Feuerbach - Qu'est-ce que la Religion ?/Réponse à un théologien

Traduction par Hermann Ewerbeck.
Ladrange, Garnier frères (p. 50-63).

RÉPONSE
À UN THÉOLOGIEN.

— LOUIS FEUERBACH (1842) —




M. J. Muller vient de publier une Réfutation dans les Études et Critiques théologiques (Hambourg, 1842, 1er cahier). Cet écrivain a critiqué mon Essence du Christianisme, du point de vue théologique ; il l’a lue en bon théologien, sans réfléchir, et comme s’il eût rêvé ; jamais les théologiens ne pourront faire autrement. Il doit, en effet, repousser ce que j’appelle évidence, démonstration, vérité, nécessité logique, il doit qualifier tout ceci d’hypothèse, de fiction, de charlatanisme dialectique. Il doit se détourner de ce qu’il y a d’essentiel, en appuyant avec beaucoup de bruit sur des choses secondaires ; il doit même me reprocher assez impertinemment mon ignorance, mon immoralité, mon matérialisme. En agissant ainsi, ce théologien reste parfaitement dans son rôle, et je ne m’étonne point quand il me donne les beaux titres de blasphémateur, ou d’homme astucieux et frivole. Je vais répondre, non à M. J. Muller (ce serait très superflu), mais à la théologie en général.

Et d’abord, il me reproche de développer dans ma préface une philosophie subjective qui manque d’objet. J’avais dit : « Les objets réels, étant objets à l’homme, sont précisément à cause de cela des manifestations de l’être humain. » D’où M. J. Muller s’empresse d’induire que l’homme, pour puiser dans les objets la conscience de lui-même, a besoin de s’en faire une représentation illusoire. M. J. Muller se trompe ; les objets observés et reconnus par l’homme sont bien autant de miroirs dans lesquels se reflète l’être humain, mais ils ne sont point pour cela des entités non-réelles, et la connaissance que nous en avons n’est point purement subjective. Un exemple : Paul est minéralogiste, il a embrassé la minéralogie de toute son intelligence et de toute son âme, il ne vit que pour elle ; eh bien ! si vous ne le savez pas, vous ne savez pas non plus qui est Paul ? Or, l’enthousiasme scientifique de Paul pour la minéralogie, pour la pierre morte, est, ce me semble bien, une manifestation essentielle de l’être humain, de sorte que l’être humain en étudiant la minéralogie s’y reconnaît comme être minéralogique : mais en conclure que la minéralogie ne mérite que d’être appelée une illusion, ce serait une singulière erreur.

Ma préface, née de l’analyse que j’avais fait subir à la religion, contient la phrase suivante : « Il faut rigoureusement distinguer, quand nous parlons des choses réelles, entre la conscience et la conscience du moi, mais quand il s’agit de l’objet de la religion, les deux consciences ne font qu’une. » Cette phrase est un résultat du livre même, et je ne sais pas trop pourquoi M. J. Muller la qualifie d’axiome prématuré et anticipé ; peut-être s’y est-il laissé prendre parce qu’il l’a lue à la tête de mon livre et non à sa fin… ?

Il me reproche d’innombrables exagérations, entre autres d’avoir dit dans ma préface : « La religion ignore ses anthropomorphismes, ceux qu’elle contient ne le sont point à ses yeux. » et il veut me réfuter en disant : L’auteur, quand il lit que le Christ appelle la terre l’escabeau des pieds de Dieu, voudrait-il par hasard en conclure que le Christ et les apôtres auraient représenté Dieu sous une forme humaine ? » Mon critique ne pense qu’à sa théologie, mais il se trompe de me croire aussi théologien que lui, et je le prie de voir dans mon livre une tendance un peu plus élevée, plus générale, une tendance philosophique. Certes, j’ai été assez souvent obligé de diriger ma polémique contre les descriptions si mesquines que la théologie donne de son Dieu, mais je ne l’ai fait qu’en passant. Un homme peut même perdre ses pieds et ses mains, sans cesser d’être homme, et j’avoue franchement d’avoir plutôt pensé, en écrivant la phrase qui le choque si inopinément, à la conscience du moi, à la mémoire, à la raison, à l’âme, a la volonté de son Dieu, qu’à ses pieds et à son escabeau. M. J. Muller prouve malgré lui par cette objection théologique l’immense supériorité du point de vue philosophique ; sa théologie ne s’élève pas même, à ce qu’il paraît, au-dessus de l’escabeau de Dieu…

Il substitue, en outre, le mot théologie au mot religion, et il me fait dire des choses erronées ; pour moi, j’ai insisté très souvent sur la différence qu’il y a entre l’une et l’autre. La religion est une aliénation non spontanée, involontaire, que l’être humain fait de lui-même, tandis que la théologie en est l’aliénation volontaire, préméditée, réfléchie et raffinée ; inutile de lui répéter ici ce que j’entends par aliénation. — Il attaque le passage « Plus les hommes ont nié et renié ce qui appartient à leur nature, plus leur Dieu s’en est revêtu, » en disant avec ironie : « L’auteur aurait bien fait de démontrer ici le spiritualisme religieux des païens, qui, d’après cette thèse, aura été très pur, parce que leurs mœurs ne l’étaient point. » À ceci je réponds : Les anciens chrétiens qui menaient une vie parfaitement ascétique, avaient des idées religieuses peu idéalistes, ils parlaient d’une résurrection charnelle, d’un Dieu charnel, et ce n’est que beaucoup plus tard que ces idées se purifiaient, se spiritualisaient, lorsque la négation ascétique de la vie réelle avait cessé de régner ; un réalisme raisonnable dans la vie se reflète nécessairement en idéalisme raisonnable dans l’esprit ; tandis qu’un idéalisme outré, un spiritualisme déraisonnable dans la vie, devient un réalisme outré, un matérialisme déraisonnable dans l’esprit. Ainsi, le Nouveau-Testament remplace le Jehova des Hébreux par tout ce qu’il y a de plus réel pour l’idée humaine, par un Père, un Fils et une Mère ; les adorateurs de Jehova étaient en même temps beaucoup moins spiritualistes dans la vie que les adorateurs de la Trinité. Comparez-y aussi l’Islam, bref, toutes les religions qui se disent révélées. — M. J. Muller s’étonne de voir le mystère de la nature en Dieu rangé dans mon livre parmi les autres mystères de la théologie spéculative, et s’écrie « Voulez-vous rendre le christianisme responsable de toutes les extravagances spéculatives et théosophiques nées sur son terrain historique, alors vous ferez bien de lui imputer aussi les doctrines de M. L. Feuerbach. » Je prie mon interlocuteur de me montrer un passage où j’aurais fait un reproche au christianisme du Logos, qui signifie la force divine de la parole, ou du Christ qui signifie la force divine du cœur ; un passage où j’aurais imputé au christianisme la nature en Dieu ? Il n’en trouvera aucun. Et quand il m’attaque à propos de mon matérialisme effroyable et scandaleux qui, selon lui, s’exprime dans ce que j’ai dit à la fin du livre sur la sainte Cène, sur manger et boire comme étant un acte vital divinisé par le christianisme, je prends la liberté de lui dire que cette opinion n’appartient point à moi, mais qu’elle est bien la base d’un dogme qui appelle ouvertement manger et boire les deux manières par lesquelles le croyant doit s’approprier l’objet sacré. — M. Muller s’écrie « Ah ! que dirons-nous de cette méthode dialectique qui dissèque le christianisme et le définit comme un composé de supranaturalisme, d’égoïsme, d’arrogance, etc » Eh bien ! prouvez-moi le contraire, prouvez-moi que le miracle ne soit pas un désir supranaturaliste réalisé, que la Résurrection ne soit pas le désir surnaturellement réalisé de l’existence individuelle après la mort, que la toute-puissance de la bonté de Dieu ne soit pas la toute-puissance du cœur humain si affectueux, si généreux, que le Ciel ne soit pas le désir surnaturellement réalisé d’un éternel bonheur humain, etc., etc. — Comment M. Muller a-t-il pu rejeter, comme anti-chrétienne, la doctrine du Dieu martyrisé et mourant ? Ne voit-il donc pas que sans elle, c’est-à-dire quand on n’entend pas réellement mais allégoriquement la passion de Dieu, il n’y a plus d’Incarnation réelle ? voudra-t-il en faire une froide et vide phrase ? Mais elle agit toujours ainsi, cette théologie ce qui a été affirmé par l’âme religieuse, est bientôt après nié par la réflexion théologique.

Le point culminant de mon livre, au point de vue philosophique, c’est la déduction de la Trinité, d’un Dieu aimant ; j’y ai démontré (voyez aussi mon écrit sur sur Leibnitz) que l’idée de l’existence objectivement réelle se rallie infailliblement à l’idée de la nécessité et du besoin. Le christianisme est né du cœur, en tant qu’il est né du désir vraiment sublime (ou divin) de l’homme de faire du bien à ses semblables et de souffrir pour eux. — M. Muller admire même mon enthousiasme dans certains passages, et il n’y voit qu’un effet victorieux du christianisme que j’aurais subi malgré moi. Je le prie de remarquer que l’enthousiasme est chez moi toujours vrai, naturel, spontané, mais je le fais toujours surveiller par mon intelligence. Je déteste la méthode qui critique le christianisme d’une façon illogique et avec fanatisme. Je distingue dans le christianisme deux grands éléments : l’élément universel, humain on humanitaire, c’est l’amour, la fraternité, et l’élément individuel ou individualiste, égoïste, antihumain ou théologique, c’est la foi opposée à l’amour, c’est l’abstrait si faux et délétère du moi humain, c’est une ombre vide et vaine que la théologie nous veut faire passer pour le vrai Être, le vrai moi humain. Ainsi, je ne fais point valoir la Sainte-Vierge comme figure théologique, mais comme l’image de la femme humaine je ne réhabilite point le Logos des théologiens, mais comme l’image de la parole humaine. Quant aux illusions théologiques, je ne fais que les combattre sans exception ; quant à leur sens anthropologique, je le rétablis partout et toujours. Je ne suis ni antichrétien ni athée dans l’acception vulgaire de ces mots. M. Muller me reproche (page 204) d’avoir défini l’égoïsme comme la seule base du christianisme ; c’est encore une erreur de sa part, la théologie comprend toujours mal.

M. Muller me reproche de l’injustice à l’égard de la tendance de l’homme d’être heureux ; il dit (page 206) : « L’auteur nous apprend que l’homme dans la religion s’objective son propre moi, son être subjectif, en l’élevant à l’absolu, elle est donc de l’égoïsme ». M. Muller devait savoir que la religion et un égoïsme ne peuvent pas signifier, dans ma bouche, autre chose que l’égoïsme irrationnel pris comme opposé à l’égoïsme rationnel, qui est la fraternité. Plus vous vous distinguez de votre Dieu, plus il va se présenter à vos yeux comme un être égoïste, jaloux, exclusif, inaccessible.

M. Muller me reproche d’ignorer les distinctions catholiques, luthériennes et calvinistes dans le dogme de la sainte Cène ; comme si je n’avais pas cité saint Bernard, Ambroise, Pierre le Lombard, Metzger (Théolog. schol.), le livre de la concorde, J. Fr. Buddéus, Melanchthon, Frischlin. Je me suis suffisamment occupé de cette matière, qui doit sans doute être rangée parmi les plus ennuyeuses que l’esprit humain ait jamais élaborées.

M. Muller me cherche querelle à propos de ce que j’ai dit sur les miracles mais je ne sais réellement pas pourquoi il n’en donne pas une meilleure interprétation que la mienne ? J’ai dit Le miracle est la négation de la loi naturelle et nécessaire il s’ensuit que saint Augustin, qui comme presque toute l’antiquité se trouve dans h plus grande ignorance à l’égard de la nature, a dû confondre la nature avec le miracle, et c’est ce qu’où voit dans sa Cité de Dieu, où le miracle est devenu naturel et la nature miraculeuse. Comment la théologie aurait-elle une idée tant soit peu rationnelle sur la nature[1] ? Si elle en avait, elle cesserait sur le champ d’être théologie. Du reste, l’extérieur du miracle, le miracle réellement accompli n’est point nécessaire pour prouver la toute-puissance si arbitraire, si capricieuse de Dieu : il suffit pour cela d’avoir la conviction ; ou comme l’exprime fort bien Aurèle Augustin (Civ. Dei, I, 21, 7) : Non ob aliud vocatur Omnipotens, misi quoniam quid quid vult potest. Niez l’essence du miracle, et vous niez celle de la religion en général.

M. Muller se trouve considérablement scandalisé par mon interprétation de la providence. J’avais dit : là où le miracle n’est plus admis, il n’y a plus de providence. M. Muller aurait dû voir que j’y parle de la providence religieuse et non de la providence naturelle ; celle-ci s’occupe de toutes les créatures, des lys comme des oiseaux, des hommes comme des poissons, elle n’est point autre chose que la nature personnifiée en être surnaturel. Le lys d’aujourd’hui se fanera demain, l’oiseau qui chante aujourd’hui se taira demain à jamais, voilà la providence naturelle, c’est-à-dire le mouvement de flux et de reflux qui est la nature. La providence religieuse, au contraire, s’empare de l’homme et l’enlève à ce flux et reflux, elle change en poésie la prose vulgaire de la nature et du bon sens, pour donner la préférence à l’homme ; jamais cette providence ne fera des miracles pour des animaux.

Mes lecteurs seront étonnés, en outre, quand je leur dirai que le théologien Muller nie l’identité entre miracle et providence ; tout comme s’il n’avait jamais lu le Nouveau et l’Ancien Testament. Dans l’un et dans l’autre les preuves principales dont la foi s’entoure sont des miracles, l’incarnation, la résurrection de Dieu le fils, etc. La providence naturelle se trouve sans doute, elle aussi, dans le christianisme, mais sans en être un élément essentiel et caractéristique, un élément chrétien, et ce fameux naturalisme religieux dont font foi certains professeurs de zoologie, botanique et géologie, n’est point quelque chose de spécialement chrétien. — Dans mon explication de la Sainte-Cène, M. Muller trouve beaucoup de perfidie, dit-il ; mais qu’il me permette de lui rendre ce reproche qu’il mérite largement parce qu’il m’oppose savamment une citation qui se trouve déjà sous mon texte : tantum abest, etc., passage fort connu de Cléricus (Commentaire de L’A. T.) ; M. Muller oublie ce que j’ai répété à plusieurs reprises dans mon livre : le mosaïsme dans l’époque païenne signifie ce que le christianisme signifie plus tard, et se trouve en opposition directe avec le paganisme esthétique et idolâtre : le mosaïsme de cette époque antérieure au christianisme est essentiellement égoïste et théologique. Tout ce que M. Muller dit contre ma thèse de la tendance anti-cosmique, anti-mondaine, contre nature et surnaturelle du christianisme, ne la renverse point, et il aurait mieux fait de relever la seule contradiction qui existe dans mon livre c’est de n’avoir développé que l’accord de cette tendance primitive avec l’essence du christianisme sans avoir fait ressortir aussi le côté du désaccord. Il est constaté que l’essence de la religion, l’essence de Dieu, se compose de deux abstractions, qui sont l’être abstraitement idéalisé du monde ou de la nature, et l’être abstraitement idéalisé de l’homme, par conséquent le développement du christianisme se fera en ce que l’essence de la religion, opposée d’abord à l’homme, se réalise peu à peu, se mettant d’accord avec l’essence de l’homme voilà pourquoi mon livre a la particularité de voir affirmées les vérités qu’il contient par les attaques théologiques mêmes. Car enfin, quel reproche fait la théologie à mon interprétation dialectique ? Est-ce pour avoir prouvé que l’essence de Dieu est l’essence de l’homme ? Non, ce n’est point là le motif, car la théologie est depuis longtemps devenue de la christologie, et la christologie n’est point autre chose que de l’anthropologie religieusement révélée c’est la doctrine de l’homme encadrée dans la doctrine de Dieu. Le motif des attaques théologiques contre mon ouvrage est plutôt dans mon argumentation sur la signification primitive de telle ou telle manifestation chrétienne par exemple, je dis du célibat (volontaire et spontané, bien entendu) qui naît d’un amour enthousiaste et mystique de Dieu, qu’il est parfaitement en harmonie avec l’essence de la religion chrétienne. Là-dessus nos chrétiens modernes crient anathème contre moi ; ils aiment le mariage, voire même la polygamie successive, et ils ont pourtant la singulière prétention d’être de bons chrétiens. Pour sortir de cette difficulté, ils m’appellent un hérésiarque qui a l’impertinence d’enseigner que le célibat volontaire est le mystère du vrai christianisme ésotérique. Eh bien ! soit ; car l’essence du christianisme, dont je dis moi-même qu’elle est l’essence humaine, ne saurait se trouver en opposition avec les sentiments et la chair ; or, une religion qui sanctifie l’amour sexuel a évidemment une origine humaine et il serait folie de l’appeler religion révélée, c’est-à-dire extramondaine, surhumaine. L’homme pour suivre ses besoins naturels, et même pour les purifier ou spiritualiser à l’aide de l’esthétique, de la morale et de la politique, n’a assurément point réclamer le secours de Dieu ; ce sont des matérialistes supranaturalistes, des matérialistes en fait de logique et de science naturelle, qui osent dire que l’homme est dépourvu d’intelligence et de cœur, et qu’il ne peut par conséquent parvenir, par sa propre énergie, à se dompter en se moralisant et s’instruisant. Je n’ai pas voulu discuter dans mon livre ce christianisme des modernes, qui certes n’en vaut point la peine…

M. Muller s’écrie « L’auteur puise surtout dans quelques mystiques du moyen-âge, et érige en dogme chrétien chaque effervescence mystique de Bernard et de Pseudobernard. » M. Muller ne sait donc pas que les deux grands noms qu’il vient de citer sont chers même aux réformateurs du XVIe siècle ? Il ne sait donc pas que Salvien, Tertullien, Jérôme, Cyprien, Aurèle Augustin, Origène, Cément d’Alexandrie, Jean de Damasque, Jean Chrysostôme, Ambroise, Grégoire de Nazianze, Minuce Félix, que j’ai cités, sont antérieurs au moyen-âge ? Il ne sait donc pas qu’il faut souvent alléguer Pierre le Lombard à cause de son recueil scrupuleux des décisions personnelles des pères d’église ? Est-ce par hasard que M. Muller aurait mieux aimé de voir une longue file de citations dites dogmatiques, ces trop fameuses descriptions des fonctions du Christ, de la gloire divine, des institutions de Dieu et d’autres objets de la même valeur ? Ne sait-il donc pas que Dieu dans les écrits dogmatisants de ce genre-là est un être mesquinement humain, empiriquement humain, tandis qu’il est un être profondément, richement humain dans les écrits mystiques ?

Le vrai mysticisme est toujours sublime et sincère ; il raye impitoyablement la personnalité divine, mais aussi la personnalité humaine ; il volatilise, il sublime, il dissout l’homme dans son essence. La vraie doctrine mystique n’est point anthropomorphiste comme la dogmatique ; la mystique c’est de l’enthousiasme tout pur, la doctrine dogmatique c’est du pédantisme tout pur.

Rien de plus facile que de renverser la dogmatique, mais la mystique résiste elle est l’énigme psychologique dans la religion et parfaitement digne d’être un objet de la philosophie. La mystique est bien difficile à interpréter ; là où elle traite, non de matières morales ou pratiques, mais des matières théologiques ou spéculatives, elle est infiniment plus profonde, plus grandiose, plus brillante d’esprit et d’intelligence que la Bible. Et encore saint Bernard ne doit pas compter parmi les mystiques théoriques ou spéculatifs, mais seulement parmi les mystiques ascétiques ou pratiques.

M. Motter se plaint de mot en disant : « L’auteur ne voit que de l’hypocrisie dans notre théologie moderne. » Oui, j’y vois toute une hypocrisie organisée en système. J’appelle ainsi, non l’hypocrisie vulgaire (ma plume ne s’abaisserait jamais jusqu’à lui adresser la parole), mais cette autre manière qui vous donne, par exemple, du miracle une définition apparemment affirmative, mais tellement erronée qu’elle est négative au fond et qu’elle détruit le miracle ; cette hypocrisie scientifique n’a pas même connaissance de ce qu'elle fait. M. Muller dit : « L’auteur se détourne avec dédain de notre christianisme moderne. » Oui, en effet, avec le plus grand dédain, avec le plus juste mépris dont je sois capable, et je ne m’arrête, comme à un objet digne de la pensée et de l'histoire du genre humain, que seulement à trois formes du christianisme : à la forme antique des pères de l’église, rempli de force et de caractère ; à la forme du moyen-âge des mystiques remplis d’amour pur et enthousiaste ; enfin, à la forme protestante, ou plutôt à Luther tout seul, car celui-ci à l’honnenr d’être chrétien et homme à la fois, c’est le premier homme, c’est l’Adam du christianisme, tandis que les mystiques et les pères ne sont que des chrétiens et point des hommes. Avec cette troisième phase le christianisme s'en va, il ne reviendra plus. Dans le protestantisme le génie ne produit plus en religion, mais en science et en poésie.

M. Muller attaque ce que j’ai dit sur le mariage chrétien, et il fait cela d’une méthode parfaitement sophistique, c’est-à-dire théologique. J’avais expliqué, et constaté par beaucoup de citations, que le principe de la virginité et celui de la naissance surnaturelle étaient identiques et formaient la seule base du christianisme ; j’avais expliqué que le péché primitif n’était point autre chose que l’instinct sexuel[2]. Le mariage charnel est donc une œuvre du démon.

Saint Augustin dit, avec beaucoup de justesse, que si Ève n’eût pas mangé la pomme Infernale, tes hommes se seraient propagés sans éprouver le moindre instinct sexuel ; mais M. Muller croit être plus chrétien que saint Augustin et il m’oppose le mot de l’apôtre, que défendre le mariage serait une doctrine du démon. Certainement, ceux qui sont trop faibles de volonté morale pour pouvoir s’abstenir, doivent se marier, dit encore cet apôtre. Et Tertullien (Ad axor. 7, 3) dit très bien, en développant cet objet : « Il ne faut point désirer une chose seulement parce qu’elle n’a pas été défendue : elle est déjà défendue si une autre doit être préférée. » Est-ce que les paroles apostoliques que j’ai citées dans mon livre, expriment autre chose ? Tertullien est donc entièrement d’accord avec elles quand il dit : « Épouser vaut mieux, il est vrai, que d’être dévoré par le désir sexuel, mais encore mieux vaut ni épouser ni être dévoré par ce désir. » Est-ce clair ? L’idéal chrétien, c’est l’homme sans sexe.

Du reste, ce n’est point le christianisme qui a inventé la sainteté du mariage ; le judaïsme l’avait proclamée et le paganisme aussi ; en lisant certains livres on dirait vraiment qu’il n’y avait pas de mariage avant l’établissement du christianisme. Mais ce qu’il y a d’acquis désormais à la science, c’est que les chrétiens primitifs reconnurent le célibat volontaire comme le signe caractéristique, classique et sacro-saint du christianisme de là leur aversion contre l’idée d’une naissance naturelle, soit maritale soit bâtarde du Christ. Eo est dirigendus spiritus quo aliquando est iturus, dit même un théologien protestant : s’il est vrai que le chrétien doit se préparer ici-bas pour la vie angélique là-haut qui est sans sexe, il fera bien de supprimer le plus possible l’instinct sexuel déjà dans sa vie terrestre, lisez l’apôtre Paul. Et comme les mahométans espèrent de trouver un paradis où il n’y aura plus d’entraves aux jouissances matérielles, ils s’efforcent de s’y préparer dans cette vie, où l’instinct sexuel n’a rien de choquant pour eux. « Toute la vie d’un pieux chrétien est un saint désir, » dit Augustin. Les anciens mystiques étaient ravis de l’idée que leur âme serait après la mort toute seule avec Dieu ; mais ceci n’est point, ce me semble, du goût de notre théologie moderne, ni de M. Muller, ni de Doederlein (Instit. théol. christ.) qui avoue qu’il ne sera content que lorsqu’il aura retrouvé au ciel ses parents, ses enfants, ses amis, son épouse, et il ne voit aucune difficulté dans ce mot du Christ (Math. 22, 23 ) « Là-haut on ne se mariera plus, » car l’amitié des âmes, dit Doederlein, subsistera après la mort parfaitement bien sans l’instinct sexuel. Tout ceci est très populaire, très naïf, mais aussi très superficiel, très étroit et borné ; je passe donc outre.

Je ne me sers jamais d’un argument biblique qui n’existe pas ailleurs aussi, parce que les apôtres, selon moi, avaient bien autre chose à faire que d’élaborer soigneusement, et par voie méditative, l’essence de la religion ; ils avaient à lutter contre des absurdités juives et païennes sans nombre : même la circoncision était à leurs yeux une grave question, et ils sacrifiaient beaucoup de temps et de zèle à sa discussion.

M. Muller me reproche de trouver, à l’aide de ma dialectique, la contradiction entre amour et Dieu, déjà dans les trois mots Dieu c’est l’amour. J’ai développé, il est vrai, comment dans cette phrase Dieu signifie au fond encore quelque chose qui n’est point amour, mais Dieu en personne absolue, exclusive, jalouse, despotique, et qui venge avec une joie féroce tout crime de lèse-majesté divine. J’avais ajouté : « Les mots aimez vos ennemis signifient aimez vos ennemis personnels, mais jamais on n’aura voulu insinuer à un chrétien d’aimer les ennemis publics, communs à toute la chrétienté, les ennemis de son Dieu, les infidèles. » En tant que religion de la charité, le christianisme repousse les infamies et les cruautés que le fanatisme a exercées en l’honneur de la trinité chrétienne ; mais personne ne peut méconnaître que l’Évangile appuie tellement sur le mot foi, que le salut éternel, la grâce divine, l’amour divin, bref, tout doit être regardé comme dépendant de la foi (saint Jean, évang. 3, 16-18 ; 6, 40 ; II, Timothée. 2, 12). Cyprien exprime cela sommairement par cette formule : Qui Christum negat, a Christo negatur. Dans sa célèbre lettre au sénat de Venise, Mélanchthon dit : Scimus diabolum, cum sit hostis Christi, in hoc præcipue intentum fuisse ab initio, ut sereret impias opiniones ac obrueret gloriam Christi, et il ajoute : « Le démon excite ainsi les hommes curieux et méchants à pervertir, bouleverser les vrais dogmes chrétiens. » Et Cyprien (Epist., 73, XV) dit avec une admirable franchise : « Quant à ce que les Apôtres ont pensé à propos des hérétiques, nous trouvons que dans toutes les lettres apostoliques ils sont exécrés et détestés ; II, Timothée, 2, 17, l’apôtre dit que la parole hérétique est comparable à un cancer rampant ; il n’y a point de rémission de péchés possible de la part d’un cancer rampant (ut cancer serpit ad aures)… II, Corin. 6, 14, l’apôtre dit qu’il n’y a point de communauté entre la justice et l’injustice, entre la lumière et l’obscurité… et il dit que les hérétiques ne sont point de Dieu mais de l’esprit de l’antichrist, par conséquent ils ne peuvent point administrer les choses spirituelles et divines. Ainsi quand nous consultons pieusement, sincèrement l’autorité des évangélistes et la tradition des apôtres, nous verrons que les hérétiques ne méritent point la grâce ecclésiastique. » Voilà donc ce qui est constaté : les hérétiques sont antichrétiens, et un chrétien ne doit point se conduire chrétiennement, c’est-à-dire en frère, envers un antichrtétien, mais il doit se réconcilier avec un autre chrétien qui lui avait fait du mal : c’est le célèbre amour du prochain, c’est l’amour de l’ennemi personnel, mais nullement de l’ennemi principiel, public, général, qui est le paganisme ou l’hérésie. Calvin se prononce en conséquence de cette doctrine quand il dit n’avoir point persécuté le médecin Servète à cause d’offenses privées, et le doux Mélanchthon déclare : « Je crois que le sénat de Genève a bien agi… et je m’étonne de ceux qui lui reprochent d’avoir été trop dur. » M. Muller m’objecte la phrase de saint Luc d’où il veut absolument déduire le contraire de mon opinion il ne sait pas que cette phrase ne s’occupe que des samaritains contre lesquels les Douze avaient invoqué le feu dévorant d’Élie. M. Muller a l’insidieuse habitude d’omettre le terme moyen quand il m’objecte une de mes thèses, de sorte qu’elle n’est composée que de prémisse et de la conclusion dont le contact immédiat a quelque chose de très choquant pour les lecteurs, comme par exemple : « l’auteur dit que le christianisme affirme l’existence de Dieu, or Dieu c’est la non existence de l’univers, donc le christianisme nie l’univers ». M. Muller, en me faisant dire cette misérable phrase, ne s’aperçoit même pas qu’elle signifie : l’existence de la non-existence de l’univers prouve la non-existence de l’univers ; quel syllogisme ! M. Muller a trouvé bon d’y effacer le terme moyen qui est établi entre l’affirmation de Dieu et la négation de l’univers, c’est la toute-puissance de la volonté qui a tiré l’univers du néant et qui l’y rejettera quand les temps seront accomplis, pour en faire sortir encore un univers, mais d’une forme plus sublime. L’univers est donc un simple produit de la volonté, en d’autres termes il n’existe que par nécessité extérieure, et point par nécessité intérieure, cela veut dire qu’il ne jouit que d’une existence précaire et apparente, dépourvue de toute nécessité essentielle ; ce n’est qu’une ombre. Dire : le monde a été créé de rien, et dire qu’il a été créé par la volonté, est tout à fait identique, comme je l’ai démontré dans plusieurs de mes écrits.

Qu’il me soit finalement permis de relever une erreur étrange de M. Muller, la dernière dont je vais m’occuper cette foi : « Voyez, s’écrie-t-il avec amertume, voyez l’intelligence, elle seule, selon Feuerbach, n’est point égoïste, elle qui contemple avec un enthousiasme égal l’homme, cette image de Dieu, et l’insecte ; elle enfin qui voudrait tout savoir, excepté Dieu. » M. Muller n’a donc point lu mon explication sur le Dieu de l’intelligence on l’intelligence déifiée ; non l’intelligence de l’individu Jacques, de l’individu Charles etc., mais l’essence de l’intelligence. Je dis d’une puissance qu’elle a un Dieu quand elle déifie son essence à elle.

M. Muller aurait dû voir sur chaque page de mon livre, que ma philosophie regarde comme la plus haute, non l’intelligence scientifique de la zoologie ou de la botanique, mais l’intelligence sociale qui s’occupe d’études humanitaires. La nature c’est la base de la morale et de la philosophie, c’est le point de départ d’où sortira une autre vie de l’humanité, c’est la condition sans laquelle il n’y aurait jamais une réorganisation, c’est le seul contre-poison à l’aide duquel on pourra neutraliser le poison du mensonge surnaturel, le venin de l’illusion théologique. La nature toutefois n’est point le sommet, n’est point le plus sublime de tous tes principes, qui est l’union du moi et du toi, la société, et, comme la tête domine par sa place séparée et élevée sur le thorax et l’abdomen, de même la volonté, la raison, l’intelligence dominent sur l’instinct, le désir.





  1. L’archevêque dans la deuxième partie de Faust, de Goethe, s’écrie en faisant le signe de la croix : « Quoi vous osez parler de la nature, de l’esprit ? Ce n’est point ainsi qu’il est permis de parler à un chrétien, car l’esprit et la nature ont engendré un hermaphrodite satanique, le doute, qui se tient placé au milieu entre les deux… (Le traducteur.)
  2. Ceci résulte aussi de la tradition, soit chrétienne, soit juive. Dans le Talmud la séduction d'Ève par un serpent, possédé par Sammaël, le prince des démons, est décrite et interprétée tout au long, et non-seulement il s’en suit la perte du Paradis, mais aussi toute une génération de démons mâles et femelles, issue de l’amour d’Ève et du Sammaël, et un grand nombre des infirmités corporelles, intellectuelles et morales dont les deux sexes ont à souffrir ; ainsi, par exemple, dit le rabbin Akhiva, que les cataménies ne sont qu'un résultat de cet amour avec le roi des enfers. (Le traducteur.).