Feuerbach - Qu'est-ce que la Religion ?/L’essence du Christianisme. — Chap. IX

Traduction par Hermann Ewerbeck.
Ladrange, Garnier frères (p. 198-202).

Chapitre IX.

Le Mystère du Principe cosmogonique en Dieu.


La deuxième hypostase, Dieu qui se manifeste, ou comme l’exprimaient les anciens (Deus se dicit) qui parle et se prononce lui-même, est le principe créateur dans la Trinité ; en d’autres termes, Dieu le fils est l’être médiateur qui se tient au milieu entre l’être divin extramondain et l’être non-divin du monde. Un fils humain est identique avec son père, en ce sens qu’il a la même essence, tout en ayant une personnalité différente de celle de son père : et c’est précisément d’après cet original terrestre que la copie céleste a été formée.

Dieu le Fils est ainsi une entité mixte dans laquelle il y a un Être qui n’existe pas de lui-même et par lui-même, a se comme disent les théologiens du moyen-âge, par conséquent un Être non-éternel ; il y a là aussi en même temps un Être qui n’est point encore réellement entré dans le domaine des choses finies et des sens, qui conserve ainsi encore en quelque sorte l’identité avec Dieu l’Infini.

Comment faut-il faire pour sortir de la contradiction si choquante de ces deux notions opposées ? Il faut appeler au secours l’imagination, qui seule est capable de faire une cosmogonie. L’imagination seule est le terme moyen entre les Idées abstraites et les choses concrètes ou réelles c’est-a-dire la matière. Nous sommes donc de nouveau arrivés sur le terrain de la psychologie.

Tout être médiateur entre Dieu et l’univers est donc un être de l’imagination ; mais pour répondre victorieusement à la théologie spéculative qui entend le principe cosmogonique d’une façon plus abstraite, il nous faudra, à notre tour, nous armer d’une vérité psychologique, plus abstraite que l’imagination.

L’univers n’est pas Dieu, il est même, tranchons le mot, le contraire de Dieu. Or, ce qui diffère de Dieu, ne saurait provenir directement, immédiatement de Dieu, mais bien d’une scission, d’une différence préalable que Dieu aurait faite en lui-même ce qui veut dire que Dieu s’est devenu objet à lui-même. L’acte psychologique où l’homme se devient un objet dont il a conscience, s’appelle, comme on sait, la conscience du Moi, la conscience de soi-même. Dieu, en se différenciant ainsi en lui-même, a donc manifesté sa conscience du Moi. Traduisons cette phrase en langue vulgaire et nous aurons la formule suivante : Le principe cosmogonique en Dieu, c’est la conscience du moi de l’homme.

Tout le procédé cosmogonique divin dont nous parle la théologie, n’est point autre chose qu’une périphrase mystique d’un procédé psychologique humain.

Développons maintenant en peu de mots cette opération. Quand nous contemplons l’univers, nous sommes bientôt frappés de stupeur et nous nous sentons petits, bornés, comprimés de tout côté. En même temps notre être aspire vers l’indépendance, vers l’expansion, et pour échapper au choc violent de ces deux mouvement contraires il nous faut absolument nous rapprocher d’un autre être qui ne soit point identique au nôtre, qui nous rassure et qui nous prête son secours, bref un alter ego, un autre moi. L’homme ne peut se consoler que par la société d’autrui par la vie social ; existant tout seul au monde il se perdrait, il serait infailliblement absorbé par cet océan immense de la nature. La philosophie dite de la nature ne vient que tard ; chez les Hellènes, par exemple, elle fut précédée de ces sept sages qui n’enseignèrent que des maximes immédiatement en rapport avec la vie journalière, avec les relations qui existent directement entre l’homme et l’homme, abstraction faite de tout le reste. Ainsi l’homme est un dieu pour l’homme : le moi et le toi, voilà le pivot primitif de son existence et de sa conscience. La force réunie de plusieurs hommes est non seulement quant à la quantité, mais aussi quant à la qualité une toute autre que la force isolée : elle porte désormais le cachet ineffaçable de l’infini. Tout le progrès social est là. Ce n’est qu’après une marche plus ou moins longue dans la voie de la civilisation, que l’homme individuel parvient à réfléchir seul, à penser seul avec lui-même : au commencement, il avait eu besoin du concours d’un autre homme pour méditer et mettre un peu d’ordre à ses idées. Ainsi trouve-t-on presque dans toutes les langues de l’antiquité un mot qui signifie à la fois et penser et parler, et encore aujourd’hui beaucoup d’hommes du peuple ne comprennent un livre qu’en le lisant tout haut. Hobbes n’a point tort en faisant dans son système l’intelligence naître des oreilles.

Le principe cosmogonique en Dieu, réduit aux catégories de la logique abstraite, exprime la tautologie suivante : ce qui est différentiel ne peut venir que d’un principe de différence, et point d’un principe simple. Les philosophes et les théologiens du christianisme dogmatique, tout en prêchant leur fameuse création tirée du néant, ont malgré eux cédé à l’évidence inexorable de cette autre thèse logique : rien de rien ; ils ont remplacé la matière préexistante et réelle des philosophes païens par une matière spirituelle, pour ainsi dire. C’est en effet une matière préexistante spirituelle que l’intelligence préexistante de Dieu le Fils, et c’est précisément lui qu’ils appellent le germe, le résumé, la totalité de toutes les choses qui furent créées plus tard. Toute la différence entre eux et leurs prédécesseurs païens se réduit à ceci, qu’ils attribuent a l’univers une éternité imaginaire, idéale, et les païens une éternité matérielle, réelle objective. Selon la philosophie de nos théologiens, l’univers a existé dès l’éternité, non comme un objet des sens, mais comme un objet de l’intelligence subjective de Dieu le Père, et cette théorie est parfaitement d’accord avec leur principe suprême qui est la subjectivité absolue. Spiritualistes, ou plutôt subjectivistes qu’ils sont, ils tournent le dos aux objets réels, ils rejettent comme impie la préexistence de la matière sans s’apercevoir que celle-ci, qui existe dans la pensée de leur Dieu, mérite bien le nom de préexistante. Le seul moyen d’ôter à cette matière en Dieu la préexistence ou l’éternité, ce serait de la faire naître par une idée subite de Dieu, par un coup improvisé et capricieux mais il faut espérer qu’aucun théologien, aucun philosophe du christianisme dogmatique ne voudra adopter cette hypothèse qui serait la déification d’un non-sens humain et fort contraire à la dignité de leur Dieu. Ainsi, il n’y a plus à contredire : l’univers est né de lui-même, comme au reste chaque existence qui est une entité générale, un genre, une espèce ; elle restera toujours inexpliquée, une chose primitive et basée sur elle-même. Croire que l’existence du monde s’explique par un créateur, est une illusion psychologique ; la création, ainsi comprise, ne résout point la difficulté qu’il y a de métamorphoser une entité purement abstraite en un objet matériel. L’être de l’univers est au contraire l’être de Dieu conçu comme réel et matériel, l’être de Dieu est l’être abstrait et idéal de l’univers, et l’acte de la création n’est qu’un acte formel, aussi formel que l’est la différence entre l’univers et le créateur de cet univers.

La multiplicité ne peut être déduite que d’un être qui porte en lui la différence, ce qui est une tautologie, ou si roui voulez un axiome des plus simples. Mais cet axiome est une notion primitive, nécessaire en elle-même, un nec plut ultra de la pensée, une vérité absolue ; pensez des différences tant qu’il vous plaira, chacune enchaînée dans l’autre, et vous arrivez forcément à une dernière, qui est ce qu’on doit appeler la différence d’un être de lui-même et en lui-même. Toutes les autres innombrables différences entre plusieurs êtres sont des différences appartenant au domaine réel des sens. La dernière différence, c’est l’intérieur d’un être en lui-même, et là elle est à combiner avec la loi de l’identité. Cette dernière de toutes les différences possibles, à laquelle la pensée n’arrive qu’après avoir parcouru la longue échelle des différences extérieures, s’impose impérieusement à la pensée quand celle-ci prend au sérieux le mot de multiplicité ; elle est donc la vérité de toutes les différences possibles. Cette réflexion abstraite nous conduit ainsi à reconnaître que le principe cosmogénétique en Dieu, réduit à son abstraction élémentaire, est l’acte de la pensée, le penser, représenté en dernière analyse. Éliminez de Dieu la différence, il cessera d’être un objet pour votre pensée.