Filles et garçons/La Pêche

Hachette (p. 40-43).


LA PÊCHE



Jean s’en est allé de bon matin avec sa sœur Jeanne, une gaule sur l’épaule, un panier sous le bras. L’école est fermée, les écoliers sont en vacances ; c’est pourquoi Jean s’en va tous les jours avec sa sœur Jeanne, une gaule sur l’épaule, un panier sous le bras, le long de la rivière. Jean est Tourangeau, Jeanne est Tourangelle. La rivière est tourangelle aussi. Elle coule claire sous les saules argentés. Un ciel humide et doux la regarde couler. Le matin et le soir, de blanches vapeurs se traînent sur l’herbe de ses berges. Mais Jean et Jeanne n’aiment la rivière ni pour les verts feuillages de ses berges, ni pour ses eaux pures où le ciel se mire. Ils l’aiment pour le poisson qui est dedans. Ils s’arrêtent à l’endroit le plus poissonneux, Jeanne s’assied sous un saule étêté. Ayant posé ses paniers à terre, Jean déroule sa ligne. Elle est simple : une gaule, avec un fil et une épingle recourbée au bout du fil. Jean a fourni la gaule, Jeanne a donné le fil et l’épingle ; aussi la ligne est-elle

commune au frère et à la sœur. Chacun la voudrait tout entière, et ce simple engin, qui ne devait nuire qu’au poisson, a soulevé des querelles domestiques et fait pleuvoir des horions sur la paisible berge. Le frère et la sœur ont lutté pour le libre usage de la ligne. Le bras de Jean est devenu noir d’avoir été pincé et la joue de Jeanne s’est empourprée sous les soufflets sonores. Et quand ils furent las de pinçons et de gifles, Jean et Jeanne consentirent à partager de bon gré ce que ni l’un ni l’autre n’avaient pu saisir par la force. Ils convinrent que la ligne passerait alternativement des mains du frère à celles de la sœur après chaque poisson pris.



C’est Jean qui commence. L’on ne sait quand il aura fini. Il ne viole pas ouvertement le traité, il en détruit l’effet par un abus coupable. Pour n’avoir pas à céder la ligne à sa sœur, il se refuse à prendre le poisson qui s’offre, qui mord à l’hameçon et qui fait plonger le bouchon.

Jean est rusé : Jeanne est patiente. Depuis six heures elle attend. Cette fois pourtant elle semble lasse de sa longue inertie. Elle bâille, s’étire, se couche à l’ombre du saule et ferme les yeux. Jean l’épie du coin de l’œil et croit qu’elle dort. Le bouchon plonge. Il tire vivement le fil au bout duquel brille un éclair d’argent. Un goujon s’est pris à l’épingle.

« Ah ! c’est à moi, maintenant », s’écrie une voix derrière lui.

Et Jeanne saisit la ligne.