être te réveilleras-tu demain honteux de tes fantasques barbouillages ; mais il faut écrire, écrire, il faut aller, aller…